Corps de l’article

L’élection présidentielle américaine de 2012 aura été placée sous le signe de l’illimitation. Sans parler de l’outrance de certains thèmes de campagne et pour s’en tenir à un strict point de vue financier, les dépenses associées à la campagne des deux principaux candidats ont atteint six milliards de dollars pour le cycle électoral de 2012. Au cours de ce cycle, les citoyens américains ont été exposés à plus d’un million de publicités électorales, pour un coût total de près d’un milliard de dollars. La production et la diffusion de ces spots à la radio et sur les chaînes de télévision nationales et locales sont l’oeuvre conjointe des équipes de campagne et de groupes indépendants appelés « Super-PAC ». En 2012, les trois premiers Super-PACs favorables au candidat républicain Mitt Romney ont investi davantage de fonds et diffusé plus de publicités que la propre équipe du candidat[1]. Ce phénomène, inédit dans l’histoire des élections américaines, est la conséquence directe de deux décisions judiciaires de 2010, la première autorisant les entreprises et les syndicats à puiser dans leurs fonds propres pour financer des publicités électorales[2], la seconde levant toute limitation pesant sur les contributions destinées à financer ces publicités[3]. De la conjonction de ces deux arrêts sont nés les « Super-PACs », organisations politiques oeuvrant à recueillir les contributions déplafonnées de personnes physiques et morales pour les traduire en dépenses publicitaires elles aussi illimitées.

La prolifération des publicités politiques nous semble emblématique des multiples risques de corruption auxquels la démocratie américaine s’expose par le mode de financement électoral qu’elle autorise. En son sens le plus courant, la corruption consiste en un échange de faveurs entre un corrupteur et un corrompu, le premier étant généralement un acteur privé, et le second un fonctionnaire public mésusant de son pouvoir en vue d’obtenir des avantages particuliers[4]. Cette première acception, qui est au fondement de la qualification juridique de la corruption politique, s’appuie elle-même sur une conception plus large héritée de la tradition de pensée républicaine, d’après laquelle la corruption est le détournement ou la confiscation de ressources publiques, notamment du pouvoir politique, à des fins privées. Dans la perspective républicaine, la corruption se résout donc en une « privatisation » ou en une domination des intérêts particuliers de quelques-uns au détriment de l’intérêt de tous[5]. En un sens vieilli et qui n’est pas spécifiquement politique, mais qui doit néanmoins retenir notre attention ici, la corruption désigne enfin une forme d’altération ou de déformation : ce qui corrompt est ce qui détériore ou influence, par certains moyens externes ni contraignants ni menaçants tels que des dons, des promesses, ou encore la persuasion. Il apparaît que pour chacune des acceptions dégagées, le système américain des publicités électorales prête le flanc à un légitime soupçon de corruption. Plus précisément, nous voudrions montrer que ce système développe une triple forme de « corruption grise »[6], favorisant la banalisation de pratiques contestables ou ambiguës en troublant la frontière entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. Les règles de financement des campagnes rendent ainsi possible un « clair-obscur moral »[7] propice au développement d’une corruption électorale d’autant plus redoutable qu’elle échappe à une qualification juridique certaine. L’indétermination morale, politique et juridique se manifeste plus précisément à trois niveaux dans le cas des publicités électorales.

Premièrement, la frontière est poreuse entre le simple soutien politique et financier que tout citoyen est en droit de témoigner au candidat qui a sa préférence, et la subornation qui consiste à verser une certaine somme d’argent à un élu pour contrôler son vote. Peut-on considérer que contribuer indirectement à l’élection d’un candidat en diffusant des publicités en sa faveur équivaut à acheter son appui futur ? La démarcation entre soutien financier et corruption est généralement définie grâce au seuil que la loi fixe pour les contributions électorales; en l’absence de plafonnement légal des contributions aux « dépenses indépendantes » publicitaires, la distinction entre contribution élevée et corruption est plus difficile à tracer. À un second niveau, c’est entre conviction et corruption qu’une certaine porosité se révèle. Quand les techniques utilisées par les publicités politiques tendent à apparenter celles-ci à de la propagande électorale, n’est-il pas légitime de parler d’une forme de corruption par persuasion  ? En réduisant trop vite la rhétorique électorale à une tentative de corruption des esprits, on risque de méconnaître le sens même du débat démocratique, tout entier tendu vers la transformation des opinions, et de compromettre la liberté du discours politique dans sa forme comme dans son fond. S’il serait donc exagéré de dire que convaincre un électeur par le biais d’une publicité électorale revient à acheter sa voix, nous verrons néanmoins que ces publicités représentent une forme dégradée, corrompue, du discours politique. Une dernière préoccupation enfin tient à l’énormité des sommes engagées : que la grande majorité des dons électoraux soit le fait d’un nombre très restreint de contributeurs[8] pose à l’évidence la question du respect de l’égalité politique des citoyens face à la décision collective. C’est peut-être à ce niveau-ci que se joue en réalité la corruption politique la plus fondamentale : celle du système démocratique dans son ensemble. Nous nous proposons de montrer que le financement gris du processus électoral participe de la corruption des affaires démocratiques en favorisant leur captation par un petit nombre d’individus fortunés. Nous mettrons pour cela en évidence que le refus de considérer les publicités électorales financées par les Super-PACs comme de possibles vecteurs de corruption se fonde, à chacun des trois niveaux que nous avons identifiés, sur une conception discutable de la démocratie comme système de libre concurrence pour le pouvoir politique. Dans un tel système, la corruption ne peut que résulter, par accident, du comportement immoral de quelques individus isolés, ou bien structurellement, de la réglementation du marché politique en vue d’y protéger l’égalité des participants. À partir d’une conception concurrente et plus satisfaisante de la démocratie, nous verrons au contraire qu’un régime démocratique dont le système de financement électoral favorise de grandes inégalités politiques en accordant à certains individus et groupes fortunés une influence démesurée sur la détermination et la conduite des affaires publiques est la proie d’une corruption systémique.

