Corps de l’article

1. Introduction

Le thème de la psychopathie suscite un intérêt marqué depuis une dizaine d’années dans les recherches en éthique et en psychologie morale. Ce constat n’a en soi rien de bien surprenant, dans la mesure où les psychopathes ont toujours été considérés comme des cas limites dans l’étude du phénomène moral. L’étude des différents troubles et déficits caractéristiques des psychopathes permet d’identifier les mécanismes (rationnels, émotionnels et volitionnels) nécessaires au bon fonctionnement de ce que plusieurs nomment le « sens moral ». Toute théorie morale universaliste doit également rendre compte de cette exception notable que constitue le psychopathe, un cas de figure qui vient bouleverser l’idée que l’être humain soit par nature un être moralement constitué.

Plus récemment, l’intérêt des chercheurs s’est porté vers le problème de la responsabilité morale des psychopathes[1] : en admettant l’idée, souvent défendue dans la littérature scientifique,[2] que la psychopathie est une disposition innée provenant d’un déficit au niveau de l’amygdale et résultant en une absence quasi-totale d’empathie, doit-on conclure que les psychopathes ne sauraient être tenus responsables pour leurs crimes et actes immoraux, de la même manière qu’on ne saurait tenir un aveugle responsable d’avoir fait chuter un passant dans la rue ? Quelles doivent être les conséquences légales d’une telle reconnaissance de non-responsabilité ?

Mais en dépit de l’intérêt actuel pour le thème de la psychopathie, rares, sinon inexistants sont les articles philosophiques qui abordent la question du bonheur des psychopathes. Un tel constat n’aura à première vue rien de bien surprenant, considérant le caractère peu orthodoxe d’une telle question. Or, aborder une telle question peut servir deux fins somme toute importantes : d’abord, conclure que les psychopathes ne sont pas heureux peut servir de justification à l’idée que les psychopathes ne doivent pas être punis pour leurs crimes mais plutôt traités. Combiné à l’idée qu’ils sont déconnectés du monde réel, le fait que les psychopathes souffrent de leur condition peut permettre de soutenir, comme dans les cas de schizophrénie, un plaidoyer d’acquittement pour aliénation mentale[3].

Le deuxième objectif, qui est de nature plus spécifiquement philosophique et qui constitue l’objet du présent article, renvoie à cette idée qu’il existerait une connexion, une correspondance ou une forme de proportionnalité entre le comportement moral et le bonheur d’un agent. On comprend sans difficulté en quoi le cas de figure du psychopathe vient grandement menacer la validité de cette thèse qui remonte à Platon et Aristote : dans la mesure où les psychopathes constituent ni plus ni moins l’archétype de l’immoralité (certains préfèreront parler d’amoralité), une démonstration de leur état de bonheur viendrait, selon toute apparence, réfuter l’idée que la moralité soit une condition nécessaire à une eudemonia aristotélicienne. Quiconque souhaite soutenir que le comportement moral est une condition nécessaire au bonheur se doit donc de rendre compte du cas de figure du psychopathe, soit en montrant que les psychopathes ne sont pas réellement heureux, soit en démontrant que leur bonheur constitue une exception légitime à la règle de la correspondance entre moralité et bonheur. C’est le premier type de réponse, et non le second, qui correspond à la stratégie argumentative déployée ici.

Afin de préserver l’immunité à la thèse de la correspondance entre moralité et bonheur, on tentera ici de montrer qu’en dépit de certains avantages comparatifs (4), les psychopathes ne sauraient être dits heureux. La première étape de cet argumentaire consistera à soutenir que les psychopathes, qui sont des criminels en puissance, souffrent autant, sinon plus que les criminels non-psychopathes lorsqu’ils se voient privés de leur liberté, et qu’en raison de leur caractère impulsif et de leur difficulté à modifier leur comportement suite à des renforcements négatifs, ils ont un risque élevé de subir la souffrance de l’emprison- nement (5). Mais une thèse de la correspondance entre moralité et bonheur qui se veut aussi universelle que possible ne peut limiter la souffrance des psychopathes aux cas d’emprisonnement : qu’en est-il des nombreux psychopathes qui agissent immoralement en toute impunité ? La seconde étape de l’argumentaire tentera donc de démontrer que même les psychopathes qui ne subissent pas l’emprisonnement échappent à ce qu’on appelle souvent le « véritable bonheur » (6).

On ne saurait cependant se livrer à un tel examen sans a2voir préalablement décrit les caractéristiques essentielles de la psychopathie (3), tout comme on se doit de clarifier cette idée d’une « correspondance » entre moralité et bonheur (2), qui est véritablement centrale à l’argumentaire. C’est vers cette tâche que l’on se tourne dès à présent.

2. Moralité = Bonheur ?

Notons d’entrée de jeu que l’acceptation de la thèse de la correspondance entre moralité et bonheur (que l’on nommera ici « thèse de la correspondance »[4]) constitue un véritable prérequis pour la présente enquête. En effet, quiconque rejetterait une telle thèse ne verrait tout simplement pas la pertinence de s’interroger sur le bonheur des psychopathes ; le fait que les psychopathes soient heureux en dépit de leur comportement immoral ne pose un problème que si l’on conçoit le comportement moral comme une condition nécessaire au bonheur. Afin de justifier la présente enquête on pourrait tout simplement concevoir la thèse de la correspondance comme étant un prérequis dont la vérité est acceptée sans être pour autant justifiée.

Il apparaît cependant plus avisé d’offrir à tout le moins une justification élémentaire de la thèse de la correspondance, pour la simple raison que certains considèreront sans doute cette thèse si peu plausible qu’elle ne saurait, même aux fins du présent exercice, être reléguée au rang d’axiome. En effet, l’idée qu’il existe une correspondance entre le fait d’agir moralement et le fait d’être heureux peut paraître à plusieurs comme tout simplement farfelue. On pourrait par exemple affirmer qu’une telle idée est une pure fabrication religieuse, présente tant dans les religions monothéistes, avec les notions de paradis et d’enfer, que dans les religions orientales, avec le concept de Karma. Certains reconnaîtront que la croyance en une forme de justice transcendante, assurant une récompense pour le vertueux et une punition pour le vicieux, a une indéniable utilité sociale, et qu’on pourrait en ce sens la classer dans la catégorie des useful myths, en compagnie des croyances en un droit naturel ou un libre-arbitre. Mais le sceptique s’empressera bien sûr d’ajouter qu’il n’est pas du devoir du philosophe d’entretenir un mythe reposant sur une métaphysique douteuse.

