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Les notions d’intimité et de vie privée telles qu’on les entend aujourd’hui en Occident sont l’aboutissement d’un long processus historique ayant débuté au XVIIIe siècle. La vie privée apparaît alors progressivement comme un espace séparé et distinct de la sphère publique, espace que l’individu sera désormais en droit de soustraire au contrôle social et à celui de l’État. Du coup, chaque individu se verra aussi reconnaître un espace intérieur et secret. Dimension de la vie privée, l’intimité inclut non seulement le corps et la sexualité, mais les désirs, certains plaisirs et les épisodes de son histoire personnelle. Elle est un fait de la modernité dont l’un des traits les plus marquants est l’approfondissement de la subjectivité, et la constitution d’une intériorité que chacun possède en propre, faisant sa singularité. Le respect de la vie privée et de l’intimité a été érigé en principe moral, dont le rôle est central dans la formation du sujet moderne, autonome et singulier.

Ce que recouvrent les notions de vie privée et d’intimité est relativement vaste et flou. Le privé et l’intime sont tantôt ce que l’on préserve du regard et du jugement des autres : la nudité et ses espaces réservés, la chambre à coucher et la toilette, là où le corps est lavé et soigné, là où se vivent les échanges amoureux (Thalineau, 2002; Street et Love, 2005); tantôt c’est ce que chacun garde pour soi : son monologue intérieur, ses secrets, ses émotions, ses souvenirs (Fabrégas, 2001). Ils renvoient aussi aux espaces et aux objets, extension du moi, dont la violation par l’intrusion ou le vol blesse la personne : la maison, le compte de banque, le journal intime (Thalineau, 2002). Parfois encore, ces notions désignent ce qu’il y a de plus particulier dans les relations que l’on entretient avec un autre individu.

Que la vie privée et l’intimité soient aujourd’hui reconnues comme des droits inscrits dans de nombreux codes d’éthique, y compris la Charte des droits et libertés de la personne du Québec [art.5] et la Loi sur les services de santé et les services sociaux[1] [L.R.Q., chapitre S-4.2, art.18] témoigne certes du statut qu’elles ont acquis dans les sociétés contemporaines. Pour autant, passer du principe moral de vie privée et d’intimité[2] à la règle de droit n’a pas pour effet de clarifier la signification du principe, ni la manière de se conduire. Le seul énoncé d’un droit ne suffit pas à en donner le sens et la portée; ceux-ci dépendent du contexte dans lequel ce principe et ce droit sont énoncés ou appliqués. Les droits nécessitent une interprétation.

Depuis plusieurs années, nous menons des travaux sur la question des droits des usagers des services de santé et des services sociaux (Gagnon et Clément, 2010; Clément, 2008; Clément et Gagnon, 2004). Plus récemment, nous nous sommes intéressés à la manière dont les principes moraux d’intimité et de vie privée sont interprétés dans ce contexte et comment on les traduit ou non sous forme de droits et de règles. Pour ce faire, nous avons examiné les discussions conduites dans deux comités d’éthique clinique (CÉC) à propos de situations mettant en jeu, implicitement ou explicitement, la vie privée et l’intimité. Empruntant une perspective sociologique, nous avons analysé plus concrètement le travail d’interprétation fait de ces grands principes et droits par les CÉC, en faisant l’hypothèse que les significations produites pouvaient être extrêmement variables.

Dans la première partie de l’article, nous justifions notre approche et nos choix méthodologiques, en revenant brièvement sur l’essor contemporain des droits des usagers ainsi que sur le travail des CÉC qui ont pour mandat, entre autres, d’en faire une interprétation. Dans la seconde partie, nous examinons en détail les discussions tenues dans deux CÉC à propos de problèmes ou de situations impliquant la vie privée et l’intimité. Nous verrons comment sont interprétés, dans un contexte de soins, les principes d’intimité et de vie privée et les droits. Dans la troisième et dernière partie de l’article, nous formulerons quelques remarques générales sur l’interprétation et l’usage de ces droits, sur les significations qu’ils prennent et qu’ils produisent en contexte de soins, ainsi que sur leur ouverture ou inachèvement.

1. Les comités d’éthique clinique et les droits des usagers

Interpréter les droits

Au Québec, comme dans de nombreuses autres sociétés, les usagers des services de santé et des services sociaux possèdent des droits particuliers. En plus d’être assujettis comme tout citoyen à la Charte des droits et libertésde la personne qui leur reconnaît le droit au respect, à la dignité [art.4] et à la vie privée [art.5], ils ont des droits tels que celui d’être informé de l’existence des services et de la façon de les obtenir [L.R.Q.c.S-4.2, a.4], de recevoir des services adéquats sur les plans scientifique, humain et social, avec continuité et de façon personnalisée et sécuritaire [a.3], le droit de choisir le professionnel [a.6] et l’établissement où ils seront traités, de recevoir des soins requis lors d’une urgence [a.7].

Cette reconnaissance et cette inscription de différents droits dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux laissent toutefois ouverts le sens et la portée de chacun de ces droits. Leur énoncé se limite souvent à affirmer de manière très générale le principe moral qui les sous-tend – « chacun a droit au respect de sa vie privée » – sans que soient précisés la manière dont ce respect s’obtient, ni ce qui est de l’ordre de l’intimité ou de la vie privée. Même lorsque le droit se traduit dans des règles plus spécifiques (frapper à la porte avant d’entrer dans la chambre d’un patient), ces règles n’en épuisent pas la signification et des questions demeurent (par exemple, comment se comporte-t-on une fois entré dans la chambre ?). En outre, aucun droit ne contient en lui-même sa signification; c’est ce qu’on appelle leur « incomplétude[3] » (Noreau, 2001). Un droit est toujours interprété à partir d’autres réalités : le contexte, les autres normes et valeurs en vigueur dans le milieu, le rôle et les responsabilités des différentes personnes impliquées (par exemple, la condition physique de la personne qui habite dans la chambre et son besoin d’assistance, les règles de sécurité, le moment de la journée). Son interprétation est fonction du champ ou de l’univers de significations dans lequel il est reconnu et appliqué (Taylor, 1985).

