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L’objectif principal de la revue Les Ateliers de l’éthique / The Ethics Forum est de publier des analyses éthiques pertinentes des pratiques sociales contemporaines et de contribuer à l’essor de la recherche en éthique et, en particulier, de la recherche en éthique au Québec. Un tel objectif incite la revue et les auteurs qui souhaitent y publier leur texte à s’interroger sur des évènements qui marquent les sociétés dans lesquels ils vivent au moment où les textes sont pensés, écrits et publiés. Bien entendu, l’actualité quotidienne n’est pas toujours une caractéristique essentielle des articles publiés dans cette revue, mais quiconque réfléchit au substrat éthique des sociétés contemporaines demeure aux aguets de son propre quotidien. L’actualité étant toutefois mouvante et capricieuse, les nouvelles qui font la manchette durant l’écriture d’un texte tombent parfois sous le radar de l’actualité et se voient, lors de la publication, remplacées par de nouveaux épisodes de la marche de l’histoire. D’autres fois, mais très rarement, les auteurs travaillent sur une problématique plutôt occulte, cependant qu’à la publication des textes, les manchettes de l’actualité propulsent cette problématique au devant de la scène médiatique et, de la sorte, confirment la centralité et la vitalité de la recherche en éthique.

C’est bien ce dernier cas qui se dessine au moment où est publié ce dossier sur la violence et la démocratie. Aujourd’hui même au Québec, une longue grève étudiante perdure contre la hausse des frais de scolarité, accompagnée de perturbations et de méfaits diront certains, de dérapages et de violences selon plusieurs (le choix des mots n’est pas ici sans conséquences, ce qu’une lecture des textes du dossier confirmera largement). Au moment où j’écris ces lignes, le gouvernement a voté une soi-disant « loi spéciale » dans le but de casser la grève qui persiste depuis déjà quatorze semaines ; une loi qui criminalise le droit de manifester, de s’associer dans le but de manifester et même d’exprimer un appui au mouvement étudiant. Des juristes de tout bois critiquent cette loi au motif qu’elle viole des droits fondamentaux inscrit au creux de la Charte des droits et libertés canadienne. Et pourtant, plusieurs journalistes et chroniqueurs n’hésitent pas à pousser un soupir de soulagement ; après avoir relayé les dénonciations des méfaits commis durant les manifestations, la plupart des média ont réagi au dépôt de la loi spéciale en mettant de l’avant les appuis dans la population québécoise à celle-ci. Pourquoi soutenir aussi vertement la répression étatique ? Mon collègue Christian Nadeau a répondu avec éloquence à cette question : « Il est confortable de condamner la violence lorsqu’on ne la subit pas au quotidien »[1]. Regardant de loin, on croit que la colère des manifestants est irrationnelle. Mais contrairement aux images sans cesse repassées en boucle, les centaines de milliers de personnes qui ont manifesté ces derniers mois ont surtout canalisé leur colère dans des slogans qu’il importe d’entendre. Cette colère recouvre une grande frustration et aussi une grande tristesse, celle de ne pas être écouté et de perdre d’importants acquis sociaux et des balises démocratiques fondamentales.

Nous voilà donc en plein tourbillon de l’histoire en route et qui, comme vous le lirez dans les pages qui suivent, se pense ici même au moment de sa marche. À Montréal seulement, sur une période d’un peu plus de trois mois, près de 250 manifestations ont été dénombrées, et le mouvement ne cesse de s’amplifier. La très grande majorité d’entre elles étaient pacifiques, bien que la plupart furent déclarées illégales par les autorités policières ; or, l’attention médiatique s’est concentrée sur celles qui ont donné lieu à des évènements d’une violence plus ou moins importante, où furent recensés principalement des dégâts matériels et, en certaines occasions, des blessés graves. Le campus universitaire où ce dossier a été pensé et produit n’a pas été épargné, pas plus que des espaces et des biens publics non universitaires, qui élargissent le débat sur les frais de scolarité à un débat de société sur le financement des institutions publiques. Cette attention médiatique a donné lieu à des échanges et des discussions qui, au final, forment un débat public prenant les contours de ce dossier : si les manifestations citoyennes sont l’application du principe démocratique de droit à l’expression et à la dissidence, les dégâts matériels et les blessures physiques qui en découlent doivent-ils, au nom de la démocratie, être condamnés sans nuances ? Sinon, est-il possible de justifier l’emploi de la force à partir d’un principe démocratique de droit à la révolte, car si l’emploi de la force est justifié pour rétablir l’ordre, n’est-il pas tout autant justifié pour critiquer un ordre injuste ? Ou bien de manière plus faible, comme un moyen de dernier recours, uniquement permis dans des situations d’urgence extrême ?

