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Plusieurs intervenants dans la littérature récente en philosophie politique sur la corruption cherchent à défendre une conception « institutionnelle » de la corruption, en opposition à une conception « individuelle ». Selon eux, il est temps de renouer avec des interprétations plus ambitieuses de la corruption et d’en dégager leurs implications. Cela permettrait même, selon certains, de « sauver l’intégrité » du concept de corruption (Teachout, 2009). Mais quels sont au juste les contours du concept de « corruption institutionnelle » ? Quels sont les avantages à tirer de l’adoption d’une telle conception ? Et surtout, à quoi sert la conception institutionnelle de la corruption ?

Mon objectif général dans cet article est de tenter de fournir des pistes de réponse à ces questions. Plus précisément, je tenterai de contribuer à ce programme de recherche sur la corruption institutionnelle d’une double façon. Premièrement, j’essaierai de clarifier le concept de « corruption institutionnelle » en mettant en lumière certaines de ses principales caractéristiques et certains de ses avantages. Deuxièmement, je tenterai d’exposer trois problèmes auxquels sont confrontés ses partisans. Malgré la sympathie que j’ai pour cette approche, j’espère montrer qu’elle recèle certains points problématiques. Je tenterai essentiellement de montrer que les « institutionnalistes » risquent de faire de la corruption un concept normativement surchargé.

Qu’est-ce que la corruption institutionnelle ?

Selon Dennis Thompson, la corruption individuelle renvoie à « un gain personnel de la part d’un agent public en échange de faveurs », alors que la corruption institutionnelle réfère à un « gain politique dans des conditions qui tendent généralement à promouvoir la satisfaction d’intérêts privés » (Thompson, 2005; 1995). Il s’agit donc moins d’actions individuelles « corrompues » ou « corruptrices » visant à « contourner les règles » de celui-ci, que d’un « détournement »  du système politique, celui-ci n’arrivant plus à servir le bien commun[2].

Thompson nous invite donc à prendre un peu de distance par rapport au sens couramment admis de la corruption, à savoir un abus de pouvoir de la part d’une personne qui tire un avantage personnel d’une position ou fonction publique (politiciens, fonctionnaires, policiers, etc.). Il s’agit d’ailleurs là de la définition très majoritairement adoptée par certains des acteurs clés de la lutte contre la corruption, comme Transparency International, pour qui elle consiste en « l’abus d’un pouvoir reçu en délégation à des fins privées »[3]. C’est également la définition classique suggérée par exemple par Susan Rose-Ackerman et Joseph Nye dans leurs importants travaux sur le sujet (Rose-Ackerman, 1999; Nye, 1967). Dans cette optique, la corruption renvoie à un ensemble de pratiques bien con-nues : dessous-de-table, pots-de-vin, népotisme, échanges de faveurs, favoritisme, etc.

Il s’agit évidemment selon Thompson d’exemples tout à fait pertinents de corruption. Mais celle-ci renvoie à un ensemble plus vaste de phénomènes dont les pratiques énoncées ci-dessus ne constituent qu’une partie[4]. L’entraîneur qui incite ses athlètes à prendre des substances interdites (améliorant la performance) participe à la subversion des règles définissant la saine compétition au sein de son sport; le chercheur qui plagie les résultats de ses collègues ne verse pas de pots-de-vin aux éditeurs de revues scientifiques mais mine l’intégrité de la recherche académique; le candidat aux élections qui consacre une grande partie de ses ressources à des publicités négatives à l’égard de son adversaire sape la qualité de la délibération démocratique, etc. (Miller, 2011). Or, ces pratiques de détournement des institutions ne sont pas très bien thématisées par la conception individuelle. Ainsi, pour bien prendre la mesure de la crise que traversent nos démocraties et certaines de nos institutions clés, il nous faut proposer une conception plus vaste de la corruption[5].

C’est ce à quoi s’attèle Lawrence Lessig, qui soutient que la conception individuelle se contente d’identifier des pratiques institutionnelles de la part d’individus corrompus, sans toutefois prendre au sérieux la possibilité que des institutions soient elles-mêmes corrompues. Il s’agit d’ailleurs du type de corruption dont parlait une longue tradition de penseurs, de Platon à Adam Smith et James Madison en passant par Machiavel[6]. Notre objectif devrait selon lui être de retrouver cette interprétation quelque peu oubliée et plus générale de la corruption, celle des institutions. Dans Republic Lost, Lessig affirme qu’il y a corruption institutionnelle lorsque nos institutions formalisent un ensemble de politiques et pratiques qui réduisent leur efficacité et la confiance du public à leur égard (Lessig, 2011)[7]. Dans des travaux encore plus récents, et en tant que directeur d’un important laboratoire de recherches sur la corruption à Harvard, il la définit comme « un certain type d’influence au sein d’une ‘économie d’influences’ ayant pour effet de réduire illégitimement l’efficacité d’une institution, en particulier en minant la confiance du public à son endroit » (Lessig, 2014; Lessig, 2013b).

On peut également associer les travaux de Mark Warren au développement de la conception institutionnelle. Dans un important article de 2004 dans lequel il identifiait les principales faiblesses de la conception « moderne » de la corruption, celle décrite par Thompson comme « individuelle », il soutient qu’il nous faut penser la corruption de la démocratie. Warren rappelle ici les néo-républicains, qui ont fait beaucoup pour raviver des interprétations plus ambitieuses du concept de corruption, et qui n’hésitent pas à concevoir les dysfonctionnements des institutions de la vie politique sous l’influence des forces économiques des marchés comme des exemples de corruption de la citoyenneté démocratique (Dagger, 2006)[8]. Or, ces formes de corruption institutionnelle correspondent selon Warren à une violation de la « norme démocratique d’inclusion » (Warren, 2004). Lorsqu’il y a détournement des pouvoirs publics par les forces économiques, on peut parler de corruption de la démocratie puisqu’il y a exclusion de ceux ayant pourtant une revendication légitime à être inclus au sein des processus décisionnels. Une telle approche, selon Warren, permet de clarifier le lien normatif entre « corruption » et « démocratie » (Warren, 2004, p. 329).

Quelles caractéristiques ?

La conception institutionnelle a un objectif général clair : penser non seulement la corruption d’individus oeuvrant au sein d’institutions, mais la corruption des institutions elles-mêmes. Or, qu’est-ce cela implique ? Quels sont les avantages d’une telle approche ? Quels sont les engagements philosophiques qu’une telle tâche suppose ?