Le réseau québécois de la santé et des services sociaux dispose de différentes instances pour assurer le respect des droits reconnus aux usagers, et donc les interpréter. En plus des tribunaux auxquels on peut toujours recourir lorsqu’il s’agit de faire valoir ses droits, les commissaires locaux et régionaux aux plaintes et à la qualité des services, les comités d’usagers et de résidents, ainsi que les CÉC sont aussi des instances se prononçant sur les droits des usagers; ils s’y réfèrent pour prendre une décision ou faire une recommandation. Tous contribuent à les investir de significations.

La recherche, dont la présente contribution est issue, portait sur différents droits – notamment, le droit d’accès aux services, le droit à la dignité, à la vie privée et à l’intimité – et sur leurs interprétations par différentes instances : les comités d’usagers, le régime d’examen des plaintes et les CÉC. Plutôt que de partir d’une définition à priori de ce que sont ou peuvent être ces droits, nous avons plutôt choisi d’examiner quelles significations ces différentes instances leur donnent : comment elles mobilisent ces droits dans leurs discussions sur les questions et les problèmes qui leur sont soumis, et ce faisant quelles interprétations elles en font. Nous présentons ici une partie seulement des résultats de cette étude en retenant le cas particulier du droit à la vie privée et à l’intimité et de son traitement dans les CÉC.

L’objet d’analyse est certes limité, mais suffisamment riche pour montrer le travail d’interprétation des droits qui se fait dans les CÉC. En outre, retenir une seule instance, soit les CÉC, permet d’examiner de plus près et plus en profondeur les discussions qui s’y font. Ce que nous perdons en étendue, nous le gagnons en précision. Il existe en effet très peu d’études empiriques sur les discussions éthiques, la manière dont elles se déroulent dans les faits (Zusmann, 2000). À notre connaissance, seule Orfali(2003), qui a fait du développement de l’éthique clinique en Amérique du Nord son objet d’étude, nous introduit par ses travaux dans une consultation d’éthique en vue de montrer, à partir de cas concrets, la manière dont différents protagonistes débattent entre eux.

Quant au droit à la vie privée et à l’intimité, il soulève actuellement d’importants débats dans les centres de santé et de services sociaux (CSSS) qui offrent des soins à domicile et dans des centres d’hébergement et de soins de longue durée. Dans ces services, la question de l’intimité est en effet très sensible du fait que les soignants interviennent dans l’espace privé de la personne, à son domicile ou dans sa chambre lorsqu’elle est au centre d’hébergement. L’aide et les soins sont au coeur des activités de la vie quotidienne (laver, habiller, nourrir), et constituent une intrusion dans l’intimité de la personne par le toucher, la vue du corps dévêtu ou encore par la connaissance des maladies, des difficultés ou d’une partie de son histoire. Cette intrusion n’est pas sans susciter de la gêne et des émotions, tant chez l’usager que chez l’intervenant. Dans le cas de l’hébergement, la proximité avec les autres résidents contribue aussi à réduire l’intimité; le seul espace privé est la chambre à coucher, mais là encore, les soignants y entrent constamment[4].

Les comités d’éthique clinique (CÉC) comme instances d’interprétation

Les CÉC sont des instances consultatives mises à la disposition du personnel, des gestionnaires et des administrateurs des établissements de santé et de services sociaux pour les aider à cerner les enjeux moraux qui se posent dans la pratique et à orienter en conséquence les conduites à adopter. Ils sont saisis de situations problématiques, généralement un conflit entre un usager et un intervenant, un usager et l’établissement, entre deux usagers, et entre lesquels il est difficile de trancher, les deux parties invoquant leurs droits, leurs obligations et leurs valeurs. Le refus d’un patient d’un traitement jugé nécessaire par le professionnel pour sa santé ou sa sécurité en est un bon exemple (cessation de traitement, hospitalisation forcée, divulgation d’informations, recours à la contention) (Gagnon, 1995; Marshall, 2001; Lebeer, 2002; Rendtorff, 2002). C’est en explicitant les dimensions, les valeurs, les règlements, ce que la Loi sur les services de santé et les services sociaux prescrit ou proscrit, les options possibles ou disponibles, ce qui doit ou non être pris en compte, les droits qui se retrouvent en conflit que les membres du CÉC – qui ne sont pas des juristes – en viennent à interpréter et à donner un contenu aux droits des usagers dans un contexte spécifique.

Au Québec, l’existence des CÉC relève des dispositions de l’article 181 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux permettant au conseil d’administration d’un établissement de créer les comités et les conseils qu’il juge nécessaires à la poursuite de ses fins. Quoique laissés à la discrétion des établissements, la composition, le statut et le mandat de ces CÉC sont généralement semblables d’un établissement à l’autre (Parizeau, 1999). Situés dans deux centres de santé et de services sociaux (CSSS), les deux CÉC que nous avons étudiés sont composés d’une douzaine de personnes nommées par le conseil d’administration. Ils comprennent chacun des membres du personnel (représentants de la direction et des différentes missions de l’établissement) et des personnes extérieures à l’établissement (avocat ou juriste, éthicien, représentant des usagers). Les règlements des deux CÉC privilégient en outre une représentation équilibrée entre ces deux catégories de membres (internes et externes) de même qu’entre les différents types de services offerts par l’établissement et les sous-régions du territoire[5].

Si les deux CÉC sont comparables sur le plan de leur composition, de leur mandat et de leurs objectifs, ils diffèrent toutefois dans leur fonctionnement. Le premier, le CSSS Saint-Barthélémy (nom fictif), reçoit, à leur demande, des intervenants ou des gestionnaires pour discuter avec eux de situations qui soulèvent des difficultés. Le CÉC les aide à clarifier les problèmes, à nommer les contraintes et les valeurs en jeu. À l’issue des échanges, le CÉC formule aussi des recommandations sur la conduite à tenir ou les dimensions à prendre en compte dans la prise de décision. Le second CÉC, le CSSS Sainte-Cécile (nom fictif), travaille plutôt à élaborer des lignes directrices à l’intention des intervenants et des gestionnaires sur des problèmes généraux. Lorsque plusieurs problèmes de même nature sont portés à son attention, plutôt que de les traiter un par un, il entreprend une réflexion pouvant s’échelonner sur quelques mois et même plus. L’aboutissement de ce travail de réflexion consiste en un cadre de référence en lien avec le problème ou la situation étudiés. Le cadre de référence n’a pas pour objectif de résoudre un problème particulier, contrairement au premier CÉC, mais plutôt de guider les gestionnaires ou les intervenants dans leurs actions et leurs décisions futures.

