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Many philosophical mistakes are woven into morality.

Bernard Williams, 1985, p. 196

Pour situer mon accord et mes différences avec Ogien, je propose un petit dialogue. Au cours de ce débat, je traiterai comme acquise l’idée que les termes dont se sert le discours moral – « valeurs morales », « interdits », « droits et obligations » – peuvent toujours être formulés au moyen du vocabulaire des raisons. Reconnaître des valeurs, admettre une interdiction ou un devoir, c’est toujours fournir des raisons de choisir tel acte ou telle croyance. Mon argument visera principalement à montrer que l’addition de l’étiquette « morale » à une raison n’est qu’une figure de rhétorique qui n’ajoute rien de légitime au poids de cette raison.

Pour éviter d’avoir la prétention de parler pour Ogien, je mets en scène M, un moraliste qui défend la morale en général mais favorise une variante minimaliste, et A, une amoraliste qui sera mon porte-parole.

A : En première page de son livre L’Éthique aujourd’hui, Ruwen Ogien évoquait un monde « où rien de ce qu’on est, pense ou ressent, aucune de nos activités, fut-elle la plus solitaire, n’échappe au jugement moral... Qui aimerait vraiment vivre dans un tel monde ? » (Ogien, 2007, p. 11). Pourtant, il n’envisage pas de se débarrasser du discours moral : seulement qu’on en réduise l’emprise totalisante.

M : En effet, Ogien nous propose de réduire le champ d’action de la morale. Sa conception, comme celle de J. S. Mill, se base sur le « caractère non moral ou indifférent moralement des idéaux de la vie bonne » (Ogien, 2004, p. 22).

A : Mais comment défendre cette déflation contre les partisans de conceptions plus envahissantes ? Et comment distinguer ce qui est moral de ce qui est moralement indifférent ? Ces questions se situent à la frontière de la morale et de la métaéthique. Mais dès qu’on engage le débat entre différents systèmes de morale, on fait face à des conceptions rivales aussi envahissantes les unes que les autres. Ce qui pourrait motiver un glissement vers un minimalisme plus radical encore – un minimalisme degré zéro. C’est, du moins, la thèse que je veux proposer ici : ce glissement vers un rejet total du discours moral, il vaudrait mieux s’y laisser aller. Il s’agirait alors non plus de limiter la portée de la morale, mais de rejeter le discours moral en vrac.

M : L’étiquette « morale » demeure indispensable ! Elle sert à garantir la priorité de certaines considérations. Les raisons morales sont des raisons-atouts. Elles l’emportent sur toutes les autres raisons. Ce statut privilégié forme l’essence même de la morale : « l’obligation morale est incontournable » (“inescapable” [Williams, 1985, p. 177]); « la moralité d’un individu doit être primordiale » (“overriding” [Bloomfield, 2013]).

A : Sur la base de quels critères est-ce que l’on confère ce statut privilégié de raison-atout ?

M : Eh bien, cela dépend ! Des circonstances, bien sûr. Mais surtout des principes axiomatiques sur lesquels chaque système se fonde. Si on est péripatéticien, les critères en question se réfèrent à ce qui est à la fois unique et universel chez l’être humain. Pour un kantien, il s’agira de soumettre chaque considération à un filtre supposément dérivé de la raison pure. Un utilitariste se devra de calculer la somme de plaisirs et de peines qu’entraînerait toute action. Pour un contractualiste comme Rawls, il faudra que le principe qui gouverne nos choix soit acceptable dans une délibération conduite sous le voile de l’ignorance de sa situation propre.

A : Ah ! Tous les moralistes ne sont donc pas d’accord ? Alors, comment trancher ?

M : On fera appel à nos intuitions morales, évaluées à la lumière de nos principes moraux. On appliquera des tests de cohérence et d’autres processus de raisonnement visant à la résolution de contradictions. Ce travail de recensement nous permettra d’atteindre un équilibre réfléchi.

A : Un équilibre, ça suppose des vecteurs, dont la somme est évaluée par certains algorithmes. Qu’est-ce qui détermine la valeur de ces paramètres et les formules à appliquer ? Le point de départ du débat est fondamental dans chaque système de morale. On ne peut donc faire appel à ces principes, puisque ce sont précisément sur ceux-là que portent les désaccords.

M : Peut-être que finalement il faut faire appel à nos émotions ! Ce sont elles qui nous permettent d’acquérir les concepts de valeur morale (Tappolet, 2016). Si les émotions n’existaient pas, on n’aurait pas eu l’idée d’inventer la morale.

A : Est-ce à dire que ce fameux équilibre réfléchi auquel nous aspirons sera toujours déterminé par les émotions ? Est-ce donc là finalement que tout se passe ?

M : Peut-être bien que oui ! Et dans ce cas, il est particulièrement important de savoir quelles émotions sont morales et lesquelles sont moralement neutres. Cela fera partie de la tâche urgente de définir le domaine moral !

A : Loin d’être urgente, cette tâche est oiseuse. On pourra sûrement distinguer plusieurs façons de concevoir ce qui rend une émotion morale. Est-ce une réaction à un aspect moral que présente une situation ? ou à une action immorale ? est-ce une émotion qu’il est louable d’éprouver ? une réaction émotionnelle qui manifeste une conviction morale ? ou qui motive un comportement moralement admirable ? Mieux vaut éluder ces questions pour se consacrer directement à l’évaluation des raisons pertinentes. Celles-ci seront toujours là. S’il existe entre elles des relations de priorité, elles découleront de leurs natures intrinsèques. Nul besoin d’une hiérarchie établie a priori entre raisons morales et autres.

