Corps de l’article

Comment en arrive-t-on à proposer comme oeuvre d’art une relation sexuelle tarifée avec un collectionneur ? En 2003, l’artiste en art conceptuel et performeuse américaine, Andrea Fraser, commettra l’impensable de « coucher » avec un collectionneur afin de critiquer le milieu et surtout le marché de l’art contemporain. Cependant, l’oeuvre s’avère nettement plus polysémique qu’une critique autoréférentielle et aborde les grands thèmes que sont l’agentivité sexuelle des femmes, la prostitution et ses enjeux moraux ainsi que l’idéalisation de la sexualité. L’étude de cas qui suit se propose ainsi d’analyser de manière thématique une oeuvre d’art contemporaine, soit Untitled (2003) d’Andrea Fraser, une oeuvre qui remet en question de manière spectaculaire la frontière entre le sujet et l’objet d’art, ainsi qu’entre le sexuel et l’artistique. Cette oeuvre, qui oscille entre art conceptuel, body art, vidéo d’art, acte de prostitution, pornographie amateur, performance critique du marché de l’art et présente aussi une désacralisation de l’acte sexuel ainsi qu’un acte conscient et volontaire d’auto-objectivation sexuelle. Dans cet article, je me pencherai plus particulièrement sur le discours critique véhiculé par cette oeuvre sur la prostitution, la sexualité et le statut sujet/objet de l’artiste, rendu possible par le parallèle qu’elle établit entre le service sexuel et le « service artistique ».

Je commencerai par décrire l’oeuvre et les questionnements autoréférentiels que celle-ci soulève. Je tiens à préciser que mon analyse de l’oeuvre d’art faite dans cette première partie se rattache à un travail d’historienne de l’art et non d’une philosophe. Cette distinction explique pourquoi je vise tout d’abord à épuiser les divers sens de l’oeuvre, ou du moins à en faire un tour assez détaillé. Malgré cette visée qui projette cette analyse dans une région moins connue de l’éthique, je ne ferai pas un tour exhaustif de tous les sens possibles de l’oeuvre pour me concentrer plutôt sur les aspects sexuels et éthiques (ou moraux) qu’elle soulève. Dans un second temps, je compte aborder plus précisément la position trouble de la subjectivité de l’artiste, qui se situe quelque part entre objet sexuel et créatrice de l’oeuvre. Dans un troisième temps, je souhaite faire état de la position novatrice que l’oeuvre offre sur les enjeux éthiques du travail du sexe en déconstruisant les arguments paternalistes généralement invoqués pour criminaliser le travail du sexe. Pour terminer, j’aborderai la question de savoir comment la nature sexuelle de l’oeuvre vient désacraliser à la fois l’art et la sexualité et, par le fait même, critique l’idée que la sexualité soit le siège de la subjectivité. En désacralisant la sexualité, Untitled offre la possibilité de concevoir le travail du sexe de manière plus neutre.

La nature de l’oeuvre : questions de médium et de sens

Pour réaliser Untitled, Andrea Fraser organise par l’intermédiaire de la galerie Friedrich Petzel une rencontre dans un hôtel de Manhattan avec un collectionneur dans le but explicite d’avoir une relation sexuelle avec lui en échange de la somme de 20 000 $ US (la moitié du cachet sera versé à l’artiste et l’autre à la galerie). Afin de participer à l’oeuvre, l’artiste exigeait que le collectionneur soit hétérosexuel, célibataire et qu’il accepte de débourser la somme requise et d’être filmé durant la rencontre. Cette transaction peu orthodoxe pour le milieu de l’art sera en effet filmée à l’aide d’une caméra fixe. Bien que l’oeuvre se situe autant dans la performance de l’artiste que dans le concept lui-même de proposer comme oeuvre d’art une relation sexuelle contre une somme d’argent, l’oeuvre sera présentée en galerie comme une mono bande vidéo. Dans sa présentation initiale à la galerie Petzel, l’image était diffusée par un moniteur de taille moyenne (environ 27’’) installé sur un piédestal blanc des plus banal en muséographie. Il existe aussi cinq tirages vendus sur le marché de l’art contemporain[2].

La bande vidéo en tant que telle est constituée d’un long plan-séquence de 60 minutes (sans montage) sans bande-son qui montre une image fixe en plongée d’une chambre d’hôtel. Le lit où la réelle « performance » aura lieu occupe le centre de l’image vidéo. La bande débute lorsque Fraser entre dans l’image habillée d’une robe sexy tenant deux verres (un verre de vin blanc d’une main et un cocktail de l’autre[3]). Ensuite, le collectionneur entre à son tour dans l’image, ils parlent ensemble, puis s’ensuit une cour malhabile. Elle prend l’initiative des diverses étapes du script sexuel classique[4] : baisers, séances de déshabillage, fellation, cunnilingus jusqu’à la pénétration dans différentes positions. On peut imaginer que le collectionneur éjacule dans l’artiste à la fin de la performance. Par la suite, ils entretiennent une conversation (à laquelle nous n’avons pas accès puisque la bande est muette) et échangent des marques d’affection sur l’oreiller. La bande se termine avec les deux protagonistes quittant la scène chacun de leur côté.

Dans cette oeuvre, Fraser expose un geste à la fois provocateur, riche de significations et très transgressif. Le fait de proposer, sous le titre de performance artistique, une relation sexuelle tarifée avec un collectionneur ne s’avère pas seulement éthiquement transgressif, mais aussi illégal. La performance de Fraser contrevient à la loi de l’État de New York, car l’article 230 du Code pénal de cet État stipule textuellement : « A person is guilty of prostitution when such person engages or agrees or offers to engage in sexual conduct with another person in return for a fee »[5]. Bien évidemment, l’artiste peut légitimement alléguer que l’argent servait à payer ou à commanditer une oeuvre d’art, ce qui constitue un argument soutenable. C’est effectivement ce que Fraser s’empresse d’ailleurs d’affirmer dans un article du critique d’art au Village Voice, Jerry Saltz. En effet, on peut lire que Fraser aurait eu une relation sexuelle avec un collectionneur d’art pour 20 000 $ : « not for sex, according to the artist, but to make an artwork »[6].