Pour répondre à ces questions, un travail conceptuel et analytique supplémentaire est requis, il nous faut tenter de mieux définir le concept de corruption institutionnelle. Or, si nous suivons Lessig, Thompson et d’autres, on peut en proposer la caractérisation suivante.

Il y a corruption institutionnelle lorsqu’une institution :

  1. formalise certaines règles et pratiques;

  2. qui ont pour effet qu’elle échoue à remplir sa fonction principale;

  3. cet échec est durable et constant, et;

  4. la confiance du public à son égard s’en trouve minée[9].

Cette définition me semble suffisamment générale pour recouper les différentes propositions des divers auteurs associés à cette approche. Elle permet de bien expliciter l’idée selon laquelle une institution, et non pas seulement des individus aux divers rôles institutionnel, peut être corrompue en étant détournée de sa mission principale.

Avec une telle définition en tête, j’aimerais, dans les lignes qui suivent, souligner quatre caractéristiques centrales d’une telle conception de la corruption. L’exposition de celles-ci nous aidera à mieux comprendre la portée et les avantages de la conception institutionnelle[10].

1) Il faut d’abord noter que les règles et pratiques dont il est question ne sont pas nécessairement contraires à la loi. Au sein d’une institution corrompue, les manquements de ses agents ne constituent pas forcément des actes criminels ou illégaux. Les tenants de la conception institutionnelle soutiennent donc que l’émergence de la corruption est tout à fait compatible avec l’absence d’actes illégaux (appelons cela la thèse de la « compatibilité »). La théorie institutionnelle de la corruption s’oppose donc explicitement à la caractérisation de la corruption comme infraction à la loi, caractérisation qui a tenté plusieurs auteurs[11]. D’un point de vue institutionnel, de telles conceptions de la corruption comme infraction à la loi sont « à la fois trop restreintes et trop larges, [car] tous les actes illégaux ne sont pas corrompus, et toutes les formes de corruption ne sont pas illégales » (Peters and Welch, 1978, p. 974-975).

C’est la deuxième option qui est au coeur du projet de Lessig, pour lequel la conception institutionnelle doit nous permettre de prendre au sérieux l’émergence de modes de fonctionnements institutionnels « tout à fait légaux mais profondément corrompus » (Lessig, 2013b). Une institution peut être corrompue même si chacun de ses agents suit les règles prescrites par celle-ci. En fait, une institution est parfois corrompue précisément parce que les acteurs qui s’y rattachent suivent les règles et normes qu’elle prescrit.

2) Les partisans de la conception institutionnelle défendent ce que l’on pourrait appeler la thèse du « refus du stato-centrisme ». Selon Warren, la conception individuelle (ou moderne) de la corruption nous donne à penser que celle-ci concerne généralement des « positions publiques » au sein de l’administration publique, ce qui revient à associer la corruption à un dysfonctionnement de l’appareil étatique. Tout se passe donc comme si la sphère de la (possible) corruption était coextensive avec la sphère des activités gouvernementales. C’est ce à quoi renvoie le stato-centrisme, qui est selon Warren l’un des principaux travers de la conception individuelle (Warren, 2004, p. 331). Or, si un tel biais stato-centriste n’est pas inhérent à la conception individuelle, il est néanmoins regrettable, nous dit Warren, étant donné les différentes formes que revêt le travail démocratique, la multiplication des niveaux de prises de décisions et le caractère poreux des frontières entre les sphères d’activités privées et publiques[12]. Des firmes comptables sont chargées de s’assurer que les entreprises cotées en bourse fournissent des informations financières crédibles; des équipes de chercheurs universitaires, des entreprises pharmaceutiques ainsi que des hôpitaux doivent tenter d’apporter des solutions aux problèmes de santé publique, des fédérations sportives oeuvrent au sein de réseaux complexes de collaborations regroupant équipes et athlètes, supporters, gouvernements et médias spécialisés afin de promouvoir leur sport, etc. Chacun de ces modes de fonctionnements, nous dit Warren, risque d’être authentiquement corrompu (Warren, 2004, p. 331-332). Or, admettre cela, c’est également admettre que des institutions « non-étatiques » sont autant susceptibles d’être corrompues que celles du gouvernement[13].

Refusant donc le stato-centrisme, la conception institutionnelle fait alors porter notre réflexion sur une gamme assez vaste d’arrangements institutionnels. Cela est en partie dû au fait que ses partisans semblent référer aux « institutions » à la fois au sens rawlsien de systèmes publics de règles[14] (comme le marché, la Constitution) et au sens d’organisations formelles spécifiques (comme un parti politique – le parti démocrate par exemple, une ONG comme Greenpeace, une entreprise comme Wal-Mart[15], etc.). Ainsi, autant un régime parlementaire qu’un parti politique, un syndicat ou un sport comme le cyclisme sont, dans cette optique, susceptibles d’être corrompus. Les violations des règles publiques du marché, de la recherche académique ou encore de la gouvernance d’entreprise peuvent représenter des formes de corruption. Voilà qui est clair pour Donald Light et Malcom Salter, lesquels s’inspirent de l’approche de Lessig et l’appliquent aux entreprises du secteur privé (Light, 2013; Salter, 2008). De même, Geoffrey Hodgson and Shuxia Jiang reprochent à leurs collègues économistes leur incapacité à penser la corruption des organisations économiques (Hodgson and Jiang, 2007). Chez Warren, la société civile, la sphère publique et les marchés sont tous susceptibles d’être corrompus (Warren, 2004). Dans un article récent, il soutient également que nous avons tendance à oublier que la délibération publique, la parole et les discours peuvent aussi être corrompus (Warren, 2012).

Bien sûr, cela ne consiste pas à dire que le marché, les entreprises et les acteurs économiques sont oubliés dans la conception individuelle. Ils y sont cependant perçus comme des « sources » de corruption car ils sont du côté de l’offre de faveurs, alors que les agents de l’État sont du côté de la demande. Dans la théorie institutionnelle, la différence réside dans la suggestion selon laquelle ils représentent eux-mêmes des « objets » de la corruption. Dans cette optique, des entreprises comme Enron, en tant qu’institutions, seraient donc adéquatement décrites comme corrompues (Light, 2013; Salter, 2008; Hodgson and Jiang, 2007).