Si l’on tente de souligner que l’idée d’une correspondance entre moralité et bonheur était défendue tant par Platon que par Aristote, bien avant l’emprise du christianisme sur l’Occident, on ne tardera pas à nous répondre que la réflexion de ces grandes figures de la philosophie grecque, aussi élégante et profonde fut-elle, s’inscrivait néanmoins dans le cadre d’une conception « préscientifique » (i.e. pré-newtonienne, pré-darwinienne, etc.) du monde, et que déjà à l’époque, il existait des Thrasymaques pour répliquer à Socrate que le juste n’est pas l’avantageux[5]. Un renvoi à Platon et Aristote ne saurait dès lors rendre la thèse de la correspondance moins « ésotérique » qu’elle ne l’est réellement.

Malgré son caractère un peu simpliste, il y a une leçon évidente à tirer d’une telle critique pour quiconque souhaite défendre la thèse de la correspondance : une telle thèse, si elle souhaite préserver sa plausibilité, doit éviter le recours aux explications transcendantes et doit pouvoir s’inscrire dans le cadre d’une conception « naturaliste » du monde, ce qui peut être interprété comme le rejet de toute entité superflue ou « bizarre »[6], de même qu’une exigence de vérifiabilité et une « inférence à la meilleure explication disponible »[7]. Or, on peut aisément affirmer que les principaux défenseurs contemporains de la thèse de la correspondance[8] défendent une version de la thèse qui respecte parfaitement de telles exigences. Cela s’explique plus spécifiquement par leur acceptation conjointe des trois limites suivantes concernant la thèse de la correspondance :

  1. D’abord, la correspondance postulée ne doit pas tenir compte des aléas du hasard ou de la « chance morale ». Le piéton qui se fait frapper par une voiture et qui se retrouve paralysé pour le restant de ses jours n’est bien sûr aucunement « puni » pour des comportements immoraux passés, tout comme la personne qui gagne à la loterie n’est pas récompensée pour ses bonnes oeuvres. Les thèses dites transcendantes (ex : Karma) s’éloignent d’une conception naturaliste du monde précisément parce qu’elles tentent de réconcilier les aléas du hasard avec la thèse de la correspondance, en affirmant par exemple que la personne qui subit le malheur l’a mérité (en raison de mauvaises actions passées), ou encore, que son malheur sera éventuellement compensé (dans une vie future ou dans un monde céleste). Ce type d’explication n’est guère acceptable pour quiconque adhère à une conception naturaliste du monde.

  2. Il découle de la précédente observation que la correspondance postulée entre moralité et bonheur ne saurait être une correspondance parfaite. En effet, dans la mesure où la chance morale vient en partie brouiller les cartes, le plus que l’on puisse espérer est une tendance générale à faire correspondre moralité et bonheur. Rosalind Hursthouse illustre bien cette idée lorsqu’elle souligne que l’existence d’un général nazi qui termine sa vie paisiblement sur une plage d’Amérique latine ne vient aucunement réfuter la thèse de la correspondance : « What is needed to discredit the [thesis] is not just a few cases, but a clearly identifiable pattern »[9]. Le sceptique pourra cependant répliquer qu’il n’existe aucune tendance générale à faire correspondre moralité et bonheur, et qu’au contraire, un observateur lucide constatera que le bonheur revient généralement à celui qui poursuit son intérêt personnel sans aucun égard aux exigences de la moralité. Prétendre le contraire relèverait tout simplement d’un esprit naïf.

  3. Ce qui permet au tenant de la thèse de la correspondance de répondre à l’objection du sceptique est l’identification d’un intermédiaire fiable qui permet de relier l’agir moral à l’état de bonheur. Or, les défenseurs contemporains de la thèse de la correspondance s’inscrivent dans la lignée d’Aristote en affirmant que cet intermédiaire ne peut être que le caractère vertueux. La vertu étant la source commune de l’agir moral et du bonheur, l’agent qui la cultive en lui-même maximise par le fait même ses chances d’être heureux. Le bonheur ne doit cependant pas être compris comme une forme de « récompense » attribuée à l’agent vertueux, mais doit plutôt être compris comme le reflet de la vertu en l’agent.

Il y a deux façons principales par lesquelles la vertu permet de maximiser les chances de bonheur de l’agent : par l’atténuation du malheur (ou du désagrément) subi par l’agent, et par la prévention du malheur.

Concernant d’abord l’atténuation du malheur, il suffit d’analyser la liste standard des vertus pour s’apercevoir que celles-ci, contrairement aux vices correspondants, avantagent presque toujours leur possesseur face aux situations malheureuses ou désagréables. Les exemples les plus évidents sont la patience et le courage : face à une situation qui exige une longue période d’attente, ou face à un individu difficile à supporter, l’agent qui aura cultivé la patience ne ressentira pas la frustration et la colère de l’agent impatient, et la situation n’aura donc pas pour lui un caractère désagréable. On comprend également que l’impatience est une disposition qui, en raison des émotions négatives qu’elle suscite, peut mener un individu à causer du tort à autrui. C’est en ce sens que l’on parle de la vertu comme d’une source conjointe au bonheur et à la moralité : une vertu telle la patience est une disposition de l’agent qui favorise l’agir moral. Le courage illustre également bien cette idée : devant une situation litigieuse, l’agent courageux ne reculera point devant la nécessité d’intervenir pour rétablir la vérité, l’ordre ou la justice, alors que l’individu moins brave, en refusant d’agir, ira à l’encontre de ce qui lui semble être un devoir et continuera à subir la situation désagréable qui nécessitait initialement son intervention. Face à la mort et la tragédie également, la souffrance du vertueux sera grandement atténuée par les qualités qu’il aura su entretenir tout au long de sa vie, et il sombrera beaucoup moins facilement dans le désespoir et la fatalisme que l’individu ayant passé sa vie à ne rechercher que la satisfaction immédiate.