M : Quand diverses raisons s’opposent, l’étiquette « morale » fournit à certaines d’entre elles un statut spécial. Les raisons morales sont des raisons d’élite !

A : Voilà bien une simple pétition de principe : qu’est-ce, encore une fois, qui justifie ce statut privilégié des raisons morales ? Si l’on renonce tout simplement au discours moral, cela nous évitera d’avoir à décider ces questions de privilège ou de priorité. Mieux vaut consacrer toutes ses forces à évaluer les raisons elles-mêmes. Il s’agira de peser des raisons de premier, mais aussi de second degré (suis-je fier d’avoir honte ? suis-je gêné d’être amoureux ? suis-je déçu de m’être mis en colère ?). Nul besoin de chercher sur lesquelles de ces émotions ni sur lesquelles des raisons qu’elles motivent coller l’étiquette « morale ».

D’autres avant moi ont précisé diverses positions sceptiques à l’égard de la morale. Bernard Williams (1985) a détaillé plusieurs raisons de se porter sceptique envers la « curieuse institution » qu’est le « système de la morale ». Plus récemment, Richard Joyce (2016) et Joel Marks (2016) ont élaboré différentes formes de « nihilisme moral ». La position que je défends s’apparente à celle de Marks, sans toutefois dépendre essentiellement, comme la sienne, de l’athéisme que, par ailleurs, je partage. Mon argument ne s’appuie pas non plus sur une « théorie de l’erreur » à la manière de Mackie (1977). Il ressemble plutôt à la position d’Amélie Rorty, qui a fait état de la nature essentiellement hétéroclite des considérations dites morales : « La morale », a-t-elle écrit, « ne constitue pas un domaine important et distinct, comportant des normes propres et des modes d’argumentation privilégiées. La morale est partout et nulle part » (Rorty, 2010, p. 29). Pour éviter, comme le souhaitait Ogien, qu’elle soit partout, je soutiendrai qu’il vaut mieux qu’elle ne soit nulle part. Voyons pourquoi.

LA TENDANCE TOTALISANTE DE LA MORALE

La démarche minimaliste d’Ogien part du constat que la plupart des théories morales ont une tendance totalisante. À cet égard, la morale diffère de la loi. Juristes et philosophes ont longuement débattu pour déterminer dans quelle mesure la fonction des lois serait d’imposer la morale (Dworkin, 1999). Mais, à certaines exceptions près, si le droit s’inspire de la morale, le domaine de la loi est néanmoins plus restreint. En effet, tout le monde[1] s’accorde à reconnaître qu’on peut penser qu’un certain comportement est immoral sans qu’il mérite d’être sanctionné par la loi. La loi n’interdit que quelques-uns des actes qui sont généralement considérés comme immoraux. Le mensonge, par exemple, n’est punissable que dans certains contextes, tels qu’un témoignage dans une cour de justice. Ceux qui considèrent l’avortement ou l’euthanasie comme immoraux ne préconisent pas nécessairement qu’ils soient interdits par la loi. Lorsqu’il s’agit de promulguer une loi, toutes sortes d’autres considérations pragmatiques entrent en jeu. Par conséquent, l’étiquette « morale » n’est pas déterminante lorsqu’il s’agit d’établir une base rationnelle pour ou contre un projet de loi.

En matière de droit, un certain minimalisme se justifie donc facilement. La morale, en revanche, n’est en elle-même soumise à aucune contrainte purement pragmatique. La tendance naturelle de la morale est intrinsèquement totalisante.

Cette tendance totalisante provient vraisemblablement des sources religieuses de la moralité. Même quand elle se veut purement laïque, cette dernière demeure à beaucoup d’égards le fantôme de la religion, notamment par le rôle qu’y jouent encore les notions de « droits sacrés », de « dignité » ou de « pureté » (Shweder, Mahapatra et Miller, 1987 ; Graham et al., 2011; Williams, 1985).

La plupart des religions monothéistes sont totalisantes sur deux plans. D’une part, Dieu nous juge sur tout ce que nous choisissons de faire. D’autre part, aucune pensée ne lui reste cachée ; il peut donc nous condamner pour des méfaits qui ne sortent jamais de notre for intérieur. Aussi plus d’un calviniste convaincu, sous l’effet de prédications comme celles de Jonathan Edwards, fut-il terrorisé par l’idée qu’il méritât une punition infinie pour avoir péché contre l’infinie bonté de Dieu. En effet, selon Edwards, les créatures que nous sommes « méritent toutes d’être condamnées à l’enfer... la justice ne s’y oppose jamais... au contraire, elle appelle tout haut un châtiment infini pour leurs péchés » (cité par Bennett, 1974, p. 125).

Sans Dieu, ce terrorisme moral perd son sens. Pourtant la moralité séculière ne se retranche nullement. Selon les principes fondamentaux sur lesquels ils reposent, les systèmes de morale les plus fréquemment défendus étendent leurs tentacules à tout acte quelconque, ou encore entendent se mêler de tout, jusqu’à mes pensées intimes.