Les règles et leurs raisons

L’histoire de la réglementation du financement électoral aux États-Unis est depuis un siècle celle du balancement entre la volonté de se prémunir contre la corruption des représentants politiques et la réticence non moins manifeste à encadrer par des lois les ressources des candidats aux élections. Le Federal Election Campaign Act, ou FECA, voté en 1971 et amendé en 1974, est la première loi systématique en matière de financement des campagnes électorales qui ait été effectivement mise en oeuvre. La loi fixe notamment une limite aux contributions qu’un particulier a le droit de verser, pour soutenir un candidat, à son équipe de campagne, à son parti ou à un « comité d’action politique » ou PAC [9]. Selon les termes du FECA, les PACs sont des comités, des clubs ou des associations politiques indépendants des partis, qui disposent de fonds destinés à soutenir un candidat ou un parti. Les contributions directes des PACs à la campagne d’un candidat sont, encore aujourd’hui, rigoureusement contrôlées : un PAC ne peut donner plus de 5 000 dollars par élection à un candidat, ni plus de 15 000 dollars par an à un parti. Le reste de ses fonds doit donc être consacré à des «  dépenses indépendantes », c’est-à-dire à des dépenses entreprises sans la coopération ni la supervision du candidat, de son équipe ou de son parti; l’essentiel de ces dépenses indépendantes va aujourd’hui à la production et diffusion médiatique de publicités électorales. En 1974 cependant, le FECA prévoyait une stricte limitation de ces dépenses indépendantes, ainsi que de façon générale des dépenses de campagne des candidats.

C’est précisément ce dernier versant de la loi que la Cour suprême va remettre en cause deux ans plus tard dans l’arrêt Buckley v. Valeo. Cet arrêt marque le début d’un long conflit entre le Congrès et la Cour sur la question du financement des campagnes électorales. Tout en reconnaissant que la lutte contre la corruption exige qu’une limite légale soit fixée aux contributions directes de campagne, l’arrêt Buckley énonce qu’il est en revanche anticonstitutionnel de limiter les dépenses électorales des candidats, ainsi que les dépenses indépendantes des individus et des comités politiques désireux d’exprimer publiquement leur soutien au candidat de leur choix au cours de la campagne[10]. Suivant une argumentation défectueuse que de nombreux juristes lui reprocheront, Buckley établit ainsi une différence de régimes entre les contributions et les dépenses électorales des individus et des comités politiques, considérant que seules les premières présentent objectivement un risque de corruption du candidat tandis que les secondes relèvent du droit constitutionnel de s’exprimer librement[11].

Sur ce plan, l’arrêt Citizens United v. FEC de janvier 2010 n’innove pas, la Cour se bornant à y réaffirmer ce qu’elle avait déjà énoncé en 1976 dans Buckley : toute limitation des dépenses des candidats et des dépenses indépendantes est inconstitutionnelle[12]. La révolution de Citizens United se situe ailleurs, dans l’autorisation qu’elle accorde aux entreprises et aux syndicats de puiser dans leurs fonds propres pour financer des publicités électorales à titre de « dépenses indépendantes »[13]. C’est là une innovation constitutionnelle majeure de la part de la Cour : l’investissement des personnes morales dans les campagnes électorales était en effet interdit par la loi américaine depuis 1907 pour les entreprises, et depuis 1943 pour les syndicats. Quelques mois plus tard, l’arrêt SpeechNow.org v. FEC de la Cour d’appel des États-Unis pour le circuit du district de Columbia parachève l’oeuvre de Citizens United et met un terme à l’incohérente distinction héritée de Buckley entre contributions et dépenses, en faisant sauter le plafond des contributions qu’individus, corporations ou syndicats ont le droit de verser aux groupes politiques chargés de ces dépenses indépendantes.

Les premières conséquences de ces décisions judiciaires – habituellement regroupées sous l’appellation commune « Citizens United » – sur la vie politique américaine ne se sont vraiment fait sentir que deux ans plus tard, lors de la primaire républicaine et de l’élection présidentielle de 2012. Le déplafonnement des contributions et des dépenses indépendantes a abouti à la création des « Super-PACs », sorte de monstrueux comités politiques qui canalisent les contributions de riches donateurs (individus et grands groupes financiers et commerciaux) en vue de financer des publicités politiques partisanes. Les sommes en jeu sont colossales : au nom de sa société et à titre personnel, le patron de la chaîne internationale de casinos Sand Sheldon Adelson a par exemple versé plus de 15 millions de dollars à un Super-PAC favorable à Newt Gingrich, l’un des candidats à la primaire républicaine du printemps 2012, maintenant ainsi le candidat artificiellement en lice pendant des semaines alors qu’il avait été rapidement et nettement distancé par ses adversaires. Ainsi, 1 287 Super-PACs ont ainsi vu le jour au cours de la campagne de 2012. Ils affichent des recettes globales de près de 834 millions de dollars, et des dépenses indépendantes d’un peu plus de 730 millions de dollars. Sur le milliard de dollars consacrés aux publicités électorales lors de la campagne, près des quatre cinquièmes provenaient donc de Super-PACs et non des candidats. Ceci explique que le nombre total de publicités ait augmenté de 40 % par rapport à la campagne présidentielle de 2008.

Au Canada comme dans la plupart des démocraties européennes, le montant des contributions et des dépenses électorales est plafonné et les entreprises n’ont pas le droit d’intervenir dans les campagnes électorales. Pourquoi la démocratie américaine se montre-t-elle par contraste si réticente à réglementer le financement des campagnes électorales ? Les raisons de cette abstention sont avant tout d’ordre constitutionnel. C’est en effet au nom du Premier Amendement de la Constitution, qui protège la liberté d’expression de toute législation par le Congrès, que la Cour suprême américaine s’oppose à la limitation des dépenses des candidats et des Super-PACs. La thèse fondamentale de la Cour est que fixer un seuil légal pour les dépenses de campagne revient à entraver la liberté d’expression des candidats et des donateurs. L’argumentaire n’a guère varié sur ce point depuis Buckley : tout message politique, pour être efficace et tout simplement entendu, doit nécessairement recourir aux medias de masse que sont la radio et surtout la télévision. Or, l’utilisation de ces « instruments indispensables » a un coût non négligeable. S’il faut donc nécessairement de l’argent pour être en mesure de communiquer ses idées politiques, alors restreindre les dépenses entrave le droit des individus à s’exprimer politiquement. « Money is speech », telle est la formule que l’on retient de Buckley : en dépensant de l’argent l’on s’exprime, et par conséquent limiter la quantité d’argent dépensé diminue d’autant la « quantité d’expression »[14]. Le Congrès exercerait ainsi une forme de « censure »[15] en restreignant la portée et la variété des messages politiques. Pour éviter une telle violation du Premier Amendement, conclut la Cour, les dépenses des candidats, des individus et des PACs doivent être affranchies de toute limitation légale. C’est cette même équation entre argent et expression qui est invoquée en 2010 pour supprimer cette fois le plafond des contributions que des individus, des entreprises ou des syndicats peuvent verser aux « Super-PACs » pour leurs dépenses publicitaires indépendantes.