Dans l’esprit de cette citation, il serait logique de considérer Untitled davantage comme une performance artistique, ou une oeuvre de body art[7], plutôt qu’une bande vidéo ou une oeuvre uniquement conceptuelle. L’appellation body art serait plus précise puisque la performance engage le corps de l’artiste comme matériau de base qui sera transformé par la performance et en teste les limites par la rencontre sexuelle avec le collectionneur. Effectivement, une des définitions du body art proposée par Amelia Jones s’applique parfaitement à Untitled, et ce, bien qu’elle s’adresse à une période antécédente, les années 1960-1970. Dans ce passage, Jones parle du body art comme un corpus d’oeuvres :

[…] that may or may not initially have taken place in front of an audience: in works—such as those by Kusama, Schneemann, Vito Acconci, Yves Klein, and Hannah Wilke— that take place through an enactment of the artist’s body, whether it be in a « performance » setting or in the relative privacy of the studio, that is then documented such that it can be experienced subsequently through photography, film, video, and/or text.[8]

Il était donc important que l’oeuvre soit documentée par la vidéo en tant que preuve que la performance a bel et bien eu lieu, qu’il ne s’agissait pas seulement d’un concept. Curieusement, la transaction monétaire constitutive de l’oeuvre n’y figure pas, peut-être parce que la présence du collectionneur implique en elle-même la notion de l’achat de l’oeuvre et momentanément du corps de l’artiste. J’insiste sur cet aspect de l’oeuvre : bien que l’oeuvre relève fondamentalement d’un art conceptuel, le fait que Fraser ait réellement eu un rapport sexuel avec le collectionneur (la vidéo en étant la preuve) fait basculer l’interprétation vers une oeuvre de body art plutôt qu’une oeuvre simplement conceptuelle. Le projet de proposer une relation sexuelle tarifée confère à l’oeuvre une dimension conceptuelle certaine ; cependant, l’acte sexuel réalisé est si percutant qu’il en devient le noeud sémantique, le sens primordial.

La vidéo, en plus de représenter un témoignage que la performance a effectivement eu lieu (d’où l’importance que la bande soit sans montage), est aussi une preuve qu’il y a eu un véritable rapport sexuel. En ce sens, la bande comme telle pourrait être interprétée comme de la pornographie amateur, puisque selon la théoricienne du cinéma pornographique Linda Williams, l’une des caractéristiques de la pornographie hard core est que le spectateur doit avoir l’assurance qu’il est devant du vrai sexe, c’est-à-dire du sexe non simulé. En fait, selon Williams, il est possible « de définir la pornographie sur pellicule de manière minimale, et aussi neutre que possible, comme une représentation visuelle (et parfois auditive) de corps vivants et en mouvement, performant des actes sexuels explicites et usuellement non simulés, ayant comme but premier d’exciter les regardants »[9]. La bande vidéo ne fournira pas l’aveu ultime de la jouissance, il n’y a pas de money shot, ni de gros plans usuels de la pornographie, mais le fait que la performance soit filmée à l’aide d’une caméra de surveillance suggère cet effet de véracité propre à la nature du genre. De plus, le type de sexualité représentée ne correspond pas non plus à une pornographie hard core qui mise sur la performance et la stylisation de l’acte sexuel. Dans Untitled, la sexualité et la manière dont elle est représentée furent plutôt jugées, selon Fraser, « “surprisingly” aesthetic, tasteful, innocent, boring, moving, human, mutual and even beautiful — if sometime goofy-looking, embarrassing and erotic. Oh, it’s just two people having sex! »[10] En ce sens, la bande est anti-pornographique dans sa convention stylistique ; elle demeure cependant pornographique dans le respect des critères ontologiques du genre, c’est-à-dire dans le désir de présenter du vrai sexe qui fonde la pornographie. De même, le but premier de la bande n’est pas non plus d’exciter le spectateur. Cependant, le seul fait de représenter un acte sexuel bien réel confère à la bande un potentiel érotique. Ainsi, l’oeuvre pourrait être interprétée à la fois comme une oeuvre de body art, un acte de prostitution, une bande vidéo artistique et de la pornographie amateur. Cette hybridité de l’oeuvre, assez caractéristique de la performance qui puise dans différents médias et tente de réduire la frontière entre l’art et la vie, rend l’oeuvre plus troublante et plus percutante encore.

Dans l’entrevue qu’elle a accordée au journaliste du New York Times Guy Trebay, Fraser dit pour sa part peu de choses sur cette oeuvre, si ce n’est d’affirmer que celle-ci s’inscrit dans son travail de critique institutionnelle[11] du milieu et du marché de l’art. Fraser critique de manière acerbe le milieu de l’art en effectuant un parallèle entre une oeuvre d’art et un service sexuel. Le fait d’associer son travail artistique à de la prostitution pourrait bien sûr constituer une représentation de la célèbre affirmation de Baudelaire que l’on retrouve dans ses Journaux intimes de 1876, Fusées : « Qu’est-ce que l’art ? Prostitution »[12]. Cependant, dans le même article, l’artiste nie vouloir faire une « literalization of what is, in fact, a very old methaphore, that selling art is prostitution »[13]. Or, dans un entretien avec Yilmaz Dziewior, Fraser affirme le contraire. En effet, on peut lire : « The first impulse was to perform an extreme literalization of the old metaphor of selling art as prostitution, of the artist as prostitute, and it was rooted in what felt to me like a very painful choice between continuing to be an artist and betraying what I believe in as an artist. »[14] De toute manière, le parallèle demeure, qu’il fasse référence à la métaphore baudelairienne ou pas : l’artiste se trouve dans une position de prostituée, le collectionneur dans celle du client et la galerie dans une position de proxénète (je rappelle que la galerie a reçu la moitié du cachet d’artiste/rétribution contre l’acte sexuel). Sans entrer dans les détails de cette voie interprétative, j’aimerais me concentrer sur le lien entre l’artiste et le collectionneur proposé dans cette oeuvre.