M : C’est bien là pourquoi Ogien veut limiter la portée du domaine moral. Selon sa conception minimale, la morale ne doit s’occuper que du mal qu’on peut faire aux autres. Son premier principe est de ne prendre en charge que le juste, et non le bien. Les « crimes sans victimes » et tout ce qui ne regarde que moi, quelle que soit leur importance dans la vie d’un individu, ne relèvent pas de la morale (Ogien, 2004).

A : Certes, mais si les principaux systèmes de morale évitent de céder tout à fait à leur tendance totalisante, ce n’est que grâce à des acrobaties intellectuelles ad hoc, au moyen desquelles elles s’abstiennent de tirer les conclusions logiques de leurs principes.

Pour la morale kantienne, par exemple, tout aspirant au Royaume des Fins se doit d’agir de façon parfaitement rationnelle. Quoi que je fasse, je suis tenu d’identifier la « maxime » de mon acte, et ce, pour la passer au filtre de l’universalisation. Que je réussisse l’épreuve ou pas, je serai toujours, comme Caïn dans le poème de Victor Hugo, guetté par l’oeil de la morale : « Et lorsqu’on eût sur lui fermé le souterrain, l’oeil était dans la tombe et regardait Caïn ! »

Par ailleurs, le principe kantien d’universalisation est fort difficile à interpréter. Pourquoi ne pas insister, par exemple, sur le fait que d’attendre le bus à un certain endroit devrait être moralement interdit, puisque la supposition que tout le monde se situe au même endroit entraînerait une contradiction ? « Pensez donc à ce qui arriverait si tout le monde se plantait là », raisonnait le bon agent de police kantien, « personne ne pourrait passer ! ». Tout bon disciple de Kant se moquera sans doute de cet exemple, mais est-il vraiment contournable sans avenant ad hoc ?

Si l’on est prêt, comme Kant, à étendre ce principe à soi-même, il faudra aussi accepter que le souci de la morale pénètre jusque dans ses pensées les plus intimes. Sans doute certaines de mes pensées sont coupables de traiter certaines personnes, y compris moi-même, de manière purement instrumentale, même si je ne fais de mal à personne. Traiter correctement les autres ne nous sort donc pas d’affaire pour autant. On a, selon Kant, des devoirs envers soi-même.

Cette idée de devoirs envers moi-même suggère encore une fois que la morale n’est qu’un vestige fantomatique de la religion. Car, comme l’a démontré Ogien avec son brio coutumier, la notion de devoirs moraux envers soi-même semble contradictoire. Si je me suis fait une promesse à moi-même, par exemple, j’ai le droit, en tant que bénéficiaire de cette promesse, de m’en décréter quitte. Ne pas la tenir ne viole donc aucune obligation. D’autres soi-disant devoirs envers soi-même, comme le « respect de soi », sont en réalité axés sur le respect de certains principes abstraits. D’autres encore, comme la recommandation de prendre soin de ma santé, ne sont que des rappels de prudence additionnés de rhétorique culpabilisante (Ogien, 2007, p. 33).

M : Sur ce point, on pourrait juger que les arguments d’Ogien sont insuffisants. Comme l’a montré Charles Larmore, la notion de devoir envers soi-même se comprend facilement moyennant une division du moi : « L’explication, n’est-elle pas à chercher dans le fait qu’il nous est possible de faire de nous-mêmes un autre à notre propre égard, nous tenant responsables devant le meilleur de nous-mêmes ? Car nous nous en voulons lorsque nous rompons ou oublions une telle promesse, et la raison en est que nous nous sommes laissés pousser par des mobiles que nous réprouvons » (Larmore, 2017, p. 44).

: Sans doute, Ogien ne nierait pas que tout sujet tant peu capable de réflexion se sentira parfois partagé. Il nie seulement que le regret de n’avoir pas fait ce que j’aurais naguère voulu faire soit un sentiment moral. Mais comment distinguer les regrets moraux de ceux qui portent sur des questions « moralement indifférentes » ?

M : Il suffirait d’établir certains contrastes clairs entre les raisons morales et les autres. Le domaine esthétique, par exemple, offre un contraste intéressant noté par James Harold. Ce contraste porte sur la relation entre jugements de premier et de second degré. Dans le cas de la morale, mais non de l’esthétique, les jugements de deuxième degré l’emportent généralement sur les jugements de premier degré (Harold, 2008). Ainsi, un sujet qui ressent une forte désapprobation des relations homosexuelles pourrait en même temps désapprouver cette réaction elle-même. Dans ce cas, pour autant qu’il s’agisse d’un jugement moral, le sujet tentera de corriger sa réaction de premier degré en fonction de ce que dicte le jugement qu’il porte sur cette réaction même. Par contre, supposons que ce même sujet prenne plaisir à contempler un de ces portraits d’enfant aux grands yeux de Margaret Keane; supposons aussi qu’il déplore le goût kitsch dont son plaisir témoigne. Dans ce deuxième cas, observe Harold, le jugement du second degré ne primera pas nécessairement. En effet, les deux jugements demeurent en quelque sorte sur le même plan : ils constituent deux jugements sans conséquence spécifique qui manifestent chacun une réaction esthétique légitime : souffrir d’acrasie esthétique, ce n’est pas un défaut moral. Il n’est pas moins raisonnable d’abandonner son préjugé contre le kitsch que de cesser de prendre plaisir à regarder une toile de Keane. On pourrait donc avoir recours à cette particularité pour différencier les émotions esthétiques de celles qui sont à proprement parler morales.