3) Il vaut ensuite la peine de mettre en exergue le caractère profondément téléologique de la conception institutionnelle, au sens où ses partisans adoptent un mode d’analyse qui repose en grande partie sur une identification préalable du telos, des finalités et missions ultimes de nos institutions (Miller, 2009)[16]. En effet, la conception institutionnelle fonctionne de la manière suivante : on identifie d’abord les finalités spécifiques à certaines institutions (comme le Congrès ou le cyclisme), pour ensuite diagnostiquer l’échec systématique à atteindre ces mêmes finalités comme une forme de corruption. Une institution corrompue est celle dont la capacité à remplir sa fonction est durablement minée par certaines pratiques qui y ont cours, et au sein de laquelle les acteurs ne parviennent pas à redresser la situation. C’est ainsi que nous pouvons affirmer que l’intégrité d’une institution est compromise : elle est détournée de sa finalité (Nadeau, 2013).

C’est d’ailleurs cette logique téléologique qui anime Lessig dans son analyse du Congrès américain. Selon lui, les membres du Congrès doivent servir le peuple dans une logique de dépendance organisée à son égard, mais ils en sont détournés par une dépendance involontaire aux donateurs finançant leurs campagnes électorales (Lessig, 2014). De même, Thompson nous dit que la corruption est institutionnelle lorsque le système politique formalise un ensemble de pratiques qui le détourne de sa finalité, comprise ici comme la promotion du bien commun. Un système de représentation démocratique qui tend à systématiquement favoriser les intérêts privés des plus fortunés est corrompu. Enfin, la même perspective téléologique anime Warren. Celui-ci identifie d’abord la finalité du processus démocratique comme étant l’inclusion de tous les individus ayant une revendication légitime à participer à la décision collective, pour soutenir ensuite qu’un échec répété à réaliser une telle finalité correspond à une forme de corruption de la démocratie.

On le devine, ce mode de raisonnement n’est pas sans rappeler les conceptions de la corruption que se faisaient les Anciens, notamment Platon et Aristote, qui était eux aussi animés par une perspective téléologique[17]. Cela les conduisait cependant à penser la corruption en des termes très moralisants et quasi-cosmologiques, et à supposer que tout régime politique, tel un organisme vivant, était condamné à la maladie, au déclin, puis à la disparition. Une prise de distance vis-à-vis de ces récits grandiloquents sur la déliquescence des régimes était donc la bienvenue, ce que nous offrait la conception moderne/individualiste en associant la corruption à un ensemble plus limité de pratiques[18].

Est-ce à dire que les institutionnalistes sont condamnés à répéter les mêmes erreurs que celles que visait à corriger la conception individuelle ? Pas nécessairement. Ceux-ci s’abstiennent de voir les régimes politiques comme des entités organiques et tentent plus modestement de délimiter les grandes finalités de certaines institutions pour ensuite en identifier les divers détournements comme des formes de corruption. Ils cherchent ainsi à discerner de quelle manière la « mécanique » de nos institutions devrait fonctionner, tout en demeurant attentifs aux fragiles équilibres de pouvoirs en leur sein ainsi qu’aux incitations qu’elles créent. Ils proposent ensuite des modifications, ajustements et réformes, ce qui intéressait en fin de compte assez peu les Anciens[19]. Les institutionnalistes contemporains, tout en adoptant donc une perspective téléologique, la débarrassent toutefois de certains travers des conceptions antiques. En fait, la théorie institutionnelle de la corruption doit beaucoup plus aux auteurs des Federalist Papers comme Madison et Hamilton qu’à Platon ou Aristote.

4) Enfin, si les partisans de la conception institutionnelle croient qu’elle a une fonction descriptive, explicative et prédictive, bref, qu’elle peut permettre de mieux saisir empiriquement les phénomènes de corruption, ils tentent également d’en exposer la force normative. Une telle posture ne va pas de soi, car on a souvent été tenté de penser que le concept de corruption était dénué de toute valeur normative, ou sinon qu’il était somme tout assez peu utile normativement[20]. Cela s’explique en partie par le fait que la vaste littérature sur la corruption est dominée par des économistes et politologues qui analysent empiriquement les sources et les effets de la corruption, sans trop tenter de préciser ce qui y est condamnable à proprement parler[21]. Certains, comme James Scott, insistent sur la nécessité de procéder à une analyse « neutre » mettant de côté tout jugement moral sur la corruption (Scott, 1972). Qui plus est, comme le note bien Miller, elle est bien souvent traitée comme une forme spécifique de crime économique, en faisant ainsi un concept d’un intérêt normatif fort limité (Miller, 2011). Enfin, d’autres ont plutôt tendance à penser que même si la corruption a une valeur normative, il s’agit néanmoins soit d’un langage moral « archaïque »[22], soit d’un concept trop vague pour être « logiquement défendable », pour reprendre l’expression du Juge Scalia dans son opinion dissidente dans l’arrêt Austin (1990, p. 28)[23].

La conception institutionnelle suggère quant à elle une utilisation explicitement normative et critique du concept de corruption. En effet, ses tenants espèrent nous aider à procéder à une analyse critique de nos principales institutions et exposent les façons dont celles-ci devraient fonctionner. Voilà qui est clair chez Lessig, lequel utilise à bon escient la théorie de la corruption institutionnelle pour procéder à une critique acerbe des modes de fonctionnements du Congrès américain et des lois électorales sur le financement des partis politiques. Il en va de même pour Warren : équipé de sa conception de la corruption démocratique comme violation de la norme d’inclusion, il cherche à fournir un diagnostic critique des dysfonctionnements à l’oeuvre dans la délibération publique, les élections ou les marchés financiers.

Il faut noter ici que ce sont en partie leur analyse téléologique et leur refus du stato-centrisme qui permettent aux partisans de la conception institutionnelle d’offrir une interprétation normative et critique riche du concept de corruption. L’adoption d’une perspective téléologique permet d’abord de clarifier les pratiques et modes de fonctionnements institutionnels requis, pour ensuite offrir une critique de leurs dysfonctionnements. Par la suite, le rejet du stato-centrisme permet d’appliquer une telle analyse critique à un assez vaste ensemble d’objets.

