Corps de l’article

La responsabilité est […] un aspect de l’identité du caractère et de la conduite. Nous sommes responsables de notre conduite parce que cette conduite, c’est nous-mêmes objectifiés en actions.

– John Dewey, « Outlines of a Critical Theory of Ethics »

Il n’y a rien de regrettable à se retrouver, en dernière analyse, tout seul face à quelque chose que l’on n’a pas le choix d’accepter ou de refuser. Ce face à quoi on se retrouve, ce n’est probablement que soi-même, un centre sans lequel il ne pourrait pas y avoir de choix relevant de la personne du tout. Que certaines restrictions pèsent sur le choix sans qu’on les ait elles-mêmes choisies, cela fait partie des conditions de possibilité de ce choix.

– Thomas Nagel, The Possibility of Altruism

Nos pratiques n’exploitent pas seulement notre nature, elles l’expriment.

– Peter Strawson, « Liberté et ressentiment »

Introduction

Considérer les gens comme des agents responsables n’est évidemment pas simplement une affaire de croyance. Les considérer de cette manière veut dire quelque chose dans la pratique. Cela se manifeste par une étreinte ou un remerciement, par un geste de représailles ou un geste grossier, par un sentiment de ressentiment ou d’obligation, par le fait de présenter des excuses ou d’en demander. Considérer les gens comme des agents responsables, c’est être prêt à les traiter de certaines manières.

Dans « Liberté et ressentiment, »[2] Peter Strawson s’efforce de décrire ces différentes manières de traiter autrui, et ce qu’elles présupposent. Comme le suggère son titre, l’attention de Strawson porte en particulier sur des attitudes et des réponses telles que la gratitude et le ressentiment, l’indignation, l’approbation, la culpabilité, la honte, (certaines formes de) la fierté, le sentiment d’avoir été blessé, le pardon (qu’on le demande ou qu’on l’accorde), et (certaines formes de) l’amour. L’ensemble de toutes les théories de la responsabilité morale reconnaît qu’il y a des liens entre le fait d’adopter ces attitudes et celui de se considérer les uns les autres comme responsables. Ce qu’il y a d’original chez Strawson, c’est la manière dont ils sont mis en relation. Alors que traditionnellement, on a considéré que ces attitudes étaient secondaires par rapport au fait de voir les autres comme responsables, qu’elles étaient les corollaires pratiques ou les effets secondaires et émotionnels d’une croyance en la responsabilité qui serait intelligible de manière indépendante, Strawson affirme de manière radicale que ces « attitudes réactives » (comme il les appelle) sont constitutives de la responsabilité morale  ; se considérer soi-même ou considérer autrui comme responsable est simplement la prédisposition à réagir face à soi ou à autrui de ces manières-là, sous certaines conditions. Il n’y a pas de croyance plus fondamentale encore qui fournirait la justification ou la raison d’être de ces réactions. La pratique ne repose pas du tout sur une théorie, mais plutôt sur certains besoins et certaines aversions qui sont fondamentales pour notre conception de ce que c’est qu’être un humain. L’idée qu’il y a, ou qu’il y aurait besoin d’y avoir, un tel fondement indépendant est le point sur lequel, selon Strawson, les conceptions traditionnelles se sont profondément fourvoyées.

J’ai longtemps trouvé l’approche de Strawson salutaire et séduisante. Mon objectif ici n’est pas de la défendre en la présentant comme supérieure à ses concurrentes, mais de présenter quelque chose de plus préliminaire. Une évaluation comparative ne saurait être possible sans une meilleure compréhension de ce qu’est la théorie de Strawson (ou une théorie Strawsonienne).[3] Telle que Strawson la présente, la théorie est incomplète à de multiples égards. J’examinerai la question de savoir si et comment on peut remédier à cette incomplétude sur un mode Strawsonien. En définitive, je pense que certains aspects de notre pratique, quand nous tenons quelqu’un pour responsable, se révèlent plus coriaces à traiter même à l’aide de ces remèdes, et que la pratique est moins innocente philosophiquement, que Strawson ne le suppose. J’ai bon espoir que les questions qui seront couvertes par cette étude seront d’une importance suffisante pour attirer l’intérêt de ceux qui, contrairement à moi, n’ont initialement pas particulièrement de sympathie pour l’approche de Strawson.[4]

La théorie de Strawson

Strawson présente les théories rivales de la sienne comme autant de réponses au problème que pose prima facie le déterminisme. L’une d’entre elles – le conséquentialisme – soutient que le fait de blâmer ou de louer des jugements et des actes doit être compris, et justifié, comme autant de formes de régulation sociale. La question de sa pertinence extensionnelle mise à part, le conséquentialisme semble à beaucoup laisser de côté quelque chose de vital pour notre pratique. En mettant l’accent sur leur efficacité instrumentale, il ne rend pas justice au fait que nos réponses sont typiquement des réactions personnelles aux individus en question, et que nous considérons parfois comme des réactions éminemment appropriées indépendamment de leurs effets. « Reculant », avec raison, devant le tableau conséquentialiste, certains philosophes ont proposé l’hypothèse que la responsabilité exigeait un fondement en termes de libre-arbitre, et que pour réintroduire « l’élément vital », nous devrions adopter une certaine métaphysique de l’agentivité humaine. C’est l’autre théorie rivale.

Ce que ces conceptions, par ailleurs très différentes, ont en commun, est l’hypothèse selon laquelle nos attitudes réactives nous engagent envers la vérité d’une certaine proposition que l’on pourrait appréhender de manière indépendante, et qui fournirait le contenu de la croyance en la responsabilité  ; alors, soit l’enquête porte sur la formulation de cette proposition, soit nous devons nous satisfaire d’une intuition concernant son contenu. Pour le partisan de la thèse de la régulation sociale, il s’agit d’une proposition qui porte sur les effets standards qu’engendre le fait d’avoir ou d’exprimer des attitudes réactives. Pour le partisan du libre-arbitre, il s’agit d’une proposition qui porte sur la liberté métaphysique. Dans la mesure où la vérité de la première est cohérente avec la thèse du déterminisme, le conséquentialiste est un compatibiliste  ; dans la mesure où on peut montrer ou voir que la vérité de la seconde ne l’est pas, le partisan du libre-arbitre est un incompatibiliste.

Selon Strawson, il n’y a pas de telle notion indépendante de la responsabilité qui puisse expliquer la propriété des attitudes réactives. La priorité explicative va dans le sens inverse : non que nous tenions les gens pour responsables parce qu’ils sont responsables  ; on doit plutôt comprendre l’idée (notre idée) que nous sommes responsables par la pratique, laquelle ne consiste pas à considérer des propositions comme vraies, mais dans l’expression de nos intérêts et exigences concernant la manière dont nous nous traitons les uns les autres. Ces attitudes (stances) et ces réponses sont l’expression de certains besoins et aversions rudimentaires : « [Il nous importe] que les actes d’autrui […] manifestent à notre égard des attitudes de bienveillance, d’affection, ou d’estime d’un côté, de mépris, d’indifférence ou de malveillance de l’autre. » (p. 115) Par conséquent, les attitudes réactives sont « des réactions humaines naturelles envers la bonne ou mauvaise volonté, ou envers l’indifférence qu’autrui nous manifeste [ou manifeste à l’égard de ceux dont nous nous soucions] telles qu’elles s’expriment dans ses attitudes et dans ses actes. » (p. 121) Prises toutes ensemble, elles expriment « l’exigence qu’autrui manifeste un degré raisonnable de bonne volonté ou d’intérêt, non seulement à l’égard de nous-mêmes, mais à l’égard de tous ceux à la place de qui on peut ressentir de l’indignation morale […]. » (p. 127)

De ce fait, Strawson accuse les conceptions rivales de « surintellectualiser » nos pratiques. En insistant sur la régulation sociale, les conséquentialistes perdent de vue les sentiments que ces pratiques expriment directement, et sans lesquels on ne peut pas comprendre la notion de responsabilité morale. Les partisans du libre-arbitre voient bien qu’il y a une énorme lacune dans la conception conséquentialiste, mais plutôt que de reconnaître que « [ces attitudes] suffisent à elles-mêmes à combler la lacune » (p. 138), ils essaient de fonder ces attitudes sur une intuition métaphysique – « un piètre fétiche intellectualiste par lequel le philosophe pense se préserver de la reconnaissance de sa propre humanité. » p. 138) Tenir quelqu’un pour responsable est aussi naturel et primitif dans la vie humaine que le sont l’amitié ou l’animosité, la sympathie ou l’antipathie. Cela repose sur des besoins et des intérêts qui ont moins besoin d’être justifiés que d’être reconnus.

Excuser et exempter

Dire que l’on doit expliquer le fait de tenir pour responsable par la variété des attitudes réactives, plutôt que par l’engagement en faveur d’une proposition sur la responsabilité qui pourrait se comprendre de manière indépendante, ce n’est pas nier que ces réactions dépendent d’un contexte de croyances et de perceptions dans les situations particulières. Il ne s’agit pas de pures effusions de sentiments, qui ne seraient pas affectées par les faits. D’une certaine manière, Strawson prend bien soin d’insister sur le fait que ces attitudes n’obéissent pas à une « logique, » et qu’elles ne requièrent ni n’autorisent aucune « justification rationnelle » générale de quelle que sorte qu’elle soit. Néanmoins, Strawson a beaucoup de choses à dire au sujet des perceptions particulières qui les provoquent et les inhibent. Les attitudes réactives répondent bien à des critères internes, dans la mesure où ce sont des réactions aux qualités morales qui sont exemplifiées par les attitudes et la conduite d’un individu.[5]

De ce fait, les attitudes réactives dépendent d’une interprétation de la conduite. Si vous êtes plein de ressentiment quand on vous bouscule dans la foule, vous verrez le comportement d’autrui comme grossier, méprisant, irrespectueux, égocentrique, ou sans-gêne : en bref, comme manifestant des attitudes qui sont contraires aux exigences fondamentales des égards que l’on doit raisonnablement avoir. Votre ressentiment pourrait être inhibé si vous êtes trop fatigué, ou occupé, ou craintif, ou simplement suffisamment endurci pour la vie dans une grande ville. Ce sont là des inhibiteurs causaux. Par contraste, vous pourriez penser que les autres ont été eux-mêmes poussés, qu’ils n’ont pas bien conscience de ce qu’ils faisaient, ou n’ont pas fait exprès…ces pensées fourniraient des raisons à l’inhibition du ressentiment. Ce qui en fait des raisons, c’est, en gros, le fait qu’ils annulent ou atténuent l’apparence de non-respect des exigences fondamentales.[6]

De cette manière, Strawson rend compte de manière plausible de beaucoup des « prétextes » qui, en pratique, inhibent ou modifient les attitudes réactives négatives. Un type de prétexte est exemplifié par les raisons qui inhibent les sentiments dont nous venons de parler. Ce type de prétexte correspond à ce que l’on appelle en général des circonstances qui excusent. Ceci fonctionne en niant l’apparence qu’autrui a échoué à satisfaire l’exigence fondamentale  ; quand une excuse valide apparaît, les critères internes des attitudes réactives négatives ne sont pas satisfaits. Bien entendu, la justification fait la même chose, mais d’une manière différente. « Il réalisait ce qu’il était en train de faire, mais c’était une urgence. » En général, une excuse montre que l’on n’était pas à blâmer, alors qu’une justification montre que l’on n’était pas à blâmer.