Sans aucun doute, la coexistence de ces débats publics avec l’écriture d’un texte et la publication d’un dossier de recherche académique est un moment privilégié et fort inspirant. C’était au printemps de l’année passée que Francis Dupuis-Déri approcha l’équipe éditoriale des Ateliers de l’éthique pour publier la traduction de son texte « Contestation internationale contre élites mondiales : l’action directe et la politique délibérative sont-elles conciliables ? ». Sans hésiter, nous lui proposâmes de le faire commenter par des auteurs choisis et d’en faire un dossier à part entière. La date de publication fût remise de six mois en raison de la complexité du dossier, mais jamais je ne formulai, fût-ce le plus secrètement, le moindre espoir de rapprocher autant la recherche avec l’actualité du jour. Or, j’ai toujours cru que tout travail de théorisation éthique fait fond sur une pratique qui à la fois supporte la théorie et s’en dérobe. Il ne me semble pas possible de faire autrement, une réflexion éthique se situant toujours dans un contexte déterminé et, pour le dire avec Todd Lekan, la théorie étant au fond « une caractéristique intrinsèque de l’activité pratique » [2]. Mais c’est une chose que de soutenir le principe d’une éthique pratique et d’en faire la démonstration ; c’est tout autre chose que de se voir confronté, comme il est le cas maintenant, à un contexte qui adopte les contours d’une interrogation particulière et qui, en quelque sorte, semble se prêter à une application directe d’une théorie ou d’une autre. Sans approfondir ici les liens qui unissent durablement la théorie à la pratique, je souhaite tout de même avertir le lecteur que l’une déborde l’autre et inversement ; si des liens évidents peuvent être faits, il faut tout de même se méfier de l’évidence et concéder à chaque domaine la richesse d’un travail qui ne s’épuise ni ne se réduit à sa contrepartie.

Cela étant, les textes publiés dans ce dossier dénotent une pluralité de positions. Le texte commenté de Francis Dupuis-Déri met en rapport l’action directe et la démocratie délibérative ; il cherche non seulement à montrer de quelle manière l’action directe peut gagner en légitimité en s’arrimant à une approche délibérative, mais énumère différentes manières de justifier ou, à tout le moins, de faire valoir l’utilité des actions directes en regard de la mise en place d’une réelle démocratie délibérative. En réponse à cela, le texte de Pierre Hamel commente la place que ces deux thèmes occupent dans une histoire des mouvements sociaux. Le texte d’Alban Bouvier dénote pour sa part une approche plutôt classique de la démocratie délibérative. Il soutient non seulement un droit à la révolte mais même un devoir de se révolter face à l’injustice ; il fait valoir en outre qu’un tel droit et un tel devoir ne peuvent menacer la vie ou l’intégrité de personnes que lorsque la vie ou l’intégrité de ceux qui se révoltent est elle-même en danger. Le texte de Genevieve Fuji Johnson fait ressortir les limites de la notion de démocratie délibérative, qui a reçu selon elle un peu trop d’attention et d’optimisme dans le monde académique, surtout qu’elle voit mal comment une approche délibérative pourrait guider un changement politique qui renverserait les injustices de ce monde. Elle accorde en revanche aux actions directes une capacité de changement politique, mais inspirées par des idéaux de justice sociale plutôt que par des idéaux délibératifs. Matt James s’inspire probablement du pragmatisme philosophique quand il observe que les idéaux délibératifs constituent une éthique interne pour les mouvements sociaux et, en particulier, quand il précise que ces idéaux délibératifs ne sont accessibles que pour des groupes possédant déjà des histoires communes ; en l’absence de cette histoire partagée entre individus, ce sont les actions directes qui, en quelque sorte, peuvent constituer un groupe. Martin Breaugh termine la ronde des commentaires avec une approche plus positive des actions directes, qui lui inspire un scepticisme radical face à l’approche délibérative et qui, sans aucun détour, rejette la nécessité de justifier l’action directe sur cette base puisque l’agir collectif, nous dit-il, est en soi justifié dans l’espace démocratique.