Voilà donc en partie ce à quoi sert la conception institutionnelle de la corruption  : nous fournir une théorie normative assez exigeante des institutions, ainsi que des outils de diagnostic critique vis-à-vis de certains modes de fonctionnements de ces dernières. Et ses partisans le font en tentant d’éviter les travers des Anciens, qui cherchaient moins à proposer de possibles réformes et ajustements qu’à formuler un jugement moral général sur les individus et les sociétés[24].

Réunis, ces quatre traits dessinent les contours de la conception institutionnelle de la corruption. Il vaut la peine d’illustrer le type de raisonnement normatif auquel nous invitent ses partisans avec un exemple, celui de la recherche universitaire (refus du stato-centrisme). On le sait, certains ont exposé les effets pervers d’un système dans lequel les chercheurs se trouvent prisonniers d’une « course à la publication » qui frise le ridicule. De plus en plus soumis à la pression d’intérêts privés et à une certaine forme de management des universités, les chercheurs s’embourbent dans un système de concurrence féroce du type « publie ou crève », pourtant censé en théorie contribuer à la mission principale de l’institution : la production et la diffusion de savoirs de qualité[25]. Pour certains, un tel système constitue une course à l’abîme et incite à adopter toutes sortes de pratiques douteuses: réutilisation constante et cynique des mêmes articles, mépris et négligence des fonctions d’enseignement et de participation à la vie communautaire, primat de la quantité sur la qualité des publications, etc. Or, la formalisation de ces pratiques semble miner la capacité de l’institution académique à réaliser ses fins. Ainsi, selon la conception institutionnelle, nous pouvons à juste titre parler d’une corruption de l’institution de la recherche universitaire. Il n’est pas question ici d’actes illégaux ni de pots-de-vin ou de favoritisme (compatibilité), mais il y a corruption de l’institution car celle-ci n’arrive pas à remplir aussi efficacement sa fonction principale (thèse téléologique). Nous pouvons donc y jeter un regard critique et exiger des ajustements ou réformes (posture normative).

Quels avantages ?

Ces grandes caractéristiques de la conception institutionnelle en tête, il vaut la peine d’exposer quelques-uns de ses avantages afin de mieux comprendre les motivations de ses artisans. Tout d’abord, la conception institutionnelle de la corruption nous permet de prendre des distances par rapport à une tendance à associer la corruption à une minorité d’individus corrompus. On le sait, de telles analyses renvoient bien souvent à la métaphore des « pommes pourries »[26]. La corruption s’explique alors par la présence de quelques pommes pourries (a few bad apples), des individus vicieux, corrompus, dont « l’esprit, l’essence, l’être tout en entier ont été saisis par le mal », pour reprendre la définition de Laura Underkuffler (Underkuffler, 2013, p. 69). On a abondamment utilisé cette métaphore pour analyser la crise financière de 2008, les tristes événements de la prison d’Abou Ghraib ou encore le scandale « des commandites » qui a secoué le gouvernement fédéral canadien[27].

Bien sûr, les auteurs que l’on peut associer à la conception individuelle n’utilisent pas ce langage des « pommes pourries ». De telles interprétations de la corruption sont généralement formulées et utilisées sur la scène médiatique par les milieux politiques et d’affaires[28]. Néanmoins, on peut soutenir de manière plausible que la conception individuelle ouvre plus aisément la porte à de telles interprétations.

D’ailleurs, si ces lectures du phénomène de corruption sont populaires, c’est qu’elles ont l’avantage de la simplicité : elles identifient un problème, les pommes pourries, et une solution, se débarrasser d’elles en les punissant. Nous avons donc un diagnostic clair et un remède simple au problème. Or, comme le note Lessig, la conception institutionnelle nous refuse cette facilité (Lessig, 2013b; Weinstock, 2006). Il soutient, référant encore une fois au Congrès américain, qu’elle doit nous permettre de penser la corruption « telle que pratiquée par d’honnêtes gens, des gens dignes de respect, qui travaillent sans relâche pour mettre en oeuvre leurs convictions; mais des individus honnêtes collaborant à un système qui a conduit au dévoiement le plus élaboré et le plus dommageable du gouvernement démocratique qu’ait connu notre histoire » (Lessig, 2011, p. 8)[29]. Puisque ce sont parfois les institutions elles-mêmes qui sont corrompues, il nous faut donc penser les situations dans lesquelles « les gens sont tout à fait honnêtes, mais des actions répréhensibles sont néanmoins commises » (Lessig, 2011, p. 8)

C’est d’ailleurs ce que met au jour l’exemple de la corruption de l’institution de la recherche universitaire. Dans un environnement incitant à une concurrence féroce, des personnes honnêtes sont conduites à adopter toute une gamme de pratiques et comportement aux effets pervers. Il n’y a pas nécessairement de « pommes pourries », néanmoins l’institution ne semble plus tout à fait en mesure de remplir certaines de ces fonctions principales.

Pour le dire autrement, ces récits du type « quelques pommes pourries » pèchent par individualisation des situations; ils réduisent la corruption aux comportements et vices des individus, et par (sur)moralisation; ils visent à condamner la dégénération morale de quelques individus, nous laissant ainsi penser que le principal problème auquel nous faisons face est une sorte de crise morale, notamment au sein des élites (et c’est un thème récurrent)[30]. À l’inverse, la conception institutionnelle cherche à attirer l’attention sur les modes de fonctionnements institutionnels et la façon dont ceux-ci peuvent inciter des personnes autrement bien intentionnées à accepter et participer à la corruption. En fait, une telle conception prend acte des travaux empiriques montrant que l’environnement dans lequel ont lieu les prises de décisions a un impact déterminant sur l’acceptation ou le refus de diverses formes de pots-de-vin, travaux fort bien analysés par des tenants de « l’éthique comportementale » comme Max Bazerman et Ann Tendbrunsel (Bazerman and Tenbrunsel, 2011)[31]. Ensuite, contrairement à Underkuffer, elle vise à traiter la corruption plutôt comme une forme de pathologie politique ou dysfonctionnement institutionnel que comme une dégénération morale individuelle.