Dans ce même entretien avec Dziewior, Fraser déclare que « [t]he first impulse was probably, well, if I’m gonnahaveta [sic] sell it, I might as well sell it. » Cette citation illustre bien le paradoxe du marché de l’art contemporain, surtout lorsqu’il s’agit d’oeuvre de performance ou de body art. Dans les années 1970, la performance, comme l’art conceptuel ou toute forme de dématérialisation de l’oeuvre d’art, avait pour objectif de court-circuiter la marchandisation de l’art et détruire la possibilité de posséder une oeuvre d’art[16]. Toutefois, avec les divers résidus de performance qui occupent une place non négligeable dans le marché de l’art, il redevient possible de posséder une partie de l’oeuvre[17]. Lorsqu’il s’agit de body art, c’est le corps de l’artiste et l’artiste lui-même qui constitue l’oeuvre : posséder l’oeuvre, c’est posséder symboliquement le corps de l’artiste. Je suis consciente qu’il s’agit, dans ces cas, de documentations de performance, donc de représentations et non du corps physique de l’artiste. Dans l’oeuvre de Fraser par contre, un collectionneur sera vraiment en mesure de posséder l’authentique oeuvre (la performance et le temps de l’oeuvre, le corps de l’artiste). Cinq autres collectionneurs pourront posséder les multiples ou résidus[18] de cette performance par le biais des cinq bandes vidéos. C’est donc dire que l’artiste s’est en quelque sorte mise en vente. Bien sûr, il faut nuancer cette affirmation, que l’artiste elle-même se plaît à affirmer. Le collectionneur n’a pas acheté l’artiste/oeuvre de la même manière qu’il aurait acheté un tableau. Par définition une performance n’est pas un objet, c’est un événement éphémère. De même, il est impossible de parler de location dans ce cas-ci, puisque l’oeuvre originale est éphémère et événementielle. Dans Untitled, le collectionneur participe à l’évènement, il fait partie de l’oeuvre, mais comme l’oeuvre résulte du projet d’avoir une relation sexuelle avec l’artiste, il « possède » le corps de l’artiste comme l’oeuvre pour la durée de l’acte sexuel. Le terme posséder s’inscrit ici dans la rhétorique sexuelle traditionnelle ou prostitutionnelle qui veut que l’homme actif « possède » son objet de désir. Une rhétorique que l’oeuvre inverse d’ailleurs par les initiatives prises par l’« objet de désir », soit l’artiste.

L’artiste encourage donc une interprétation de l’oeuvre qui la place dans un statut de prostituée/objet d’art. C’est en quelque sorte la force et le risque de l’oeuvre : plusieurs médias de droite aux États-Unis et surtout certains critiques d’art sauteront à pieds joints dans cette interprétation simpliste de l’oeuvre de Fraser : l’artiste se transformant en prostituée commettant un acte illégal[19].

La position ambiguë de l’artiste : entre l’auto-objectivation et agentivité sexuelle

Au-delà du scandale prévisible, ce qui est intéressant ici, c’est la position dans laquelle se place l’artiste. Dans une autre performance à la MICA Foundation, Official Welcome de 2001, Fraser dira tout simplement : « I’m not a person today. I’m an object in an artwork » [20]. Dans Official Welcome, comme dans Untitled, Fraser se place volontairement dans une position d’objet, d’objet d’art certes, mais d’objet à posséder[21]. D’ailleurs, dans cette même performance de la MICA, elle dira un peu plus loin « I mean, of course my work’s going to go to rich, white collectors and they’re going to be proud of owning me and I’m going to be, you know, corrupted by the man »[22]. Cette performance de 2001 semble exposer littéralement la base conceptuelle pour Untitled. L’artiste s’expose dans Untitled comme un objet d’art et un objet sexuel pour le plaisir du collectionneur dans le but dans faire une oeuvre. À l’image des oeuvres de body art des années 60 et 70, notamment celle de Carolee Schneemann qui sollicitait une objectivation sexuelle de la part du spectateur, Fraser pousse encore plus loin cette logique d’objectivation sexuelle comme oeuvre[23]. Néanmoins, comme pour les oeuvres féministes antérieures, c’est un sujet créateur qui se pose intentionnellement comme objet sexuel ; l’artiste ne peut pas être exclusivement un objet, puisqu’elle agit et est l’auteure dans sa propre réification. Elle constitue ainsi le sujet et l’objet de l’oeuvre. Cette objectivation participe en réalité de la subjectivité de l’artiste, elle la complexifie. Si nous avons une lecture plus complexe du concept d’objectivation sexuelle, telle que le propose la philosophe Martha Nussbaum, il est clair que dans certaines situations, l’objectivation sexuelle peut s’avérer bénigne, voire positive[24]. Pour Nussbaum, l’objectivation n’est pas un phénomène monolithique, mais il se subdivise en sept formes d’objectivation d’autrui : l’instrumentalisation, le déni d’autonomie, l’inertie, l’interchangeabilité, le droit de violer, le droit de propriété, le déni de subjectivité[25]. Pour l’auteure, l’instrumentalisation de l’humain constitue le type d’objectivation le plus problématique moralement, et dans Untitled, c’est d’instrumentalisation dont il est question. Pour Fraser, l’oeuvre « could be considered an extreme self-instrumentalization within an interpersonal framework of private patronage »[26]. Pour Nussbaum cependant, l’instrumentalisation n’est pas néfaste dans tous les contextes, elle l’est seulement lorsqu’on traite l’autre exclusivement comme un instrument[27]. La connaissance du contexte de l’objectivation est d’une extrême importance lors d’un jugement moral[28]. Par exemple, si un élément de la narration nous précise que la relation entre deux adultes respecte la condition humaine de l’autre et le considère comme un sujet plein et entier, alors le texte ou l’image peut contenir des actes d’objectivation lors du jeu sexuel sans pour autant devenir néfaste pour l’un ou l’autre des partenaires. Ainsi, Nussbaum distingue pour l’être humain une objectivation bénigne, voire positive, d’une objectivation nocive.

Cette distinction entre objectivation bénigne et nocive constitue une donnée novatrice qui permet de mieux comprendre ce qui est en jeu dans Untitled de Fraser. En effet, dans le cas de l’oeuvre de Fraser, l’artiste peut difficilement se traiter exclusivement comme un instrument puisqu’elle est en est en partie utilisatrice. Elle se place comme un instrument qui sert à son propre dessein et à d’autres (le collectionneur, la galerie et le spectateur). Cependant, je crois que sa propre instrumentalisation sert en premier lieu à la création de l’oeuvre : elle sert à la monstration de sa subjectivité pleine et entière. Autrement dit, Fraser contrôle le sens et la portée de sa propre objectivation tout en permettant d’explorer cette relation sexuelle inévitablement objectivante, sans perdre pour autant sa capacité d’agir et sa subjectivité sexuelle.