Francis Dupuis-Déri mesure dans sa réponse le chemin parcouru depuis 2007 à l’aune de ces commentaires. Je tiens à souligner ce fait important : certaines de ses positions ont changé, d’autres se sont précisées à la suite de ce débat intellectuel[3]. Il accorde à ses commentateurs d’avoir été trop optimiste en ce qui concerne la possibilité de changer pleinement le cours de choses avec une approche purement démocratique et rationnelle face aux élites néolibérales. Il se sert ensuite du contexte des mobilisations étudiantes en cours au Québec pour creuser ce qui, au final, constitue la question profonde de son texte de 2007 : les actions directes peuvent-elles être considérées comme étant justes, au sens d’une démocratie délibérative, si elles mettent en place les conditions d’une délibération en bonne et due forme ? Lorsque les élites au pouvoir refusent de délibérer, des actions de perturbation et de dégradation de biens matériels ne deviennent-elles pas nécessaires pour dénoncer des injustices ? Pour le dire autrement, il est bien entendu que la partie qui subit une action directe n’a pas participé à la délibération où s’est débattue la nécessité d’une telle action, mais c’est bien souvent le problème : cette partie ne veut pas participer à la délibération. Quelle est alors la suite des choses pour une approche délibérative ? L’alternative consistant à se taire ne paraît pas très heureuse. La réponse de Francis Dupuis-Déri s’inspire de certains des commentaires et distingue d’une part le domaine d’une délibération purement formelle (où, il est vrai, la violence ne saurait avoir sa place) et, d’autre part, le domaine plus bigarré et informel des débats publics. Il plaide également pour une pluralité de publics dans les débats informels et les délibérations formelles, de manière à y inclure des publics variés au sein des débats et des délibérations. Il insiste sur la présence de publics oppositionnels, tel un public anarchiste qui a ses propres modalités d’expression, parfois en opposition aux expressions considérées comme valides et qui, contrairement à une perception erronée, a longuement débattu de ses actions avant de les mettre en branle. Avec cette finale invoquant l’irréductible pluralité de l’espace politique, fût-ce sur une question aussi fondamentale et précise que pose ce dossier, la réponse de Francis Dupuis-Déri contient, sans les détruire, la diversité des perspectives de ses commentateurs.

Je ne souhaite pas résumer davantage les textes de ce dossier très riche en perspectives, dont certaines des directions prises pourraient certainement renouveler des positions politiques inspirés de la démocratie délibérative et de l’action directe. Après tout, mon souhait le plus ardent est que lectrices et lecteurs tournent cette page et lisent le dossier dans son intégralité. Ils pourront constater d’eux-mêmes l’improbabilité d’une synthèse regroupant le tout dans une seule vision et l’irréductibilité des positions qui s’expriment sur le thème à l’étude. Au bout du compte, ils souriront peut-être comme je souris en ce moment, face à la ruse (d’aucuns diront la beauté) de l’argumentation qui autorise, sur fond de mouvements sociaux chamarrés, un débat ouvert sur le thème : l’action directe peut-elle, en tout ou en partie, se voir justifiée de manière délibérative ?