A : Si plausible que soit la suggestion de Harold, elle ne fait cependant que cerner une particularité des réactions esthétiques, sans pertinence pour ce qui différencie le jugement moral des jugements pratiques moralement indifférents. Elle indique plutôt que les préceptes moraux ne sont que des principes de raison pratique auxquels on accorde un statut privilégié. Mais elle ne justifie aucunement ce statut. En effet, la réaction de second degré aura tendance à primer dans toute délibération pratique, en vertu du fait que le jugement de second degré ôtera à celui de premier degré sa justification, morale ou autre. Supposons par exemple que dans la situation connue sous le nom de « Problème de Monty Hall »,[2] je juge, après l’ouverture d’une porte, que les possibilités qui restent sont équivalentes, puisqu’il n’y en a que deux. Si j’entreprends de réévaluer cette opinion, un jugement du second degré me signalera que mon raisonnement est fallacieux : j’aurais mieux fait de changer de porte. Cette constatation n’a rien de moral, mais elle contraste exactement de la même façon que le jugement moral avec le cas esthétique, où le jugement de second degré rivalise directement avec la réaction première, sans jouir d’aucune priorité. L’observation de Harold ne nous aide donc pas à déterminer la différence du domaine moral.

M : On pourrait voir là une raison de penser que les jugements moraux sont aussi objectifs que ceux des mathématiques ! Mais passons. Revenons plutôt à l’argument de Larmore, qui me semble toujours convaincant. Dans la mesure où nous sommes parfois partagés, même une morale minimale doit reconnaître certains devoirs envers soi-même.

A : Non. Car si Larmore a envisagé une situation qui donne lieu à un regret, il n’a pas fourni d’argument pour distinguer le regret moral. Il postule tout simplement qu’un tel regret existe et qu’il est légitime. Il s’agit encore d’une pétition de principe.

Je peux regretter ou me reprocher des tas de choses qui n’ont rien à voir avec la morale : d’être laid, ou bête, par exemple. Mais quels que soient les reproches que je m’adresse, j’aurais raison de dire, avec Cyrano, « je me les sers moi-même avec assez de verve, mais je ne permets pas qu’un autre me les serve ». Or, manquer à une obligation morale, selon la conception déontologique courante, constitue une faute objective que n’importe qui a le droit de me reprocher. « Le reproche [blame] est la réaction caractéristique du système moral. » (Williams, 1985, p. 178.) Mais s’il ne s’agit que de moi, n’ai-je pas assez souffert de mon incapacité de faire ce que je voudrais avoir fait, sans être de plus accablé par la désapprobation des autres ? Parfois, j’en conviens, cette désapprobation peut me servir de conseil utile, pourvu qu’elle s’accorde avec mes désirs réfléchis. Mais je ne vois pas l’avantage, encore une fois, de lui accorder le sceau de légitimité supplémentaire que représente l’étiquette « moral ». Ogien a donc raison de rejeter l’idée d’un devoir moral envers moi-même.

M : C’est là peut-être prendre trop à la lettre la notion de devoir envers soi-même. Un kantien raisonnable conviendra sûrement qu’on peut juger certaines « maximes » indignes d’être soumises au filtre de l’impératif catégorique. Peu importe, du point de vue moral, ce que je mange pour le petit-déjeuner !

A : Mais si je ne surveille pas mon cholestérol, suis-je certain de ne pas manquer à un devoir envers moi-même ? En pratique, Kant et ses épigones mettront sans doute des limites raisonnables à l’hégémonie de son système. Mais ces garde-fous seront ad hoc. Ce sera notamment le cas pour les devoirs dits imparfaits, comme le devoir de charité, dont l’accomplissement n’admet pas de critère net.

M : Bon, mais on n’est tout de même pas forcé d’être kantien ! Soyons plutôt utilitariste, comme l’était d’ailleurs Ogien. John Stuart Mill lui-même a souligné l’importance du principe de liberté maximale compatible avec la liberté des autres.

: C’est vrai, mais le rapport entre le principe du plus grand bonheur et le principe de liberté n’est pas évident. On est largement d’accord, par exemple, que la souffrance qu’éprouve un raciste en face d’une personne d’une autre ethnie n’entre pas dans le calcul moral. Mais sur la base du calcul hédonique, il n’est pas facile d’expliquer exactement pourquoi.

Par ailleurs, lorsque John Stuart Mill nie l’existence de devoirs envers soi-même, est-il logiquement cohérent ? Mon bonheur entre en jeu dans le calcul total. Donc tout ce qui contribue à mon propre bien-être devrait compter comme moral au même titre que ce qui touche aux autres. Il s’agit là encore d’un retranchement qui décrète arbitrairement une zone de non-interférence. Celle-ci contredit plutôt qu’elle n’applique le principe du plus grand bonheur.

En ce qui concerne nos rapports avec autrui, l’utilitariste doit là aussi mater tant bien que mal les conséquences logiques de ses principes lorsque celles-ci choqueraient trop violemment le sens commun. En effet, comme l’a fait valoir Peter Singer, chaque fois qu’on achète une paire de chaussures, on choisit de condamner à mort un enfant dans un pays lointain où le prix de ces chaussures lui aurait procuré de quoi vivre (Singer, 2009). Le devoir d’aider les autres est, comme chez Kant, un devoir « imparfait » : on décide arbitrairement combien il est raisonnable de sacrifier pour autrui. Encore une fois, ce n’est que par un avenant ad hoc qu’on évite la totalisation qui découle logiquement du principe fondamental.