Concernant ensuite la prévention du malheur, il apparaît clair que l’agent vertueux, de par son comportement exemplaire, évite de se retrouver dans des situations désagréables et de se mettre des gens à dos. Les vertus qui illustrent le mieux cet état de fait sont la justice et la tempérance : en considérant l’intérêt de tout un chacun (y compris le sien propre) de la façon la plus équitable possible, et en évitant les excès dans ce qu’il entreprend, l’agent vertueux minimise les risques de conflits et évite de se retrouver dans une situation qui le dépasse. On peut également aller plus loin et souligner que l’agent vertueux fait plus que simplement prévenir le malheur : il suscite les attitudes et les réactions positives à son endroit. L’agent vertueux fait l’objet d’admiration et de respect. Il est le type d’être humain que l’on souhaite tous foncièrement devenir. On lui fait spontanément confiance et on se tourne vers lui pour des conseils et du support. Pour toutes ces raisons, mais surtout parce qu’elle permet de subir le malheur avec une certaine sérénité et parce qu’elle crée des circonstances favorables dans notre environnement, on peut affirmer que la vertu vient en grande partie minimiser l’impact du hasard sur la possibilité d’être heureux et qu’elle permet de rééquilibrer la relation entre moralité et bonheur, tendant ainsi vers la réalisation de ce que Kant nommait le « Souverain Bien »[10].

Ainsi, si l’on admet cette tendance générale à faire correspondre moralité et bonheur, on devrait en principe s’attendre à ce que les êtres profondément vicieux et immoraux subissent les contrecoups de leur caractère et soient condamnés au malheur. Or, il existe un cas de figure important qui vient directement confronter une telle prédiction, à savoir le cas du psychopathe, chez qui bien-être, vice et immoralité semblent cohabiter en parfaite harmonie ! S’agit-il d’une apparence trompeuse, d’une exception ou encore d’une véritable réfutation de la règle ? On ne saurait répondre à cette question sans connaître d’abord les caractéristiques essentielles de la psychopathie.

3. Qu’est-ce qu’un psychopathe ?

Le terme « psychopathe » est aujourd’hui synonyme de meurtrier sanguinaire, en acte ou en puissance. L’image qui vient spontanément en tête est celle du criminel qui torture ses victimes sans le moindre remord, et pour qui le plaisir se trouve exclusivement dans la souffrance d’autrui. Sous cette optique, l’idée d’un psychopathe non-criminel paraît n’être rien de moins qu’un oxymore. Or, bien que l’imaginaire populaire ne soit pas sans fondement, il est faux de s’imaginer que tous les psychopathes sont de la trempe de Jack L’Éventreur ! Certes, la moralité est une langue étrangère pour de tels individus, mais leur déficience ne mène pas inévitablement au développement de pulsions meurtrières, et certains psychopathes deviendront plutôt des hommes d’affaires redoutables, des carriéristes ambitieux prêts à toutes les formes de tricheries, trahisons, manipulations et mensonges pour grimper l’échelle du pouvoir.[11]

Qu’ont en commun les psychopathes ? Un comportement antisocial ou criminel ne suffit pas à distinguer les cas de psychopathie, puisqu’il s’agit là d’une caractéristique partagée, entre autres, par les sociopathes. Seulement 10 à 15% de la population carcérale peut d’ailleurs être qualifiée de psychopathe, ce qui illustre bien que le trouble ne se réduit pas à des comportements criminels[12]. C’est plutôt au niveau de la dysfonction émotionnelle que l’on retrouve la spécificité de la psychopathie ; les émotions que l’on qualifie de « morales », telles que l’empathie, la honte, le remord et, moins directement, la peur, sont toutes déficientes chez les psychopathes. Le déficit se situe non seulement au niveau de la capacité à ressentir l’émotion, mais également au niveau de la détection de l’émotion chez autrui (lecture des traits du visage, du ton/intonation de la voix ou du comportement en général)[13]. Il faut cependant noter que le déficit n’est pas présent pour toutes les émotions : la colère, notamment, est amplifiée chez le psychopathe, qui est en cela beaucoup plus prompt à ressentir de la frustration au quotidien[14]. Résultat direct de cette frustration, le risque qu’un tel individu commette des agressions est grandement accentué, tant pour les agressions dites « réactives » (impulsives, sous le coup d’une émotion forte) que celles dites « instrumentales » (par exemple une vengeance)[15].

Un autre fait important à noter est que le déficit du psychopathe ne se limite pas strictement à la dimension morale, mais affecte également son comportement prudentiel : « The psychopaths’ emotional and volitional deficiences make them respond impulsively to salient desires and act in a way that neither serves their own long-term best interest nor moves them to act with respect for the interests of others »[16]. Plus que simplement impulsif, le psychopathe a une véritable incapacité à planifier à long-terme, et ne parvient donc guère à développer des projets de vie. Cela peut à première vue sembler contredire le point précédent selon lequel les psychopathes sont capables d’un comportement « instrumental », mais en réalité, seule une planification à court ou moyen terme est accessible au psychopathe, et lorsqu’il s’agit d’orienter sa vie vers un objectif général, il parvient difficilement à aller au-delà des plaisirs corporels immédiats.

Bien que les causes précises ne soient pas encore clairement connues, on explique souvent la psychopathie par un déficit au niveau de l’amygdale, zone du cerveau régulatrice des émotions. L’amygdale joue également un rôle important dans l’apprentissage par conditionnement/renforcement, ce qui pourrait constituer une pièce importante du casse-tête de la psychopathie, dans la mesure où un déficit au niveau du renforcement peut expliquer l’incapacité à intégrer les normes morales : « The amygdala allows the individual to learn the goodness and badness of objects and actions, whether the goodness and badness to be associated with these objects involves non-social rewards and punishments (e.g. desirable foods/money or pain/loud noises) or social rewards and punishments (fearful or happy facial expressions) »[17].

Une conséquence importante de cette dysfonction est que la souffrance d’autrui peut difficilement constituer pour le psychopathe une motivation ou une raison d’agir, pour la simple et bonne raison qu’une telle souffrance ne vient aucunement l’affecter négativement. Quelques études ont cependant démontré que l’empathie des psychopathes n’est pas complètement inexistante  ; Blair et al. (1997), dans une étude mesurant le niveau d’activité électrodermale (« skin-conductance response »)[18] de psychopathes à qui l’on présentait des images d’individus en détresse, ont constaté que la réaction de psychopathes à de telles images, bien que nettement inférieure à la réaction de non-psychopathes, était tout de même plus importante que leur réaction devant des images neutres, ce qui démontre que les psychopathes ne sont pas totalement insensibles aux cas de détresse. Des études de ce genre amènent certains philosophes[19] à soutenir que les psychopathes doivent être tenus au moins en partie responsables pour leurs crimes, puisque leur capacité d’empathie n’est pas inexistante mais tout simplement défectueuse, pour ne pas dire non-entretenue.