Une analyse des discussions : orientations théoriques et choix méthodologiques

Dans une perspective de sociologie de l’éthique, nous nous sommes intéressés aux situations mettant en jeu l’intimité et la vie privée et, de là, aux significations que peut prendre le droit à l’intimité et à la vie privée. Il ne s’agissait pas de décrire simplement un ethos, mais d’analyser le travail réflexif des membres du CÉC en s’appuyant sur une méthodologie inspirée du pragmatisme, attentive aux idées et aux arguments échangés dans la discussion, aux interactions ainsi qu’aux références que les acteurs mobilisent dans les débats moraux. Notre attention ne s’est donc pas orientée uniquement sur l’univers de significations que les sujets partagent et au moyen duquel ils parviennent à régler leurs rapports et leurs échanges, mais aussi sur la manière dont les significations produites, les normes et, éventuellement, les droits qui en découlent sont réfléchis (Descombes, 1996; Genard, 2008). Dans cette perspective, le sens donné à une situation où se joue la vie privée et l’intimité est non seulement fonction d’un contexte institutionnel et social donné, mais se construit aussi au fur et à mesure des interactions et des échanges entre les individus qui interprètent la situation (Karsenti et Quéré, 2005; Ogien et Quéré, 2005).

Si notre approche est demeurée largement inductive, elle était néanmoins guidée par un certain nombre de principes au centre des débats sur l’interprétation en sciences sociales : 1) les acteurs sociaux sont eux-mêmes des interprètes qui produisent des significations; 2) les faits et les valeurs sont liés dans l’interprétation; les faits sont interprétés au moyen des valeurs et inversement; 3) pour interpréter ou donner un sens à une situation ou un droit, les acteurs puisent dans un ensemble de significations héritées de leur culture; 4) l’interprétation ne se limite pas à expliciter des significations déjà présentes et tacitement admises dans un groupe, mais demeure une création, une production de significations en partie nouvelles[6]. Les deux premiers principes sont à la base de nos choix méthodologiques : d’abord en abordant les CÉC comme des interprètes et leurs discussions comme un travail d’interprétation; ensuite en examinant comment les CÉC interprètent un droit à travers l’interprétation d’une situation particulière, et inversement, comment ils interprètent cette situation au moyen d’un droit. Les deux autres principes ressortiront plus loin dans notre analyse des discussions et recommandations faites par les membres des CÉC.

Concrètement, notre travail repose sur l’observation attentive des discussions entre les membres des CÉC étudiés, sur la manière dont l’information est traitée par eux, les faits retenus, les idées et les arguments mobilisés ou exclus. Durant chacune des séances, nous étions des observateurs non participants. Nous notions systématiquement tout ce qui s’y passait. Il est possible qu’au départ notre présence ait influencé le cours des discussions, mais plus le temps avançait, plus le nombre de nos présences se faisait important et plus les discussions nous ont semblé se faire selon les mêmes modalités et de manière spontanée. Le travail d’observation s’est fait sur une période d’environ un an et demi au cours de laquelle nous avons assisté à l’ensemble des rencontres tenues par les deux CÉC étudiés. Au total, nous avons fait dix-huit observations, neuf observations dans chaque CÉC. Lors de ces rencontres, nous avons porté une attention à tout ce qui se passait et se disait, mais plus particulièrement encore aux dimensions suivantes : la situation (les questions débattues et les circonstances à l’origine de la discussion : demande de l’établissement, litige entre un usager et un intervenant), aux objectifs poursuivis par les discussions (résoudre un conflit, formuler une recommandation, produire des lignes directrices), aux propos tenus par le personnel des établissements impliqués dans la situation litigieuse (intervenants, cadres) ainsi qu’à ceux tenus par les membres des deux CÉC (ce qui est dit, qui prend la parole, à quel propos, ce qui fait ou non consensus, les questions soulevées, les arguments invoqués). Quoique les membres des CÉC ne soient pas tous des juristes, nous avons aussi prêté attention aux références et aux cadres juridiques auxquels ils référaient parfois lors des discussions (lois et règlements, codes d’éthique et de déontologie, principes moraux, droits de la personne, droits des usagers, valeurs de l’établissement). Notons enfin que pour réaliser cette étude nous avons obtenu un certificat d’éthique, que chaque répondant ayant participé à l’étude a signé un formulaire de consentement dans lequel, entre autres, il nous autorisait à utiliser les résultats de la recherche pour des fins de publication.

À partir d’une série d’exemples, nous allons maintenant examiner comment les membres des CÉC analysent et interprètent les situations qui leur sont soumises, et qui se rapportent, de l’avis même des acteurs impliqués, à la vie privée et à l’intimité. Bien que les discussions soient résumées, nous en donnerons une description relativement détaillée de manière à mettre en évidence quelle information est retenue, mobilisée ou non, les arguments avancés, les points de divergence et les conclusions auxquelles ils aboutissent. On verra alors que la signification donnée aux situations et aux problèmes, tout comme à la vie privée et à l’intimité, n’est jamais stabilisée, que l’approfondissement et la nature du travail d’interprétation sont en fait très variables.

On notera aussi que plusieurs des exemples étudiés dans la suite de cet article concernent plus spécifiquement la sexualité. Ce n’est pas entièrement un hasard puisque les questions d’intimité et de vie privée portent en grande partie sur la vie en hébergement où il y a une certaine promiscuité, qu’il y a encore peu de normes ou de directives touchant la sexualité et que celle-ci demeure une question sensible qui suscite beaucoup de gêne et d’embarras. La sexualité demeure aujourd’hui un révélateur important des enjeux liés au droit à la vie privée et à l’intimité.

2. Le comité d’éthique du CSSS Saint-Barthélémy

Déplacement et hiérarchisation

Une dame souffre d’obésité morbide et l’un de ses bras a été amputé. Deux fois par jour, elle reçoit des soins à domicile. Des changements récemment survenus dans les horaires du personnel font en sorte que ses soins d’hygiène ne sont toutefois plus prodigués par la même personne[7]. Elle n’accepte pas la situation et demande à ce que ses soins, qui jusque-là lui étaient donnés par un homme, lui soient désormais fournis par une femme. Le seul homme qu’elle pouvait accepter venait d’être remplacé en raison du nouvel horaire de travail. Pour faire connaître son insatisfaction et sa demande, elle a fait parvenir une lettre à l’établissement, dans laquelle elle évoque la Charte des droits et libertés de la personne (art.5).