M : Je veux bien que l’utilitarisme puisse lui aussi être interprété de manière excessivement rigoriste. Mais le problème se présente bien différemment chez Aristote. C’est ce que souligne Williams, qui suggère à ce propos qu’il faut distinguer la morale de l’éthique (Williams, 1985, p. 6). Cette dernière s’intéresse à la vertu dans un sens très large, plutôt qu’aux interdits et aux devoirs catégoriques de la morale déontologique. Pour Aristote, la vertu se définit à partir de capacités à la fois uniques et universelles chez l’être humain, qui constituent l’essence de notre espèce. Il s’agit donc, non de règles de conduite, mais de la question très générale de ce qu’est une « vie bonne ».

A : Là, je suis assez d’accord. Mais pour le moraliste, adopter ce point de vue, c’est abandonner la partie. En effet, ce qui distingue cette façon de parler éthique plutôt que morale, c’est qu’on se préoccupe moins – ou pas du tout – de faire un tri entre le bien strictement moral et toutes les autres valeurs, personnelles, pratiques, esthétiques, gastronomiques, musicales, érotiques, ou autres, qui sont susceptibles d’entrer dans une délibération.

Même ici, cependant, on pourrait interpréter l’éthique dans un sens totalisant. Mettons à part la question de savoir si on peut vraiment prendre au sérieux l’idée d’une nature humaine où la « raison pratique » décèle des idéaux sans ambiguïté. Si vraiment je suis tenu d’épouser un tel idéal, en réalisant mon potentiel au maximum, il semblerait encore une fois qu’à tout moment je doive me demander si j’accomplis cette tâche aussi efficacement que possible. Aristote n’évite de prescrire tout ce qu’on doit faire et penser qu’en vertu du fait que ces questions n’admettent pas une précision mathématique (Aristote, 1990, p. 1-7). Même dans le système éthique aristotélicien, par conséquent, il semble bien que la morale soit toujours totalisante.

M : Eh bien, pour réduire cette hégémonie de la morale, il suffit d’exclure du domaine moral les « crimes sans victimes » tels que le blasphème ou les relations sexuelles consentantes. Ajoutons aussi, malgré Larmore, tout ce qui ne concerne que moi-même (Ogien, 2004; 2007). La morale n’entrerait en jeu que lorsque mon comportement pourrait avoir des conséquences pour autrui. Donc, si j’ai, dans certains cas, le devoir de prendre soin de ma santé, par exemple, ce n’est que dans la mesure ou ma négligence risque d’éprouver mes proches.

A : C’est un progrès, sans doute. Cependant, je continue à croire qu’on ferait mieux de se débarrasser tout à fait de la morale plutôt que de restreindre son champ d’action. En effet, nous ne faisons pas grand-chose qui n’ait vraiment d’impact sur personne d’autre, ne serait-ce que sur le fouineur qui se croit obligé de se mêler des affaires des autres. Alors, comment définir le domaine privé dont les autres n’ont pas le droit de s’offusquer (Coetzee, 1997) ?

Et, par ailleurs, qu’avons-nous à perdre si nous renonçons au discours moral? Rien d’autre, finalement, qu’un pâle reflet de ces délices que promettait saint Thomas d’Aquin aux élus, dont la joie éternelle serait intensifiée par le spectacle des supplices des damnés. Voilà un avantage qui, si j’étais moraliste, ne me paraîtrait guère avouable.

En tant qu’amoraliste, rien ne m’empêche de priser le beau, le bien, le bon, les vertus au sens moralement neutre d’aretai. Je demeure concerné par toutes les valeurs qui me tiennent à coeur, y compris le bien-être des autres aussi bien que le mien propre. Tous les motifs susceptibles d’animer mon comportement sont encore là. Je ne renonce qu’au processus tarabiscoté de trier toutes les raisons d’agir auxquelles je suis sensible, afin d’en isoler une catégorie morale privilégiée. Cette étiquette ne me fournit aucune nouvelle raison d’agir, à moins de m’inviter à compter certaines raisons en double. J’ai de bonnes raisons, par exemple, de ne pas tricher. Mais je n’ai pas en plus une raison supplémentaire de ne pas le faire, à savoir que ce serait immoral. Au-delà de mes affections et de mes motivations personnelles, et en deçà de la loi, nul besoin d’insérer un niveau supplémentaire, dit « moral », dont le rôle n’est que d’ajouter des sentiments de culpabilité à ce que peut déjà endurer ce pauvre bougre qui « n’égale pas son destin » – du moins celui que lui ménageaient Aristote, Mill ou Kant. La catégorie de « raisons morales » est redondante. Même si elle n’était pas nuisible en elle-même, son élimination servirait donc un but pratique : on éviterait, en plus du travail normal de délibération, de trier nos raisons entre « morales » et autres.