Le deuxième postulat de Citizens United est que le Premier Amendement protège les personnes morales au même titre que les personnes physiques. Selon cette conception, les syndicats et entreprises privées, en tant qu’entités morales et acteurs déterminants de l’économie, ont des opinions politiques qu’ils comptent bien faire connaître publiquement, notamment à travers leurs dons à des Super-PACs. Dénier aux entreprises et aux syndicats le droit de s’exprimer politiquement, c’est opérer une « discrimination » injuste entre les personnes[16], dans la mesure où « l’identité du locuteur n’est pas décisive pour déterminer si l’expression est protégée »[17]. Entreprises et syndicats contribuent à la « discussion, au débat, et à la dissémination des informations et des idées »[18] et tombent à ce titre sous la protection du Premier Amendement : ils doivent pouvoir dépenser sans compter pour diffuser leurs opinions politiques, suivant le raisonnement de la Cour.

C’est enfin en tant qu’elle inclut le droit des individus à l’information que la liberté d’expression serait entravée par le plafonnement des dépenses électorales, selon la Cour. Le Premier Amendement remplit en effet une double fonction : il protège à la fois la libre expression des locuteurs et la libre information des auditeurs. Or, en limitant les dépenses électorales, on réduit d’autant « le nombre de problèmes discutés, la profondeur de leur examen et la taille du public atteint »[19]; il est donc plus difficile pour les électeurs d’accéder à l’information, et cette information elle-même est moins complète et diverse. Ainsi « toute limitation quantitative imposée aux campagnes politiques restreint par définition la somme de l’information publique »[20]. La Cour ajoute que cette atteinte à un droit constitutionnel de l’individu pourrait de surcroît avoir un effet funeste sur le processus démocratique dans sa globalité. Les juges s’inspirent ici des thèses d’Alexander Meiklejohn et de John Hart Ely sur la fonction démocratique de la liberté d’expression[21] : en tant qu’elle garantit la tenue d’un débat politique « libre, vigoureux et ouvert à tous »[22] qui offre à chaque citoyen la possibilité de s’informer et de discuter des enjeux politiques les plus cruciaux et de choisir entre les différents candidats en toute connaissance de cause, la liberté d’expression est une condition et un instrument essentiels de la démocratie. Sans l’ouverture ni la pluralité de l’information politique que rendent possibles des dépenses publicitaires illimitées, conclut la Cour, l’exercice du droit de vote est dépourvu de sens et de légitimité, puisque les électeurs ne sont pas en mesure de se déterminer en toute connaissance de cause.

Trois tendances corruptrices du système électoral américain

On peut douter pourtant que Citizens United protège la liberté d’expression et d’information des citoyens; au contraire, il se pourrait que la Cour ait mis en danger cette liberté dans son essence, en vidant partiellement le concept d’information de son sens, et en favorisant l’expression des plus riches au détriment de celle des plus pauvres. C’est plus précisément selon nous un triple soupçon de corruption qu’éveille le système de financement et de diffusion des publicités électorales par les Super-PACs : corruption de l’électeur d’abord, corruption du candidat ensuite, corruption de la démocratie enfin, sans que jamais cette corruption sous ses diverses formes soit qualifiée légalement comme telle – par impossibilité juridique dans le premier cas, ou en raison d’un conflit d’interprétations dans les deux derniers. En un sens légèrement détourné, nous parlerons ainsi de « corruption grise » à propos du système des publicités électorales, qui se déploie dans cette zone intermédiaire de la politique où la vertu ou la légitimité de certaines pratiques, quoique licites, demeure néanmoins en question.

La corruption-altération : les électeurs et la publicité

À rebours du scepticisme des enquêtes empiriques des années 1990, de récents travaux en science politique ont établi que les publicités électorales avaient un impact réel sur les opinions politiques des électeurs, particulièrement sur celles des indécis[23]. Les publicités électorales remplissent à cet égard la même fonction de persuasion et de mobilisation que les meetings électoraux, la distribution de tracts dans les espaces publics ou le démarchage politique : chercher à gagner le soutien du plus grand nombre d’électeurs possible fait partie du jeu normal de la démocratie, comme plus essentiellement la possibilité de convaincre les citoyens, c’est-à-dire de les amener à modifier leur position politique par l’invocation de principes ou de raisons, est un présupposé de base du système d’alternance démocratique. La publicité politique ne serait alors qu’un moyen démocratique parmi d’autres de s’exprimer en vue d’emporter la conviction. Plusieurs arrêts de la Cour antérieurs à Citizens United excluent qu’on identifie la défense publique d’un point de vue politique à la tentative d’exercer une « influence indue » sur les électeurs : l’impact d’un discours politique tient à sa force de conviction, et son efficacité éventuelle n’est certainement pas une preuve de sa nocivité. « Que plaider une cause puisse persuader l’électorat n’est absolument pas une raison de supprimer le plaidoyer (advocacy). La Constitution ne protège pas moins l’expression éloquente que celle qui n’est guère convaincante. »[24] L’argument ne paraît guère contestable : la visée de conviction est intrinsèque au discours politique et mérite en tant que telle la protection du Premier Amendement.