Enfin, bien que l’environnement, et tout spécialement la famille, joue un rôle dans l’atténuation ou l’amplification des symptômes[20], la plupart des chercheurs attribuent aujourd’hui au phénomène une origine génétique. On peut d’ailleurs détecter des « tendances psychopathiques » dans le comportement d’enfants dès l’âge de deux ou trois ans[21]. Notons cependant que certains chercheurs, dont Gwen Adshead, rejettent l’explication génétique et situent plutôt le développement des tendances psychopathiques dans un trouble de l’attachement affectif dans les premiers mois de la vie[22].

Qu’en est-il cependant de l’état de bien-être des psychopathes, objet central de la présente enquête ? À première vue, il serait certainement malhonnête de prétendre que les psychopathes montrent tous les signes de personnes malheureuses. Plusieurs indices tendent en fait à démontrer le contraire : les psychopathes sont connus pour ne démontrer aucun signe de malaise ou de détresse par rapport à leur condition  ; pour eux, c’est nous qui sommes anormaux (ou faibles) avec notre obsession pour les interdits moraux. Ajoutez à cette absence de mal-être quant à leur état le fait qu’ils ne laissent aucun obstacle (moral ou autre) empêcher la satisfaction de leurs désirs, et on se trouve face à un tableau où le bien-être paraît être la règle plutôt que l’exception. C’est d’ailleurs une des raisons que amènent plusieurs chercheurs aujourd’hui à considérer la condition de psychopathie comme un avantage évolutif plutôt qu’une forme de trouble[23].

À première vue, donc, il semblerait que le cas du psychopathe vient effectivement menacer la validité de la théorie de la correspondance entre moralité et bonheur, puisqu’on a affaire à des individus qui, parallèlement à leur comportement immoral (pour ne pas dire en raison de leur comportement immoral) jouissent d’un bien-être apparemment indéniable. Que peut bien répliquer un défenseur de la thèse de la correspondance, sinon présenter le psychopathe comme un cas hors du commun, et donc une exception légitime ? Une telle stratégie paraîtra sans doute peu satisfaisante, d’abord parce qu’elle donne l’impression de « se sauver par la porte arrière », et parce qu’elle semble indéniablement ouvrir une boîte de Pandore : si l’on admet une exception dans le cas du psychopathe, qu’est-ce qui nous empêche de faire de même pour tout autre cas qui se révèlerait problématique ? Il est clair que toute exception reconnue à la règle de la correspondance ne peut au final qu’affaiblir cette règle. Plutôt que de s’entêter à préserver la règle lorsque des exceptions se présentent, ne devrait-on pas tout simplement y renoncer ?

4. Plaidoyer du psychopathe

Commençons par considérer certains arguments qui, bien que ne mettant pas nécessairement la règle de la correspondance au rencard, incitent fortement à croire que les psychopathes constituent une exception à la règle.

On pourrait d’abord soutenir qu’une constitution différente implique nécessairement des intérêts différents, et que puisqu’ils ne sont pas constitués comme nous, il est normal que les psychopathes n’aient pas le même intérêt que nous à cultiver la vertu. L’hypothèse est ici que le caractère désirable de la vertu ne se manifesterait que pour des « sensibilités comme les nôtres ».[24] Dit autrement, s’il est normal pour des individus moralement constitués d’admirer la vertu et de percevoir l’agent vertueux comme « le type d’être humain qu’il souhaite foncièrement devenir », de tels faits ne s’appliqueraient pas au psychopathe, dont le narcissisme est assumé et cultivé sans le moindre conflit intérieur. Ainsi, en raison de leur absence de scrupules et de remords, les individus naturellement dépourvus d’empathie bénéficieraient en quelque sorte d’un « ticket gratuit » dans le domaine de la moralité.

Un autre élément mérite d’être souligné : on a affirmé à la section précédente que le fait de cultiver la vertu permettait non seulement d’atténuer mais aussi de prévenir le malheur, principalement par le fait que l’agent vertueux, en traitant avec justice et équité les intérêts de tout un chacun, évite de se retrouver dans des situations conflictuelles et de se mettre des gens à dos. Mais il est également indéniable qu’il existe des contextes où le fait d’être vertueux et d’agir par devoir pénalise l’agent vertueux. Le cas le plus évident est celui de l’héroïsme tragique : en voulant stopper une bande de truands ou rescaper un innocent, l’agent vertueux court souvent à sa perte, et s’il s’abstient d’intervenir, son inaction risque de le hanter et de fortement miner son bonheur. Dans son essai « On Virtue Ethics », Rosalind Hursthouse aborde le cas des héros de la Seconde Guerre mondiale pour qui le devoir d’humanité exigeait d’intervenir au risque de leur propre vie. Hursthouse souligne que pour de tels individus, le bonheur n’était tout simplement plus accessible, étant condamnés à choisir entre la mort ou une vie de malheurs, qui résulterait nécessairement de leur inaction. Or, face à de tels scénarios, le psychopathe est largement avantagé par rapport à l’individu vertueux, puisqu’il préserve les bénéfices de l’inaction (i.e. la sécurité) sans les coûts qui lui sont rattachés (i.e. le remord). La rationalité de la vertu n’est donc pas aussi tranchée qu’elle l’apparaissait initialement.

Un dernier point, majeur, doit être considéré : si l’on prend en considération une caractéristique essentielle à la psychopathie, il semblerait que les psychopathes parviennent à jouir de tous les avantages associés à la vertu sans pour autant souffrir de ses désavantages (tels que celui illustré dans le cas de l’héroïsme tragique). Cette caractéristique essentielle est le talent de manipulateur que l’on reconnaît généralement aux psychopathes. De par son charisme et son talent de séducteur, le psychopathe réussit très souvent à obtenir l’admiration et la confiance de son entourage, ce qui lui permet généralement de parvenir à ses fins aussi bien, sinon mieux que l’individu qui s’impose un devoir d’honnêteté et d’authenticité. S’il est vrai, donc, que le vice transparent est moins profitable que la vertu authentique, le masque vertueux, combiné à l’absence de scrupules, serait peut-être l’option la plus avantageuse de toutes.

Il y a donc trois arguments principaux qui semblent permettre aux psychopathes d’échapper à la règle de la correspondance : les psychopathes (1) ne ressentent aucun malaise ou conflit intérieur en raison de leur culture du vice, (2) ne subissent aucun tort lorsque confrontés à des dilemmes du type « héroïsme tragique » et (3) semblent bénéficier des avantages de la vertu grâce à leur talent de séducteur et de manipulateur. Ce sont là des arguments importants, qui nous obligeront peut-être à accepter le fait que les psychopathes constituent une exception à la règle de la correspondance. On pourra cependant se consoler en considérant que la règle demeure valide pour tout individu dont le sens moral ne fait pas naturellement défaut, soit environ 99% de la population[25].