M : Cependant, pour ce fameux triage, il reste encore, en plus des trois systèmes dont nous avons parlé, une théorie dont nous n’avons presque rien dit : le contractualisme. Certaines règles de base sont indispensables pour éviter que notre espèce ne tombe dans la condition de « guerre de tous contre tous » envisagée par Hobbes. Moyennant la méthode de John Rawls, tout agent rationnel, pourvu qu’il ignore son propre statut dans la société dont il contribue à former les institutions, répudiera la discrimination raciale autant que le vol ou le meurtre (Rawls, 1977). Mais il n’approuvera pas le besoin de régir tous nos comportements, solitaires ou sociaux. Une législation construite sur le modèle contractualiste a de bonnes chances de fonder une morale minimale.

A : Je n’attribue pas aux méthodes de Rawls le caractère totalisant dont j’accuse la morale. Si je n’en ai guère parlé, c’est parce que Rawls ne me semble pas se préoccuper des principes moraux en tant que tels. Il s’intéresse plutôt à ce qui peut légitimer les institutions politiques et légales d’une société. Or, nous avons convenu que la loi n’est pas la morale. Le degré minimal de la loi n’est certes pas le degré zéro. Mais il n’en va pas de même pour la morale.

LES MAUVAISES MORALES

Je passe à un autre argument. Ogien fait remarquer qu’un agent immoral peut manifester des vertus. Un goût de « l’aventure, la surprise, l’improvisation, la multiplicité des expériences » pourrait être celui « d’un mafieux ou d’un pirate » (Ogien, 2004, p. 27). Autrement dit, le fait qu’un agent se conforme à des principes de morale n’implique pas nécessairement qu’il se comporte bien. Cette constatation se retrouve dans un célèbre article de Jonathan Bennett qui a donné lieu à un torrent de textes sur la moralité de Huck Finn :

[U]ne personne dont le comportement est fortement incompatible avec notre moralité peut avoir sa moralité propre – c’est-à-dire à un système de principes auxquels elle est sincèrement fidèle... Il peut être tout aussi difficile d’adhérer consciencieusement à de mauvais principes qu’à de bons

Bennett, 1974, p. 124

Cette possibilité présuppose encore une fois qu’on puisse définir ce qui constitue une moralité. Bennett ne s’y risque pas. Mais les exemples dont il se sert impliquent que ce terme peut désigner tout système qui semble « lier » un individu, dans un sens métaphorique aussi spécifique que difficile à cerner. À défaut d’un commandement divin qui menace de punir tout péché, le lien en question est fictif (Williams, 1985 ; Marks, 2016). Se sentir « lié » par un principe moral, c’est le ressentir comme une raison ancrée dans une émotion morale. Or, comme nous l’avons vu, la notion d’émotion morale est loin d’être claire. On peut tout aussi bien se sentir « lié » par des normes esthétiques, sentimentales ou pratiques que n’entérineraient pas les moralistes.

M : J’admets que le domaine moral est difficile à cerner. Qu’on me permette pourtant une dernière tentative. Il y a tout de même encore un indice qui favorise une conception réaliste (mais minimale) de ce domaine. Malgré le désaccord qui règne parmi les théories morales, certains chercheurs ont cru pouvoir montrer que nous avons une sorte d’instinct, une capacité innée de distinguer les valeurs proprement morales de toutes les autres. Même très jeunes, les enfants reconnaissent les interdits proprement moraux dont le but est d’éviter de faire du mal, sans les confondre avec ceux qui se basent sur de simples conventions. Dans le cas de ces derniers, mais non de ceux qui sont légitimement « moraux », les interdits seraient sans force si les adultes responsables – parents ou enseignants – les décrétaient nuls (Turiel, 1983). N’est-ce pas là à la fois une confirmation impressionnante de la réalité psychologique de la catégorie morale et une excellente raison de penser qu’elle se limite à la version minimale que préconisait Ogien ?

: Si l’observation de Turiel avait été confirmée, elle aurait en effet indiqué qu’une ligne claire sépare les valeurs morales, quelle que soit leur justification métaéthique, de toutes les autres valeurs. En fait, cette hypothèse n’a pas survécu à la critique, pour deux raisons.

D’abord, les pratiques classées de part et d’autre de la supposée ligne entre morale et convention diffèrent d’une culture à l’autre. L’emplacement apparent de cette ligne s’explique mieux par certains modèles d’assimilation de normes que sur la base d’un « instinct moral inné » (Sripada et Stich, 2004; Kelly, Stich, Haley et Fessler, 2007). Ensuite, il y a le phénomène bien connu de « stupeur morale » (« moral dumbfounding »), où des sujets persistent, sans la moindre raison, à juger qu’un certain comportement est absolument immoral. Ces cas semblent bien montrer que la force apparemment instinctive d’une conviction ne garantit pas son caractère moral (Haidt et Bjorklund, 2008).

Il semble donc peu probable qu’on puisse découvrir un critère phénoménologique permettant de différencier clairement la moralité « authentique » de la mauvaise.

Par ailleurs, la possibilité qu’une moralité soit mauvaise soulève une autre question. Supposons qu’un individu agisse mal au nom d’une certaine moralité mauvaise. Le fait qu’il soit motivé par une moralité est-il une circonstance atténuante ou aggravante ?