La frontière reste poreuse pourtant entre conviction et corruption. Force est de constater que les moyens mis en oeuvre par les publicités électorales pour rallier les citoyens à leurs vues s’apparentent davantage à de la manipulation qu’à une argumentation proprement dite. Les publicités recourent tout d’abord systématiquement à des techniques cinématographiques frappantes, destinées à éveiller les émotions du téléspectateur plutôt que son sens critique : pour suggérer l’allégeance secrète de Barack Obama au socialisme, un spot superposait ainsi au visage du président l’emblème communiste de la faucille et du marteau; l’utilisation immodérée de la musique et de la voix-off à des fins de dramatisation est également récurrente. Ensuite, la tonalité des spots est en grande majorité négative : en 2012, sept spots sur dix préfèrent dénigrer les propos ou les propositions de l’adversaire plutôt que de défendre un programme politique. On peut d’une façon générale souligner que les publicités électorales ne répondent à aucune des conditions qu’une approche délibérative de la démocratie exigerait d’un discours politique légitime[25] : la disposition à rechercher la vérité dans la discussion, la présentation non biaisée et sincère des faits comme des positions adverses ainsi que la production de raisons et d’arguments à l’appui des positions défendues sont autant de qualités qui manquent visiblement à la communication électorale télévisée et radiophonique. Ce n’est pas par la force des raisons que les publicités électorales persuadent leur audience, mais par le déploiement d’une « rhétorique plébiscitaire »[26], selon l’expression de Simone Chambers, dont l’objet est moins d’établir la validité ou la véracité d’une position que de s’assurer une emprise sur l’esprit de l’auditoire par un usage stratégique et manipulateur de la parole. Parlant des publicités électorales, Mark Warren fait ainsi état d’une double « corruption du discours »[27]. Le discours en premier lieu est « dissimulateur par stratégie », tendant à détourner, dissimuler ou obscurcir les faits et les déclarations des candidats. Loin d’informer les citoyens comme elles le prétendent à grand renfort de chiffres, statistiques, citations et preuves en image, les publicités électorales sont partisanes à l’extrême, négatives jusqu’à la calomnie et souvent pleines d’erreurs et de simplifications. Ronald Dworkin déplore ainsi que les publicités politiques, en fait d’arguments, ne génèrent que des « slogans et des jingles répétitifs » et imbéciles destinés à séduire ou tromper les électeurs bien plutôt qu’à les informer[28]. En un certain sens, on est donc fondé à regarder comme une tentative de « corruption » la déformation délibérée de la réalité à laquelle se livrent les publicités électorales en vue d’altérer le jugement de l’auditeur.

Si le discours politique est corrupteur et corrompu, c’est en second lieu par les montants qu’atteignent les sommes investies dans les publicités qui le relaient, d’après Warren, comme le résume R. Dworkin. La persuasion des indécis ne s’opère finalement que sous la pression de la quantité d’argent dépensé et de la réitération massive du même message, et non grâce à la qualité de l’information ou à la force des arguments. De sorte que, comme le résume Dworkin, les plus riches ont tout simplement « le pouvoir de façonner l’opinion publique »[29] comme ils l’entendent. L’influence de l’argent sur la conviction enfreint donc une autre condition décisive d’un discours politique démocratique, soit la « force sans contrainte du meilleur argument  »[30] : la valeur d’un argument ne tient plus ici à sa qualité intrinsèque, mais à la force de ses soutiens extérieurs. On peut donc considérer que les publicités électorales contribuent à la formation de l’opinion politique des électeurs comme corrompue, dans la mesure où celle-ci ne résulte pas tant de l’examen de bonnes raisons internes que d’incitations externes alliant la manipulation à la pression exercée par la profusion et la répétition des messages.

La corruption-subornation : les élus et les financeurs

Lorsqu’il est question de finances électorales, le soupçon de corruption touche au premier chef le candidat dont la campagne a largement bénéficié du soutien financier de certains donateurs et qui, une fois élu, apporte à son tour son soutien politique aux intérêts de ces derniers. La corruption politique prend ici son tour le plus familier, celui de la subornation (bribery) ou échange de faveurs (quid pro quo corruption). La loi électorale américaine, suivie en cela par la Cour, reconnaît en ce cas que l’État a un intérêt supérieur à lutter contre la corruption et son apparence, et que la liberté d’expression peut légitimement être limitée lorsque celle-ci met en danger « l’intégrité du processus électoral »[31]. Pour éviter que les élus promettent à leurs contributeurs les plus généreux de les remercier par une « contrepartie politique » qui compromettrait la logique électorale et représentative, la loi prévoit en d’autres termes de plafonner les contributions que les individus et les PACs peuvent directement verser au candidat ou à son parti lors d’une élection.

Pourquoi dès lors ne pas limiter aussi bien les dépenses publicitaires des particuliers et des Super-PACs, ainsi que les contributions perçues par ces derniers ? La Cour considère que ces contributions et dépenses ne sauraient par principe constituer des tentatives de corruption, puisqu’elles sont réalisées en toute « indépendance » par rapport aux candidats[32]. Quoiqu’elles plaident explicitement en sa faveur, les publicités émises par les Super-PACs ne sont ni contrôlées ni consenties par le candidat, et « cette absence d’entente préalable et de coordination […] réduit le danger que les dépenses soient offertes en contrepartie d’engagements malhonnêtes »[33]. D’après la Cour, les dépenses indépendantes ne sont donc pas des contributions déguisées, mais participent exclusivement de la liberté qu’a chacun d’exprimer ses opinions politiques. Le même argument vaut pour les contributions versées aux Super-PACs.

Malgré les assurances de façade des Super-PACs, plusieurs associations ont fourni la preuve que ceux-ci travaillent en réalité en collaboration étroite avec les candidats auxquels ils apportent leur soutien. Ce sont bien souvent d’anciens proches conseillers des candidats qui sont à la tête des Super-PACs[34]. Dès avant Citizens United, il était établi que les groupes indépendants produisant des communications électorales informaient les candidats des contenus des spots et s’entendaient avec eux sur l’opportunité de leur diffusion[35]. L’argument de l’indépendance ne tient donc pas : les candidats sont en réalité très demandeurs de publicités « indépendantes », en particulier négatives, dont ils savent bien qu’elles vont tout autant les servir que s’ils les avaient émises eux-mêmes; inversement, les groupes conçoivent leurs dépenses publicitaires comme d’authentiques contributions à l’avancée de la campagne, pour lesquelles ils espèrent bien obtenir certaines contreparties une fois le candidat parvenu au pouvoir. Par conséquent, les candidats « dépendent » tout autant de l’action des Super-PACs que des contributions directes qu’ils perçoivent pour leur élection, et à cet égard les entreprises et contributeurs privés disposent bel et bien d’un fort moyen de pression sur les candidats. Dépenses indépendantes et contributions ont finalement un même « potentiel corrupteur »[36] : en échange du financement de publicités électorales indépendantes, les contributeurs attendent des candidats élus qu’ils servent certains intérêts, apportent leur soutien politique à certains projets ou empêchent au contraire certaines régulations d’aboutir. Si les craintes concernant l’investissement massif des compagnies privées dans les Super-PACs ne se sont pas vérifiées pour la campagne présidentielle de 2012 (sans doute car les entreprises redoutaient de ternir leur image publique en lui associant une couleur politique controversée), le petit nombre de riches donateurs privés ayant participé au plus gros de la production publicitaire est en revanche assuré d’avoir l’oreille attentive de ceux qu’il a contribué à faire élire[37].