Les intervenants portent le cas à l’attention du CÉC en se demandant s’il est approprié de satisfaire à la demande de cette dame en raison des problèmes liés à la réorganisation des horaires que cela occasionnerait (peu de femmes disponibles le soir). Ils se sentent également partagés entre deux devoirs : respecter d’une part sa demande, et d’autre part, ne pas créer de discrimination entre les travailleurs masculins et féminins, en privant les hommes d’heures de travail. Le fait que la dame ait reçu par le passé ses soins d’hygiène d’un homme les fait en outre douter de la légitimité de sa demande. L’interprétation que les intervenants font de la situation met ainsi l’accent sur des considérations organisationnelles (problème découlant du nouvel horaire, absence de femmes sur les horaires de soir, absence de ressources, etc.), et juridiques (discrimination entre les travailleurs sur la base de leur sexe) tout en minimisant l’importance de la demande de la dame (un homme lui a déjà donné ses soins d’hygiène sans que cela pose de difficultés).

Saisi du problème, le CÉC va reconnaître l’importance des considérations organisationnelles soulevées par les intervenants. L’analyse qu’il fera de la situation le conduira toutefois à y introduire également les droits de l’usagère. Ainsi, le CÉC reconnaît que le personnel soignant ne doit certes pas subir de discrimination. Il soutient également qu’on ne peut ignorer que le droit à l’intimité existe dans les règlements de l’établissement, et que c’est précisément au nom de celui-ci qu’il est possible pour l’usagère de choisir le sexe de la personne qui lui donne ses soins d’hygiène, puisque ceux-ci touchent aux parties intimes de son corps, notamment les seins et les parties génitales. De plus, estime le CÉC, dans ce cas-ci, le droit à l’intimité doit avoir préséance sur le droit des employés à ne pas subir de discrimination en raison de leur sexe; il faut donc satisfaire la demande de l’usagère. Le CÉC sort ainsi des préoccupations strictement organisationnelles pour réaffirmer l’importance du droit de l’usagère à l’intimité, minimisé par les intervenants. Il procède à un déplacement du cadre interprétatif centré sur l’organisation du travail et les droits des travailleurs, vers un autre centré sur les droits des usagers, et du même coup il hiérarchise les droits. Si le droit à l’intimité change l’interprétation de la situation présentée par les intervenants, il est lui-même l’objet d’une interprétation en fonction de la situation. Il prend son sens en opposition aux droits et aux préoccupations des soignants. En faisant ressortir ici la forte sensibilité culturelle attachée à la sexualité et aux rapports de genre, le CÉC confère une force et une prépondérance au droit à l’intimité sur les autres droits et préoccupations soulevés.

Opposition et évitement

Le second cas examiné par le CÉC est celui d’une dame âgée vivant en centre d’hébergement, porteuse de la bactérie du SARM, mais sans en avoir développé les symptômes[8]. Soutenue par sa fille, la dame demande à ce que l’on retire l’affiche apposée sur la porte de sa chambre indiquant qu’elle est porteuse de la bactérie et précisant les précautions devant être prises par le personnel dans de telles circonstances (port de gants et d’un sarrau). Pour les deux femmes, il s’agit là d’une violation du droit à la vie privée et à l’intimité; elles se disent prêtes à poursuivre l’établissement en justice si l’affiche n’est pas enlevée[9].

C’est le chef de l’unité ayant reçu la plainte qui prend l’initiative de présenter le cas au CÉC. Il attire l’attention sur le fait que la dame peut, comme tous les autres résidents, circuler dans le centre d’hébergement, aller à la cafétéria et participer aux activités, ce qu’elle fait d’ailleurs. Il se dit sensible au malaise ressenti par la résidente, mais rappelle que l’affiche est une procédure prévue par un règlement de l’établissement en vue de garantir la sécurité du personnel. La retirer risquerait de créer un précédent pouvant compromettre la mise en place d’éventuelles mesures de sécurité. Il considère aussi avoir un devoir de protection du personnel et de la clientèle et ne souhaite pas être accusé de négligence. Cette responsabilité de protection, selon lui, a préséance sur le droit à la vie privée de la résidente. Si le centre d’hébergement est un milieu de vie, c’est aussi un milieu de soins, précise-t-il. Tant le personnel que l’ensemble des résidents doivent se sentir en sécurité. Enfin, souligne-t-il, pour dénouer l’impasse, différentes tentatives de solution ont été faites par le passé : mettre l’affiche en noir plutôt qu’en couleur et en changer l’angle.

Pour le CÉC, deux droits apparaissent ici en concurrence : le droit à la vie privée de la résidente et le droit des employés et des autres résidents à la protection de leur santé. Après discussion, les membres du CÉC recommandent au chef d’unité de discuter avec son personnel soignant afin qu’ensemble ils trouvent une manière de faire qui respectera à la fois le respect de vie privée de la résidente (ne plus être publiquement étiquetée) et la sécurité du personnel (prévention des infections). La solution qui sera finalement retenue par le chef d’unité consistera à placer l’affiche dans la chambre de la résidente plutôt qu’à l’extérieur, soit à un endroit visible pour le personnel qui soigne la personne, mais à l’abri du regard des autres résidents et des visiteurs.

L’analyse et la discussion conduites par le CÉC sont ici moins approfondies que dans l’exemple précédent. On peut supposer que cela est dû au fait que l’on ait pu trouver une solution technique (déplacer la pancarte) évitant ainsi d’avoir à hiérarchiser les droits en opposition (droit à l’intimité vs droit à la sécurité de sa santé). L’interprétation des droits en présence ne va donc pas très loin et leur signification demeure largement implicite. La solution permet de faire l’économie d’une clarification de leur sens et de leur portée; on se limite à en reconnaître une application particulière (la confidentialité des informations touchant la santé), tout en restreignant un peu sa portée en fonction de la situation (la sécurité des intervenants).