D’ailleurs, Fraser dira dans une entrevue donnée à la revue The Brooklyn Rail :

My own experience of doing the piece was really very empowering and quite in line with my understanding of my own feminism. It was my idea, it was my scenario, I was producing a piece that I would own, I was very much in control of the process. I never felt used by the collector. In fact, I was much more concerned about using him. And showing it has also been empowering—terrifying, but empowering. Almost everyone I know has now seen me have sex on camera. In a way, I am now impervious to physical exposure and voyeurism. So, that was my experience. But I know I can’t project that onto sex work generally, or prostitution. I think it’s sort of ridiculous to say that the piece was prostitution. You know, people certainly can argue with this and Guy Trebay argues with this, but it really was a very different kind of relationship, one in which I had an enormous amount of power.[29]

Dans cet extrait de l’entrevue, l’artiste souligne bien cette double facette de l’oeuvre qui conjugue tout autant sa maîtrise de la situation, du projet artistique et de la rencontre, que l’aspect objectivant de l’oeuvre. De plus, l’artiste ne généralise pas son expérience de l’oeuvre aux structures de pouvoir vécues dans un réel échange prostitutionnel. Il est clair qu’entre un acte de prostitution (par exemple dans le cas de prostitution de rue) et l’acte de demander de l’argent en échange d’une relation sexuelle filmée en guise d’oeuvre d’art, il y a de grandes différences. Les relations de pouvoir ne sont pas du tout les mêmes. En effet, ce n’est pas le client qui entreprend l’échange commercial, mais l’artiste. De même, l’artiste pose certaines restrictions pour le choix de son client (il doit être hétérosexuel, non marié et accepte d’être filmé). Cependant, dans les deux cas, il s’agit d’une relation sexuelle en échange d’argent, ce qui demeure légalement, du moins selon la définition de l’État de New York, dans le registre de la prostitution et ce, bien que l’artiste trouve ridicule de voir l’oeuvre comme de la prostitution. À ce titre, l’oeuvre explicite les contours perméables, mais ô combien tabous, de la prostitution. Selon Gail Pheterson et Paola Tabet, « [l]’existence d’un continuum dans les échanges économico-sexuels entre les femmes et les hommes est un trait récurrent de l’organisation sociale, à travers les cultures et au long de l’histoire »[30]. La différence entre le mariage, les rendez-vous et la prostitution, c’est le fait de demander « explicitement, verbalement ou non, de l’argent auprès des hommes en contrepartie de services sexuels spécifiques…  »[31]. Dans le cas précis d’Untitled, l’artiste demande explicitement une rémunération pour des services sexuels. Toutefois, ce n’est pas celui qui paye qui demande des « services sexuels spécifiques », c’est l’artiste qui détermine les services sexuels offerts. Autrement dit, l’oeuvre de Fraser déroge en partie à la définition de prostitution : Untitled n’est pas un acte de prostitution traditionnel puisqu’elle ne répond pas à une exigence du « client » ; c’est bien plutôt l’oeuvre d’art elle-même qui détermine les actes sexuels qui seront performés.

Dans l’oeuvre, le pouvoir est clairement dans les mains de l’artiste qui orchestre toute cette aventure et cette relation. Elle est l’instigatrice du projet et consciente des répercussions qu’engendre ce type d’oeuvre. Dans Untitled, on peut difficilement voir Fraser dans le rôle de la victime unilatérale d’une sexualité masculine débordante ou du pouvoir masculin. En ce sens, l’oeuvre questionne radicalement le discours néo-abolitionniste sur la prostitution.

Prostitution ou travail du sexe : une terminologie tendancieuse

J’ai effectué jusqu’à maintenant l’analyse de l’oeuvre en utilisant la terminologie classique et néo-abolitionniste au sujet de la prostitution ; il s’agit d’un choix imposé par la terminologie utilisée dans les écrits de l’artiste et par les critiques lorsque ceux-ci abordent Untitled. L’utilisation du terme « prostituée » plutôt que celui de « travailleuse du sexe » campe déjà le débat dans une posture idéologique. En effet, le terme « prostituée » comme celui de « prostitution » peuvent être considérés comme partiaux, voire discriminatoires. Pour Gail Pheterson, « ces concepts sont des instruments sexistes de contrôle social, inscrits de façon rigide et envahissante dans les pratiques légales discriminatoires, les biais de la recherche scientifique, les défenses psychiques, les préjugés et, au niveau le plus fondamental, dans les rapports entre les sexes » [32]. Pour cette auteure, il serait plus neutre de parler de « travail du sexe » et référer de la sorte à un travail (plutôt qu’à une identité stigmatisée) où existe « des femmes honorables et des hommes dignes dans le domaine des transactions sexuelles »[33]. Cette étiquette de travailleuse du sexe est cependant jugée comme étant frauduleuse par les néo-abolitionnistes, pour qui la prostitution ne peut pas être comparée à un travail semblable à tout autre travail.

Je ne pourrai pas analyser dans le détail les deux camps polarisés sur la prostitution, néo-abolitionnistes d’une part[34] et militantes pour les droits des travailleuses du sexe de l’autre[35] ; il s’agit d’une polarisation insurmontable chez les féministes. Je résumerai toutefois succinctement ces deux positions de la manière suivante. Pour les féministes néo-abolitionnistes, la prostitution est en soi un crime contre l’humanité des femmes, un « viol tarifé », une agression contre la personne commise par un homme pour soumettre les femmes au pouvoir patriarcal. Dans cette perspective, les prostituées sont toutes perçues comme des victimes qui vendent leurs corps sous la pression de proxénètes ou de situations de misères (problèmes financiers ou psychologiques, ou dépendances). Pour ces féministes, il n’existe pas de prostitution libre ; celles qui se disent libres n’ont pas conscience de leur état de subordination. Les féministes qui militent en faveur des droits des travailleuses du sexe diront pour leur part que la prostitution est un travail comme un autre (si l’on réussit à obtenir une déstigmatisation et une décriminalisation de ce travail) où les travailleurs et travailleuses du sexe ne vendent pas leur corps, mais bien des services sexuels. Pour elles, il faut reconnaître le droit de parole des travailleuses du sexe, en commençant par reconnaître que certaines femmes pratiquent la prostitution par choix. Pour ces féministes, le stigmate de putain et la criminalisation de la prostitution rendent non seulement la profession dangereuse et difficile à vivre, mais ces stigmates ont de plus des répercussions sur la liberté et sur l’autodétermination des femmes dans le domaine de la sexualité. À ce titre, l’une des forces de Untitled consiste justement à forcer le spectateur à entendre sa parole d’artiste, qui pour le temps que dure la performance, est également une parole d’une « travailleuse du sexe ». En offrant un service sexuel en guise d’oeuvre, l’artiste met symboliquement sa voie artistique au service d’une voie marginalisée et stigmatisée qu’est celle d’une travailleuse du sexe.