La conception institutionnelle nous permet donc de mieux comprendre les formes systémiques de corruption, dans lesquelles des institutions échouent à grande échelle à réaliser leurs principales missions, tandis que les agents qui oeuvrent en leur sein n’arrivent pas à corriger la situation. C’est ce que cherche à montrer Lessig avec son exemple favori, celui du Congrès américain. C’est également la conception institutionnelle qui est latente dans l’analyse de la Cour suprême des États-Unis dans l’arrêt Austin v. Michigan Chamber of Commerce, qui maintenait une loi interdisant aux entreprises d’utiliser leurs ressources financières pour appuyer un candidat aux élections (arrêt renversé vingt ans plus tard par la décision Citizens United)[32]. En nous mettant en garde contre les « dangers de la corruption », comme le faisait très justement remarquer Ronald Dworkin, la Cour ne renvoyait pas aux formes classiques de corruption comme  échange de faveurs, mais à une « autre forme de corruption », celle du processus démocratique, qui échoue désormais à assurer l’égalité politique des citoyens (Dworkin, 2002, p. 378-380; Austin v. Michigan Chamber of Commerce, 1990). L’esprit d’Austin semble donc moins individuel qu’institutionnel : au-delà de l’échange de faveurs à des fins de promotion des intérêts privées, la Cour sonne l’alarme car elle constate un détournement du processus démocratique, dont l’intégrité est menacée car il n’arrive plus à protéger l’égalité politique des citoyens.

On ne saurait négliger l’importance de cette capacité à révéler ces formes systémiques de corruption. Elle est particulièrement importante pour un auteur comme Warren, dont l’objectif principal est de montrer que la corruption n’est pas qu’une simple « irritation » pour les démocraties, une sorte de désagréable épiphénomène, mais une très sérieuse pathologie (Warren, 2012). Une telle sensibilité à la corruption systémique, ainsi qu’à la fragile puissance des institutions, rapproche aussi les tenants de la théorie institutionnelle des Federalist Papers et les sépare du moralisme des Anciens.

Enfin, la conception institutionnelle nous permet de penser avec plus de subtilité l’attribution de la responsabilité dans les pratiques de corruption. Du point de vue de la conception individuelle, les choses sont relativement simples. La responsabilité incombe à ceux qui sont du côté de l’offre (les corrupteurs) et du côté de la demande (les corrompus). Il s’agit ensuite de procéder à l’attribution du blâme et des sanctions appropriées. Du point de vue institutionnel, les choses sont plus complexes. Qui doit assumer la responsabilité lorsqu’une institution produit des incitations perverses à adopter des comportements tout à fait légaux mais minant l’efficacité d’une institution ? Qui peut alors être blâmé ? Qui est responsable de procéder à des ajustements ? Qui est ultimement responsable lorsqu’une institution est corrompue ? La réponse à ces questions est loin d’être aisée, et je ne cherche pas à l’offrir dans cet article. Mais la force de la conception institutionnelle de la corruption est qu’elle nous permet plus facilement de poser de telles questions.

Trois problèmes

Dans cette section, je tenterai d’exposer trois grands problèmes auxquels les partisans de la conception institutionnelle sont confrontés. Ce sont les problèmes de la « portée », du « faux diagnostic » et celui de « l’essentialisme ».

Portée

Une première difficulté, et c’est la plus générale, surgit lorsqu’il nous faut clarifier la portée d’une théorie de la corruption institutionnelle. À ce stade, il vaut la peine de noter que la conception de la corruption qui y est mobilisée semble très inclusive: elle sert à décrire, comprendre et critiquer un très grand nombre de pratiques et modes de fonctionnement institutionnels. Elle se présente après tout comme une théorie téléologique qui nous invite à penser les finalités de nos institutions pour ensuite diagnostiquer les anomalies qui ont un impact « corrosif » sur celles-ci. À ce titre, la théorie de la corruption institutionnelle porte moins sur un ensemble précis de comportements déviants que sur nos institutions en général. Elle semble donc se confondre avec une théorie générale des structures institutionnelles[33]. En fin de compte, toute réflexion sur la structure de nos institutions, les finalités de celles-ci, les règles et incitations qui y sont formalisées ainsi que les droits, obligations, rôles et responsabilités spécifiques de ses principaux agents, pourrait participer d’une réflexion sur la corruption.

Est-ce souhaitable ? Une réponse négative semble préférable. Mais à lire les institutionnalistes, on peut aisément avoir l’impression que leur conception de la corruption devient une théorie générale et englobante des pratiques et institutions démocratiques. Selon Lisa Hill par exemple, les penseurs du XVIIIe siècle associaient la corruption à « l’état de santé des institutions politiques, jugée à la lumière de la distribution des richesses et du pouvoir, des relations entre les dirigeants et les dirigés, des sources du pouvoir et du droit moral des dirigeants d’exercer le pouvoir » (Hill, 2006, p. 636-637). Citant Hill avec enthousiasme, Lessig nous dit qu’il faut réhabiliter cette tradition reliant autant Smith qu’Hamilton et Madison (Lessig, 2014).

Il s’agit là d’une conception très ambitieuse. Or, il se peut très bien que ce soit là le projet des institutionnalistes. Si tel est le cas, ils doivent alors être plus explicites à ce sujet. Si leurs ambitions sont plus modestes, ils doivent alors tenter de préciser les limites de l’approche institutionnelle et sa véritable place dans une théorie plus vaste de l’aménagement institutionnel. Cette dernière option semble la plus convaincante.

Conscient de ces problèmes liés à la portée de la théorie institutionnelle, Miller soutient qu’il nous faut distinguer entre la corruption et la corrosion des institutions (Miller, 2011). Mais comment y arriver ? On pourrait faire valoir, comme Russel Hardin, rappelant Searle, que lorsque une institution échoue à remplir sa fonction, on peut considérer que cet échec est dû soit (1) à un défaut constitutif de cette dernière; (2) soit à des manquements de la part des acteurs qui s’y rattachent (Hardin, 1996, p. 127). La corruption ne porterait alors que sur (2).

De même, Lessig nous dit que la conception institutionnelle ne s’intéresse pas à tous les échecs institutionnels possibles et imaginables, mais seulement à un certain type d’échecs : ceux causés par une « influence » qui est systémique, donc constante et prédictible (Lessig, 2013a, p. 3). Ainsi, la corruption renverrait à des manquements de la part des acteurs rattachés à une institution et soumis à une influence systémique, comme celle de l’argent.

Que penser de ces éléments de réponses ? Il y a plusieurs choses à considérer ici. Tout d’abord, puisqu’elle consiste à admettre le caractère partiel du diagnostic que la théorie de la corruption institutionnelle peut nous aider à formuler, cette réponse consiste en partie à réduire les ambitions de celle-ci (ce qui, comme je l’ai suggéré, paraît opportun).