Là encore pourtant, la corruption est grise et difficile à établir ou identifier avec certitude. D’une part, on sait que la corruption des élus ne se laisse pas facilement repérer, parce qu’elle ne se concrétise jamais sous la forme d’un achat de vote effectif, mais consiste plutôt en l’accès privilégié du contributeur à la décision politique, qui permet par exemple à celui-ci de déterminer l’ordre du jour, ou de suggérer tel ou tel amendement à la loi, avant le vote de celle-ci[38]. La corruption a ainsi quelque chose d’insaisissable, car la faveur qui s’échange contre l’argent perçu se dit en termes d’influence ou d’accès, dont la qualification juridique est extrêmement complexe. D’autre part, la ligne de démarcation est floue entre la simple contribution financière et la subornation ou le pot-de-vin. Il est remarquable à cet égard que la Cour suprême n’ait pas réussi jusqu’à présent à distinguer clairement les deux catégories : « la frontière entre l’influence légitime et le pot-de-vin avéré est parfois plus une question de point de vue qu’un fait objectif », admet dans une opinion de 1972 le juge Brennan, qui fait remarquer que pour un parlementaire, « se soumettre à des pressions [politiques] dans l’espoir de recevoir un soutien politique et financier » n’est pas en soi « contraire à l’éthique »[39]. Qu’un représentant s’évertue à servir les intérêts de ceux qui l’ont élu, et parmi ceux-là, des groupes de pression qui ont substantiellement contribué à sa campagne, constituerait même une forme de réactivité électorale dont il faut créditer la démocratie, renchérit le juge White[40]. Les avis de Brennan et White, minoritaires en 1972, s’imposent vingt ans plus tard dans l’arrêt McCormick v. United States, selon lequel « quoique les considérations éthiques et les apparences puissent indiquer, soutenir que les législateurs commettent le crime fédéral d’extorsion quand ils agissent en faveur de leurs électeurs, ou défendent une loi qui promeut les intérêts de certains de leurs électeurs, peu de temps avant ou après la sollicitation et la réception de contributions de campagne provenant de ces bénéficiaires est une interprétation irréaliste […] ». Nous pourrions dire a contrario que c’est de fait par pur réalisme politique que la Cour refuse de parler de corruption à propos de l’influence politique des riches contributeurs : s’exprimer autrement risquerait d’« exposer à des poursuites […]  un type de conduite qui est littéralement inévitable tant que les campagnes électorales seront financées par des contributions ou des dépenses privées »[41]. Aveu caractéristique : faute de frontière objective entre réactivité légitime et trafic d’influence, la Cour choisit de circonscrire au plus près les cas de corruption plutôt que d’endiguer le flot d’argent privé dans les campagnes, et réserve l’appellation de corruption électorale aux cas avérés de subornation ou d’échange de faveurs. Seules les contributions électorales directes dépassant le seuil qui leur est prescrit peuvent être qualifiées de tentatives de corruption.

Or cette identification de la corruption à la seule subornation nous paraît réductrice et contestable. Il nous semble au contraire tout à fait possible d’arguer que la corruption électorale recouvre un domaine bien plus vaste que le pur et simple achat de voix et qu’il n’est de surcroît pas hors de la portée du droit de distinguer entre l’influence légitime des électeurs sur les décisions de leurs élus et l’influence indue de quelques donateurs. Le juge Stevens, auteur d’un avis minoritaire au ton particulièrement virulent dans Citizens United, note ainsi que « la corruption peut prendre de nombreuses formes. La subornation en est peut-être le cas paradigmatique. Mais la différence entre vendre un vote et vendre un accès est une différence de degré, et non de nature. Et la vente d’un accès ne diffère pas en qualité de la préférence spéciale accordée à ceux qui ont dépensé de l’argent en notre nom »[42]. En d’autres termes, en réduisant la corruption au phénomène individuel du pot-de-vin, on s’empêche de comprendre qu’une corruption plus générale de la démocratie est à l’oeuvre, dès lors que les décisions démocratiques sont prises sous l’influence dominante de riches contributeurs disposant d’un accès privilégié au pouvoir décisionnel.

La corruption de la démocratie

Dans une décision de 1990, la Cour suprême avait reconnu que les entreprises privées qui contribuent de façon illimitée aux spots de campagne des candidats et injectent d’« immenses quantités de richesse » dans le processus électoral ont des « effets destructeurs et déformants » sur ce processus lui-même. Ces effets destructeurs et déformants constituent bien, ajoutait alors la Cour, un « autre genre de corruption »[43] que la stricte subornation : c’est à une corruption de la démocratie dans son ensemble qu’expose l’illimitation des dépenses indépendantes des entreprises privées. Débordant le simple échange de faveurs, la corruption qu’avait en vue la Cour dans l’arrêt Austin (arrêt cassé par Citizens United) recouvre plus largement le détournement des ressources publiques par des acteurs privés, au profit de leurs seuls intérêts particuliers.