De même, lorsqu’on lit les écrits de l’artiste, il est frappant de constater que celle-ci définit sa pratique artistique comme un service artistique[36]. Par l’expression « services artistique », l’artiste souligne une pratique artistique qui se dirige davantage en direction d’une pratique relationnelle plutôt que dans la production d’objet d’art. De même, l’expression met aussi en évidence un aspect de l’art peu compatible avec l’idée de génie artistique, soit que l’art représente une source de revenu (un travail) pour les artistes. Le choix de l’expression « service artistique » résonne de manière singulière avec le sujet d’Untitled. Le rapprochement s’avère effectivement des plus fécond avec le débat que mènent les travailleuses du sexe, qui affirment que leur travail se fonde sur l’offre de services sexuels à un client, qu’il n’est ni un viol tarifé, ni la mise en vente d’une partie de leur corps.

Le service sexuel comme oeuvre : l’exception sexuelle ou le défi d’une perspective éthique du travail du sexe

En ce sens, l’oeuvre expose les similitudes entre services sexuels et services artistiques : l’art et le sexe sont des activités typiquement humaines, considérées par une majorité comme étant sacrées. Dans les deux activités, la notion d’authenticité joue un rôle crucial. De même, l’art et la prostitution sont difficilement considérés comme un travail comme un autre ; d’un côté, on parle de talent ou de génie et de l’autre, d’une exploitation sexuelle. Par la formulation du service sexuel en tant que service artistique, l’oeuvre en souligne les points communs et aussi désacralise les deux activités. D’une part, l’oeuvre rapproche l’art de la vie, elle en fait une activité à la portée de tous. La sexualité, spécialement la sexualité hors norme comme la prostitution, est souvent jugée comme sale, corrompue, voire abominable[37], alors que l’art est considéré comme une activité qui élève au contraire l’âme humaine. En associant les deux activités, le service sexuel rabaisse le service artistique, le salit et le corrompt. D’ailleurs, il est difficile de ne pas y voir une allusion aux idées freudiennes sur la sublimation de la sexualité en art[38]. De l’autre côté, l’oeuvre désacralise aussi la sexualité pour en faire une activité moins fondamentale, une activité qui ne constitue plus le siège de l’identité de la personne. À ce titre, il serait possible d’interpréter Untitled comme une explicitation de l’acte sexuel en tant qu’activité culturelle et publique, et comme une banalisation de la sexualité.

Dans un article sur la prostitution, Martha C. Nussbaum juxtapose de manière similaire l’art et les services sexuels pour un faire ressortir les similitudes. Dans cet article, Nussbaum compare la prostitution à d’autres professions qui incluent la vente d’un service corporel (une travailleuse dans une usine de transformation de poulet, une travailleuse domestique dans une famille de la classe moyenne/élevée, une chanteuse dans une boîte de nuit, une professeure de philosophie, une masseuse professionnelle dans un spa, une hypothétique cobaye pour des instruments de colonoscopie[39]), pour argumenter qu’il n’existe pas une si grande différence entre ces diverses professions, à part la stigmatisation des prostituées, et qu’il n’y pas de raisons objectives de criminaliser la prostitution. Nous devrions plutôt, selon elle, travailler à améliorer le sort des femmes vivant dans une pauvreté extrême, ainsi qu’à mieux encadrer la pratique de la prostitution. Je ne passerai pas en revue l’entièreté de l’argumentaire de la philosophe, je veux simplement rapporter le parallèle qu’elle trace entre les prostituées et les artistes pour mieux expliciter ce qui est en jeu dans l’oeuvre de Fraser.

Tout d’abord, elle compare la stigmatisation des chanteurs d’opéra, perçus il y a deux siècle comme des prostitués qui vendaient leurs talents (vus également comme autant de services corporels), à la stigmatisation des travailleuses du sexe. Comme chacun le sait maintenant, peu de professions sont aussi valorisées que l’opéra ; pourquoi n’y aurait-il pas une évolution des perceptions similaires pour le travail, et on pourrait aussi dire des talents, des prostituées ? Pour comprendre avec Nussbaum la stigmatisation des prostituées, il faut déjà comprendre pourquoi il y a deux cents ans le chanteur d’opéra était stigmatisé, puisque les deux stigmatisations ont une même racine. La première stigmatisation provient du préjugé aristocratique, qui remonte à la Grèce antique, à l’égard d’un salaire en échange d’une activité noble et, la deuxième, de l’indécence d’exposer son corps en public et en particulier dans une expression de grande émotion[40]. Ces deux idées irrationnelles se sont estompées, si bien qu’il est possible aujourd’hui de gagner honorablement sa vie en offrant des services corporels, sauf des services sexuels. Pour la philosophe, la prostitution reste stigmatisée pour deux raisons. D’abord, la prostitution est jugée immorale, car elle constitue une sexualité non reproductive et extraconjugale qui repose sur la dangereuse et mauvaise luxure féminine. Pour Nussbaum, cette raison est difficilement tenable ; il faut plutôt se pencher alors sur la deuxième raison liée à une hiérarchie du genre. Par hiérarchie du genre, l’auteure désigne le fait que la domination masculine contrôle la sexualité de la femme afin qu’elle soit disponible pour les besoins des hommes[41]. Or selon Nussbaum, à l’examen des diverses législations de la prostitution, on trouve de nouveau cette peur de la sexualité féminine non contrôlée. Dans ce contexte, la prostituée est vue comme « the uncontrolled and sexually free woman » que l’on doit constamment asservir[42]. Ensuite, Nussbaum relie l’artiste et la prostituée alors qu’elle discute un argument moral souvent utilisé pour soutenir la criminalisation de la prostitution, soit celui de la prostituée qui « aliène sa sexualité et qui transforme ses organes et actes sexuels en marchandise »[43]. Selon Nussbaum, il n’y a rien de mal à recevoir de l’argent en échange d’un service, même si celui-ci exprime quelque chose d’intime : « Professors take a salary, artists work on commission under contract—frequently producing works of high intellectual and spiritual value. To take money for a production does not turn either the activity or the product (e.g., the article or the painting) into a commodity in the baneful sense in which that implies fungibility. »[44]. Pourquoi les activités de la prostituée sont-elles traitées différemment ? Pourquoi les relations sexuelles ne peuvent-elles être rémunérées ? Selon Nussbaum, c’est l’influence de notre héritage romantique « which makes us feel that sex is not authentic if not spontaneous, “natural”, and to some degree unplanned »[45]. Cet héritage serait en fait plus tenace au sujet de la sexualité comparé à l’art ou aux productions intellectuelles, car le sexe se doit d’être spontané, naturel et non prémédité pour être authentique. Ainsi, l’idée de payer pour un service sexuel avilit nécessairement la relation sexuelle. Un autre aspect du romantisme, c’est de considérer la sexualité comme étant révélation de soi et expression de soi, « self-revelation and self-expression rather than prudent concealment of the self »[46]. En somme, c’est le fait qu’il s’agisse d’une activité dite « naturelle » et liée à l’expression intime de soi qui nous pousse à considérer que la sexualité ne peut être exécutée en échange d’argent.