5. Réponse partielle : malheur dans la criminalité

Avant de renoncer à la tentative de réconcilier le cas du psychopathe avec la règle de la correspondance, il importe de prendre en compte un autre point important, à savoir que le comportement criminel des psychopathes les amène très souvent à se retrouver en prison. Il ne fait aucun doute que la perte de liberté constitue une souffrance énorme pour les psychopathes, plus importante même que pour le détenu moyen, pour la simple raison que les psychopathes construisent leur vie autour de la satisfaction immédiate. Or, en raison de leur caractère impulsif, de leur handicap au niveau du raisonnement prudentiel et de leur difficulté à modifier leur comportement suite à des renforcements négatifs, les psychopathes reconduisent très souvent les actes qui les avaient initialement mené derrière les barreaux. Il en résulte que les psychopathes, dans leur poursuite de plaisirs triviaux et éphémères, en arrivent très souvent à perdre ce qui est essentiel à leur bien-être, à savoir leur liberté. Ce fait est souligné de façon éloquente par Vinit Haksar, qui rapporte les propos de Hervey Cleckley :

Cleckley claims that we do have good evidence that psychopaths value their liberty and dislike being locked up. He tells us of the “familiar case of the psychopath who, in full possession of his rational faculties, has gone through the almost indescribably distasteful confinement of many months with delusional and disturbed psychotic patients and, after fretting and counting the days until the time of his release, proceeds at once to get drunk and create disorder which he thoroughly understands will cause him to be returned without delay at the detested wards”[26]

Cet exemple relatant la difficulté du psychopathe à modifier son comportement permet de concevoir une façon détournée de réconcilier le cas du psychopathe avec la règle de la correspondance : en vertu de caractéristiques essentielles de la psychopathie (impulsivité, difficulté à modifier son comportement suite à des renforcements négatifs, etc.), on pourrait soutenir que le psychopathe est pratiquement condamné à subir la souffrance de l’emprisonnement.

Un tel argument fut considéré par Marga Reimer dans son article « Psychopathy Without (the Language of) Disorder », paru dans l’édition spéciale de la revue Neuroethics portant sur la responsabilité morale des psychopathes. Dans cet article, Reimer aborde la question du bonheur des psychopathes, non pas dans le but de relever le défi que le cas du « psychopathe heureux » pose à la thèse de la correspondance, mais plutôt afin de critiquer les arguments soulevés par les tenants de la non-responsabilité criminelle des psychopathes pour cause d’aliénation mentale. Les grandes lignes de l’argument qu’elle souhaite critiquer sont similaires à celui développé plus haut : en raison de caractéristiques inhérentes à leur constitution mentale, les psychopathes sont pratiquement condamnés à subir la souffrance de l’emprisonnement. Or, puisque cette constitution mentale conduit à une telle souffrance, on doit la considérer comme une maladie mentale, au même titre que la schizophrénie[27]. Certes, la souffrance s’exprime de façon moins directe que pour d’autres maladies mentales, mais elle n’en demeure pas moins bien réelle et doit être prise en considération. Pour cette raison, il apparaît injuste d’emprisonner les psychopathes pour leurs crimes, puisqu’il est le fait d’une maladie mentale, et il faudrait plutôt leur offrir le soutien psychiatrique nécessaire, tant pour leur propre bien-être que pour celui de la société.

C’est là un argumentaire que Reimer soulève dans le simple but de le réfuter, et l’objection qu’elle soulève parait tout à fait naturelle et évidente : il est faux de prétendre que la souffrance résultant de l’emprisonnement est une conséquence de la constitution mentale du psychopathe  ; une telle souffrance dépend au contraire du contexte social dans lequel les psychopathes se trouvent. En effet, si les psychopathes évoluaient dans un monde dépourvu de tout système judiciaire, ils ne souffriraient aucunement du fait d’être psychopathe, pour la simple et bonne raison qu’ils ne seraient jamais emprisonnés ! Inversement, si les non-psychopathes évoluaient dans un monde où la psychopathie était la norme, ce sont eux qui seraient socialement désavantagés et qui souffriraient de leur condition, puisqu’ils seraient alors à la merci de ces prédateurs naturels que sont les psychopathes. Pour cette raison, on ne saurait concevoir la souffrance résultant de l’emprisonnement comme remplissant le troisième critère de la maladie mentale, et un plaidoyer pour aliénation mentale ne saurait dès lors être jugé recevable pour les psychopathes.

C’est là un argument qui paraît plutôt convainquant. Cependant, à y voir plus près, on parvient à identifier une faille importante  ; reconnaître que la souffrance vécue par le psychopathe dépend du contexte social n’implique pas par le fait même que sa constitution mentale ne joue pas un rôle essentiel dans cette souffrance. En réalité, c’est toujours dans l’interaction entre le constitution (mentale, physique, etc.) d’un individu et le contexte dans lequel il évolue qu’on peut situer la souffrance : changer l’un ou l’autre de ces deux éléments aura une influence sur la présence ou l’absence de souffrance. Or, et c’est là l’élément central de l’argument, le cas du psychopathe est particulièrement intéressant pour la raison suivante : peu importe le contexte dans lequel le psychopathe se trouve, il sera toujours pénalisé en vertu du fait qu’il est psychopathe.

Examinons cette idée de plus près. On peut logiquement concevoir deux contextes ou « mondes » possibles où pourrait évoluer le psychopathe, à savoir un monde où les psychopathes sont minoritaires, ou un monde où ils sont majoritaires. Dans le monde minoritaire, les psychopathes se retrouveront nécessairement confrontés à une forme quelconque de procédure ou de système « judiciaire » mis en place par les non-psychopathes dans le but de se protéger de personnes comme les psychopathes, et ils auront donc un haut risque de souffrir de l’emprisonnement ou d’une peine quelconque. Au mieux peuvent-ils espérer un système qui favorise la réhabilitation et renonce à la punition. Or, la situation n’est guère préférable dans le monde où les psychopathes sont majoritaires, puisque même s’ils ne seront confrontés à aucun système judiciaire, ils se retrouveront eux-mêmes entourés de prédateurs (i.e. d’individus comme eux), et devront constamment craindre pour leur propre survie. Il apparaît par ailleurs évident que la troisième alternative (un monde réparti de façon plus ou moins égale entre psychopathes et non-psychopathes) n’est guère préférable, puisque les psychopathes ne feraient alors que subir les deux types d’inconvénients. On ne saurait par ailleurs affirmer que les mêmes constats s’appliquent aux non-psychopathes, puisque contrairement aux psychopathes, il existe effectivement un monde où les non-psychopathes sont avantagés, à savoir notre monde, celui où règnent moralité et loi.