Pour autant que l’on puisse définir une catégorie de raisons morales, et qu’être moral soit une bonne chose en soi, il faudra répondre que mal agir en vertu d’une moralité, même mauvaise, est une circonstance atténuante : « Au moins cette personne n’est-elle pas amorale ! »

Une telle attitude rapprocherait encore une fois la moralité de la religion. Elle rappelle en effet l’approbation assez commune en Amérique du Nord envers les « gens de foi » (Gervais, Shariff et Norenzayan, 2011), quelle que soit la foi en question – comme si le simple fait d’avoir adopté des croyances irrationnelles suffisait à leur assurer une certaine respectabilité morale.

À mon avis, il faudrait plutôt juger que mal agir en vertu d’une mauvaise moralité aggrave la faute. Car en plus d’avoir mal agi, on est coupable d’avoir fait preuve de suffisance ou d’orgueil en s’arrogeant le droit de juger non seulement un cas particulier, mais toute une catégorie d’actes en général. On a donc violé un bon principe de modestie épistémique, qui recommande de ne pas s’engager par une affirmation générale lorsqu’il n’est question que d’un cas particulier. Sans parler du fait que sans cette mauvaise morale, il y aurait eu un vecteur de moins qui aurait poussé à mal agir.

UN DILEMME

J’en viens à un dilemme suscité par la démarche minimaliste. Les arguments pour et contre le minimalisme doivent-ils s’appuyer sur des considérations morales ou non morales ?

Si on répond que le débat invoquera des arguments moraux, on s’engage inéluctablement dans un ballet de pétitions de principe. En effet, chacun s’appuiera sur le principe fondamental qui détermine pour lui (mais non pour les autres) le sujet même dont il s’agit. Aucune base commune ne permettra de trancher, puisque ce sont justement les principes fondamentaux qui sont contestés. Dans ces conditions, on ne peut s’accorder sur le sens même de la notion de morale. On n’a donc pas moyen de savoir si tous parlent de la même chose. Si chacun entend une chose différente des autres en utilisant le mot morale, alors la morale n’existe pas. (Voilà encore un écho théologique. Puisque leurs définitions de Dieu sont incompatibles, on peut être sûr que ce dont tous les théologiens parlent n’existe pas.)

M : Mais supposons qu’on choisisse la deuxième réponse : puisqu’on ne s’est pas mis d’accord sur les principes fondamentaux qui décideront du sens du mot morale, on se servira de toutes les raisons disponibles, sans dès l’abord savoir si elles sont morales ou non.

A : Mettre toutes les raisons sur le même plan serait donc fondamental. Mais c’est là précisément ce que je préconise depuis le début de ce dialogue ! Si on est forcé de se passer de raisons à proprement parler morales (puisque ce sont précisément celles-là qui sont contestées) quand il s’agit de choisir un système de moralité parmi d’autres, alors pourquoi, à l’occasion de débats bien moins importants, aurions-nous besoin d’une catégorie spéciale de raisons morales ?

Encore une fois, le niveau moral représente une catégorie de raisons arbitrairement privilégiées par rapport à toutes les autres. Elles seules sont catégoriques; elles priment (souvent ? ou toujours ? ou d’ordinaire ?) quand elles entrent en conflit avec d’autres raisons. Les moralistes nous demandent d’accepter que les raisons morales s’ajoutent aux raisons de toutes sortes que nous avons déjà. En même temps, nous avons tous sans doute raconté à nos étudiants que si les raisons morales ne sont pas réductibles à des raisons de faits, elles surviennent néanmoins sur ces dernières – du moins d’après certains philosophes (Hare, 1952). Ainsi un délit de vol survient sur le fait que X a pris un certain objet appartenant à Y. Pourquoi ne pas simplement réagir directement à ces faits, sans s’inquiéter de cette couche supplémentaire de « raisons morales » ?

M : Pourtant la différence existe bien ! On ne saurait nier qu’on peut avoir, correctement ou par erreur, une conviction morale. Donc, ne fut-ce que dans ce sens, du point de vue psychologique, la morale existe.

A : Du point de vue sociologique, psychologique ou rhétorique, la morale est un fait. Sans doute. Mais le moraliste sera le premier à protester que cela ne détermine pas la validité normative de la morale. Adopter sincèrement un principe moral, c’est (normalement) être motivé à s’y conformer. Mais la motivation n’est ni suffisante ni nécessaire à la morale. Si l’on est déjà motivé à faire quelque chose, il est inutile d’ajouter qu’il s’agit d’une motivation morale. À l’inverse, on peut être convaincu de la moralité d’une action, sans pour autant être motivé à l’accomplir si d’autres raisons l’emportent. La morale est oiseuse.

CONCLUSION : LE ROYAUME DES AMORALISTES

Dans un récent article, Alex King propose une définition de l’amoraliste : ce serait une personne qui n’est pas motivée par ses croyances morales (2018). King distingue deux sortes d’amoralistes : une amoraliste indifférente, qui ne ressent pas la force motivante des raisons morales que pourtant elle assume; et une immoraliste, qui choisit d’agir de façon contraire à ses convictions morales. Ni l’une ni l’autre ne représentent l’amoralisme que je défends ici. À mon sens, l’immoraliste n’est pas une amoraliste du tout, puisqu’elle présuppose que la morale existe, ne serait-ce que pour la flouer.