Il nous semble en effet que le financement des spots électoraux corrompt « l’intégrité démocratique »[44] à trois niveaux. L’afflux financier produit d’abord un effet de distorsion sur le processus électoral lui-même. La libre compétition politique est biaisée dès lors que certains candidats et certaines propositions politiques abondamment financés occupent dans le débat public une place disproportionnée par rapport à leur popularité réelle quand d’autres, faute de soutiens pécuniaires, demeurent quasiment inaudibles; ainsi le déroulement de la campagne, dans le choix de ses thèmes comme de ses favoris, est tout du long orienté par les dépenses électorales dont chacun est capable. Deuxièmement, contrairement à la vision tronquée que défend la Cour dans Citizens United, nous avons vu que l’intégrité du processus électoral est compromise dès lors que certains peuvent s’assurer une influence privilégiée sur la législation qui résulte du processus électoral. L’exercice démocratique de la réactivité est détourné de son objet quand les élus répondent dans leurs fonctions politiques aux attentes et aux intérêts de leurs contributeurs les plus généreux de préférence à ceux de tous leurs électeurs[45]. Non seulement la campagne électorale est biaisée, mais la correspondance démocratique entre le vote de l’ensemble des citoyens et la décision politique est brisée au bénéfice d’un petit nombre de financeurs influents.

Troisièmement, les effets de l’argent dans les élections sont destructeurs de l’égalité politique entre les citoyens et sapent de ce fait le fondement même du régime démocratique. La ressource publique qu’est l’opportunité égale de participer à la détermination de la décision politique, opportunité dont chacun dispose en sa qualité de citoyen d’une démocratie, est de facto privatisée, détournée au profit d’un petit nombre de citoyens fortunés. Le système de financement des campagnes électorales et des Super-PACs attribue en effet aux citoyens une influence inégale sur la décision collective, à proportion de leur inégale importance économique. Le processus démocratique se transforme en instrument de satisfaction préférentielle de certains intérêts identifiés. Les citoyens ordinaires qui voudraient faire entendre leur opinion politique, et en rallier d’autres à leur cause, ne disposent pas des moyens matériels de rivaliser avec des entreprises multimilliardaires par leurs contributions de campagne et n’ont pas à cet égard une chance égale d’influencer la décision collective[46]. Certains sont même allés jusqu’à comparer les contributions privées des individus fortunés à une forme de vote plural, considérant que les dollars investis confèrent l’équivalent de votes supplémentaires à ceux qui les distribuent[47]. Et en effet, tout comme le vote plural détourne le sens de l’élection démocratique fondée sur le principe « une personne, une voix » en accordant plus de voix à certains électeurs en raison de leur richesse ou de leur capacité, le fait de ne mettre d’autre limite aux contributions électorales que la fortune de chacun corrompt l’équité même du processus électoral, en mesurant l’importance politique de chaque citoyen à l’aune de son poids économique.

Notre objection ici n’est pas que l’influence des citoyens sur la décision politique devrait être absolument égale : il est normal qu’au-delà du droit de vote, accordé également à tous les citoyens, l’influence politique des uns et des autres varie en fonction de leur intérêt pour la vie publique, mais également de leur « talent politique, leur expérience et leur savoir », de la force plus ou moins persuasive de leurs idées politiques enfin[48]. C’est simplement une exigence démocratique, égalitaire, que l’inégalité d’influence politique effective entre les citoyens ne résulte pas de facteurs arbitraires tels que la position sociale ou la fortune. La théorie démocratique rejoint ici la théorie libérale de la justice dans la conviction que les différences liées au hasard de la naissance ou de la position sociale ne doivent pas entrer en ligne de compte, non seulement dans la reconnaissance d’un droit aussi fondamental que le droit de vote, mais aussi dans la distribution des ressources qui permettent d’influencer la décision politique en se conciliant la faveur des gouvernants[49]. Comme nous le signalions plus tôt, le caractère persuasif ou influent d’un argument doit de même lui être « intrinsèque »[50] et ne pas tenir au seul fait qu’il est soutenu de manière très intensive et démonstrative par quelques individus riches. Si ces deux conditions de légitimité manquent à l’influence politique, et si un petit nombre d’individus et d’entités détient les ressources financières nécessaires pour donner le ton de la campagne, influencer le vote des électeurs et obtenir des gages des futurs élus, alors le processus électoral, vidé de l’équité qui lui confère sa légitimité et sa raison d’être, est indéniablement corrompu.

Publicité, libre marché et démocratie

Le dernier temps de notre analyse vise à montrer que le refus de la Cour de reconnaître le bien-fondé des trois soupçons de corruption dont nous avons fait état repose à un niveau plus fondamental sur une conception « libertarienne » de la démocratie particulièrement insatisfaisante, et qu’à l’inverse, dès lors qu’on appréhende cette dernière au prisme des exigences d’autogouvernement et d’égalité qui la fondent, la corruption infligée au régime démocratique par le système de financement des publicités électorales devient patente. Mais avant d’établir cela, nous devons d’abord faire retour sur la notion polysémique de « publicité ».

Toutes les tentatives pour faire reconnaître par la loi l’effet corrupteur de l’illimitation des contributions et dépenses électorales se sont jusqu’ici heurtées à de fortes résistances de la part du monde judiciaire et politique. La proposition de modifier le Premier Amendement pour en exclure les personnes morales[51], ou encore pour y introduire le principe d’égalité des ressources et du temps de parole au nom duquel il serait possible de limiter les contributions et dépenses électorales, a en particulier très peu de chances d’aboutir, en raison de l’attachement quasi religieux qui lie le peuple américain au texte de la Constitution. Mais même les projets de loi visant à réformer le système de financement électoral en réduisant l’importance des plus gros donateurs ou en valorisant les contributions plus modestes ont été systématiquement rejetés par le Congrès entre 2010 et 2012. La seule mesure de lutte contre la corruption qui fasse relativement consensus parmi les défenseurs et les opposants de l’illimitation des dépenses et contributions électorales est l’exigence de publicité ou de transparence (disclosure) des mouvements financiers liés aux campagnes[52]. L’intuition qui est à la base de ce principe est que la corruption se développe toujours à l’abri d’une certaine obscurité et que l’exposition des contributions et dépenses indépendantes les plus élevées « à la lumière de la publicité »[53] découragera mécaniquement le trafic d’influence et l’échange de faveurs. Depuis 2010 et Citizens United, les Super-PACs sont ainsi censés révéler chaque mois l’identité de leurs contributeurs à la FEC, la commission fédérale chargée de superviser les élections. La multiplication des exemptions accordées à certains groupes indépendants fait pourtant que l’identité de certains des plus importants contributeurs des Super-PACs lors de la campagne présidentielle de 2012 demeure à ce jour inconnue du public américain et de la FEC[54].