Ouverture et compromis

Dans le troisième cas soumis au CÉC du CSSS St-Barthélémy, les intervenants soupçonnent un homme d’avoir des relations sexuelles avec sa femme hébergée et présentant un stade avancé de la maladie d’Alzheimer. Ces relations surviendraient lors des visites du mari au centre d’hébergement, au moment où il donne des soins à sa femme. Ici les intervenants ne font pas tous la même lecture de la situation. Certains se demandent s’il ne convient pas d’intervenir et de considérer cette situation comme un cas d’agression sexuelle étant donné que la femme est inapte à consentir verbalement; ils estiment avoir un devoir de protection à l’égard de la résidente qui est sous leur responsabilité[10]. D’autres évaluent en revanche qu’on n’a pas à interférer dans la vie du couple et à compromettre la réputation du mari en l’accusant d’une conduite pour laquelle on n’a d’ailleurs aucune preuve.

Saisis du problème, les membres du CÉC vont d’abord s’interroger sur les critères à rencontrer pour qu’il y ait consentement, et sur les impacts que les supposées relations sexuelles ont sur la résidente. Ils estiment qu’un consentement n’a pas besoin d’être verbal, et la dame, aux dires des intervenants, ne manifeste aucun signe d’irritabilité ou d’agressivité après les visites de son mari. Le CÉC rappelle également le fait, souligné par les intervenants, que le conjoint s’est toujours bien occupé de sa conjointe, qu’il est tendre avec elle et qu’il a toujours fait preuve d’un soutien indéfectible à son endroit. Le CÉC insiste finalement sur l’intimité du couple et le devoir de la respecter, ainsi que sur la sexualité comme une dimension normale de la vie d’un couple.

Ici, le CÉC ne limite donc pas la discussion au consentement de la dame et au devoir des intervenants d’assurer sa sécurité. Il introduit d’autres considérations : l’intimité et la sexualité comme des dimensions normales de la vie d’un couple ainsi que la conduite vertueuse du mari à l’égard de sa femme. En faisant intervenir dans la discussion ces autres considérations, la résidente n’apparaît plus uniquement comme une personne inapte et vulnérable devant être protégée, mais plutôt comme un être de désirs et de relations, ayant droit à une intimité et à une sexualité avec son conjoint. L’interprétation de la situation, ainsi que le regard posé sur le couple, s’en trouve par le fait même modifiés. L’intimité est élargie non seulement à la sexualité en hébergement, mais aux personnes inaptes. Si la responsabilité d’assurer la protection des résidents qui incombe aux intervenants demeure, elle se voit ici limitée par le droit à l’intimité de la résidente. La perte d’autonomie ne signifie plus automatiquement l’absence de sexualité et la conduite du mari ne doit pas nécessairement être associée à un abus. On a changé le cadre ou l’horizon en regard duquel on interprète et juge la situation.

Concrètement, le CÉC en viendra toutefois à une sorte de compromis avec le personnel qui désire malgré tout intervenir. Si l’intimité et la sexualité du couple sont reconnues, on ne laissera plus le mari donner des soins à sa femme, ce qui aura pour effet de diminuer les opportunités de contacts à caractère sexuel. Donc, d’un côté, le CÉC ouvre le sens habituellement donné à l’intimité pour y inclure la sexualité en centre d’hébergement et la prise en compte de l’histoire de la relation conjugale, ce qui a pour effet de changer la compréhension que l’on a de la situation portée à son attention. C’est une invitation faite à changer de regard non seulement sur ce couple en particulier, mais aussi sur les résidents en général. D’un autre côté, le CÉC limite le changement qu’il cherche à induire en décourageant la sexualité de la résidente et de son mari. On reconnaît en principe un droit, mais on en limite en pratique l’exercice. L’interprétation du CÉC ne conduit pas directement à des changements dans les façons de faire, bien qu’elle ait modifié le regard porté sur la situation et sur le couple. En évitant d’intervenir directement auprès du mari, le CÉC se montre également sensible au malaise vécu par l’équipe soignante, qu’il prend en considération dans ses recommandations. Ce dernier exemple montre bien comment la mobilisation d’un ensemble de valeurs et de préoccupations (la relation conjugale, la tendresse et le soutien du mari, le bien-être de la résidente) contribue à la fois à changer la compréhension que l’on a de la situation, et à élargir le droit à l’intimité; à freiner l’ingérence des soignants et à changer le sens donné à la situation. Mais en même temps, en réduisant les occasions de contact entre les deux conjoints on se trouve à restreindre l’application du droit à l’intimité. Le sens et la portée du droit sont encore une fois ici fonction de la situation.

Ces trois premières situations révèlent non seulement la variabilité des significations que ces droits peuvent prendre au sein d’un même CÉC, mais comment les discussions faites sur le droit à la vie privée et à l’intimité changent la manière dont les situations sont examinées et comprises.

3. Le comité d’éthique clinique du CSSS Sainte-Cécile

Les situations impliquant le droit à l’intimité

Trois situations ont été soumises au CÉC Sainte-Cécile impliquant la vie privée et l’intimité. Elles concernent toutes la sexualité en contexte d’hébergement institutionnel, une question qui heurte régulièrement les sensibilités et entraîne une remise en question des idées que l’on pouvait se faire, autant de la vie privée et de l’intimité, que des relations en centre d’hébergement. Plutôt que de formuler un avis pour chacune de ces situations, le CÉC a choisi de rédiger un avis général sur le sujet particulier de « la sexualité en hébergement ».

La première situation concerne un résident et une résidente présentant tous les deux des troubles cognitifs et vivant dans la même unité de soins. Ils « recherchent la compagnie l’un de l’autre » et ont parfois des gestes à caractère sexuel. Les membres de la famille de la résidente considèrent toutefois que leur mère est « agressée » par le résident et ont demandé à ce que l’on intercède. L’établissement a répondu à cette demande en déplaçant le résident sur un autre étage, ce qui a mis fin à leurs contacts. La deuxième situation concerne encore une fois deux résidents formant un couple, mais cette fois-ci aptes à consentir. Les membres de la famille de la résidente expriment beaucoup de réserve à voir leur mère avec un nouveau partenaire et aimeraient que l’établissement empêche la relation. Enfin, la troisième situation concerne un jeune homme dans la trentaine résidant dans un centre d’hébergement à la suite d’un traumatisme cérébrocrânien (TCC) et souffrant de « troubles du contrôle des impulsions » et de « désinhibition ». Il tient des propos obscènes et sollicite les résidentes, les visiteuses, les employées et les stagiaires de l’établissement dans le but d’obtenir des faveurs sexuelles. Il fait aussi des avances à une résidente atteinte d’hépatite B, ce qui l’expose à un danger pour sa propre santé. Par surcroît, le jeune homme aurait des problèmes de toxicomanie, ce qui l’amènerait à faire de la prostitution masculine. Ce dernier accepterait bien toutefois les refus à ses avances.