Strawson distingue un second type de prétexte. Celui-ci correspond en gros aux conditions qui, d’ordinaire, exemptent. Elles montrent que l’on peut de façon appropriée exempter l’agent, de manière temporaire ou permanente, globale ou locale, des exigences fondamentales qui s’appliquent par défaut. Les exemples de Strawson sont le fait d’être psychotique, d’être un enfant, d’être sous une forte pression, d’être sous hypnose, d’être un sociopathe (« un idiot moral »), et d’être « particulièrement défavorisé du point de vue de son développement intellectuel. » Sa caractérisation générale des prétextes de type 2 est qu’ils présentent autrui soit comme agissant de manière inhabituelle en raison de circonstances extraordinaires, soit comme psychologiquement anormal ou moralement sous-développé de telle manière qu’il soit en situation d’incapacité, à certains ou à tous égards, du point de vue des « relations interpersonnelles adultes ordinaires. »

En somme, les prétextes de type 2 renvoient à la question de savoir s’il est approprié « d’exiger de l’agent le genre de bienveillance ou d’égard que manifestent nos attitudes réactives ordinaires. » (p. 117) Si tel est le cas, on le considère comme un agent responsable, comme le terme potentiel d’une relation morale, comme un membre (quoique, peut-être, pas tout à fait en règle) de la communauté morale. En partant du principe qu’il n’y a pas de telles exemptions, les prétextes de type 1 renvoient à la question de savoir si l’exigence de base a été satisfaite. Ceux-ci inhibent les attitudes réactives négatives parce qu’il fournissent des indices probants du fait que leurs critères internes ne sont pas satisfaits. Par opposition, les prétextes de type 2 inhibent les attitudes réactives parce qu’ils inhibent la demande que ces attitudes expriment (p. 123).

Quand les attitudes réactives sont suspendues sur la base de considérations de type 2, nous tendons à adopter ce que Strawson appelle une « conception objective. » Nous voyons les individus non comme des individus à l’égard desquels on peut avoir du ressentiment ou de l’estime, mais comme des individus qu’il faut contrôler, guider, manipuler, entraîner… La conception objective n’exclut pas toutes les émotions : « Elle peut inclure la répulsion ou la peur, elle peut inclure la pitié et même l’amour, » bien qu’elle exclut l’amour adulte et réciproque. Nous avons également la capacité d’adopter une conception objective à l’égard d’agents capables  ; pour certains types de relations thérapeutiques, ou simplement pour soulager le « poids de l’implication, » nous faisons parfois appel à cette ressource.

Comme on l’a vu, l’un des objectifs de Strawson est de nier la pertinence de toute discussion théorique au sujet du déterminisme pour rendre compte de la responsabilité morale. En effet, les incompatibilistes insistent sur le fait que la vérité du déterminisme exigerait de nous que nous adoptions universellement l’attitude objective. Mais selon Strawson, quand nous adoptons l’attitude objective, ce n’est jamais en conséquence d’une conviction théorique en faveur du déterminisme, mais soit parce que nous acceptons l’un des prétextes d’exemption, soit pour des raisons externes – la fatigue, par exemple, ou pour se soulager du poids de l’implication. Aucune thèse déterministe cohérente n’implique que l’un ou plusieurs des prétextes soient toujours valides, que le non-respect ne soit jamais intentionnel, ou que nous soyons tous anormaux ou sous-développés sur le plan qui serait pertinent. Tenir pour responsable est l’expression d’un souci fondamental et de l’exigence fondamentale, dont la « légitimité » ne requiert ni la liberté métaphysique, ni l’efficacité. La pratique n’implique rien avec quoi le déterminisme pourrait entrer en conflit, ou que la prise en considération de l’utilité pourrait remettre en question.

Blâmer et trouver la faute

Voici la conception élémentaire telle que Strawson la présente. Par commodité, nous pourrions l’appeler la théorie expressive de la responsabilité. Certaines précautions étant prises,[7] on pourrait qualifier la théorie expressive de forme non conséquentialiste de compatibilisme  ; mais elle n’est pas la seule de ce type. On peut clarifier ce point en la mettant en contraste avec une autre.

Prenons la conception ordinaire du blâme et de l’éloge suivante : blâmer moralement quelqu’un pour quelque chose c’est considérer cette chose comme une faute morale, ou un « manquement, » ou un défaut de caractère, ou un vice,[8] et il en va de même pour la louange. On pourrait concevoir la responsabilité en termes des conditions de pertinence de tels jugements : c’est-à-dire, les jugements selon lesquels une action ou une attitude manifestent une vertu ou un vice.[9]

Dans la théorie Strawsonienne telle que je la comprends, de tels jugements ne sont qu’une partie du problème. Ils indiquent quelles attitudes réactives sont des réactions à (à savoir, à la qualité du moi moral d’autrui tel qu’il est exemplifié dans l’action et l’attitude), mais ce ne sont pas en eux-mêmes de telles réactions. Faire simplement appel à de tels jugements, c’est laisser de côté quelque chose d’essentiel dans la pratique de tenir pour responsable et pour le concept de responsabilité morale (dans la mesure où ce sont des choses auxquelles il est approprié de répondre de certaines manières). Comme si lorsque nous blâmons, nous étions avant tout des greffiers de la moralité, dressant le compte des fautes morales, quel qu’en soit le but (les Assises Dernières ?).[10] Dans une conception Strawsonienne, blâmer ne consiste pas seulement en l’évaluation des fautes débusquées – ce que l’on pourrait faire d’un point de vue détaché et froidement « objectif » – mais en un ensemble de réponses que l’on fait à l’agent sur la base d’une telle évaluation.[11] Ces réponses non-propositionnelles sont constitutives de la pratique de tenir pour responsable.

J’aurai un mot à dire un peu plus tard sur la nature de ces réponses. Il est clair qu’elles couvrent un large spectre. Les attitudes réactives négatives portent aussi bien sur le fait de bombarder Tripoli que sur le fait de penser du mal de quelqu’un. Mais même celles qui sont du côté des mieux dissimulées et des moins vindicatives du spectre impliquent quelque chose de plus que l’attribution de défauts ou de faiblesses du caractère moral. Avoir une piètre opinion (moins que bonne) d’une personne revient à la considérer à la lumière de ses fautes. Cela a des implications subtiles du point de vue de la manière dont on traite et interagit avec autrui. (S’il est mort ou hors de portée, ces implications seront seulement hypothétiques ou potentielles.) C’est là le type d’attitudes auquel on renonce par le pardon, qui lui-même présuppose l’attribution d’une faute (antécédente).

Quelques questions critiques

Je vais maintenant me tourner vers un certain nombre de questions délicates pour la théorie expressive. Celle-ci rend bien compte des « conditions qui fournissent des excuses, » les prétextes de type 1  ; mais quelle est son explication exacte – ou même en gros – pour les prétextes de type 2 ? Les attitudes réactives « participantes » sont censées être « des réactions humaines naturelles envers la bonne ou mauvaise volonté, ou envers l’indifférence qu’autrui nous manifeste, telles qu’elles s’expriment dans ses attitudes et dans ses actes. » (p. 121)  ; mais cette caractérisation est nécessairement insuffisante, car certains des agents qui manifestent de telles attitudes sont néanmoins exemptés. Un enfant peut être méchant, un psychotique peut être hostile, un sociopathe indifférent, une personne sous pression peut être grossière, une femme ou un homme « particulièrement défavorisé du point de vue de leur développement intellectuel » peuvent être cruels. À l’évidence, les attitudes réactives sont sensibles non seulement à la qualité de la volonté d’autrui, mais elles dépendent aussi de croyances d’arrière-plan concernant les objets de ces attitudes. Quelles sont ces croyances, et comment peut-on en rendre compte sans avoir recours aux conceptions rivales de la responsabilité que Strawson fait tout pour éviter ?

Strawson affirme que les prétextes de type 2 inhibent les attitudes réactives non pas en fournissant une interprétation qui montre qu’autrui ne manifeste pas les attitudes pertinentes, mais en « inhibant » l’exigence fondamentale. Il semble que beaucoup des conditions d’exemption impliquent des explications des raisons pour lesquelles les individus manifestent des qualités auxquelles les attitudes réactives seraient sensibles sinon. Alors, à première vue, les attitudes réactives sont aussi affectées par ces explications. L’article de Strawson ne fournit pas d’explication de la manière dont cela marche, ni des types d’explications qui permettent d’exempter.

Le problème n’est pas seulement que la théorie est incomplète, mais que ce qui serait nécessaire pour la compléter l’invalidera. Les rivaux de Strawson se précipiteront pour combler ces lacunes avec leurs propres notions. Ainsi, on dira que ce qui fait que certaines de ces explications exemptent est le fait qu’elles sont déterministes  ; ou on dira que ces conditions exemptent parce qu’elles indiquent les conditions dans lesquelles la demande fondamentale est inefficace. Dans la mesure où une telle explication semble nécessaire, notre entreprise est vouée à l’échec.

Dans les sections qui viennent, j’explorerai une alternative Strawsonienne. Suivant l’idée de Strawson selon laquelle les prétextes de type 2 inhibent les attitudes réactives en vertu du fait qu’elles inhibent la demande fondamentale, je propose de concevoir les conditions d’exemption comme autant d’indications du fait que des contraintes pèsent sur l’exigence morale intelligible, ou, autrement dit, que des contraintes pèsent sur la demande morale.

Je n’ai nullement pour objectif de fournir quelque chose comme un traitement exhaustif des prétextes de type 2, tel que celui que conduit Strawson. Je traite, d’abord et assez brièvement, des cas de l’enfant et de celui de quelqu’un qui se trouve sous une forte pression. Je me tournerai ensuite vers une discussion plus extensive du fait d’ « être particulièrement défavorisé du point de vue de son développement intellectuel » car cela semble être entièrement hors de portée des ressources de la théorie expressive.

Exiger et comprendre

Comme Strawson en a pleinement conscience, être un enfant n’est pas simplement quelque chose qui exempte. Les enfants sont « de jeunes créatures disposées, et cela de manière de plus en plus prononcée, à adopter et à être l’objet de la gamme complète des attitudes humaines et morales, tout en n’en étant pas encore réellement capables. » (p. 132) Les enfants deviennent progressivement des agents responsables  ; mais en vertu de quoi sont-ils potentiellement et de plus en plus cela ? Une réponse partielle plausible à cette question est « la compréhension morale. » Ils ne saisissent pas encore (complètement) les concepts moraux de sorte à pouvoir s’engager (complètement) dans la communication morale, et par conséquent à être des membres à part entière de la communauté morale.

L’intérêt de la compréhension morale pour la théorie expressive est le suivant : les attitudes réactives négatives expriment une exigence morale, l’exigence qu’on témoigne un égard raisonnable. Or un très jeune enfant n’a même pas une idée très claire de la réalité d’autrui  ; et même compte tenu de leurs capacités cognitives, les enfants peuvent ne pas avoir de compréhension claire des effets qu’a leur comportement sur autrui. Même quand ils comprennent ce que c’est que de blesser quelqu’un d’autre physiquement, il leur manque le sens de ce que c’est que blesser les sentiments de quelqu’un d’autre, ou des différentes et subtiles manières dont cela peut se produire  ; et même quand ces choses-là sont plus ou moins maîtrisées, il peut leur manquer la notion d’égard raisonnable, ou de justification. L’exigence fondamentale est, une fois encore, une exigence morale, l’exigence qu’on témoigne d’un égard raisonnable, une exigence adressée à un agent moral, à quelqu’un qui est capable de comprendre cette exigence. Dans la mesure où les attitudes réactives négatives impliquent cette exigence, elles ne sont pas (complètement) dirigées de manière appropriée vers ceux qui n’en saisissent pas pleinement les termes.