Indépendamment des liens qui existent entre artiste et prostitué (même stigmatisation liée au corps et au gain de salaire et même type d’activité révélant une part intime de nous qui est rémunérée), il reste que la prostitution demeure tout de même sous le joug du stigma. Ce stigma tient au fait que la prostitution implique la sexualité. L’objectif de Nussbaum était de démontrer qu’il n’y a pas de raisons morales de criminaliser la prostitution, mais elle ne convainc pas dans son explication de ce qui différencie l’art de la sexualité. Nussbaum néglige le fait que le sexe est vu depuis la mise en place du dispositif de la sexualité comme un aspect primordial de notre identité intime. Pour l’historien Paul Sarazin, « […] la biopolitique fut le cadre et le point de départ du dispositif moderne de sexualité. Ce qui manquait encore était l’invention de la “sexualité” au sens propre en tant que ce qui constitue une personne au “plus profond” »[47]. On peut difficilement concevoir qu’une part aussi intime et précieuse de notre personnalité soit mise en vente : vendre un service sexuel, c’est un peu vendre son âme. Ainsi, la part sexuée ou sexuelle d’une personne s’exprime certes à travers l’art, mais toute expression de la sexualité est constitutive de notre subjectivité, de notre identité. C’est entre autres pourquoi on parle d’aliénation de la sexualité dans la prostitution, car la sexualité fait partie de l’identité, elle forme un tout que chaque expression détermine. L’idée qu’une personne puisse avoir une sexualité vénale d’un côté, et une sexualité de couple de l’autre semble difficilement compatible : c’est un peu comme avoir une double identité. De même, le fait que la sexualité constitue une personne dans ce qu’elle a de plus intime explique en grande partie le désir de garder cette activité singulière et sacrée, qu’il ne faut surtout pas banaliser[48].

En contrepartie, l’art a été mainte fois déconstruit et désacralisé depuis le début des avant-gardes artistiques. Comme la sexualité est encore très souvent considérée dans une perspective biologique, il est cependant difficile de la déconstruire comme l’art l’a été. C’est-à-dire que tant que la sexualité est considérée comme un acte naturel mû par des pulsions incontrôlables, il est difficile de la déconstruire pour en comprendre les rouages et les diverses influences sociales qui la construisent et la modulent. Autrement dit, tant que la sexualité est l’expression d’une pulsion biologique, celle-ci demeure dans le registre de l’essence et difficilement remise en question. Or, depuis les travaux de Michel Foucault et de Simon et Gagnon, on s’affaire à établir que la sexualité est une activité construite socio-culturellement. En concevant la sexualité comme un construit socioculturel, il est plus facile de la désacraliser, de nuancer la portée de cette dernière dans la constitution de l’identité et de concevoir les variations de significations du concept dans l’histoire.

En effectuant ce parallèle entre l’art et la sexualité, l’oeuvre de Fraser banalise l’activité sexuelle, la culturalise et confronte notre vision romantique et identitaire de la sexualité. Qui plus est, avec le type de sexualité ordinaire et anodine que présente l’oeuvre, elle ne banalise pas seulement la sexualité en général, mais plus particulièrement la sexualité « prostitutionnelle ». De cette manière, l’artiste exhorte le spectateurs à revoir les paramètres moraux qui fondent la criminalisation de la prostitution.

Marcela Iacub et Patrice Maniglier invoquent également « l’exception sexuelle » pour expliquer la criminalisation de la prostitution.[49] Selon les auteurs, l’État fait fausse route en pensant qu’une société qui vise la libération sexuelle doit obligatoirement interdire le travail du sexe, sous prétexte qu’« il s’agirait là d’une sexualité contrainte puisqu’elle n’est pas motivée par le désir »[50]. L’importance démesurée que l’on accorde à la sexualité, devenant de la sorte le siège de l’identité et de la subjectivité, implique que l’on se doit d’être préservé de toute contrainte ou relation de pouvoir, et ce, au prix d’une perte de liberté sexuelle. Or pour Iacub et Maniglier, les comportements sexuels doivent être uniquement jugés en fonction du fait qu’il y a eu consentement ou pas. Selon eux, leurs « contemporains » de la société française confondraient trop facilement la « liberté avec une morale sexuelle bien particulière, qui dit qu’un acte sexuel n’est licite que quand il est porté par l’authenticité d’un désir. Ils confondent le désir et le consentement »[51]. Mais que signifie l’authenticité du désir, si une femme a des relations sexuelles pour obtenir des faveurs ou des biens matériels en contexte conjugal ; est-ce que son comportement devient immoral pour autant ? Je doute fort que plusieurs tenants de cette morale sexuelle, qui condamnent le travail du sexe, considèreraient immorale une pratique similaire dans le contexte conjugal ou, dans le cas qui nous occupe, dans le contexte d’une oeuvre d’art.

Les raisons d’avoir des relations sexuelles sont multiples et ne se limitent pas toujours au désir. Selon Iacub et Maniglier, la dérive entre sexualité ou désir authentique vers une sexualité normale est trop souvent répétée ; c’est pourquoi il faut arriver à développer une véritable morale sexuelle « consensualiste » ou formelle qui vise « à définir un cadre qui garantisse à chacun le droit de vivre sa sexualité selon ses propres valeurs. »[52]. L’objectif de cette morale sexuelle est la neutralité à l’égard des actes, des types de relation et des buts de l’activité sexuelle. Cette neutralité vise essentiellement à garantir que les actes sexuels, du moment qu’ils sont consentis par les partenaires, ne soient pas jugés moralement par les autres. Ainsi, tout acte sexuel consenti n’a pas à être jugé comme meilleur ou pire, bon ou mauvais par un tiers, puisque ce jugement résulte nécessairement d’un jugement de valeur ou d’une normalisation des actes sexuels qui échappent à la sphère morale. À cette morale basée presque uniquement sur le consentement, Iacub et Maniglier opposent une morale substantialiste qui tente de déterminer les critères d’une bonne sexualité, une forme de sexualité idéale. Pour les auteurs, « c’est un modèle « paternaliste » et autoritaire, qui nous dit, en substance : « Je ferai ton bien en dépit de toi et même contre toi »[53]. Il s’agit là d’une morale sexuelle qui n’a pas lieu d’être dans une société pluraliste, a fortiori une société post soixante-huitarde qui se dit en faveur d’une liberté sexuelle.