Pour le CÉC, ces trois situations renvoient toutes à « la responsabilité de l’établissement sur la manière d’encadrer les relations sexuelles des résidents, surtout quand il y a des risques de contamination [de maladies transmissibles sexuellement] ». Prenant acte de ces trois situations et des difficultés qu’elles occasionnent, le CÉC se rencontrera à douze reprises pour produire un avis très étoffé sur la question de la sexualité en hébergement. La production de cet avis nécessitera la préparation de divers documents préliminaires rédigés par les membres du CÉC selon leur domaine respectif de compétence et d’expertise : entre autres, la définition de la sexualité, les aspects normatifs à considérer et les pratiques courantes en centre d’hébergement[11]. Chaque document est par la suite discuté, modifié, puis intégré à l’avis.

L’avis sur la sexualité en hébergement

Après avoir décrit, dans une première partie, les situations exposées plus haut, l’avis présente la définition de certains termes (« sexualité », « expression sexuelle », « qualité de la vie sexuelle », etc.), ainsi que les normes touchant la sexualité en hébergement. On note alors l’absence de politique interne, ainsi que de règles écrites dans la plupart des centres d’hébergement. On observe également que l’aménagement physique des lieux – l’absence de chambre individuelle notamment – ne favorise en rien l’intimité et la possibilité d’avoir des relations sexuelles. On y affirme que les administrateurs et les soignants reconnaissent pour la plupart que la sexualité est une valeur fondamentale pour les êtres humains et qu’elle devrait avoir sa place en centre d’hébergement, pourvu qu’elle soit encadrée. Il n’est pas rare, d’ailleurs, que des efforts soient faits pour que les résidents qui le souhaitent cohabitent. En l’absence de politique claire sur le sujet, c’est au cas par cas que l’on procède.

La situation, note-t-on, est particulièrement difficile à gérer lorsque l’on est en présence de personnes inaptes à consentir, lorsque la famille s’en mêle ou que le personnel se montre gêné par l’expression de la sexualité. Le cas échéant, on règle habituellement la situation en transférant l’un des deux résidents sur une autre unité de soins, ce qui met fin aux fréquentations. Lorsque les contacts sexuels impliquent un résident errant ou agressif, il arrive aussi que l’on ait recours à la contention chimique pour diminuer sa libido et assurer la protection des autres résidents. On souligne que c’est généralement du côté de la paix sociale que sont orientées les interventions, ce qui met à mal le droit à la sexualité et à l’intimité des résidents.

Dans les sections suivantes de l’avis, les différents aspects à examiner dans l’analyse de ce type de situation sont discutés. La présentation des aspects juridiques va dans le sens d’une reconnaissance du droit à la sexualité (le droit à la protection de la vie privée, le droit à la dignité, le droit à l’intégrité). Le consentement est également évoqué et, le cas échéant, l’obligation de sécurité incombant aux établissements. En matière de sexualité, il existe en outre des pratiques prohibées par le Code criminel qui ne sauraient être tolérées par les établissements de santé : par exemple, des relations sexuelles entre une personne qui est en situation d’autorité et une personne ayant une déficience mentale ou physique.

Dans la section touchant les aspects dits « normatifs », on rappelle qu’un centre d’hébergement est un « milieu de vie substitut » devant offrir des services « de qualité, qui soient continus, accessibles, sécuritaires et respectueux des droits des personnes et de leurs besoins spirituels et qui visent à réduire ou à résoudre les problèmes de santé et de bien-être, tout en gérant avec efficacité et efficience ses ressources humaines, matérielles, informationnelles, technologiques et financières » (MSSS, 2009). On conclut cette section en rappelant les orientations ministérielles voulant que les choix organisationnels soient faits de manière à favoriser le bien-être physique, mental et émotionnel, le développement personnel et le maintien optimal de l’autonomie de toute personne hébergée et à répondre à ses besoins (soins et services) et attentes, en adaptant l’environnement humain et physique.

Les aspects touchant la santé portent plus particulièrement sur les atteintes fonctionnelles physiques ou neurologiques incompatibles avec une quelconque sexualité, et sur les mesures qui peuvent être prises pour les compenser et favoriser une sexualité. Diverses questions sont soulevées : jusqu’où les intervenants doivent-ils aller pour compenser les handicaps empêchant une activité sexuelle ? Doivent-ils aller jusqu’à des mesures substituts telles que le viagra ? Comment intervenir lorsqu’il y a risque de transmission de maladies sexuelles ?

Les dimensions psychosociales, quant à elles, touchent les demandes et valeurs de chaque résident (leur désir ou non d’avoir une sexualité, leur morale vis-à-vis de la sexualité), les attitudes et les responsabilités du personnel (comment peuvent-ils aider un résident à intégrer la sexualité dans son milieu de vie, les réticences ou la permissivité des employés en ce qui concerne la sexualité ?), les aspects organisationnels (la structure des institutions et des services a-t-elle un impact sur la manière dont les résidents vont et peuvent exprimer leur sexualité ?), et les aspects relationnels (au regard de la sexualité des uns, quelles seront les réactions des autres ? Comment assurer les besoins individuels tout en respectant les droits collectifs ?).

Dans la section portant sur les dimensions spirituelles, on aborde la sexualité à travers les manifestations de tendresse et du maintien d’une identité positive. Elle ne se réduit pas à des besoins génitaux. Enfin, dans la section traitant des aspects environnementaux, on discute de la frontière entre le privé et le public, de la difficulté à faire en sorte qu’un milieu de soins soit aussi un milieu de vie et des défis auxquels devront répondre les équipes soignantes. Ces défis sont, par exemple, de créer pour chaque résident un environnement privé où il lui sera possible de poser des gestes et d’avoir des pensées intimes, que ceux-ci aient ou non un caractère sexuel.