La transparence des sources de financement et de la gestion des moyens financiers colossaux dont disposent les Super-PACs et autres groupes est une condition de base pour s’assurer contre le potentiel corrupteur de l’argent en politique, et aussi longtemps qu’une certaine opacité règnera en ce domaine, les associations et acteurs politiques auront raison de faire de la publicité leur objectif essentiel[55]. Mais à trop se concentrer sur l’exigence de transparence, on risque paradoxalement de faire écran à d’autres facteurs de corruption aussi, voire plus déterminants que l’opacité financière. L’idéal de transparence semble suggérer qu’il serait possible de réguler les finances électorales simplement en les rendant publiques, qu’il suffirait de montrer, de publiciser, pour laver la démocratie de tout soupçon de corruption. Mais c’est là prendre les choses à l’envers : c’est bien d’abord parce qu’elle est frappée d’illégalité que la corruption se cache, et non pas parce que sa seule mise en lumière aurait la propriété magique de la faire disparaître. Il n’est pas vrai à cet égard que « la lumière du jour [soit] le meilleur des désinfectants, et la lumière électrique le plus efficace des policiers  »[56]. Le corrupteur ou le corrompu qui, découvert, ne serait exposé à aucune autre sanction que celle de la publicité ne chercherait sans doute pas si systématiquement le secret et l’opacité. Autrement dit, la transparence n’est pas une garantie suffisante contre les mauvaises pratiques politiques; à la rigueur, l’idéal de transparence est contre-productif, puisque la mise au jour de la pratique corrompue favorise en réalité sa banalisation, si aucune sanction ne l’accompagne[57]. La publicité ne fait qu’entériner finalement l’absolue licéité de la participation des intérêts économiques aux campagnes politiques.

La croyance dans les vertus de la publicité ou de la transparence s’appuie sur l’idéal d’un citoyen rendu critique par l’information qu’il reçoit et capable d’adapter son vote en fonction de celle-ci. « La transparence permet aux électeurs de faire des choix informés »[58] en portant à leur connaissance les liens financiers entre les entreprises et les candidats, à partir desquels ils peuvent déduire à quels intérêts les divers candidats seront particulièrement attentifs une fois parvenus au pouvoir. On reconnaît là certains des arguments déjà avancés en faveur de l’illimitation des dépenses publicitaires. Il est de fait remarquable que les deux sens de la « publicité » rencontrés au cours de l’analyse, la publicité comme spot télévisé d’une part, la publicité comme transparence d’autre part, se rejoignent ainsi dans la conviction commune que la diffusion générale de l’information suffit à doter les électeurs des éléments nécessaires à un jugement éclairé. Tout se passe comme si, selon un système bien rôdé, la publicité comme transparence suffisait à protéger les électeurs contre la distorsion de l’information qu’opère la publicité comme spot électoral : comme si, pour reprendre les termes d’une doctrine constitutionnelle classique, la seule solution au problème de l’expression se trouvait dans encore plus d’expression[59].

Cette compréhension particulière du rôle de la publicité doit ainsi être rattachée, nous semble-t-il, à une conception elle-même particulière de la démocratie. Si le débat est aussi vif en effet pour déterminer ce qui relève ou non de la corruption électorale et politique, c’est sans doute que s’y affrontent, en sous-texte, deux conceptions antagonistes de la démocratie. Selon la conception qui fournit leur cadre théorique aux arrêts Buckley, Bellotti et Citizens United successivement rendus par la Cour suprême, la démocratie doit d’abord se comprendre comme un système politique qui assure à chacun la liberté la plus étendue possible, en particulier en matière de droits politiques. Serait démocratique le régime qui donne aux citoyens la liberté de choisir leurs dirigeants, la liberté de prendre connaissance des faits politiques pertinents pour pouvoir se former une opinion politique, la liberté d’exprimer publiquement cette opinion, y compris lorsqu’elle porte sur la performance ou la valeur des gouvernants, la liberté, enfin, de se porter eux-mêmes candidats à l’exercice d’une fonction politique. On se tromperait donc lourdement en interprétant les arrêts cités comme le signe d’une volonté de la Cour de protéger les droits constitutionnels d’expression et d’information au détriment de principes démocratiques jugés inférieurs. Ce n’est pas au mépris de l’idéal démocratique mais bien au nom d’une certaine conception de la démocratie que la Cour a rendu sa décision en chacun de ces cas. Pour fonctionner correctement, la démocratie ainsi conçue requiert en effet la liberté illimitée d’expression et d’information : « L’expression [speech] est un mécanisme essentiel de la démocratie […] . Le droit des citoyens de s’informer, d’écouter, de parler […] est une condition préalable d’un autogouvernement éclairé et un moyen nécessaire de sa protection. »[60] Tout plafonnement des dépenses électorales constitue par conséquent une menace pour la liberté d’expression, mais également, et de ce fait même, un facteur de corruption de la démocratie.

Il convient de remarquer qu’une telle vision s’inspire explicitement du fonctionnement du marché pour rendre compte de la logique démocratique : la démocratie définie par la liberté d’expression et d’information constitue un « libre marché des idées »[61] où la meilleure idée est assurée de l’emporter sur les autres à condition que l’expression soit absolument libre et que l’information soit transparente. Par conséquent, la « corruption » dont peut souffrir la démocratie consiste soit dans la limitation de l’expression par l’État (limitation qui fausse le marché des idées, comme toute intervention extérieure destinée à réguler le libre-échange au nom, par exemple, du rétablissement de l’équité), soit dans la rétention d’information, procédé déloyal destiné à orienter le choix des électeurs en soustrayant certains éléments à leur connaissance et que l’impératif de transparence peut aisément mettre en échec (de même que, sur le marché des biens, les acteurs sont tenus à la transparence de l’information). Qu’on puisse littéralement « acheter » des idées sur un marché politique inégalitaire n’est ni fausser le marché, ni corrompre la démocratie; au contraire, la volonté d’« égaliser la capacité relative des individus et des groupes d’influencer le résultat des élections » par la réglementation des finances électorales et la restriction de la liberté d’expression de certains au bénéfice de celle des autres est perçue non seulement comme « étrangère au Premier Amendement »[62], mais plus profondément encore comme contraire à la démocratie, conçue comme liberté de chacun de s’exprimer, de choisir sans entraves.