Pour être intelligible, l’exigence requiert de la compréhension de la part de l’objet de la demande. Les attitudes réactives sont des formes de communication dont on dispose déjà, qui n’ont de sens que si on fait l’hypothèse qu’autrui peut comprendre le message.

Il ne fait aucun doute que les conceptions communes concernant les capacités morales des enfants sont susceptibles d’être remises en cause, et le fait de faire appel à la notion de compréhension pose lui-même des questions importantes.[12] Cependant, ce qui est important ici est la question de savoir si ces conceptions peuvent être prises en compte par la théorie Strawsonienne, et il semble que la conception ordinaire selon laquelle les attitudes réactives ont moins de sens dans le cas des enfants soit intelligible en termes Strawsoniens  ; cette condition d’exemption reflète des contraintes qui découlent de la notion d’exigence morale.

En un certain sens, blâmer et louer ceux qui possèdent une compréhension morale diminuée, c’est rater son « but. » Cette manière de présenter les choses va dans le sens du conséquentialisme, cependant notre discussion suggère une construction différente. Les attitudes réactives sont des formes déjà acquises de communication, non dans le sens où le ressentiment et autres sont des choses que l’on communique d’habitude  ; très souvent, en fait, ce n’est pas le cas. L’expression la plus appropriée et la plus directe du ressentiment consiste plutôt à adresser à autrui une plainte et une exigence. Être un enfant exempte, quand tel est le cas, non parce qu’exprimer du ressentiment n’aurait pas d’effets désirables  ; en fait, c’est souvent le cas. L’idée est plutôt que les attitudes réactives ratent leur but comme formes d’exigence morale.[13]

Ne pas être soi-même

Voyons si ce type d’explication peut s’étendre à un autre des prétextes de type 2 de Strawson : « être sous une forte pression. » Strawson inclut ce prétexte dans un sous-groupe d’exemption qui inclut « il n’était pas lui-même » et « il agissait sous l’effet d’une suggestion posthypnotique. » Son exposé de la logique des choses dans le cas du stress est quelque peu obscur :

Pour un individu donné, on ne peut éprouver du ressentiment à l’égard de l’individu qu’il est pour un acte commis par l’individu qu’il n’est pas, ou du moins notre réaction prendra-t-elle une forme très atténuée. Nos relations avec l’individu en question se situent habituellement dans un cadre normal  ; aussi, lorsqu’il agit comme il l’a fait dans un cadre anormal, nous ne pouvons éprouver à son égard les sentiments que nous aurions éprouvés s’il avait agi de la même façon dans un cadre normal. (p. 119)

Je pense que ce qui conduit Strawson à regrouper ces cas les uns avec les autres est le fait qu’à chaque fois l’agent, en raison de circonstances spécifiques, agit de manière non caractéristique.

Quand vous apprenez que quelqu’un qui vous a traité de manière extrêmement grossière a été mis à rude épreuve dernièrement, a perdu son emploi disons, ou est en train de divorcer, vous pouvez réinterpréter son comportement de manière à ce que votre ressentiment ou votre sentiment premier d’avoir été blessé est inhibé, et semble à présent inapproprié. Comment cette réinterprétation marche-t-elle ? Remarquons, une fois encore, qu’à la différence des prétextes de type 1, la nouvelle interprétation ne contredit pas le jugement selon lequel la personne vous a traité de façon grossière  ; elle fournit plutôt une explication à cette grossièreté.

Ce que Strawson dit de ce cas semble plausible. Ce qui semble affecter vos attitudes réactives est la pensée que cette personne n’est pas elle-même, que le comportement en question ne reflète pas ou pas entièrement sa « personnalité » morale. La remarque suivante indique la même chose : « Il était saoul quand il a dit ça  ; je ne lui en tiendrai pas rigueur. » (Il y a ici possibilité de désaccord à propos des limites du moi moral. Dans une certaine mesure, la sagesse commune considère que notre « vrai moi » se révèle lorsque nous sommes saouls. À ma connaissance, on ne dit jamais cela à propos du stress.) Une fois encore, quelle est la logique des choses selon Strawson ?

Peut-être peut-on aussi comprendre ce type de cas en termes des conditions dans lesquelles une exigence morale est intelligible. Dans la mesure où le ressentiment est une forme de reproche que l’on adresse à un agent, une telle attitude perd beaucoup de sa pertinence ici – non pas, comme tout à l’heure, parce qu’autrui ne comprend pas pleinement le reproche, mais parce qu’il ou elle (le vrai moi) rejette une telle conduite de la même manière. À la différence du cas dans lequel l’agent agit avec grossièreté en l’absence de « pression, » ici la cible de votre ressentiment n’est pas quelqu’un qui approuve « réellement » le comportement que vous dénoncez. Le comportement ne vous apparaît pas comme résultant du moi moral de la personne, et pourtant, c’est à cette personne, en tant que moi moral, que votre ressentiment s’adresserait.

On peut reformuler l’argument plus clairement de cette manière : dans la mesure où les attitudes réactives négatives expriment des exigences (et dans certains cas des appels) adressées à un autre moi moral, elles sont conceptuellement conditionnées de différentes manières. Une condition pour être pleinement un moi moral, est qu’autrui doit posséder une compréhension morale suffisante  ; une autre est que la conduite en question soit considérée comme reflétant le moi moral. Dans la mesure où la personne est soumise à une forte pression, sa conduite et ses attitudes échouent à satisfaire cette dernière condition.

Je ne sais pas très bien dans quelle mesure ces remarques s’accordent avec les positions propres de Strawson. Elles sont quoi qu’il en soit bien trop sommaires, et soulèvent des problèmes que je ne peux traiter ici. Car tout d’abord, la notion de demande morale semble être essentiellement interpersonnelle, et serait donc vaine dans le cas auto-réflexif. Nous avons des attitudes réactives négatives à l’égard de, et nous adressons des exigences morales à, nous-mêmes. Pour décider de la question de savoir s’il s’agit d’une asymétrie qui remet tout en cause, il faudrait que nous nous penchions sur les cas réflexifs en détail. Ensuite, la notion de moi moral n’est certainement pas de part en part transparente. Pourquoi nos réponses sous condition de stress ne sont-elles pas le reflet de nos moi moraux – à savoir, des reflets du moi moral sous condition de stress ? Il est clair, alors, que l’explication demanderait à être développée.

On se rappellera, cependant, que je ne suis pas en train d’essayer de déterminer si une explication Strawsonienne des conditions d’exemption est la meilleure explication, mais d’indiquer en quoi une telle explication pourrait consister. Il suffira pour notre propos que nous soyons convaincus qu’une théorie Strawsonienne dispose des ressources nécessaires pour proposer une explication.

Pour récapituler, la thèse est alors la suivante : premièrement, les prétextes de type 2 indiquent de différentes manières quelles sont les conditions limitantes de l’exigence morale. Celles-ci sont pertinentes au regard des attitudes réactives parce que ces attitudes sont des formes déjà acquises d’exigence morale. Cette thèse donne du sens à la remarque de Strawson selon laquelle les prétextes de ce type inhibent les attitudes réactives en inhibant l’exigence morale. Deuxièmement, étant donné que ces conditions sont satisfaites, les prétextes de type 1 indiquent que l’exigence fondamentale n’a pas été bafouée, contrairement aux apparences (bien qu’ici encore, on doive distinguer l’excuse de la justification).

Selon cette explication, la pratique de tenir pour responsable semble bien être métaphysiquement modeste, en ce qu’elle n’implique aucun engagement du point de vue duquel les discussions concernant le déterminisme seraient pertinentes. Dans une des prochaines sections, je m’intéresserai à certaines caractéristiques plus troublantes de notre pratique  ; mais avant cela je voudrais attirer l’attention sur certaines des questions que pose l’explication que l’on a proposée jusqu’ici.

Le mal et les limites de la communauté morale

Pour comprendre certaines des considérations qui exemptent ou sont atténuantes, j’ai eu recours à la notion de conditions dans lesquelles il y a un sens, moralement, à exiger quelque chose d’autrui. J’ai suggéré que, de différentes manières, ces conditions ne sont pas (entièrement) satisfaites par l’enfant et par la personne qui subit un stress important. Dans le cas de l’enfant, il semblait possible de parler d’un manque de compréhension. La question de savoir ce qu’une telle compréhension implique est complexe. Nous ne voulons manifestement pas faire de l’obéissance à la demande fondamentale une condition de la compréhension morale. (Après tout, pour la plupart, les enfants « obéissent » effectivement, mais sans pleine compréhension.) Car les attitudes réactives négatives n’entrent en jeu que lorsque l’exigence fondamentale a été bafouée ou rejetée  ; et bafouer et rejeter, à proprement parler, requiert la compréhension.

Ces remarques soulèvent une question très générale au sujet des limites de la responsabilité et des limites du mal. Il est tentant de penser que la compréhension requiert un cadre de valeurs commun. Quoi qu’il en soit, certaines des remarques de Strawson font allusion à ce type de condition concernant la demande morale. Il écrit que les attitudes réactives impliquent de manière essentielle le fait de considérer autrui comme un « agent moralement responsable, comme pôle de relations morales et comme membre de la communauté morale » (p. 130). Cette dernière expression suggère qu’il y a, à un certain niveau, des fins partagées, ou un cadre pour le raisonnement pratique qui est partagé. Ainsi, les co-membres de la communauté morale sont des interlocuteurs potentiels. Dans sa discussion de l’article de Strawson, Lawrence Stern suggère cela :

[…] quand on désapprouve moralement une autre personne, il est normal de croire qu’elle est sensible à l’appel des principes en vertu desquels on la désapprouve. Soit elle partage ces principes, soit elle peut parvenir à les partager.[14]

Exiger moralement quelque chose d’autrui a-t-il du sens à moins de supposer qu’autrui peut avoir une raison de nous prendre au sérieux, de reconnaître nos exigences ? Pouvons-nous nous trouver dans une communauté morale avec ceux qui rejettent les termes fondamentaux de la communauté morale ? Les ennemis de la communauté morale en sont-ils encore membres ? Si nous supposons que l’exigence morale requiert qu’il y ait une communauté morale, alors certaines formes de mal deviendront des conditions d’exemption. Si tenir pour responsable requiert que la demande morale soit intelligible, et si une condition d’une telle demande est qu’autrui soit considéré comme un interlocuteur moral potentiel, alors on aboutit au paradoxe selon lequel le mal extrême nous permet d’échapper au blâme.

Prenons le cas de Robert Harris.

Dans la partie sud du Couloir de la Mort, dans une section qu’on appelle « les quartiers des pics-verts » et où logent les détenus blancs, il y aura une petite fête le jour où Robert Alton Harris mourra.

Dans le couloir, un groupe de détenus a promis de donner plusieurs dollars pour acheter des bonbons, des biscuits et des boissons. Au moment où ils estimeront que Harris aura été exécuté, ils mangeront, boiront, et porteront un toast à sa mort.