Le CÉC en arrive par la suite à formuler cinq grandes recommandations :

  1. L’élaboration d’une politique institutionnelle qui guide la réponse des dirigeants et des intervenants de l’établissement en ce qui a trait à la nécessité de faciliter la satisfaction des besoins d’ordre sexuel des résidents;

  2. L’élaboration d’outils éducatifs qui facilitent une compréhension commune des enjeux associés à la qualité de vie sexuelle des résidents;

  3. La standardisation des processus décisionnels associés aux situations qui interrogent la conduite à adopter lors de situations litigieuses touchant la qualité de vie sexuelle des résidents;

  4. La création d’un espace de discussion où les questions qui touchent la qualité de vie sexuelle des résidents ou de toute personne participant à la vie institutionnelle peuvent être abordées et trouver une réponse significative et cohérente avec les valeurs de l’établissement;

  5. La reconnaissance de l’histoire et du statut de personne adulte des résidents, entre autres, par la reconnaissance de leur espace privé et l’organisation d’un environnement physique favorable à l’érotisme et à la satisfaction du plaisir sexuel d’ordre génital.

Élargissement et remises en question

En multipliant les dimensions à considérer dans l’examen des situations étudiées, le CÉC Sainte-Cécile élargit considérablement le cadre habituel à l’intérieur duquel ces situations sont habituellement interprétées et traitées, et du coup il en change la compréhension. Dans cet avis, il ne s’agit plus simplement de réguler des conduites déviantes – du moins perçues comme telles par les intervenants et les familles –, mais au contraire de les permettre à l’intérieur de certaines limites. L’expression de la sexualité des personnes hébergées, y compris celles qui sont inaptes, devient légitime et même nécessaire à leur bien-être; elle répond à des besoins fondamentaux de la personne et est érigée à la hauteur d’un droit. En modifiant la compréhension que l’on peut se faire de la sexualité des résidents, on est conduit à élargir le sens et la portée de la vie privée et de l’intimité en hébergement et à bouleverser, par le fait même, la représentation que l’on se fait des personnes âgées, que l’on considère désormais comme des sujets sexués, ayant une vie intime sur laquelle leur famille et les intervenants ne peuvent intervenir à leur guise. Dans le même mouvement, la mission du centre d’hébergement se voit elle aussi transformée : la sécurité et le confort des résidents ne sont plus les seules responsabilités qu’il doit assumer; il doit aussi voir à l’épanouissement des résidents. Avec son avis sur la sexualité en hébergement, le CÉC Sainte-Cécile va plus loin encore que l’autre CÉC (St-Barthélémy) en ce qui a trait à l’ouverture du sens et de la portée pratique donnée à l’intimité et au droit à la vie privée. Il s’agit là, en fait, d’un élargissement que l’on pourrait qualifier de radical en ce qu’il conduit à la reconnaissance du droit à la sexualité, ouvrant même la possibilité de soutenir une vie sexuelle active lorsqu’elle est limitée par un handicap[12].

Cet exemple montre aussi que lorsqu’il est associé aux besoins et au bien-être de la personne, le droit à la vie privée et à l’intimité contribue à introduire de nouvelles dimensions dans l’analyse des situations, et à en changer la signification. De comportement inadéquat et gênant, la sexualité en hébergement devient une conduite normale répondant à un besoin essentiel. La vie privée et l’intimité prennent du même coup une signification nouvelle. On ne se limite pas à circonscrire et à protéger un espace ou encore des conduites que l’on soustrait au regard et au contrôle des intervenants et des familles (fonction défensive des droits individuels), mais on va jusqu’à se prononcer sur ce que ces dimensions de la vie des personnes doivent comprendre pour assurer leur bien-être; on redéfinit la normalité, on valorise et prescrit même des conduites.

4. Le travail d’interprétation

Des discussions au sein des CÉC à propos de la vie privée et de l’intimité, nous pouvons tirer deux remarques, touchant les deux versants du travail d’interprétation qu’on y fait : l’interprétation des situations problématiques par les droits et l’interprétation des droits par les situations. Ce qui est l’objet de l’interprétation est aussi un moyen d’interprétation.

Interpréter une situation

Les formules « déplacement et hiérarchisation, » « opposition et évitement », « ouverture et compromis », « élargissement et remises en question » renvoient au travail d’interprétation. Elles décrivent la manière dont la prise en considération du droit à la vie privée et à l’intimité vient changer la lecture de la situation qui fait problème, en déplaçant la perspective à travers laquelle on la regarde (des considérations organisationnelles vers des préoccupations plus collées à la question comme telle de l’intimité et de la vie privée), en mettant en opposition deux droits (tout en évitant d’en approfondir cependant la signification pour les hiérarchiser), ou encore, en élargissant considérablement les dimensions à étudier dans les questions touchant la sexualité (au point de remettre en cause les attitudes, les pratiques et même les responsabilités de l’établissement).

Dans les deux premières situations examinées, l’usager se révèle fragile et vulnérable en raison de sa maladie ou de sa dépendance physique qui l’expose au regard et au jugement des autres. Rendre public son diagnostic en l’affichant sur une porte est susceptible de changer les relations qu’il entretient avec autrui (image de soi, évitement des autres); être lavée par un homme expose une femme à la gêne, à l’inconfort ou à de possibles abus. Le CÉC met en évidence tous ces aspects. L’usager est également un sujet capable de consentir et de revendiquer ses droits. Dans les deux autres cas, les discussions vont plus loin, et ont également pour effet de changer l’image du résident âgé et dépendant. Elles en font aussi un sujet qui a une histoire dont il faut tenir compte (sa relation conjugale), des désirs qu’il peut exprimer et qui a aussi la capacité de consentir aux désirs des autres, malgré ses limitations. Ses besoins, en somme, ne se limitent pas aux seuls besoins pour lesquels il dépend des intervenants. Ce sujet demeure un individu vulnérable qui a besoin de protection, mais il ne s’y réduit plus.