Il résulte de la précédente analyse que bien que la souffrance du psychopathe dépende du contexte, cette souffrance n’en demeure pas moins une conséquence de leur psychopathie, dans la mesure où dans tout contexte imaginable, le fait d’être psychopathe augmentera grandement le risque de souffrance du psychopathe. Une telle conclusion vient nous conforter dans notre tentative de défendre la règle de la correspondance entre moralité et bonheur, puisque cette règle paraît s’étendre également aux êtres dont le sentiment moral fait défaut. La seule exception qui semble persister est donc celle des psychopathes qui, en raison de leur intelligence supérieure, parviennent à éviter l’emprisonnement et à commettre des actes immoraux en toute impunité. Ces psychopathes « non-criminels » semblent en effet échapper à la règle de la correspondance, puisqu’ils agissent immoralement sans pour autant subir quelconques répercussions négatives, qu’elles soient « intérieures » (tel le remord) ou « extérieures » (tel l’emprisonnement). Bref, si l’on souhaite attribuer une certaine universalité à la règle de la correspondance, il importe d’y intégrer le cas des psychopathes non-criminels.

6. Les psychopathes non-criminels

6.1 Les psychopathes primaires

Depuis le début de cet article, les psychopathes ont été présentés comme un groupe relativement homogène, ce qui est bien sûr loin de représenter fidèlement la réalité : il existe d’importantes différences entre les psychopathes, non seulement quant à l’intensité des caractéristiques essentielles de la psychopathie (niveau de violence, absence complète ou non d’empathie, etc.), mais aussi quant à la présence ou non de caractéristiques moins essentielles. Or, si aucune typologie n’a ici été présentée, c’est non seulement en raison d’un certain inconfort théorique face à cette tentative de « mettre en boîte » une réalité humaine immensément complexe et diversifiée, mais également et surtout en raison de l’absence de consensus dans la communauté scientifique quant à la « bonne » classification ou catégorisation des psychopathes. Il est cependant clair qu’à cette étape-ci de l’argumentaire, alors que l’on cherche à restreindre l’analyse à une « sous-classe » de psychopathes, on se doit d’envisager une certaine typologie ou catégorisation. Il ne sera cependant guère nécessaire de confronter tous les modèles offerts sur le marché, puisqu’on ne cherche pas à identifier le « meilleur découpage » possible, mais uniquement à identifier le profil du psychopathe qui pose le plus grand défi à la thèse de la correspondance.

Le profil qui nous intéresse est celui du psychopathe séducteur et intelligent, qui agit immoralement sans pour autant subir les conséquences négatives (sociales ou légales) de ses actes. Or, ce que Hervey Cleckley[28] nomme « psychopathes primaires » semble bien correspondre au profil qu’on recherche, à savoir un type d’individus qui, tout en demeurant impulsifs et dénués d’empathie, possèdent de bonnes habiletés sociales et sont de fins manipulateurs[29]. Si l’on souhaite défendre l’universalité de la règle de la correspondance, c’est bien ce type d’individus qui nous posera le plus grand défi.

6.2 Évaluation des quatre avantages comparatifs

Comment démontrer que les psychopathes primaires ne jouissent pas du bien-être que l’on est a priori tentés de leur prêter ? La tâche paraît fort ardue, notamment parce que les trois « avantages comparatifs » soulevés à la section 4 semblent parfaitement s’appliquer au cas des psychopathes primaires : ce sont des individus qui (1) ne ressentent aucun malaise ou conflit intérieur en raison de leur culture du vice, (2) ne subissent aucun tort lorsque confrontés à des dilemmes du type « héroïsme tragique » et (3) semblent bénéficier des avantages de la vertu grâce à leur talent de séducteur et de manipulateur. S’ajoute à cette liste le problème qui a mené à la présente section, à savoir que ces psychopathes (4) sont moins susceptibles que les autres psychopathes de se retrouver en prison pour leurs actes.

La combinaison de ces quatre facteurs constitue l’obstacle ultime qui nous empêche de pouvoir universaliser la règle de la correspondance entre moralité et bonheur. La question qui nous incombe à cette étape finale est donc la suivante : est-il possible, en dépit de ces quatre avantages comparatifs, que le comportement immoral des psychopathes primaires les amène à ressentir[30] une certaine forme de malheur, ou à tout le moins une privation de bonheur ?

On peut commencer par se demander si les quatre avantages comparatifs sont aussi solides qu’ils le paraissent à prime abord. Si l’on parvient à nuancer ou à modérer le poids de l’un ou de plusieurs de ces facteurs, on rendra par le fait même plus probable l’hypothèse du mal-être des psychopathes primaires.

Il apparaît d’abord clair que pour au moins deux de ces quatre avantages comparatifs, une telle réévaluation est tout simplement inenvisageable, pour la simple et bonne raison que leur acceptation est constitutive du problème ici étudié, c’est à dire qu’en modifiant l’un ou l’autre de ces deux éléments, nous n’aurions alors plus affaire au même problème. Les deux points en question sont les points (1) et (4). On se doit d’admettre le fait que les psychopathes sont parfaitement à l’aise avec leur culture du vice (1), puisqu’un tel fait découle des caractéristiques essentielles (absence d’empathie et de remord, narcissisme profond, etc.) que l’on a attribuées aux psychopathes. Peut-être existe-t-il en réalité des psychopathes primaires qui éprouvent un certain inconfort face à leur état ou qui admirent secrètement l’agent vertueux, mais une telle éventualité ne peut être considérée dans le cadre de la présente analyse.

Pour des raisons différentes, le point (4) ne saurait non plus être remis en cause. Cela se comprend facilement par le fait que si les psychopathes primaires sont tout autant susceptibles d’emprisonnement que les psychopathes « secondaires », il suffirait alors de renvoyer à l’argumentaire développé à la section précédente pour réconcilier ce cas de figure avec la règle de la correspondance. Or, c’est précisément parce que nous souhaitons envisager la possibilité de psychopathes qui échappent au système correctionnel que nous en sommes arrivés à cette section finale de l’analyse. Considérer le point (4) comme autre chose qu’un fait acquis, ne serait-ce qu’à titre d’hypothèse, serait ainsi une pure contradiction. La question qui nous occupe réellement à cette étape-ci est donc la suivante : malgré son absence de conflit intérieur et son faible risque d’emprisonnement, peut-on dire du psychopathe primaire qu’il est malheureux en raison (plus ou moins directement) de son comportement immoral ?