Cette dichotomie autour de la morale ou l’éthique sexuelle se retrouve aussi, dans des termes différents, chez Ruwen Ogien. Ogien n’est certes pas le seul à proposer une dichotomie entre minimalistes et maximalistes dans les morales ou éthiques sexuelles. Jerrold Levinson par exemple proposera cette même distinction, en départageant les différents philosophes s’étant intéressés principalement aux notions philosophiques de perversion, d’objectivation et de désir sexuels[54]. L’objectif n’étant pas ici de faire une recension des diverses éthiques sexuelles sur la perversion et l’instrumentalisation, je vais me concentrer sur la position d’Ogien qui est particulièrement pertinente sur la question du travail du sexe[55].

Pour Ogien, l’éthique actuelle se diviserait en deux catégories : les maximalistes et les minimalistes. Les maximalistes seraient largement inspirés des thèses de la « vie bonne » d’Aristote et des devoirs moraux envers soi et autrui développés par Kant. Les maximalistes ne viseraient donc pas seulement à déterminer ce qui est juste, mais également ce qui est bien ou idéal, recommandant une manière de vivre qui serait moralement supérieure. Ogien parle d’abord du moralisme, celle des théoriciens qui condamnent des conduites qui ne causent de tort à personne mais qui dérangent parce qu’elles ne correspondent pas aux valeurs communes d’une société. Par exemple, la sodomie, la prostitution ou d’autres actes sexuels non conformes aux valeurs, de l’amour ou la famille par exemple, peuvent être jugés immoraux par une philosophie moraliste. Ogien classe aussi le paternalisme parmi les maximalistes. Le paternalisme ne se base pas sur les valeurs d’une société en particulier pour condamner un acte comme le moralisme, mais il le fera au nom de la dignité humaine (pris dans le sens que la vie est sacrée et intouchable par des desseins humains). De même, le perfectionnisme moral, qui est aussi une forme de paternalisme selon Ogien, vise pour sa part à nous protéger de nous-mêmes : non seulement nous ne devons pas nous causer de tort physique, mais également nous intime à vivre une vie la plus accomplie possible[56].

Inversement, les minimalistes seraient guidés par le principe d’« éviter de nuire à autrui », laissant de côté tout jugement moral du rapport à soi et par l’éthique minimale. Or, pour Ogien « la sexualité est un domaine où le maximalisme moral est profondément enraciné, ainsi qu’en témoignent les réactions généralement horrifiées aux revendications à la liberté de se prostituer » [57]. Cette citation confirme bien qu’il y a une forme d’« exception sexuelle » en philosophie morale, une exception particulièrement importante dans le cas de la prostitution. L’argumentaire d’Ogien va dans le même sens que celui de Iacub et Maniglier : la société française a tendance à défendre deux discours à propos de la sexualité. Sous les arguments moraux du consentement et de la dignité humaine, la société encourage la libération des sexualités minoritaires (loi contre la discrimination liée à l’orientation sexuelle) et elle criminalise la sexualité non-consentie (agression sexuelle). Toutefois, à l’instar de Iacub Maniglier, Ogien précise : « mais si la notion de consentement était aussi centrale en matière sexuelle dans le droit et la morale de nos sociétés, la prostitution et les rapports sadomasochistes ne feraient l’objet d’aucune répression légale ou morale »[58]. Pour l’auteur, le problème serait dans l’interprétation de la notion même de consentement, et cette ambiguïté favoriserait davantage le mouvement de criminalisation de la sexualité que celui de la libération. En effet, on aurait une compréhension trop exigeante du consentement, au point d’en avoir une lecture contradictoire et arbitraire. Ogien utilise ici encore l’exemple de la prostitution. Une prostituée ne consent jamais à ce qu’elle fait, il y a des facteurs économiques ou psychologiques qui la poussent à vendre son corps[59] : elle a de graves problèmes d’argent, elle a été flouée par un proxénète qu’elle aimait, elle a été agressée durant l’enfance et posséde une estime de soi déficiente. Si par contre, elle avoue qu’elle n’avait pas consenti, son non-consentement verbal s’avère tout de suite suffisant pour les conservateurs comme pour les féministes néo-abolitionnistes. Pour Ogien, cette lecture contradictoire du consentement repose en fait sur l’argument que « ce serait contraire à la “dignité humaine” »[60]. C’est au nom de la dignité humaine que la prostitution est impensable, et cet argument relève toujours selon Ogien, d’un jugement de valeur « porté principalement par des autorités conservatrices ou religieuses, qui veulent réaffirmer l’existence d’un ordre transcendant »[61].

L’argument « contraire à la dignité humaine » reposerait sur un système de valeurs qui sacralise la vie humaine, et dans le cas de la prostitution, qui sacralise aussi la sexualité authentique, gratuite et de préférence vécue dans un engagement amoureux. Or, cette vision du consentement ne permet pas de faire abstraction d’un système de valeurs propre au perfectionnisme moral et moraliste et ne relève pas d’un jugement neutre. En fait, cette vision du consentement brime les libertés sexuelles bénignes pour autrui. Ainsi, Ogien préfère le concept de non-nuisance à autrui à celui de consentement, permettant d’éviter les écueils liés au paternalisme ou au moralisme. De la sorte, plutôt que de poser la notion de consentement comme « valeur absolue », l’évaluation éthique d’un comportement sexuel devrait être « justifiée en gros par les principes de non-nuisance, de considération égale et d’indifférence morale du rapport à soi-même »[62], ce qu’Ogien appelle l’éthique minimale[63]. Ces trois principes permettent d’évaluer ce qui est juste plutôt que ce qui est bien dans la sphère du sexuel. L’éthique minimale garantit une liberté maximale de vivre sa vie sans contrainte, sans pour autant nuire volontairement à autrui : ainsi, le viol et les agressions sexuelles seraient contraires à cette éthique alors que le sadomasochisme et la prostitution volontaire ne le seraient pas. En évitant les jugements de valeur liés à une vie bonne, qui s’avèrent nécessairement hétérogènes dans une société pluraliste, il est possible de permettre une réelle diversité sexuelle. Ainsi, la prostitution, lorsqu’elle est volontaire, ne pourrait plus être jugée immorale.