Une autre façon de caractériser l’amoraliste est de lui prêter l’aveu suivant : « La moralité ne m’intéresse tout simplement pas. Elle me laisse froid » (King, 2018). C’est peut-être ce genre d’amoralisme qui inquiète tous ces gens qui, paraît-il, se méfient davantage des athées que de tous les autres groupes minoritaires qui font l’objet de préjugés (Edgell, Gerteis et Hartmann, 2006; Cep, 2018). Mais l’amoralisme tel que je l’entends n’entraîne aucunement une absence totale de motivation. Qu’un moraliste s’adonne à un triage de mes raisons, cela m’est égal. J’estime simplement que ce triage n’ajoute rien aux raisons que j’ai déjà.

M : Tu reconnais donc bien avoir de bonnes raisons, par exemple, de ne pas faire de mal. Pour autant que ces raisons t’émeuvent, et provoquent des sentiments qui font que la souffrance d’autrui pèse dans tes délibérations, tu reconnais par cela même l’emprise de la morale.

A : Non, c’est bien là ce que je nie. En tant qu’être humain à peu près normal, les raisons que j’ai déjà suffisent : je n’ai pas besoin d’une raison supplémentaire qui proviendrait du fait que faire du mal serait immoral.

Il est bien connu que les athées ne se comportent pas plus mal que les croyants.[3] De même, les moralistes athées, en particulier – à l’exception, peut-être, des professeurs de morale, qui sont, paraît-il, plus immoraux que la moyenne (Schwitzgebel, 2009) –, ne semblent pas se comporter plus mal que les moralistes croyants. Personnellement, en tant qu’amoraliste athée, j’ose affirmer que je ne suis guère plus méchant qu’un moraliste moyen.

S’il est une catégorie de raisons qui traditionnellement contraste avec la morale, c’est l’esthétique. (« La morale, déclarait André Gide [1933], est une dépendance de l’esthétique. ») Contrairement au domaine moral, le domaine esthétique forme peut-être, comme nous l’avons vu précédemment, une catégorie de raisons distincte. En effet, si les sentiments esthétiques fournissent des raisons d’agir, ils n’ont pas avec les actes qu’ils motivent le même rapport que les autres émotions. Alex King affirme le contraire : elle note qu’un jugement esthétique amène toutes sortes d’actions, comme de vouloir contempler une toile ou l’acquérir. Sans doute. Mais les tendances à l’action qui font partie des émotions typiques (peur, colère, etc.) dérivent directement de la nature de leur objet formel. Ainsi, du fait que l’objet formel de la peur est le dangereux, on peut immédiatement conclure que la tendance agentielle qui s’y rapporte est de fuir. Rien de tel ne s’applique à un jugement esthétique. Il est vrai que le fait qu’une porte soit plus belle qu’une autre peut nous motiver à l’installer, à la photographier, à la signaler à nos amis, ou encore simplement à la contempler (King, 2018). Cependant, ces motivations sont hétéroclites; elles ne sont liées que de façon purement contingente à la nature intrinsèque des émotions esthétiques particulières que peut inciter un tableau de Rembrandt plutôt qu’une statue de Giacometti.

Pourtant cette particularité des raisons esthétiques, comme celle qui concerne le statut des réactions de second degré, ne suffit ni à identifier le domaine moral ni à lui conférer un statut privilégié. Au Royaume des Amoralistes, le mode de vie ne serait guère différent du nôtre. On serait guidé, comme chez nous, par des réactions émotionnelles, soumises à leur tour à des réactions de second degré, souvent modifiées par des raisonnements de toutes sortes. C’est ce réseau d’émotions et de raisonnements qui constitue les valeurs. On ne gagne rien à élever certaines raisons au rang de valeurs-atouts.

Une raison d’agir ou de ne pas agir peut faire appel à des considérations de toutes sortes. Comme nous l’avons vu, toute théorie morale doit effectuer un tri parmi toutes les raisons possibles, entre celles qui sont morales et celles qui ne le sont pas. Mais un tel tri ne fait qu’ajouter un détour inutile à la quête de justifications. Ce détour passe par des principes fondamentaux – raison pure kantienne, conséquentialisme utilitariste, eudaimonia aristotélicienne – qui rivalisent sans pouvoir faire appel à des axiomes communs qui les départagent. Ils ne s’unissent qu’en opposant leurs tendances totalisantes au minimalisme. Pour trancher, on ne peut faire mieux que de prendre en considérations toutes les raisons pertinentes fonctionnant comme des forces vectorielles dont aucune ne l’emporte a priori sur les autres en vue d’atteindre un « équilibre réfléchi ».

Ruwen Ogien a combattu en grand maître contre le moralisme par trop envahissant. Mais il n’est pas allé assez loin. À mon sens, c’est l’idée même de la morale qui entraîne les conséquences fâcheuses du moralisme telles que la panique morale (Ogien, 2004) et le plaisir de blâmer. Pour mieux dire, c’est au projet de délimiter un domaine moral qu’il faut renoncer. Les disputes que nourrit ce projet ne concernent au mieux que des stratégies rhétoriques, dont le but est de donner à une certaine classe de raisons un statut privilégié.

Un athée peut se divertir en faisant de la théologie, mais rien de sérieux n’en dépend. De même, l’histoire des idées peut légitimement se pencher sur les controverses baroques qui ont animé les théories morales. Mais elles ne seront, somme toute, pas plus pertinentes. Renoncer au bûcher pour trancher les disputes théologiques, ce fut assurément un progrès. Abjurer le discours de la morale en serait un aussi.