Il nous reste donc à évaluer les points (2) et (3), qui eux semblent pouvoir être mis en doute sans que cela ne menace les paramètres mêmes de la présente enquête. Concernant d’abord le point (2), peu d’objections semblent pouvoir être soulevées : le fait que les psychopathes ne se retrouvent guère désavantagés devant les dilemmes de type « héroïsme tragique » paraît indéniable. À moins qu’il y voit un intérêt personnel quelconque, le psychopathe refusera de risquer sa vie afin de sauver celle d’autrui, et ne ressentira pas pour autant le remord que de telles décisions comportent pour des êtres « normaux ». Sans doute ressentira-t-il un certain dilemme si l’individu en péril est un ami ou un proche, mais même dans un tel cas, le conflit intérieur n’aura jamais pour lui l’intensité qu’il aura pour l’individu moralement constitué, notamment parce que les psychopathes développent toujours leurs relations avec autrui dans une perspective instrumentale, et ne s’attachent jamais pleinement à leurs proches, qu’ils perçoivent comme moyens et non comme fins. La perte d’un proche ne sera donc jamais aussi lourde pour eux que pour nous.

Qu’en est-il du point (3) ? À bien y regarder, il s’agit sans doute de l’avantage comparatif le plus vulnérable des quatre, et on peut certainement espérer en adoucir l’impact sur la règle de la correspondance. L’idée est ici que les psychopathes, en raison de leurs capacités de séduction et de manipulation, parviendraient à obtenir tous les avantages découlant de la vertu, sans pour autant avoir à déployer l’effort que l’entretient de la vertu exige. Or, une telle proposition semble pouvoir être attaquée à deux niveaux : on peut d’une part douter de l’efficacité d’un masque vertueux, et on peut d’autre part se demander si l’authentique agent vertueux ne jouirait pas d’un type de bien-être qui échappera toujours au non-vertueux, ce que plusieurs auteurs ont appelés le « véritable bonheur » ou le « seul bonheur qui mérite vraiment d’être recherché ».[31]

6.3 Vertu authentique et « potentiel de bonheur »

Le premier angle d’attaque est bien simple, et consiste à se demander jusqu’à quel point on peut mimer l’authenticité sans que cela finisse par se constater ? N’est-ce pas après tout dans la nature même d’une « copie » de ne jamais pouvoir faire mieux qu’un original, et de ne pouvoir aspirer qu’à s’en rapprocher autant que possible ? Or, lorsque l’on tente de se montrer sous un jour qui est l’opposé absolu de ce que l’on est foncièrement, même un grand talent d’imitateur parviendra mal à camoufler notre véritable nature. D’autre part, puisque les avantages que chercheraient à obtenir le psychopathe en imitant le vertueux (principalement la confiance, le respect et l’admiration) ne s’achètent ni ne s’exigent d’aucune façon, et ne sont généralement accordés que lorsque l’on ressent ou a de bonnes raisons de croire que l’autre mérite qu’on lui prête de tels sentiments, on peut douter que le masque vertueux ne soit jamais suffisamment « réaliste » pour mener le psychopathe à bon port. En effet, quelque chose comme la confiance n’est en général accordé qu’après avoir longuement testé la valeur morale et l’authenticité du « candidat », précisément les qualités qui font défaut au psychopathe ! On a donc toutes les raisons de douter de la capacité du psychopathe à réellement obtenir les avantages qui sont accordés au vertueux.

Mais le point le plus important est le suivant : les avantages associés à la culture de la vertu ne se limitent aucunement à la confiance que le vertueux se voit accorder. Au contraire, l’attitude d’autrui à l’endroit de l’agent vertueux n’est que la pointe de l’iceberg des avantages dont celui-ci bénéficie. On pourrait même être tentés de reprendre la célèbre maxime de Mill et affirmer qu’il vaut mieux être un agent vertueux insatisfait qu’un psychopathe satisfait[32], tant le bien-être qui découle de la culture de la vertu est d’une classe supérieure au bien-être dont le psychopathe jouit. Ainsi, même si le psychopathe parvenait efficacement à mimer la vertu et à obtenir la confiance d’autrui, il ne parviendrait jamais pour autant à obtenir les véritables avantages découlant de la vertu authentique. Un élément central qui caractérise le bonheur de l’agent vertueux[33] est le fait qu’il est un type d’individus qui a appris à se satisfaire de peu, et pour qui l’insatisfaction est aussi rare qu’elle peut être omniprésente chez le psychopathe. On arrive ici au point central dans l’argumentaire : ce qu’on peut appeler le capacité de contentement est l’élément principal qui nous permettra de conclure en faveur de la thèse de la correspondance. En effet, ce n’est guère dans la confiance ou l’admiration provenant d’autrui que l’on situera l’avantage comparatif de l’agent vertueux, mais plutôt dans sa capacité à se sentir bien dans pratiquement n’importe quelle situation.

Nul besoin d’adhérer à une conception du bonheur comme simple satisfaction des désirs pour reconnaître que la « capacité de contentement » est un élément essentiel au véritable bien-être. Laissant de côté la question des caractéristiques nécessaires et suffisantes du bonheur, il paraît peu controversé d’affirmer que l’individu pour qui tout évènement constitue une occasion de réjouissance a un potentiel de bonheur nettement plus élevé qu’un autre individu pour qui la possibilité de contentement dépend de la présence de nombreux facteurs. Pour schématiser, on peut concevoir une échelle du potentiel de bonheur, où l’on placera à l’extrême positive l’individu pour qui chaque instant constitue une source de joie, et dont l’état de plénitude ne peut être ébranlé par aucun tracas quotidien ni aucune tragédie, et à l’extrême négative, on placera l’individu pour qui chaque instant est une source de frustration. Les cas intermédiaires varieront en fonction de l’intensité des sentiments et de leur fréquence. Si l’on souhaite placer une image sur ces figures abstraites, on associera sans doute à l’extrêmité positive le cas (idéal) du moine zen, qui vise par la pratique méditative un état de bien-être permanent, et à l’extrêmité négative, le cas de figure qui semble tout désigné est celui... du psychopathe ! Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le psychopathe n’éprouve jamais de satisfaction, ce qui serait faux, mais plutôt de souligner que son bien-être est grandement instable et fragile, en raison de sa très faible capacité de contentement. Si ce constat s’applique au psychopathe primaire, il s’applique encore plus fortement au psychopathe secondaire, chez qui la faible capacité de contentement est amplifiée par une profonde impulsivité et instabilité émotionnelle.