Une façon de le faire est d’accepter le stato-centrisme, en se concentrant par exemple sur la corruption de l’administration d’État, ce qui limite très fortement la portée de la théorie. Elle nous prive de l’idée, tout à fait plausible et théoriquement fertile, selon laquelle des institutions « non-étatiques » comme les sports ou les entreprises peuvent elles aussi être corrompues.

Ceci étant dit, la réponse de Lessig ne va pas sans soulever plusieurs difficultés. Afin de limiter la portée de sa théorie, il nous dit qu’elle ne porterait que sur des influences systémiques, notamment celle de l’argent, sur nos institutions et les acteurs qui s’y rattachent. Or, il s’agit cette fois d’une conception étonnamment limitative de la corruption, conception qui semble en fait se rapprocher fortement de la conception dite « individuelle ». L’enthousiasme premier de Lessig cède alors la place à une soudaine retenue. Ce dernier nous donne l’impression de s’intéresser à des formes tout à fait classiques de corruption, en étant tout simplement plus sensible aux effets de système (comme le fait Lascoumes par exemple).

On peut ainsi mieux comprendre pourquoi les institutionnalistes ne peuvent prendre trop au sérieux la distinction entre les défauts constitutifs d’une institution et les manquements de ses agents. S’ils le font, ils donneront l’impression qu’ils nous fournissent simplement une certaine lecture, plus vaste ou systémique, des pratiques de corruptions individuelles et non une théorie de la corruption des institutions. Or, il y a une distinction à faire entre la tâche consistant à proposer une lecture institutionnelle, c’est-à-dire sensible aux mécanismes institutionnels et leurs effets structurants, des phénomènes de corruption individuelle (comme l’échange de faveurs ou l’offre de pots-de-vin) et la tâche consistant à penser la corruption des institutions elles-mêmes. Lessig nous dit avec enthousiasme qu’il s’attèle à la seconde tâche. Mais lorsqu’il se retrouve confronté à la difficulté de distinguer entre la corruption et l’ensemble des échecs institutionnels, il semble plutôt s’atteler à la première. Cette gênante oscillation semble traverser la théorie institutionnelle de la corruption.

Faux diagnostic

La deuxième difficulté est directement liée à la première. Comprise selon les termes de Lessig et autres, la notion de corruption institutionnelle risque de servir à décrire comme étant « corrompus » un trop grand nombre de structures institutionnels, ce qui risque de nous conduire à poser de faux diagnostics sur les dysfonctionnements de ces dernières.

Prenons l’exemple d’entreprises qui polluent l’air avec leurs usines et qui s’en sortent sans avoir à subir ni les répercussions légales (modifications de la réglementation) ni économiques (coûts de production plus élevés). Les consommateurs peuvent ainsi obtenir des produits à des prix qui demeureront bas, mais les communautés locales en sortiront lésées. Prenons aussi le cas d’entreprises qui, tout en demeurant dans le respect des lois sur la publicité mensongère, sont à même de cacher certaines informations aux consommateurs et de duper ces derniers. Ces pratiques sont systémiques, puisque courantes, prédictibles et formalisées par l’institution du marché.

Selon la conception institutionnelle, il s’agit d’exemples clairs de corruption. Certains des principaux acteurs rattachés à l’institution, dans ce cas-ci les entreprises, ne commentent pas d’infraction à loi et suivent les règles et normes en place dans le marché. Ces pratiques sont systémiques, constantes et prédictibles, et ont pour effet de miner la capacité de l’institution à remplir sa fonction d’allocation optimale de ressources, puisque certains groupes s’en tirent moins bien lotis qu’ils ne l’étaient[34].

Or, on peut très bien considérer qu’il est étrange de dire qu’il s’agit ici d’interactions de marché « corrompues ». Il y a bel et bien dysfonctionnement d’une certaine structure institutionnelle, le marché, qui échoue à réaliser sa finalité. Mais avons-nous ici un exemple de corruption ? Cela ne va pas tout à fait de soi, car il y a diverses manières de concevoir le dysfonctionnement ici à l’oeuvre. L’une d’entre elles consiste à dire que l’activité de ces entreprises pose problème car elle produit dans le premier cas ce que les économistes appellent une externalité négative, c’est-à-dire des coûts intégrés au mécanisme de prix et imposés à un tiers parti non impliqué dans la relation de marché. Dans le deuxième cas, les entreprises sont à même de profiter de l’asymétrie d’information entre elles et leurs consommateurs. Or, nous exigeons des marchés économiques qu’ils tendent à produire une allocation efficiente ou optimale des ressources, c’est-à-dire une situation laquelle il est impossible procéder à une amélioration de la situation de certains sans que celle-ci implique la diminution du bien-être d’autres participants (pareto-optimalité). Mais les externalités négatives et les asymétries d’informations sont justement à la source de défaillances des marchés, c’est-à-dire des situations dans lesquelles ceux-ci échouent à réaliser une allocation pareto-optimale des ressources[35]. En cas de défaillances constantes, on peut dire qu’il y a un dysfonctionnement de l’institution, mais une forme de dysfonctionnement qui semblerait inadéquatement traité comme un cas de « corruption ».

Cela dit, on pourrait également faire valoir que les résultats de ces interactions de marché sont injustes. Un tort est causé aux communautés locales dans le premier cas. Dans le deuxième, les entreprises exploitent la vulnérabilité des consommateurs insuffisamment informés.

Bien sûr, il se peut très bien qu’il s’agisse ultimement de  corruption de l’institution. Il s’agit d’ailleurs selon Hill du type de corruption des institutions qu’Adam Smith avait en tête (Hill, 2006). Mais les questions que nous devons nous poser sont alors les suivantes : Pour quelles raisons devrions-nous alors parler de corruption de l’institution ? Quels avantages y a-t-il à le faire ? Face à de telles structures dysfonctionnelles, est-il préférable de parler de corruption, d’injustice, d’inefficience ? Que gagnons-nous à utiliser ici le vocabulaire de la corruption ?