« Ce type est une horreur, une vraie fripouille  ; on va faire la fête quand il ne sera plus là, » dit Richard (Chic) Mroczko, qui a vécu dans la cellule voisine de celle de Harris dans le Couloir de la Mort de la prison de San Quentin pendant plus d’un an. « Il se fiche de l’existence, il se fiche des autres, il se fiche de lui-même.

« On n’est pas une patrouille de boy scouts par ici, et vous pourriez croire que toute cette histoire nous est assez indifférente. Mais c’est parce que vous ne connaissez pas le type. »

Richard Huffman, le substitut du procureur du comté de San Diego, qui avait poursuivi Harris, dit : « Si quelqu’un comme Harris ne peut pas être exécuté en vertu de la loi californienne et de la procédure fédérale, alors il faut être honnête et dire qu’on est incapable d’assumer la peine capitale. »

Le substitut du procureur général de l’État, Michael D. Wellington, a demandé à la Cour, pendant le procès en appel de Harris, « Si ce n’est pas là le type d’accusé qui justifie la peine mort, est-ce qu’il va continuer à y en avoir une ? »

Quel crime Robert Harris avait-il commis pour être considéré comme le candidat idéal à la peine de mort ? Et quel type d’homme peut bien provoquer une inimitié telle que même ceux qui sont dans le Couloir de la Mort […] demandent à ce qu’il soit exécuté ?

Le 5 juillet 1978, John Mayeski et Michael Baker venaient de se rendre en voiture jusqu’à un fast-food et s’étaient installés dans le parking pour déjeuner. Mayeski et Baker […] vivaient dans la même rue et étaient de très bons amis. Ils étaient en route vers un lac des environs, où ils comptaient passer la journée à pêcher.

A l’autre bout du parking, Robert Harris, 25 ans, et son frère Daniel, 18 ans, étaient en train d’essayer de voler une voiture quand ils ont repéré les deux jeunes gens. Les frères Harris avaient prévu de cambrioler une banque cet après-midi là, et ne voulaient pas utiliser leur propre voiture. Voyant qu’il n’arrivait pas à faire démarrer la voiture, Robert Harris a désigné la voiture dans laquelle les deux jeunes de 16 ans étaient en train de manger, et a dit à Daniel, « On va prendre celle-là. »

Il a pointé un […] Luger sur Mayeski, a rampé sur la banquette arrière, et lui a dit de rouler vers l’est […].

Daniel Harris suivait dans la voiture des Harris. Quand ils sont arrivés dans une zone de canyon […] Robert Harris a dit aux jeunes qu’il allait prendre leur voiture pour cambrioler une banque, et leur a assuré qu’on ne leur ferait pas de mal. Robert Harris a crié à Daniel de prendre le calibre 22 sur le siège arrière de leur voiture.

« Quand je les ai rejoints, » déclara Daniel dans une interview récente, Robert était en train de leur parler du casse qu’on allait faire. Il était en train de leur dire qu’il leur laisserait de l’argent dans la voiture et tout ça, parce qu’on l’aurait utilisée. Les deux ont dit qu’ils attendraient en haut de cette petite colline qu’on soit parti, et qu’ensuite ils marcheraient jusqu’à la ville et déclareraient la voiture comme volée. Robert Harris a dit d’accord.

« Michael s’est tourné et est parti à travers les buissons. John a dit, ‘Bonne chance,’ et s’est retourné pour partir. »

Alors que les deux garçons s’éloignaient à pieds, Harris a lentement levé le Luger et a abattu Mayeski d’une balle dans le dos, dit Daniel. Mayeski a crié : « Oh, mon Dieu, » et s’est effondré sur le sol. Harris a poursuivi Baker au bas de la colline jusque dans un petit vallon et lui a tiré dessus quatre fois. Mayeski était encore vivant quand Harris est remonté sur la colline, dit Daniel. Harris a marché jusqu’à lui, s’est agenouillé, a posé le Luger sur sa tête et a tiré.

« Seigneur, tout a commencé à tourner, » dit Daniel. « C’était comme au ralenti. J’ai vu le pistolet, et puis sa tête exploser comme un ballon […] j’ai commencé à courir, courir […] Mais j’ai entendu Robert et je me suis retourné.

« Il était en train de balancer le pistolet et la carabine en l’air et il riait. Seigneur, ce rire m’a glacé le sang et les os. »

Harris a ramené la voiture chez un ami chez qui Daniel et lui vivaient. Harris est entré dans la maison, emportant les armes et le sac qui contenait les reste du déjeuner des gamins morts. Alors, environ 15 minutes après avoir tué les deux garçons de 16 ans, Harris a sorti la nourriture du sac […] et a commencé à manger un hamburger. Il a proposé un chausson aux pommes à son frère, et Daniel a eu mal au coeur et a couru à la salle de bains.

« Robert s’est moqué de moi, » dit Daniel. « Il a dit que j’étais faible : il m’a traité de poule mouillée et il a dit que je n’avais pas assez de cran pour ça. » Harris était presque d’humeur enjouée. Il a souri et a dit à Daniel que ce serait drôle s’ils jouaient tous les deux les officiers de police pour aller apprendre aux parents que leurs fils avaient été tués. Puis, pour la première fois, il est devenu sérieux. Il a pensé que quelqu’un avait pu entendre les tirs et que la police pouvait être en train de chercher les corps. Il a dit à Daniel qu’ils devraient commencer à patrouiller sur la route à proximité des corps, et peut-être tuer des policiers dans le secteur.

[Plus tard, alors qu’ils se préparent à braquer la banque.] Harris a sorti le Luger et a remarqué qu’il y avait des taches de sang et des résidus de chair sur le canon qui venait du tir à bout pourtant, et il a dit, « J’ai vraiment explosé la cervelle de ce gars. » Et alors, une fois encore, il a commencé à rire.

[…] Harris a été condamné à la peine de mort. Il a refusé toutes les demandes d’interviews depuis que la sentence a été prononcée.

« Il ne voit tout simplement pas à quoi ça servirait de parler, » dit une soeur […] qui lui avait rendu visite trois fois depuis qu’il était dans le Couloir de la Mort. « Il m’a dit qu’il avait eu sa chance, qu’il avait choisi le chemin pour l’enfer, et qu’il n’y avait rien de plus à dire. »

[…] Peu des amis et des membres de la famille de Harris ont été surpris qu’il finisse dans le Couloir de la Mort. Il avait passé sept des dix années précédentes derrière les barreaux. Harris, qui était allé à l’école jusqu’en huitième année, avait été déclaré coupable de vol de voiture à l’âge de 15 ans et fut envoyé dans un centre pénitentiaire fédéral pour mineurs. Après sa libération, il a été arrêté deux fois pour torture sur des animaux, et accusé d’homicide pour avoir frappé à mort un voisin après une dispute.

Barbara Harris, une autre de ses soeurs, a parlé à son frère à l’occasion d’un pique-nique familial le 4 juillet 1978. Il était sorti de prison depuis moins de six mois, et sa soeur ne l’avait plus vu depuis des années.

… Barbara Harris a remarqué son regard, et en a eu des frissons… « J’ai pensé, ‘Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’ils lui ont fait ?’ Il souriait, mais son regard était tellement froid, complètement vide. C’était comme regarder un serpent à sonnette ou un cobra prêt à attaquer. Ses yeux étaient voilés, et on n’y lisait que de la méchanceté.

« Il avait le regard d’un tueur. J’ai dit à un ami que je savais que quelqu’un d’autre allait mourir de ses mains. »

Le jour suivant, Robert Harris tuait les deux jeunes gens. Ceux qui connaissent cette histoire ont été aussi déconcertés qu’indignés par les actes de Harris. La plupart trouvait incompréhensible qu’un homme puisse être si dépourvu de compassion et de conscience, qu’il ait pu tuer deux jeunes gens, rire de leur mort et ensuite manger leurs hamburgers comme si de rien n’était.

… Harris est un type dangereux dans les rues, et un type dangereux derrière les barreaux, dit Mroczko, qui a passé plus d’un an dans la cellule voisine de celle de Harris…

« Vous n’avez pas envie d’avoir affaire à lui dehors, » dit Mroczko, … « On n’a pas envie d’avoir affaire à lui ici à l’intérieur. »

Pendant sa première année dans le quartier pénitentiaire, dit Mroczko, Harris a été impliqué dans plusieurs bagarres dans la cours et on l’a pris en train de refiler un couteau à un prisonnier dans une cours adjacente. Pendant une bagarre, Harris a été blessé à l’arme blanche, et l’autre prisonnier a été abattu par un gardien. Il tapait sur les nerfs de tout le monde, et une nuit il a gardé tout le bloc réveillé en balançant sa chaussure sur une cuvette d’eau en acier, et en riant de manière hystérique.

Toute rencontre avec Harris tournait toujours à la confrontation. Si un détenu avait des cigarettes, ou quelque chose d’autre qu’Harris voulait, il ne se disait pas « tu peux prendre sur toi, » dit Mroczko, il essayait de s’en emparer. Harris était un homme qui ne savait tout simplement pas « quand il fallait être cool, » disait-il. Il avait une présence horripilante dans la cour comme dans sa cellule, et son comportement attirait immanquablement l’attention indésirable des gardiens […].

Il faisait semblant d’être quelqu’un qui se désintéressait de tout. Sa cellule était dégoûtante, dit Mroczko, il y avait des vêtements, des ordures, du tabac et des magazines répandus partout sur le sol. Il portait les mêmes vêtements tous les jours, et ne voyait guère l’intérêt de prendre des douches. Harris passait ses journées à regarder la télévision dans sa cellule, et lisait des histoires de Western de temps à autre.[15]

À première vue, Harris est l’« archétypique du candidat » au reproche. Nous répondons à son absence de pitié et à sa méchanceté par l’indignation et la répugnance morales. Cependant, si les attitudes réactives étaient implicitement des « invitations au dialogue » (comme le dit Stern), alors Harris serait un objet inapproprié pour de telles attitudes. Car on peut difficilement dire qu’il est un interlocuteur moral potentiel, « sensible à l’appel des principes en vertu desquels on le désapprouve. » En l’occurrence, une invitation au dialogue se heurterait à un silence glacial (il n’avait « rien d’autre à dire ») ou à un mépris assassin.Cependant, toute communication n’est pas dialogue. Harris refuse le dialogue, et son refus vise à signifier quelque chose. Il s’agit en effet d’une répudiation de la communauté morale  ; par là, il se déclare lui-même être un hors la loi moral. A la différence du petit enfant, ou d’une manière différente de celle du psychopathe, il manifeste une forme d’inversion de l’intérêt moral, et non un déficit de compréhension. Ses oreilles ne sont pas sourdes, mais son coeur est de glace. Cette caractéristique, qui fait qu’il serait parfaitement inapproprié de le considérer comme un interlocuteur moral, intensifie plutôt qu’elle n’inhibe les attitudes réactives. La forme de mal qu’incarne Harris consiste en partie dans le fait qu’il se trouve au-delà des limites de la communauté morale. Par conséquent, si nous devons avoir recours aux contraintes qui pèsent sur l’exigence morale pour expliquer certains prétextes de type 2, nous ne devons pas inclure parmi ces contraintes le fait d’être un co-membre de la communauté morale, ou la possibilité essentielle du dialogue – sans quoi le mal serait sa propre exemption. À ces limites externes, nos attitudes réactives ne peuvent rien être de plus (ou de moins) qu’une dénonciation désespérée de l’espoir d’une réponse adéquate.