On peut néanmoins opposer à ce modèle de la démocratie comme marché une conception alternative et plus conforme aux engagements démocratiques de base que sont l’autogouvernement et l’égalité politique. La démocratie n’est pas un marché des droits, des influences ou des idées : elle est au contraire ce régime politique qui vise à corriger les défauts du marché en garantissant à chaque citoyen une chance égale de participer à la décision commune, non seulement par son vote, mais par la possibilité d’influencer les termes de la discussion publique qui précède l’élection. L’égalité politique des citoyens, pour être effective, implique que chacun ait l’opportunité égale d’exercer une influence politique[63]. La conséquence pour notre propos est claire : au nom de l’idéal démocratique, il est possible, voire nécessaire, de plafonner les contributions électorales des personnes physiques et d’interdire celles des personnes morales, en vue d’égaliser autant que possible la capacité qu’a chaque citoyen de faire entendre et valoir sa conviction politique, et ainsi de peser sur la décision politique. De même, il devient concevable de limiter les dépenses – et donc, la quantité de discours politique – des candidats et des Super-PACs, afin de favoriser l’audibilité des candidats et des citoyens dont les moyens d’expression sont plus modestes. L’endiguement de l’afflux d’argent dans les campagnes contribue ainsi à préserver l’équité du processus électoral, c’est-à-dire le traitement égal qu’il réserve à tous les citoyens et à toutes les opinions. La corruption de la démocratie n’est donc pas combattue ici par la diffusion publique de toujours plus de discours, mais au contraire par sa régulation, au nom de l’équité électorale et l’égalité entre les citoyens.

À ceux qui reprocheraient à la conception égalitaire de la démocratie de sonner par ces mesures une charge intolérable contre la liberté d’expression, deux réponses sont possibles. On peut faire valoir que l’égalité politique, telle qu’exprimée notamment par la clause de protection égale du Quatorzième Amendement, est une « valeur constitutionnelle » au même titre que la liberté d’expression et que sa réalisation doit être poursuivie avec la même vigueur[64]. En d’autres termes, la liberté n’est pas une valeur absolue et doit être pondérée, dans le cas présent, par la considération de l’égalité. Le conflit entre liberté d’expression et égalité politique n’a rien néanmoins d’une prémisse nécessaire. On peut aussi considérer, et c’est la position que nous défendrons, que la première conception de la démocratie est étroitement « libertarienne » en ce qu’elle s’appuie sur une interprétation pauvre de la liberté, qui ne serait jamais plus étendue qu’en l’absence de toute régulation étatique[65]. Owen Fiss[66] souligne ainsi que d’autres sources d’interférence existent dans l’État, parfois bien plus dangereuses et liberticides que lui, et que l’instauration de règles peut avoir pour effet, non pas d’entraver la liberté, mais d’en favoriser l’exercice effectif par chacun au contraire. C’est le cas par exemple quand de grands groupes monopolisent les moyens d’expression en fixant un coût d’entrée sur le marché des idées trop élevé pour les citoyens, de facto réduits au silence. Dans ces circonstances, le plafonnement par l’État des dépenses publicitaires aurait pour effet, non pas de censurer, mais de libérer l’expression de ces contraintes externes, en permettant à un plus grand nombre de locuteurs ne disposant pas des mêmes ressources que les Super-PACs d’avoir une chance d’être entendus dans le débat public. Parce que décidément l’argent n’est pas du discours, restreindre les dépenses électorales n’équivaut pas à limiter la liberté d’expression, mais seulement à régler son volume sonore, selon une comparaison fréquente. La réduction du « bruit » généré par la multiplication des prises de parole faciliterait en outre l’accès individuel à une information plus diverse : qu’il souhaite communiquer ou écouter, le citoyen ordinaire ne serait plus « noyé » sous une masse de messages uniformes[67]. Bref, dès lors que l’on renonce à définir la liberté par la pure absence d’obstacles, il apparaît que l’égalisation relative des opportunités de chacun d’accéder à l’expression et à l’information ne réduit pas la liberté mais la favorise[68]. Les fauteurs de corruption ne sont pas les règles démocratiques qui garantissent l’égale liberté de tous, mais les individus et les groupes qui tirent profit de leur supériorité financière pour acquérir une influence politique privilégiée au sein de l’État.

Conclusion

À travers la critique des publicités électorales et de leur mode de financement, nous nous sommes efforcés de mettre en évidence ce qui constitue à notre sens, plus qu’un simple dysfonctionnement du système démocratique, une forme systémique de corruption de la démocratie : la captation de l’influence politique par un petit nombre d’acteurs politiques et économiques fortunés, qui aboutit à la confiscation du traitement des affaires communes par une minorité et équivaut à la négation pure et simple de l’égalité politique entre les citoyens. En ce sens il n’est pas indifférent, pour l’histoire institutionnelle des États-Unis comme pour la théorie politique de la démocratie, que toutes les réformes du système de financement des campagnes électorales depuis les scandales du Watergate portées par le Congrès aient été régulièrement annulées par la Cour suprême. Le rapport de forces entre les deux pouvoirs laisse songeur, tant les rôles traditionnellement assignés semblent ici inversés. Juge en sa propre cause, mais soucieux de garantir l’équité et l’intégrité du processus démocratique, le Congrès légifère en faveur de l’autolimitation, tandis que la Cour, endossant la conception libertarienne de la démocratie, s’oppose à ce que les finances des campagnes parlementaires et présidentielles soient strictement encadrées. Un tel paradoxe va à l’encontre de la thèse classique selon laquelle les questions politiques trop brûlantes appellent de préférence un traitement par une cour « dépolitisée », dont l’indépendance est gage d’impartialité[69]. Est-ce à dire qu’il faudrait sérieusement envisager d’ôter aux juges le pouvoir de décision en matière de régulation des finances électorales, comme certains le proposent[70] ? On peut penser que la lutte contre la corruption de la démocratie commence par la restitution au Congrès du pouvoir de légiférer sur les affaires qui le concernent.