Avec Untitled, Fraser met à mal à sa manière les arguments perfectionnistes et paternalistes sur la prostitution. Il est évident qu’un moraliste peut toujours argumenter que l’oeuvre peut causer du tort à un tiers en allant contre les valeurs de la société américaine, et c’est l’argument que les critiques d’art conservateurs invoquent pour discréditer l’oeuvre. Toutefois, si nous restons dans une perspective plus progressive et libérale, on peut difficilement voir en Fraser une pauvre victime d’un proxénète manipulateur, une fille perdue en manque crucial d’argent, ou une femme possédant une estime de soi déficiente. Les raisons généralement invoquées pour refuser de considérer valide le consentement d’une travailleuse du sexe s’avèrent ici caduques. De même, bien qu’elle s’auto-objectivise sexuellement dans cette oeuvre, nous avons vu plus tôt qu’il s’agissait d’une auto-objectivation plus positive que néfaste pour l’artiste. Il serait délicat d’alléguer qu’elle se fait du tort à elle-même ou se dégrade de manière patente, car c’est à travers la vente d’une activité sexuelle et l’auto-objectivation sexuelle qu’elle produit une oeuvre d’art. Ainsi, cette activité que l’on juge immorale parce qu’elle est contraire à la dignité humaine s’avère détournée pour devenir une oeuvre d’art et une oeuvre bien cotée, compte tenu de la somme déboursée par le collectionneur. Le consentement de l’artiste à l’activité sexuelle peut plus difficilement être remis en question, sous prétexte que l’activité est contraire à la dignité humaine. Il reste bien entendu l’authenticité du désir : est-ce que l’acte sexuel dépeint dans l’oeuvre était profondément porté par un désir réciproque et authentique ? Dans son analyse de l’oeuvre, Georges Baker affirme pour sa part qu’Untitled « forces the coldness and alienation and submission and extreme self-objectification of the “performance” of prostitution to slip into something other, to slip into something strangely tender or even sincere. »[64] Sans parler d’amour, force est de constater que l’acte sexuel performé reste près d’une sexualité ordinaire entre deux amants consentants. De là à affirmer qu’il s’agit d’une sexualité mue par un désir authentique, aucun jugement externe ne peut le dire dans ce cas-ci. En déconstruisant tous ces arguments maximalistes, l’oeuvre de Fraser pousse le spectateur à se tourner vers une éthique minimale pour évaluer, de manière juste, son oeuvre et par extension le travail du sexe. Dans cette perspective, comme Fraser ne nuit pas à son partenaire qui est consentant, si le spectateur n’effectue pas de jugement de valeur quant à ce qui serait une bonne sexualité et ne prend pas en considération la relation trouble de l’artiste envers son auto-objectivation sexuelle, il n’a aucune raison de juger immoraux l’oeuvre et le travail du sexe.

Cependant, pour Iacub et Maniglier, ce qui fait obstacle à l’instauration d’une réelle morale du consentement n’est pas le problème de l’interprétation du consentement, qu’ils ne définissent pas d’ailleurs dans leur ouvrage, mais plutôt l’importance démesurée de la sexualité, au point d’en faire le siège du moi qu’il faut préserver à tout prix de toute influence pouvant abîmer son authenticité. Il faut préciser que les théories d’Ogien portent davantage sur quelque chose comme une déflation morale des questions liées à la sexualité, plutôt que de strictement définir le consentement ou de développer une morale sexuelle basée sur le consentement[65]. Toutefois, il définit plus directement le concept de consentement et relève les aspects moraux et politiques qui lui sont liés, notamment ceux liés à « la dignité humaine » invoqués dans les cas d’actrices de pornographie et les prostituées qui consentent à exercer leur métier. Le questionnement de Iacub et Maniglier se situe dans une certaine mesure en amont de celui d’Ogien sur les questions sexuelles. Pour eux, il faut en quelque sorte banaliser la sexualité et décloisonner le domaine sexuel, ou plus précisément le dispositif de la sexualité, pour arriver à développer une morale sexuelle réellement basée sur le consentement. En effet, « une morale sexuelle consensualiste ne peut faire l’économie d’une dissolution de la notion de sexe. La seule manière de permettre à chacun de vivre ses valeurs sexuelles comme il l’entend, c’est de ne pas imposer une définition de ce qui est sexuel et qui ne l’est pas  »[66]. Cette dissolution particulièrement importante dans le cadre juridique pour les auteurs s’avère tout aussi importante dans la philosophie morale, comme on a pu le voir avec Ogien.

Untitled de Fraser, en proposant un service sexuel en guise de service artistique, s’affaire à sa manière à cette « dissolution de la notion de sexe ». En poussant le spectateur à faire des liens entre l’art et la sexualité, l’oeuvre culturalise et banalise la sexualité. Elle abat la frontière entre l’art et la sexualité, en les mettant sur un même pied d’égalité et en désacralisant les deux activités. Une désacralisation certes, mais je dirais aussi une dédramatisation de la sexualité qui permet de voir la prostitution sans le dispositif sexuel. Je rappelle l’énoncé de Sarrazin cité plus haut : le dispositif sexuel inscrit, entre autres, la sexualité au coeur de la subjectivité. Ainsi, Untitled propose une forme de preuve que la sexualité, même rémunérée, n’est pas le lieu critique de la subjectivité d’une personne, puisque l’artiste ne s’est pas trouvée meurtrie après l’acte sexuel ou la réalisation de l’oeuvre. De la même manière, l’oeuvre par son aspect conceptuel incite le spectateur à prendre une distance qui permet de concevoir l’oeuvre et par extension, le travail du sexe sans le paternalisme moral. Il est difficile de voir l’oeuvre de Fraser comme purement immorale ou contraire à la dignité humaine. Ce qui est intéressant ici, c’est que l’oeuvre déconstruit l’idée de la prostitution comme une violence en soi, contraire « à la dignité humaine », pour forcer le spectateur à nuancer sa vision de la prostitution et son rapport trop intense, idéalisé et romantique avec la sexualité.

En somme, Untitled représente une oeuvre très téméraire qui dépasse largement la simple proposition artistique novatrice poussant le body art dans des zones de la sexualité vénale. En fait, l’oeuvre de Fraser soumet une proposition philosophique, éthique et sociologique qui critique à la fois le marché de l’art, le statut de l’artiste, celui du travail du sexe et notre conception romantique de la sexualité. Un peu à l’image de la philosophe Martha C. Nussbaum qui compare dans un de ses articles scientifiques le travail du sexe avec sa propre profession pour en faire ressortir toutes les similarités, Fraser compare son travail de service artistique à celui du travail du sexe pour les mêmes raisons. Cependant, Nussbaum effectue cette comparaison au niveau théorique, alors que Fraser le fera concrètement. Elle confrontera d’autant plus le spectateur aux préjugés qu’il a par rapport à la sexualité, au travail du sexe, au paternalisme moral sur la sexualité et au stigmate de putain qui peut toucher toutes les femmes.