Les racines du mal

J’ai dit que Harris était l’archétype du candidat au blâme – c’est ainsi, du moins, que nous réagissons face à lui. La manière dont il l’est devenu a-t-elle une importance pour nos réactions ? Strawson le pense, car, parmi les prétextes de type 2, il inclut « être particulièrement défavorisé du point de vue de son développement intellectuel. » Nous devons à présent nous pencher sur la pertinence de telles considérations historiques au regard des attitudes réactives. Tel qu’il s’est produit, le cas de Robert Harris en est encore une illustration frappante.

[Durant l’entretien] Barbara Harris a recouvert ses yeux de ses mains et a dit d’une voix douce, « J’ai vu chaque particule de gentillesse, de pitié et de bonté en lui être détruite […] Il y a eu un long et vilain chemin avant qu’il en arrive là. »

Les 29 années de Robert Harris […] ont été sous le signe d’une cruauté sans trêve et d’une souffrance profonde, dont il a à la fois fait l’expérience et qu’il a provoquées. Il est né sous les auspices de la violence et on pouvait s’attendre à ce que ce soit un acte de violence qui mette un terme à sa vie. Harris est né le 15 janvier 1953, plusieurs heures après que sa mère eut reçu un coup dans le ventre. Elle était enceinte de six mois et demi, et son mari, un homme jaloux à la folie […] était rentré saoul à la maison et l’avait accusée de l’avoir trompé. Il affirmait que cet enfant n’était pas le sien, l’a jetée par terre et l’a frappée. Elle a déclenché une hémorragie, et il l’a amenée à l’hôpital.

Robert était né cette nuit là. Son coeur s’est arrêté de battre à un moment […] mais le travail avait commencé et on l’a sauvé. À cause de sa naissance prématurée, c’était un tout petit bébé  ; on l’a gardé en vie dans une couveuse et il a passé plusieurs mois à l’hôpital.

Son père était alcoolique et avait été condamné deux fois pour avoir agressé sexuellement ses filles. Il frappait souvent ses enfants […] et leur a souvent infligé de graves blessures. Leur mère est aussi tombée dans l’alcool et a été arrêtée plusieurs fois, dont l’une pour braquage de banque. Tous ces enfants ont connu une enfance monstrueuse. Mais même dans la famille Harris, […] les violences dont Robert fut victime furent particulièrement hors norme.

Avant que leur mère ne meure l’année dernière, dit Barbara Harris, elle parlait sans cesse des premières années de Robert. Elle se sentait coupable de n’avoir jamais été capable de l’aimer  ; elle se sentait en partie responsable du fait qu’il ait échoué dans le Couloir de la Mort.

Quand le père de Robert est venu rendre visite à sa femme à l’hôpital et a vu son fils pour la première fois, […] la première chose qu’il a dite fut, « Qui est le père de ce bâtard ? » Quand sa mère est allée le chercher à l’hôpital […] elle a dit que ç’avait été comme ramener le bébé d’un étranger à la maison. La douleur et la blessure permanentes que la mère de Robert a subi après la naissance, … et la violence constante dont elle était victime à cause de son mari, l’ont montée contre son fils. Il y avait peu d’argent, elle était débordée de travail et il était son cinquième enfant en quelques années à peine. Elle a commencé à rendre Robert responsable de tous ses problèmes, et elle en est venue à haïr cet enfant.

« Je me souviens une fois que nous étions dans la voiture et Mère était sur la banquette arrière avec Robbie dans les bras. Il pleurait et mon père lui a jeté une bouteille en verre, mais elle a atteint ma mère au visage. Le verre s’est brisé, et Robbie a commencé à hurler. Je ne l’oublierai jamais, » dit-elle […]. « Son visage était complètement rose, à cause du mélange de sang et de lait. Elle a fini par accuser Robbie pour la douleur, et pour tout ça. Elle se sentait complètement sans défense, et il était là comme quelqu’un sur lequel elle pouvait passer sa colère. »

[…] Harris a souffert de troubles de l’apprentissage et d’un problème de langage, mais il n’y avait pas d’argent pour lui payer une thérapie. Quand il était à l’école, il se sentait idiot et ses camarades de classe se moquaient de lui, dit sa soeur, et quand il était à la maison, il était maltraité.

« C’était le plus beau de tous les enfants de ma mère  ; c’était un ange, » dit-elle. « C’était à vous briser le coeur. Il voulait tellement recevoir de l’amour qu’il cherchait n’importe quelle sorte de contact physique.

« Il allait vers ma mère et essayait juste de frotter ses petites mains sur sa jambe ou sur son bras. Personne ne le touchait jamais. Elle le repoussait loin d’elle ou le frappait. Une fois, elle lui a mis le nez en sang alors qu’il essayait de s’approcher d’elle. »

Barbara Harris a mis sa tête dans ses mains, et a pleuré doucement. « Un meurtrier sur neuf enfants […] Le plus triste, c’est que c’était le plus sensible de nous tous. Quand il avait 10 ans, nous sommes tous allés voir ‘Bambi’, et il a pleuré et pleuré quand la mère de Bambi a été tuée. Pour lui, tout était joli quand il était enfant  ; il adorait les animaux. Mais tout ça a changé  ; tout ça a changé tellement vite. »

[…] Chacun des neuf enfants fut psychologiquement ravagé à cause du père, dit-elle, mais la plupart ont été capables de mener une vie à peu près normale. Mais Robert était trop petit, et la violence a duré trop longtemps, dit-elle, pour qu’il ait la moindre chance de pouvoir s’en remettre.

[À l’âge de 14 ans] Harris a été envoyé dans un centre fédéral de détention pour mineurs [pour vol de voiture]. Il était l’un des plus jeunes détenus là-bas, dit Barbara Harris, et il a grandi « en s’endurcissant et vite. »

[…] Harris a été violé plusieurs fois, dit sa soeur, et il s’est entaillé les poignets deux fois pour tenter de se suicider. Il a passé plus de quatre ans derrière les barreaux pour évasion, tentative d’évasion et violation de libération conditionnelle.

Ces centres étaient des « écoles de gladiateurs, » dit Barbara Harris, et Harris a appris à se battre et à être méchant. Au moment où il est sorti de la prison fédérale, à 19 ans, tous ses problèmes s’étaient accentués. Tout le monde dans la famille savait qu’il avait besoin d’une aide psychiatrique.

L’enfant qui avait pleuré au cinéma quand la mère de Bambi était morte était devenu un homme qui avait été arrêté plusieurs fois pour violences contre des animaux. Il tuait des chats et des chiens, dit Daniel, et riait en les torturant avec des manches à balais, des fléchettes et des carabines à plombs. Un jour il a donné plus de 1000 coups de couteau à un cochon.

« La seule manière qu’il avait d’extérioriser ses sentiments, c’était de casser ou de tuer quelque chose, » dit Barbara Harris. « Il a passé toutes les frustrations accumulées dans son existence sur les animaux. Il n’avait aucun respect de la vie, aucun sens du remord. Il avait atteint le point où il n’avait plus rien à espérer. »

[…] La famille Harris est partagée au sujet de sa condamnation à mort. [Une autre des soeurs dit que] si elle n’avait pas connu si intimement le passé de son frère, elle aurait appuyé son exécution sans hésitation. Barbara a un fils de 16 ans  ; elle imagine souvent l’horreur qu’ont vécu les parents des deux garçons qui ont été tués.

« Si quelqu’un tuait mon fils, je ferais n’importe quoi, y compris le pire, et quel que soit le temps que ça prendrait, pour que mon enfant soit vengé, » dit Barbara Harris. « Je sais combien ces parents doivent souffrir chaque jour. 

« Mais Robbie dans la chambre à gaz […], » Elle s’est interrompue au milieu de sa phrase et a regardé par la fenêtre. « Eh bien, je me souviens encore du petit garçon qui demandait de l’amour, juste un geste ou un mot de gentillesse […] Non, je ne peux pas dire que je veux que mon frère meure. »[16]

[…] Depuis que Harris est dans le Couloir de la Mort, il n’a réclamé ni temps ni argent à sa famille. Harris a formulé une seule demande seulement  ; il veut une cérémonie digne et sereine après sa mort – une cérémonie en parfait contraste avec sa vie.

Il a demandé à son frère le plus âgé de prendre ses cendres, de se rendre jusqu’à la Sierra, de grimper jusqu’à un endroit isolé, et de répandre ses restes dans les arbres.

Il ne fait aucun doute que cette histoire affecte les attitudes réactives. Pourquoi est-ce le cas ? « Il n’y a rien d’étonnant à ce que Harris soit ce qu’il est ! » pensons-nous. Quelle est la pertinence de cette pensée ?

Remarquons pour commencer que l’histoire ne remet nullement en cause les jugements selon lesquels il est cruel, malfaisant, sans coeur, méchant.[17] Elle fournit plutôt une explication du fait qu’il soit ainsi. La théorie expressive peut-elle expliquer pourquoi les attitudes réactives devraient être sensibles à une telle explication ?

La rubrique générale de Strawson pour les prétextes de type 2 (ou le sous-groupe dans lequel ce prétexte est rangé) est « être en incapacité d’entretenir des relations interpersonnelles ordinaires. » Harris souffre-t-il d’une incapacité identifiable de manière indépendante et dont sa biographie fournirait la preuve ? Apparemment, il souffre effectivement d’une incapacité au regard de telles relations – par exemple, à l’égard de l’amitié, de la sympathie, ou du fait d’être sensible à des considérations d’ordre moral. Être haineux – au point de tuer quelqu’un – et inhumain comme l’est Harris, c’est manquer de sensibilité morale, et manquer de sensibilité morale, c’est souffrir d’une incapacité à appartenir à la communauté morale. Cependant, exempter Harris sur une telle base est problématique. Car alors tous ceux qui sont mauvais comme l’est Harris seront exemptés, indépendamment des faits qui ont marqué leur passé. Mais nous avions une preuve largement suffisante de cette incapacité avant même d’apprendre les malheurs qui ont émaillé son enfance, et ceci n’a pas affecté nos attitudes réactives. Ces malheurs affectent nos réponses d’une manière spéciale et incomparable. La question est de savoir pourquoi il doit en être ainsi.

Ceci semble constituer une question difficile pour les conceptions compatibilistes de manière générale. Ce qui importe, c’est la question de savoir si, dans une version, la pratique de tenir pour responsable peut être efficace à titre de moyen de régulation sociale, ou si, en utilisant la théorie expressive, les conditions de l’exigence morale sont satisfaites. Ces questions sembleraient devoir être réglées par la manière dont les individus sont, et non par la manière dont ils sont venus à être. Les faits concernant le passé seraient, au mieux, des preuves du fait qu’un autre prétexte est satisfait. En eux-mêmes, ils ne sembleraient pas avoir d’importance.

Un prétexte de ce type apporte, d’autre part, de l’eau au moulin des incompatibilistes. Car ils insisteront sur le fait qu’il y a une dimension historique essentielle dans le concept de responsabilité. L’histoire de Harris révèle qu’il est le produit inévitable de ces circonstances de développement. Et le voir ainsi comme un produit de quelque chose est incohérent avec le fait de le voir comme un agent responsable. Si ses attitudes et sa conduite cruelles sont le résultat inévitable des circonstances, alors il n’en est pas responsable, à moins qu’il soit responsable de ces circonstances. C’est ce principe qui donne à la responsabilité sa dimension historique, et qui, bien entendu, implique l’incompatibilité entre déterminisme et responsabilité.