Ces questions ne sont pas banales, car il se peut très bien nous ne gagnions que très peu à parler ici de corruption. Le vocabulaire des défaillances du marché et celui de la justice distributive nous fournissent des outils déjà très puissants pour diagnostiquer les formes de dysfonctionnement qui sont à l’oeuvre dans les cas cités, ainsi que pour proposer des réformes et des ajustements. Les théoriciens de la justice ont déployé des ressources considérables pour montrer que les interactions de marché peuvent conduire à des distributions injustes des ressources, car elles ne font par exemple que refléter les inégalités préexistantes ou la « loterie génétique ». De même, il est possible de comprendre le développement de l’État-providence au cours du XXe siècle comme une double réponse aux injustices distributives et aux défaillances des marchés. Autrement dit, un très grand nombre d’interventions étatiques, développements institutionnels et évolutions législatives qui sont au coeur de la montrée de l’État-providence avaient pour objectif, soit de corriger les iniquités distributives produites par les marchés, soit de corriger les défaillances de ces derniers[36].

Mon objectif n’est pas ici d’étayer une telle manière de voir les choses, mais de montrer que le vocabulaire de la corruption ne s’avère pas nécessairement éclairant. Il est tout à fait possible de procéder à une critique assez acerbe des marchés en se passant de la notion de corruption. Et les développements institutionnels tout juste évoqués n’ont pas été proposés, défendus et justifiés pour lutter contre la « corruption » des institutions. Une telle tentative aurait sans doute paru quelque peu « archaïque », donnant ainsi raison aux sceptiques évoqués précédemment. Pourquoi en effet brandir le langage un peu vieillot de la « corruption » quand on peut utiliser d’autres outils normatifs ?

Nous pouvons donc avoir une meilleure idée de ce que j’appelle le problème du faux diagnostic. Nous risquons d’utiliser le vocabulaire de la corruption pour identifier des dysfonctionnements institutionnels, ainsi que des possibilités de réformes et d’ajustements, qui gagneraient à être thématisés autrement, en utilisant des outils et vocabulaires normatifs différents.

Warren est d’ailleurs confronté à la même difficulté. Ce dernier nous dit, on l’a vu, qu’il y a corruption de la démocratie lorsqu’il y a une violation de la norme démocratique d’inclusion. Or, l’exclusion de ceux qui possèdent une exigence légitime d’être inclus au sein des processus décisionnels est peut-être un signe de corruption, mais elle est également, et peut-être d’abord avant tout, une injustice distributive ou encore, préféreront dire certains, un déni de reconnaissance. Ce sont les mêmes raisons qui poussent Richard Hasen à affirmer que la critique que fait Lessig des modes de fonctionnements du Congrès américain est basée en dernier ressort sur des considérations égalitaristes et non sur le désir d’enrayer la corruption (Hasen, 2012). Si cette « autre forme de corruption » dont parle la Cour dans Austin renvoie ultimement aux effets destructeurs de l’argent dans les élections sur l’égalité politique des citoyens, il s’agit donc d’une critique essentiellement égalitariste des modes de financements électoraux[37]. Selon Hasen donc, Lessig échoue tout simplement à montrer que la corruption de la démocratie représentative qu’il identifie n’est pas réductible à une grave violation de l’égalité politique.

On le voit bien, ces remarques ne devraient pas nous conduire à rester aveugles aux dysfonctionnements institutionnels et « catastrophes morales » qui y sont associées. Il nous faut être en mesure de penser ceux-ci et de tenter d’identifier de possibles réformes ou ajustements. Mon argument n’est pas que de tels diagnostics ne sont pas nécessaires, mais que le langage de la corruption risque de nous conduire à en formuler qui ne sont pas tout à fait adéquats, bref à en faire dire trop au concept de corruption, ce qui ressemble à l’utilisation problématique qu’en faisaient les Anciens. En fait, le problème n’est pas que le diagnostic de « corruption » soit entièrement faux. Le problème est qu’il semble parfois très partiel, d’autres fois trop général.

Cela étant dit, on pourrait rétorquer que la conception institutionnelle de la corruption ne fait justement que nous offrir, en cas d’échec institutionnel, un diagnostic critique partiel mais nécessaire. On pourra alors le compléter avec d’autres outils (égalitaristes par exemple). Les marchés, organisations économiques ou systèmes de représentation politique peuvent bien sûr être injustes ou inefficients, mais ils peuvent en partie être vus comme des institutions corruptibles. Après tout, il semble utile et pertinent face à certains « effondrements » institutionnels de parler de corruption (comme suite à la crise financière de 2008)[38]. L’utilisation de ce genre de langage motive également à l’action en mettant en lumière la nécessité de mettre en place diverses réformes et ajustements. La critique de Lessig du Congrès américain ou d’institutions financières comme Lehman Brothers en serait un bon exemple.

Une telle réponse repose en grande partie sur l’utilité politique du concept de corruption. En effet, si la conception institutionnelle a des visées normatives et critiques, il faut également souligner que le concept de corruption est politiquement et rhétoriquement puissant. Après tout, « le mot lui-même renvoie à quelque chose de puissant, insidieux et destructeur », quelque chose que « nous arborons et voulons combattre » (Underkuffler, 2013, p. 1). Il permet donc de condamner et critiquer, avec vivacité et sur la scène publique, certaines pratiques, certains acteurs ou un « système » tout entier.

Il se peut d’ailleurs très bien qu’une théorie de la corruption institutionnelle serve en partie à cela. Mais il s’agit alors d’un usage particulier du vocabulaire de la corruption. Comme je l’ai soutenu ailleurs, il est parfois difficile de distinguer entre une analyse du langage politique et un exercice de politique du langage (Néron, 2010b). Face à la crise financière de 2008, aux dysfonctionnements de la politique électorale américaine ou à ceux de la politique municipale montréalaise, il est sans doute utile de mobiliser le vocabulaire de la corruption dans la sphère publique, car il invite à une remise en questions et motive à l’action. Il se peut aussi qu’il soit plus parlant que celui de l’égalité politique aux yeux de certains. Cela expliquerait pourquoi Lessig insiste à plusieurs reprises pour dire qu’il veut proposer des réformes basées sur la lutte à la corruption et non pas sur des considérations égalitaristes[39]. Or, si nous utilisons le concept de corruption institutionnelle de cette façon, nous engageons dans ce cas moins dans un exercice théorique d’analyse purement philosophique du langage politique que dans un exercice de politique du langage, qui vise essentiellement à modifier les « termes du discours politiques », pour reprendre le titre de l’important ouvrage de William Connolly (1983)[40]. En fait, le vocabulaire de la corruption fait manifestement partie de ceux qui nous invitent à osciller, peut-être de manière gênante, entre les deux types d’activités.