Bref, puisqu’il est condamné à demeurer étranger au type de bonheur qui, dans les mots de Philippa Foot, « mérite vraiment d’être recherché », on parvient à réconcilier le cas du psychopathe primaire avec la thèse de la correspondance. On doit cependant reconnaître que cette réconciliation laisse quelques brèches dans la thèse de la correspondance, puisqu’il semble indéniable que le psychopathe détient tout de même certains avantages comparatifs sur le non-psychopathe, principalement dans des scénarios de type « héroïsme tragique ». Si l’on peut donc parler d’une victoire pour la thèse de la correspondance, il ne s’agit cependant que d’une victoire partielle.

7. Conclusion

Rappelons rapidement les grandes lignes du parcours qui nous a mené jusqu’ici : après avoir d’abord dressé un portrait sommaire de la psychopathie, nous avons proposé une version plausible de la thèse de la correspondance entre moralité et bonheur, dont les principales caractéristiques sont l’indépendance face aux aléas du hasard morale et le rôle du caractère vertueux comme intermédiaire. Nous avons également souligné l’impossibilité, à l’intérieur des balises d’une conception naturaliste du monde, d’une correspondance parfaite entre moralité et bonheur, et avons plutôt défendu l’idée d’une tendance générale à faire correspondre ces deux éléments.

S’appuyant sur ces assises, nous avons pu attaquer le problème du psychopathe, dont le comportement immoral devrait, en se fondant sur la thèse de la correspondance, mener à une forme de privation de bonheur. Nous avons d’abord souligner trois éléments qui paraissaient démontrer le contraire, à savoir l’absence de conflit intérieur du psychopathe face à la culture du vice et de l’immoralité, son avantage comparatif dans des situations telles que l’héroïsme tragique, et sa capacité d’obtenir les bénéfices de l’agent vertueux (sans les coûts rattachés) grâce à son charisme et son talent de manipulateur. Devant l’ampleur de la tâche, nous avons choisi, plutôt que de nous attaquer directement à ces obstacles, d’explorer une autre voie en se demandant si l’on pouvait concevoir la souffrance résultant de l’emprisonnement comme un argument en faveur de la thèse de la correspondance, dans la mesure où le psychopathe, en raison de caractéristiques qui lui sont constitutives, a un risque élevé de subir cette perte de liberté. Nous avons conclu, après avoir notamment considéré les arguments de Marga Reimer, que le haut risque d’emprisonnement était effectivement un argument favorable à la thèse de la correspondance.

Il nous restait cependant à considérer le cas des psychopathes qui échappent au système correctionnel, ce qui correspondait particulièrement au cas du « psychopathe primaire ». À cette étape finale, il nous fallait confronter les obstacles précédemment soulevés. Nous avons alors conclu qu’un seul de ces obstacles paraissait vulnérable, à savoir l’idée que les psychopathes puissent bénéficier des avantages de la vertu  ; non seulement apparaît-il douteux qu’un « masque vertueux » puisse être aussi efficace qu’une vertu authentique, mais surtout, les véritables avantages découlant de la culture de la vertu sont tout simplement inaccessibles aux psychopathes. Le principal avantage découlant de la vertu, qui nous permet de réconcilier le cas du psychopathe primaire avec la thèse de la correspondance, est un certain type de bien-être qui échappera toujours aux psychopathes, dont la faible capacité de contentement résulte en un bien-être profondément fragile et instable.

On peut donc résumer l’impact de l’immoralité sur le bonheur des psychopathes de la façon suivante : bien qu’ils n’éprouvent aucun remord ou malaise intérieur face à leur culture du vice et à leurs comportements immoraux, et en reconnaissant leur avantage comparatif dans des scénarios comme l’héroïsme tragique, les psychopathes jouissent d’un bien-être extrêmement fragile et instable en raison de leur tempérament vicieux, qui affecte grandement leur capacité de contentement et augmente de façon significative leur risque de souffrir de l’emprisonnement.

Un dernier point mérite d’être souligné : peut-être le lecteur a-t-il éprouvé un certain malaise tout au long de cet article en raison de l’objectif même qui était ici poursuivi : n’y a-t-il pas en effet quelque chose de malsain, pour ne pas dire sadique, dans la volonté de démontrer que tout un groupe d’individus est et, surtout, doit être privé de bonheur ? Après tout, s’il est vrai que l’immoralité des psychopathes est un phénomène reposant en grande partie sur des causes innées, ne devrait-on pas conclure que les psychopathes ne sauraient être jugés responsables pour leurs actes, et qu’il ne méritent donc aucunement d’être privés de bonheur ?

On ne saurait bien sûr se permettre de développer ici longuement sur le thème de la responsabilité morale des psychopathes. On soulignera simplement que dans l’hypothèse où la constitution innée des psychopathes les rendrait tout simplement inaptes à agir moralement, ce qui est bien différent de dire qu’ils parviennent difficilement à être motivés d’agir moralement, sans doute pourrait-on effectivement juger regrettable leur inaccessibilité au bonheur. Un tel fait ne viendrait cependant pas pour autant remettre en cause la désirabilité d’une correspondance entre moralité et bonheur, pas plus, par exemple, que les insuccès scolaires des étudiants aux troubles d’apprentissage ne viendraient remettre en cause le bien-fondé d’un système qui évalue avec justesse les performances des étudiants. Dans les deux cas, on ne peut reprocher à une certaine disposition de mener aux conséquences qui lui sont naturelles  ; il ne ferait aucun sens de soutenir que l’élève qui n’est pas doué doive se voir attribuer le même rendement que l’élève surdoué, et il ne fait aucun sens d’affirmer que l’agent amoral doive bénéficier de ce qui découle naturellement du caractère de l’agent vertueux, à savoir un certain type de bien-être.

Il n’y a cependant rien d’incompatible à affirmer une telle chose et affirmer également qu’il serait inapproprié de blâmer l’individu pour les conséquences naturelles qui découlent d’une disposition qu’il n’a pas choisie. Dans de tels cas, la réponse appropriée serait plutôt d’aider l’individu à développer au maximum son potentiel limité, et de condamner toute intervention qui s’effectuerait dans un esprit punitif. Bref, la thèse défendue ici ne vise aucunement à justifier un traitement inhumain ou punitif des psychopathes, et est tout à fait compatible avec une approche fondée sur la compassion.