Dans ce cas, cependant, un diagnostic incompatibiliste semble discutable. En premier lieu, notre réponse face à ce cas n’est pas la simple suspension des attitudes réactives à laquelle on pourrait s’attendre en vertu de ce diagnostic, mais une ambivalence. En second lieu, la force de l’exemple ne dépend pas d’une croyance en l’inéluctabilité du résultat. Rien dans cette histoire ne permettrait d’entretenir une telle croyance. La pensée n’est pas « Ça devait arriver ! » mais, une fois encore « Il n’y a pas à s’étonner ! »

Sympathie et antipathie

Comment et pourquoi, alors, cette perspective plus large sur la vie de Harris nous affecte-t-elle de fait ? Il serait trop simple de dire qu’elle nous conduit à suspendre nos attitudes réactives. Nos réponses sont trop complexes et conflictuelles pour cela. Ce qui semble se passer, c’est que nous sommes incapables d’organiser une représentation exhaustive de sa vie qui permette aux attitudes réactives d’être entretenues sans ambivalence. Ceci parce que cette biographie nous oblige à le voir comme une victime, et le voir ainsi ne cadre pas très bien avec les attitudes réactives que son caractère et sa conduite ont provoqué avec tant d’intensité. Le voir comme une victime ne fait pas entièrement disparaître ces attitudes. Il serait plus juste de dire que, à la lumière de « toute » l’histoire, des réponses conflictuelles sont suscitées. La sympathie à l’égard du petit garçon qu’il était entre en conflit avec l’indignation qu’inspire l’homme qu’il est. Ces réponses entrent en conflit non pas au sens où la peur dissiperait la colère, mais au sens où la sympathie s’oppose à l’antipathie. En réalité, chacune de ces réponses est adéquate, mais prises ensemble elles ne nous permettent pas de répondre de manière cohérente à l’ensemble.

Harris satisfait et viole à la fois les critères sur la base desquels on attribue à quelqu’un le statut de victime. Son enfance violentée fut un malheur qui lui a été infligé contre sa volonté. Mais en même temps (et ceci constitue une partie de sa véritable infortune) il assume sans équivoque la souffrance, la mort et la destruction qu’il provoque, et c’est cela, le mal (du moins une forme de mal). Avec ceci en tête, nous le voyons comme celui qui fait des victimes, et y répondons en conséquence. L’ambivalence résulte du fait qu’une perspective globale exige et empêche simultanément de le considérer comme une victime.

Ce que nous avons là n’est pas exactement un choc entre ce que Thomas Nagel a appelé les points de vue objectif et subjectif.[18] L’idée n’est pas que, du point de vue plus compréhensif qui présente Harris comme une victime, sa responsabilité est indiscernable. Elle est plutôt que le choc se produit au sein d’un seul point de vue qui révèle Harris à la fois comme une incarnation du mal (et qui par conséquent en appelle à l’inimitié et à l’opposition morale) et comme quelqu’un qui est une victime (et qui en appelle à la sympathie et à la compréhension). L’infortune de Harris est telle qu’il ne reste guère aucun vestige de son ancienne sensibilité. Par conséquent, à moins que l’on ait connu Harris enfant ou que l’on garde bien présent à l’esprit son moi précédent, la sympathie ne peut guère trouver de prise.

Chance morale et égalité morale

Ce qu’il y a cependant de saisissant dans le cas de Harris n’est pas seulement l’affrontement entre sympathie et antipathie. Ce cas est troublant en un sens plus personnel. Le fait que la cruauté de Harris soit une réponse compréhensible étant données les circonstances dans lesquelles s’est déroulée son existence ouvre la porte non seulement à la sympathie, mais aussi à la pensée que si j’avais été soumis à de telles circonstances, j’aurais bien pu devenir tout aussi ignoble. Ce qui est dérangeant, c’est la pensée que notre moi moral soit une chose si fragile. On aurait tendance à penser que la sensibilité morale va plus profond que cela (bien que ce que cela veut dire ne soit pas clair). Cette pensée donne non seulement lieu à un frisson ontologique, mais aussi à un sentiment d’égalité face à autrui : je suis, moi aussi, un pécheur potentiel.[19]

Ce point constitue exactement l’inverse de ce que l’on peut dire à propos de la sympathie. Alors que dans le cas de la sympathie, nous nous concentrons sur nos réponses empathiques à l’égard d’autrui, l’idée de chance morale tourne notre regard vers l’intérieur. Cela a pour conséquence que l’on se sent moins en position d’attribuer un blâme. Le fait que ma disposition à faire le mal n’ait pas été si pleinement actualisée est, pour autant que je sache, quelque chose dont je ne peux tirer de mérite. La conscience du fait que, à cet égard, les autres sont ou peuvent être comme soi entre en conflit avec l’effet de distanciation que crée l’inimitié.

Admettons qu’il est difficile de savoir ce que l’on peut faire de cette conclusion. L’égalité en termes de potentiel moral ne signifie pas, bien entendu, que Harris ne soit pas effectivement un homme ignoble  ; cela signifie au contraire que dans des circonstances similaires, je serais moi aussi devenu tout aussi ignoble. Dans la mesure où c’est un individu ignoble, nous ne pouvons et ne devrions pas le traiter comme nous traiterions un chien atteint de la rage. La conscience de l’égalité morale, cependant, entache la conception que nous avons de notre propre moi moral comme réussite, et teinte nos attitudes réactives d’une certaine ironie. Seuls ceux qui ont survécu à des circonstances comme celles qui ont ravagé Harris sont en bonne position pour savoir ce qu’ils auraient fait. Nous, les chanceux, ne pouvons que nous poser la question. Parce qu’elle est le produit d’une réflexion, cette attitude est, bien entendu, quelque chose que nous perdons facilement quand nous avons le couteau sous la gorge.

Déterminisme et ignorance

Il n’y a rien dans les réflexions précédentes qui soit nécessairement incompatible avec la théorie expressive. On peut comprendre la manière dont les attitudes réactives sont affectées par la sympathie et la chance morale sans avoir recours à aucune des conceptions de la responsabilité que Strawson rejette. Nonobstant, nos attitudes demeurent problématiques sous un certain nombre d’aspects.

Plus haut, nous avons remis en question un diagnostic incompatibiliste de notre exemple, pour la bonne raison qu’une explication historique n’a pas à être conçue comme déterministe. Un passé affreux ne produit pas fatalement des individus affreux. Certains parviennent malgré tout à surmonter des degrés similaires d’infortune, et s’ils n’en sortent pas indemnes, ils demeurent au moins des êtres humains minimalement dignes. Inversement, certains sont parfois mauvais en dépit d’une éducation favorable. Qu’est-ce qui, supposons-nous, fait la différence ?

À proprement parler, personne ne peut être mauvais, selon notre interprétation, exactement comme l’était Harris, sans avoir connu une enfance difficile. Car notre interprétation de qui est Harris dépend de sa biographie, de l’interprétation que nous faisons de sa vie. La cruauté de Harris est une réponse à la violence accablante dont il a souffert durant son processus de socialisation. Les objets de sa haine n’étaient pas seulement les garçons qu’il a assassinés avec tant de jubilation, mais l’« ordre moral » qui l’a malmené et rejeté. (Il est significatif que Harris ait voulu sortir et tuer des policiers après le meurtre  ; il ne voulait pas seulement rejeter l’autorité, mais se confronter à elle.) Il défie l’exigence de considération pour la personne humaine parce qu’on lui a refusé cette considération à lui-même. Les mauvais traitements qu’il a subis deviennent un fondement aussi bien qu’une cause des mauvais traitements qu’il inflige. Cela devient une partie du contenu de son « projet. »

Par conséquent, quelqu’un qui, enfant, a bénéficié d’un environnement dans lequel il a été soutenu et aimé, mais qui était voué à dominer autrui, qui a tué pour le plaisir, ne serait pas mauvais au sens où l’est Harris, car on ne pourrait pas le considérer comme se vengeant de « la société »  ; mais une telle personne pourrait être simplement tout aussi mauvaise. Dans le langage courant, nous appelons parfois de telles personnes « de la mauvaise graine, » une expression qui signale qu’il y a quelque chose que nous n’arrivons pas à comprendre. Par opposition avec Harris, dont la méchanceté est motivée, la conduite des « mauvaises graines » paraît inexplicable. Dans cette mesure, nous ne pouvons pas les considérer comme des victimes, il n’y a pas lieu de leur appliquer des pensées renvoyant à de la sympathie et à de la chance morale.

Cependant, est-ce que nous ne sommes pas en train de supposer que quelque chose a dû aller de travers dans l’histoire développementale de ces individus, si ce n’est dans leur processus de socialisation, du moins « en eux » - dans leurs gènes ou dans leur cerveau ? (Supposons un certain type de tumeur dont on saurait que son apparition chez le sujet jeune entretiendrait une forte corrélation avec le développement d’un caractère enclin au mal. Une telle hypothèse relève sans doute d’un mauvais roman de science fiction  ; qu’une structure psychologique complexe et bien déterminée puisse être causée par un défaut cérébral grossier ne semble par avance pas plausible). Quels que soient les facteurs « non environnementaux » qui seront pointés du doigt, ne joueront-ils pas le même rôle que l’enfance malheureuse de Harris – autrement dit, ne conduiront-ils pas à victimiser ces individus de sorte que des pensées relatives à de la sympathie et de la chance morale entreront en jeu ? Ou bien le mal ne peut-il être un objet d’attitudes réactives non équivoques que lorsqu’il est inexplicable ?

Si le déterminisme est vrai, alors le mal est le produit conjoint de la nature et de l’éducation. Si tel est le cas, la différence entre une personne mauvaise et soi-même semblerait n’être qu’une affaire de chance morale. Car le déterminisme paraît impliquer que si l’on avait été soumis aux mêmes conditions intérieures et extérieures qu’une personne mauvaise, alors on aurait aussi été mauvais. Si tel est le cas, alors les discussions concernant la chance morale paraissent impliquer que l’acceptation du déterminisme devrait affecter nos attitudes réactives de la même manière qu’elles le sont dans le cas de Harris. Dans l’explication que nous avons suggérée, alors, le déterminisme paraîtrait finalement pertinent du point de vue des attitudes réactives.