Essentialisme

Le troisième problème surgit en raison de la posture téléologique de la conception institutionnelle. Celle-ci nous invite à identifier la finalité d’une institution pour ensuite diagnostique les échecs constants à réaliser cette finalité comme des formes de corruption. La stratégie est élégante et efficace, mais elle donne l’impression que les finalités d’une institution sont précises, fixes, inchangeables. Bref, cela donne une impression « d’essentialisme ». On identifie d’abord l’essence de l’institution et le fossé entre cette essence (à la fois idéale et téléologique) et l’existence réelle de l’institution sera ensuite caractérisée come une forme de corruption.

Mais comment peut-on déterminer avec autant de précision la finalité de nos diverses institutions ? Quelle est, par exemple, la finalité du marché ? J’ai présupposé ici une réponse connue et tout à faire crédible : l’allocation efficiente des ressources. Mais d’autres réponses sont tout à fait envisageables : la création de la richesse, le bien-être matériel de la société, la promotion de la liberté humaine, la productivité, etc.

Les finalités d’une institution étant publiques, elles sont tout à fait susceptibles d’être l’objet de débats universitaires, mais surtout l’objet de débats publics et contestations sociales. Elles sont, dirait un rawlsien, l’objet de désaccords tout à fait raisonnables entre citoyens. Elles feront l’objet (et devraient le faire) d’une délibération constante dans laquelle divers groupes aux intérêts variés s’en font des représentations parfois fort différentes. Par exemple, les débats sur la responsabilité sociale des entreprises ont surgit en grande partie en raison du caractère ambigu des missions ultimes de l’entreprise. Quelles sont-elles exactement ? Qu’attendons-nous en dernier ressort des entreprises ? Il est difficile de répondre à ces questions. Et que dire à propos des sports, de la recherche universitaire ou des organisations humanitaires ?

D’une certaine manière, il s’agit là d’une nouvelle version d’un problème classique : pour penser la corruption, il faut être à même de penser des états de choses « non-corrompus », ce qui est loin d’être une tâche facile. Comme le remarque Mark Phelp, c’est d’ailleurs ce qui explique en partie pourquoi il est si difficile de définir la corruption (Phelp, 1997). Or, dans l’optique de la théorie de la corruption institutionnelle, c’est la détermination du telos de l’institution qui est cruciale, puisque c’est de cela dont l’institution corrompue est détournée. Et l’institution non-corrompue est celle qui résiste à un tel détournement. Pour penser la corruption institutionnelle, il faut donc penser le telos de nos institutions. Mais une telle démarche peut poser problème, car elle risque de conduire à essentialiser les institutions, à mettre de côté leur caractère dynamique et le débat social concernant leurs finalités.

Ce point n’est pas négligeable pour l’analyse des phénomènes de corruption. Après tout, comme le note Pierre Lascoumes, notre appréciation des formes et degrés de corruption repose en grande partie sur la façon dont nous envisageons les fonctions – donc les finalités – de nos institutions (Lascoumes, 2011). Qui plus est, il se pourrait même qu’une certaine ambiguïté concernant les finalités d’une institution contribue à l’émergence de la corruption, en favorisant les comportements déviants et les transgressions, tout en multipliant les excuses pour les coupables[41]. Après tout, certaines institutions « adversariales », comme le marché, visent à produire certains biens sans qu’aucun des agents occupant des fonctions stratégiques en leur sein n’ait pour fonction de voir à ce que les biens en question soient produits[42]. De telles institutions contiennent donc les germes de leur propre déliquescence, car elles invitent au détournement. D’autres fois, on peut même supposer que bon nombre des acteurs rattachés à une institution ignorent tout simplement les finalités de celles-ci (qui dans une économie de marché sait même ce qu’est la pareto-optimalité ?).

Il se peut alors que la conception institutionnelle serve en partie à nous inviter à procéder à la fois à une clarification et un rappel des grandes finalités de nos principales institutions. Mais elle doit le faire en étant plus sensibles à l’ancrage de nos institutions au sein de pratiques discursives et démocratiques complexes, au sein desquelles même leur finalités sont débattues et contestées.

Conclusion

J’ai tenté dans cet article de mieux définir les contours de la conception institutionnelle de la corruption en identifiant et clarifiant quatre de ces grandes caractéristiques et certains de ces avantages. Mais j’ai aussi voulu mettre en lumière un certain nombre de difficultés auxquelles ses partisans sont confrontés, et poser certaines questions qui devraient à tout le moins les faire sourciller. Pour résumer à grands traits, elle se présente comme une théorie générale et peut-être trop ambitieuse des institutions ; elle risque de regrouper un ensemble trop vaste de phénomènes institutionnels sous la dénomination « corruption » et elle semble supposer une conception assez peu dynamique des institutions et leurs finalités. On court ainsi le risque de faire dire trop de choses à la conception institutionnelle, de caractériser de manière abusive, et peut-être un peu paresseuse, tout dysfonctionnement institutionnel comme étant une forme de corruption.

J’espère aussi avoir mis en lumière une intrigante ambiguïté de la théorie institutionnelle de la corruption. Il y a une distinction, négligée, à faire entre la tâche consistant à proposer une lecture institutionnelle ou systémique des phénomènes de corruption individuelle (comme l’échange de faveurs) et la tâche consistant à penser la corruption des institutions. Les deux tâches sont bien entendu reliées, mais les partisans de la conception institutionnelle semblent néanmoins osciller de manière gênante entre les deux. S’ils se doivent d’accomplir la seconde tâche, ils donnent parfois l’impression de s’atteler surtout à la première.

Au fond, la meilleure façon de résumer le versant sceptique de cet article est peut-être la suivante : si on a parfois dit que le concept de corruption était normativement vide ou inutile, les institutionnalistes risquent de corriger cette erreur en en faisant à l’inverse un concept normativement surchargé, un peu à la manière des Anciens. Alors que Rawls affirmait que « la justice est la première vertu des institutions », les partisans de la conception institutionnelle semblent nous dire que « la corruption est le premier vice des institutions ». Il se peut que seul Rawls ait raison.