En réalité, on ne peut tirer cette conclusion sans ajouter d’hypothèses métaphysiques spécifiques. Car les contrefactuels qui sous-tendent nos pensées concernant la chance morale doivent être contraints par les conditions de l’identité personnelle. Il se peut que personne, ayant été exposé exactement aux mêmes conditions internes et externes qu’un individu donné, n’ait pu être moi. Pour donner sens à un contrefactuel de la forme, « Si i avait été dans C, alors i serait devenu une personne de type t, » on doit supposer que C est compatible avec l’existence de i en tant qu’individu (i doit exister dans le monde possible dans lequel C se produit). Par exemple, on soutient en général que l’origine génétique est essentielle à l’identité d’un individu. Dans ce cas, le contrefactuel, « Si j’avais eu les origines génétiques de Harris et son éducation, alors j’aurais été aussi mauvais que lui, » n’aurait pas de sens. Cependant, il se pourrait que les origines génétiques de Harris soient un déterminant de son développement moral parmi les autres. Par conséquent, même si on a affaire là à un monde déterministe, il pourrait ne pas y avoir de contrefactuel vrai qui étaye l’idée que la différence entre Harris et moi est une affaire de chance morale. Il est possible qu’il y ait quelque chose « en moi » en vertu de quoi je ne serais pas devenu une personne mauvaise dans les circonstances de Harris. Et si ce facteur est, pour ainsi dire, l’une de mes propriétés essentielles, alors la différence entre Harris et moi ne serait pas une affaire de chance morale de mon côté, mais une affaire qui renvoie à qui, essentiellement, nous étions. Cela ne signifierait pas, bien entendu, que par essence j’étais bon ou Harris par essence mauvais, mais que je n’aurais pas été corrompu par les mêmes circonstances que celles qui ont vaincu Harris. Il est certain qu’il serait étrange de supposer que cette différence est en moi en vertu de mon propre mérite moral. Me féliciter de cela, ce serait me féliciter d’être moi-même. Néanmoins, cette différence pourrait toujours expliquer ce qui ressort de mon propre mérite, comme les vertus morales que je pourrais posséder. Cela ne semblera paradoxal que si nous supposons que quel que soit ce qui fonde mon mérite moral, cela doit soi-même être un objet de mon mérite. Mais je ne vois aucune raison sérieuse de faire cette hypothèse.

La responsabilité historique

Les partisans du libre-arbitre croient que le mal n’est ni le produit de la nature, ni celui de l’éducation, mais celui du libre-arbitre. Comprenons-nous bien ce que cela pourrait vouloir dire ?

Il faut noter que les partisans du libre-arbitre pourront accorder une grande partie de ce que nous avons dit à propos de la chance morale. L’histoire de Harris nous affecte parce qu’elle nous amène à nous demander comment nous aurions réagi, et ce faisant, elle ébranle notre confiance dans le fait que nous aurions évité de prendre le mauvais chemin dans ces mêmes circonstances. Mais cet effet est parfaitement compatible avec la responsabilité de Harris concernant la manière dont il a réagi, tout comme nous aurions été responsables de la manière dont nous aurions réagi. La biographie nous affecte non parce qu’elle est déterministe, pourraient dire les partisans du libre-arbitre, mais parce qu’elle ébranle notre confiance dans le fait que nous aurions exercé notre liberté de manière correcte, si nous nous étions trouvés dans une situation beaucoup plus difficile. Nous ne sommes pas, bien entendu, responsable des circonstances de notre développement – et à cet égard nous sommes moralement chanceux et Harris malchanceux – mais ces circonstances ne déterminent pas la manière dont nous y réagissons. C’est la réaction propre de l’individu qui distingue ceux qui deviennent mauvais de ceux qui ne le deviennent pas.

Cette idée est bien saisie par Pierre Abélard : « Rien d’autre n’entache l’âme que ce qui provient de sa propre nature, à savoir le consentement. »[20]. L’idée est que l’on ne peut pas simplement être causé à être moralement mauvais par l’environnement. Ainsi, soit l’âme de Harris n’est pas (moralement) entachée, soit il a été un complice consentant de la malformation de son moi. Sa méchanceté signifie qu’il a consenti à ce qu’il est devenu – à savoir, quelqu’un qui consent à la cruauté. Par conséquent, les partisans d’Abélard s’efforcent de combler les anomalies statistiques à l’aide de la volonté. Le développement du moi moral, diront-ils, passe par le consentement.

On ne manquera pas d’être frappé ici par le caractère a priori des convictions des partisans du libre-arbitre. Comment concevoir le consentement de Harris, pourquoi devait-il se produire ? Quelle preuve a-t-on qu’il s’est produit ? Pourquoi Harris n’aurait-il pas simplement pu devenir autre chose ? Quelle différence y a-t-il entre le fait qu’il ait acquiescé à ce qu’il est devenu, et le simple fait qu’il soit devenu ainsi ? Les partisans du libre-arbitre sont confrontés à la difficulté suivante : s’il n’y a pas de telle différence, alors cette conception est vaine, car le consentement était supposé expliquer le fait qu’il soit devenu ainsi. S’il y a une différence, quelle preuve a-t-on qu’elle soit intervenue dans ce cas précis ? N’a-t-on pas de raison d’en douter fortement, et les partisans du libre-arbitre, ou nous-mêmes dans la mesure où nous sommes des partisans du libre-arbitre, ne devrions-nous pas douter fortement de la responsabilité de Harris – et même, si l’on suit la thèse d’Abélard et ses partisans, douter que Harris soit un homme mauvais, ou du fait que son âme soit moralement entachée ? (Remarquons que le cas de la tumeur est a priori impossible selon cette thèse, à moins que d’une certaine manière nous nous représentions cette tumeur comme présentant une simple occasion pour que le consentement puisse s’exercer – comme une inclination sans nécessitation.) On peut suspecter que la confiance qu’ont les partisans du libre-arbitre dans leurs attributions de responsabilité historique trouve sa source dans l’idée que le fait que Harris est devenu ainsi prouve qu’il y a consenti. Alors, bien entendu, le recours au consentement est parfaitement vain.

Toute considération épistémologique mise à part, la tentative de rapporter le moi mauvais à un consentement donné à une étape antérieure est confrontée à des difficultés familières. Si nous supposons (sous le mode de l’imagination) que Harris, un moment plus tôt, disposant d’une pleine capacité de connaître et de délibérer, s’était lui-même lancé sur la voie de l’iniquité,[21] nous ne ferons que repousser la question, car la volonté qui pourrait pleinement et délibérément consentir à emprunter une telle voie trouverait racines dans un moi qui serait déjà entaché moralement – un moi, par conséquent, que l’on ne peut pas voir lui-même simplement comme un produit du consentement. Devons-nous plutôt supposer qu’à un stade précédent, Harris a été entraîné de manière irréfléchie ou inconsciente vers des manières de penser et d’agir dont il aurait dû savoir qu’elles déboucheraient finalement sur l’acquisition d’un caractère mauvais ? (Telle semble être la conception d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, Livre III. 5) Dans ce cas, nous ramènerions ses manières de faire et d’être actuelles à des défauts de négligence beaucoup moins monstrueux.[22]

La responsabilité pour soi

Strawson et d’autres accusent souvent les partisans du libre-arbitre d’entretenir une conception métaphysique très discutable du moi. Les réflexions qui vont suivre indiquent quel pourrait possiblement être le fondement de ce reproche. La thèse du libre-arbitre combine la conception d’Abélard à propos du consentement (ou quelque chose qui y ressemble) avec le principe (ou quelque chose qui y ressemble) selon lequel pour être responsable de quelque chose, on doit être responsable de (au moins d’une partie de) ce qui le produit. Si nous nous représentons les agents comme consentant à ceci ou cela parce que ils sont (ou ont ?) des moi d’un certain caractère, alors il semble qu’il ne sont responsables d’avoir ainsi consenti que s’ils sont responsables du moi dans lequel ce consentement trouve ses racines. Pour établir cela dans chaque cas, nous devons ramener le caractère du moi à des actes de consentement antérieurs. Une telle entreprise paraît sans espoir, puisque la piste se poursuit sans fin, ou conduit à un moi auquel l’individu n’a pas consenti. Le partisan du libre-arbitre semble engagé, alors, à assumer la charge bien trop lourde de montrer comment nous pouvons être responsables de nous-mêmes. Cette charge ne peut sembler supportable que dans le cadre d’une conception qui verrait dans le moi une entité qui à la fois transcende et intervient miraculeusement dans le « nexus causal, » parce qu’elle est à la fois le produit et l’auteur des actions et attitudes qui sont les siennes.

Les partisans du libre-arbitre doivent-ils essayer d’assumer cette charge ? Peut-être l’idée qu’ils le doivent repose-t-elle sur une conception du moi en faveur de laquelle ils ne sont pas nécessairement engagés. Peut-être le problème vient-il d’abord du fait que l’on considère le moi comme quelque chose qui se tient dans une relation causale avec les actes de consentement. Le partisan du libre-arbitre pourrait dire que parler de moi (moral) ce n’est pas parler d’une entité qui exige que des actes de consentement particuliers soient réalisés, mais des types de choses auxquelles un individu tend à consentir. Parler du moi moral de Harris ce n’est pas expliquer sa conduite, mais indiquer la manière dont il est moralement. Ce dont nous sommes responsables, ce sont des choses particulières auxquelles nous consentons. Nous n’avons pas besoin de nous poser la question de savoir si nous sommes responsables de la genèse de cette entité dont les caractéristiques exigent ces actes de consentement, car il n’y a pas d’entité de ce genre. D’une certaine manière, bien entendu, on est responsable de son moi de manière dérivée, puisque le moi moral est constitué par le caractère de ce à quoi l’on consent, et que l’on est responsable de ce à quoi l’on consent.[23]

La dimension historique du concept de responsabilité résulte du principe selon lequel on n’est pas responsable de sa conduite si celle-ci est nécessitée par des causes dont on n’est pas responsable. Ceci conduit à l’exigence problématique selon laquelle on est responsable de son propre moi seulement si on considère le moi comme une entité qui cause ses propres (les siennes) actions et volontés. Les partisans du libre-arbitre peuvent rejeter cette conception. Ce qu’ils doivent soutenir, c’est que nous sommes responsables de ce à quoi nous consentons, et que ce consentement n’est pas nécessité par des causes internes ou externes à l’agent, et que si tel était le cas, nous ne pourrions pas correctement tenir l’individu pour responsable de ce à quoi il ou elle consent. Ces affirmations s ont loin d’aller de soi. Mais cela ne revient pas pour autant à une « métaphysique en panique ».[24]

En dernière instance cependant, je ne pense pas qu’on puisse domestiquer si facilement la doctrine du libre-arbitre. L’idée que l’on est responsable de, et seulement de, ce à quoi l’on consent n’est naturellement pas propre à cette doctrine ; cette idée n’a pas d’implications historiques. Ce qui est propre à la doctrine du libre-arbitre, c’est l’exigence supplémentaire que le consentement ne soit pas déterminé. Je ne pense pas que l’idée que le consentement ne soit pas déterminé soit en elle-même particulièrement problématique. Les problèmes commencent seulement lorsque nous nous demandons pourquoi ceci est requis. Le fondement de cette exigence est l’intuition selon laquelle à moins que le consentement ne soit pas déterminé, nous ne sommes pas les initiateurs de nos faits et gestes. Nous ne serions que des produits, et non, pour ainsi dire, des producteurs. C’est à cette intuition que le partisan du libre-arbitre trouve si difficile de rendre compte. « Être un initiateur » ne veut pas simplement dire « consentir à, » car ceci est déjà compris dans la première thèse. Cette notion ne peut pas non plus être correctement saisie simplement en ajoutant l’exigence de la non détermination  ; c’est là une condition purement négative. Les tentatives pour spécifier la condition en termes positifs, soit font intervenir quelque chose qui pourrait se produire dans un monde déterministe, soit quelque chose qui serait obscurément transcendant.

Je soupçonne, dès lors, que toute version de la doctrine du libre-arbitre métaphysiquement inoffensive doit laisser apparaître sa composante incompatibiliste comme dépourvue de motivation.

Ignorance et scepticisme

J’ai, jusqu’à présent, exploré certaines des manières dont la théorie expressive pourrait expliquer la pertinence de certaines considérations historiques. Quelle que puisse en être la meilleure explication, un fait remarquable est que, pour la plupart, nous ignorons ces considérations. Pourquoi notre ignorance ne nous rend-elle pas plus hésitant ? Si, pour quelle que raison que ce soit, les attitudes réactives sont sensibles aux considérations historiques, comme le reconnaît Strawson, et que nous l’ignorons dans une large mesure, alors il semblerait que la plupart de nos attitudes réactives soient précipitées, peut-être même primaires, comme le soutiennent avec persévérance les sceptiques. À cet égard, nos pratiques ordinaires ne vont pas autant de soi que ne le suppose Strawson.

On pourrait penser que ces soupçons concernant les attitudes réactives n’ont aucun impact sur la responsabilité, mais dans le cadre de la théorie expressive, il n’est pas facile de le justifier. Telles que nous concevons normalement les choses, toutes les considérations qui affectent les attitudes réactives ne sont pas pertinentes du point de vue de la responsabilité. Par exemple, si on partage une faute morale avec autrui, on peut avoir l’impression qu’il est inapproprié de le blâmer. Ici, l’idée n’est pas qu’autrui n’est pas responsable ou qu’il ne mérite pas d’être blâmé, mais que ce n’est pas notre affaire de le blâmer. On devrait s’occuper de ses propres fautes d’abord.[25] Ce que l’on peut penser au sujet de la chance morale semble être en cohérence avec ce phénomène ordinaire. La pensée n’est pas qu’autrui mérite d’être blâmé, mais que l’on ne pouvait pas faire mieux, et que manifester de l’indignation serait faire preuve de fatuité ou de trop d’indulgence à l’égard de soi-même. En attirant notre attention sur le fait que nous ignorons en général les considérations historiques, le scepticisme que nous venons d’envisager n’est qu’un développement de ces réflexions.

Dans le cadre d’une théorie expressive, cependant, il n’est pas clair qu’un scepticisme général concernant le caractère approprié des attitudes réactives puisse être séparé du scepticisme concernant la responsabilité. Car ce dernier concept est le concept des conditions dans lesquelles il est approprié de se répondre les uns aux autres de manière réactive. Dans une conception Strawsonienne, il n’y a pas de place pour intercaler quoi que ce soit entre les pratiques qui manifestent les attitudes réactives, et la croyance en la responsabilité. Dans un cas particulier, on peut croire que quelqu’un d’autre est responsable sans lui répondre effectivement de manière réactive (en raison de contraintes d’engagement, etc.), parce qu’on peut considérer autrui comme blâmable, comme un objet approprié pour les attitudes réactives des autres dans la communauté morale. Mais si on pense qu’aucun d’entre nous, mortels, n’est en position d’attribuer le blâme, alors il est douteux que l’on puisse donner quel que sens que ce soit à la croyance qu’autrui serait néanmoins blâmable. On peut toujours attribuer de la lâcheté, de la sottise, de la cruauté, etc., à autrui ; mais comme nous l’avons vu, ces jugements ne sont pas suffisants, dans une conception Strawsonienne, pour caractériser la pratique de tenir pour responsable. Nous pourrions tenter de faire appel aux attitudes réactives d’un groupe privilégié de juges, réels ou hypothétiques (voilà une autre tâche que Dieu devrait accomplir),[26] mais alors le lien avec les attitudes réactives deviendrait si ténu ou hypothétique que les attitudes perdraient le rôle qui leur est conféré dans « Liberté et ressentiment, » et la théorie expressive perdrait son caractère propre. Elle se dissout alors sous la forme de la conception dont nous avons discuté dans la section appelée « Blâmer et trouver la faute. »

Objectivité et isolement

La mesure dans laquelle nos pratiques ordinaires impliquent des croyances douteuses à notre propos ou à propos de notre histoire demeure obscure. Reconnaître la pertinence de considérations historiques c’est, de quelle que manière qu’on l’envisage, reconnaître une source de scepticisme potentiel au sujet de ces pratiques  ; de plus, dans une perspective Strawsonienne (bien que pas dans la perspective de la doctrine du libre-arbitre), un tel scepticisme ne peut pas être facilement séparé du scepticisme concernant la responsabilité elle-même. À cet égard, Strawson est démesurément optimiste concernant nos manières de faire ordinaires.

Cependant, ces pratiques sont susceptibles d’être atteintes par un autre type de suspicion. Cette suspicion est liée à l’idée que se fait Strawson de la place qu’occupe les sentiments « punitifs » dans ces pratiques, et à son affirmation selon laquelle cette pratique, ainsi conçue, n’est pas quelque chose d’optionnel et d’ouvert à la critique radicale, mais fait plutôt partie du « cadre général » de notre conception de la société humaine. On pourrait être d’accord sur l’idée que la théorie expressive est celle qui fournit au mieux les fondements et le contenu de la pratique de tenir pour responsable, et cependant continuer à dire qu’abandonner cette pratique n’est pas seulement quelque chose de concevable, mais même quelque chose de désirable, car ce qu’elle exprime est en soi destructeur pour la communauté humaine. Je conclurai par quelques commentaires sur ce dernier point.

Prenons quelques remarques d’Albert Einstein :

Je ne crois absolument pas en la liberté humaine au sens philosophique. Tout le monde agit non seulement sous l’influence d’une compulsion externe mais aussi en accord avec une nécessité interne. Le mot de Schopenhauer, « Un homme peut faire ce qu’il veut, mais il ne peut vouloir ce qu’il veut, » a été pour moi dès ma jeunesse une véritable source d’inspiration  ; il fut une consolation permanente face aux duretés de la vie, la mienne comme celles des autres, et une intarissable source de tolérance. Cette prise de conscience atténue par bonheur un sens des responsabilités qui est facilement paralysant et nous évite de nous prendre, ou de prendre d’autres personnes, trop au sérieux  ; il nous amène à une vision de l’existence qui, en particulier, fait sa part à l’humour.[27]

De manière assez significative, Einstein parle au même endroit de lui-même comme d’un « voyageur solitaire, » doué d’une « absence prononcée de tout besoin de contact direct avec d’autres êtres humains ou des communautés humaines, » et qui

jamais n’avais appartenu à mon pays, à ma maison, à mes amis, ni même à ma famille immédiate, de tout mon coeur  ; confronté à tous ces liens, je n’ai jamais perdu le sens de la distance et le besoin de solitude – des sentiments qui se sont accrus au fil des ans.

Ce qui m’intéresse ici n’est pas le fait que ces remarques contredisent l’affirmation de Strawson selon laquelle les attitudes réactives ne sont, en pratique, jamais affectées par le fait que l’on accepte le déterminisme, mais le fait qu’elle corroborent son affirmation centrale concernant l’alternative à la position réactive, participante. La « distance » dont parle Einstein n’est qu’un aspect du « détachement » dont Strawson pense qu’il caractérise la position objective. À son extrême, celle-ci prend la forme de l’isolement humain. Ce qui est absent de la vision des choses d’Einstein est quelque chose, me semble-t-il, que Strawson pour sa part chérit : l’attachement à ou l’engagement envers ce qu’on pourrait appeler le personnel.[28]

Quels qu’en soient les fondements, la vision des choses d’Einstein n’est pas dépourvue de charme. Peut-être une part de ce charme peut-elle être attribuée à une peur du personnel, mais elle est aussi séduisante précisément en vertu du fait qu’elle répudie les sentiments punitifs. A un autre endroit, Einstein rend hommage à la personne « à qui l’agressivité et le ressentiment sont étrangers. »[29] Un tel idéal de la personne peut-il être poursuivi seulement au prix de l’attachement au personnel ? Devons-nous choisir entre l’isolement et l’animosité ?

Certaines des remarques de Strawson impliquent que nous le devons en effet :

L’indignation, la désapprobation, comme le ressentiment, tendent à inhiber ou du moins à limiter notre bonne volonté à l’endroit de l’objet de ces attitudes, tendent à promouvoir un abandon au moins partial et temporaire de la bonne volonté […] (ce ne sont pas là des connexions contingentes.) Mais ces attitudes […] sont précisément le corrélat de la demande morale dans le cas où on ressent la demande comme ne devant pas être prise en compte. Adresser cette demande, c’est être enclin à manifester de telles attitudes […]. Les adopter n’implique pas […] de considérer leur objet autrement que comme un membre de la communauté morale. L’abandon partiel de la bonne volonté que ces attitudes impliquent, la modification de la demande générale qu’autrui se voit si possible éviter toute souffrance qu’elles impliquent, sont […] la conséquence du fait de continuer à le voir comme un membre de la communauté morale : seulement comme quelqu’un qui a commis une infraction contre les demandes qui lui sont adressées. Ainsi, le fait d’être prêt à accepter d’infliger de la souffrance à celui qui a commis l’infraction, et qui constitue une part essentielle de la punition, fait système avec l’ensemble de ces attitudes […].

p. 77 [tiré de Proceedings of the British Academy, vol. 48 (1962), p. 1-25. Repris avec la permission de la British Academy.]

Ce passage est troublant. Certains ont voulu se libérer de l’empressement à limiter la bienveillance et à acquiescer à la souffrance d’autrui, non pour soulager la pression de l’implication, ni en raison du fait qu’ils seraient convaincus par le déterminisme, mais en raison d’un certain idéal des relations humaines, qu’ils voient comme empoisonnées par les sentiments de vengeance. C’est un idéal de fraternité ou d’amour qui incarne des valeurs qui sont sans doute historiquement aussi importantes pour notre civilisation que la notion de responsabilité morale elle-même. Ce passage implique que ce n’est pas le cas.

Si tenir quelqu’un d’autre pour responsable implique d’adresser la demande morale, et si adresser cette demande, c’est se rendre sensible à de telles attitudes, et si de telles attitudes impliquent des sentiments de vengeance et de ce fait,[30] une limitation de la bienveillance, alors le scepticisme concernant la vengeance est un scepticisme qui concerne la responsabilité, et se tenir les uns les autres pour responsables ne cadre pas avec un idéal historiquement important d’amour.

Nombre de ceux qui ont cet idéal, comme Gandhi ou King,[31] ne semblent pas adopter une attitude objective au sens de Strawson. À la différence de Einstein, leurs vies ne semblent pas caractérisées par l’isolement humain : il sont souvent intensément impliqués dans le « conflit » des relations humaines. Il ne semble pas non plus plausible de supposer qu’ils ne se tiennent pas eux-mêmes ni autrui comme moralement responsables : ils se dressent pour eux-mêmes et autrui contre ceux qui les oppressent  ; ils confrontent leurs oppresseurs à leur mauvaise conduite, exhortant et même exigeant de la considération pour eux comme pour les autres  ; mais ils réussissent, ou sont bien plus près que d’autres de réussir, à faire les choses sans vindicte ni malfaisance.

Par conséquent, les affirmations de Strawson, concernant l’interpénétration de la responsabilité et des sentiments de vengeance ne doivent pas être confondues avec la théorie expressive elle-même. Comme ces existences le suggèrent, les sentiments de vengeance peuvent en principe être détachés du fait de tenir pour responsable et des exigences et demandes en lesquelles cela consiste. Ce que l’on met de côté, ce sont les diverses formes de réaction et d’appel à autrui comme agent moral. Les frontières de la responsabilité morale sont les frontières d’une exigence morale intelligible. Considérer autrui comme moralement responsable, c’est réagir face à lui ou elle comme à un moi moral.[32]