Cette réinterprétation de la situation et de la condition des usagers invite les intervenants et les gestionnaires à ne plus regarder le problème soumis à leur attention de leur seul point de vue, en regard de leurs seuls intérêts (faciliter l’organisation du travail, assurer une équité entre les intervenants, se protéger contre les infections) ou obligations (protéger les résidents contre les abus des autres résidents, donner les services de manière efficace). Cette réinterprétation permet plutôt d’introduire dans la relation de soin, ainsi que dans les relations entre les résidents, des dimensions demeurées jusque-là imperceptibles ou négligées. Elle rappelle le fait, par exemple, que le rapport de soin se double d’un rapport homme/femme avec ses implications sociales et personnelles. Elle remet en cause les normes existantes, comme l’impossibilité pour des résidents atteints de démence de témoigner des marques d’affection ou d’avoir des relations sexuelles, ou encore la priorité donnée à la protection des personnes et la satisfaction des besoins de base, au détriment d’autres désirs.

Si les CÉC introduisent des changements dans les pratiques, en même temps, ils en tracent certaines limites. On reconnaît par exemple qu’une femme atteinte de démence puisse avoir une sexualité, tout en limitant les occasions d’intimité avec son conjoint. Ces restrictions ont possiblement pour effet de rendre les changements plus acceptables pour les intervenants et les familles tout en étant conciliables avec leurs valeurs (touchant la sexualité) et leurs responsabilités (assurer la sécurité ou la protection des personnes).

Demeurent ainsi continuellement en tension deux visions et deux éthiques que les CÉC cherchent à concilier : la vision de l’usager ou du résident comme un sujet auquel on reconnaît des désirs, la capacité d’exprimer sa volonté et de consentir, laquelle s’inscrit dans une éthique de l’autonomie, et la vision qui en fait un sujet vulnérable qui doit être protégé, vision qui s’inscrit cette fois dans une éthique de la sollicitude. L’accent mis sur la singularité de la personne, sa subjectivité, son histoire et ses besoins spécifiques nourrit tantôt l’une, tantôt l’autre vision, selon qu’elle conduit à mettre l’accent sur sa volonté et ses désirs, ou sur sa fragilité et la protection dont elle a besoin. L’interprétation de la vie privée et de l’intimité vient justifier l’une et l’autre de ces éthiques.

Derrière cette attention très grande accordée à la subjectivité, se profile également la question de la responsabilité qui est au centre des grandes éthiques contemporaines (Genard, 1999). Entre la reconnaissance toujours plus grande de la responsabilité des personnes malades (responsables de leurs actes; éthique de l’autonomie) et une responsabilité tout aussi affirmée des soignants (responsables de l’autre et protecteurs; éthique de la sollicitude), les CÉC ne semblent ni pouvoir, ni vouloir choisir, mais chercher une sorte d’accord ou d’équilibre. Pouvoir choisir le sexe de la personne qui va donner les soins d’hygiène permet à la fois l’exercice de l’autonomie de l’usager, tout en lui garantissant une sorte de protection contre la honte et les abus. Reconnaître les marques d’affection entre une résidente démente et son conjoint conduit à la voir comme un sujet – un sujet de désir à tout le moins – comme à encadrer les interactions et l’expression de ce désir.

Interpréter des notions et des droits

Si les notions de vie privée et d’intimité contribuent à modifier l’interprétation que l’on se fait d’une situation ou des usagers, elles font elles-mêmes l’objet d’une interprétation. En recourant à ces notions et à ces droits, en les traduisant parfois en règle spécifique, les CÉC sont amenés à leur donner une signification. Remarquons d’abord que cette signification ne fait pas toujours l’objet d’une longue discussion et qu’elle n’est que partiellement explicitée. Ce n’est habituellement qu’un nombre limité de dimensions de la vie privée et de l’intimité qui est mobilisé autour d’une situation particulière, même si les CÉC en évoquent plus d’une dans les discussions : la confidentialité de l’information touchant l’état de santé d’un usager, les contacts physiques et les relations hommes/femmes dans les soins d’hygiène, la sexualité en centre d’hébergement, etc. Ces dimensions conduisent parfois à la formulation de droits spécifiques dans lesquels se concrétisent partiellement la vie privée et l’intimité : le droit de choisir le sexe de la personne qui donne les soins d’hygiène, la confidentialité du dossier médical, la possibilité pour les résidents d’avoir une vie sexuelle.

L’intimité et la vie privée recèlent donc de multiples significations, questions et préoccupations dont une partie seulement est actualisée. Les interpréter ne revient pas à dégager leur véritable sens, une signification qu’elles auraient déjà et qui attendrait d’être explicitée, mais plutôt à y projeter (Gadamer, 1996) un ensemble de significations possibles en fonction de la situation présente. Si les CÉC partent d’un certain sens commun, comme lorsqu’ils définissent les soins intimes par les parties génitales (première situation), il leur faut ensuite l’investir de significations et de valeurs, en soutenant que le malaise qu’ils soulèvent est plus grave encore que la discrimination dont les intervenants sont l’objet. Si l’interprétation puise dans les significations héritées de la culture, elle transforme aussi cet héritage. Le sens et les contours de la vie privée et de l’intimité sont ainsi constamment redéfinis. Il en est ainsi, d’ailleurs, pour toutes les notions morales faisant l’objet d’un droit reconnu aux usagers, telle que la dignité, dont nous avons examiné ailleurs le large spectre de significations (Clément, Gagnon et Deshaies, 2008) et l’autonomie (Engelhardt, 2001).

Cette potentialité et cette diversité de sens sont précisément ce qui permet d’interroger, de faire voir de nouvelles dimensions aux problèmes discutés et de jeter un regard différent sur les usagers. Bien que la vie privée et l’intimité se traduisent parfois en des règles très spécifiques – comme le droit de choisir le sexe de l’intervenant qui donnera les soins intimes – ces notions permettent d’opérer des déplacements, de créer des ouvertures, d’élargir la perspective; elles conduisent à s’interroger sur les besoins et le bien-être des usagers, sur les responsabilités des intervenants, sur les multiples dimensions de la sexualité ou encore sur les réactions qu’elle provoque. Rarement, cependant, elles permettent de trancher une question ou de déterminer une ligne de conduite précise.

Nous concluons sur l’importance de cette ouverture ou de cet inachèvement des principes moraux et des droits, dans lesquels ces principes se traduisent. Cette ouverture est précieuse puisqu’elle permet d’introduire dans la discussion de nouvelles questions, des dimensions jusque-là ignorées, des préoccupations inédites. À vouloir saturer la signification (Habermas, 1997), à préciser leur sens et à fixer les droits dans des règles très spécifiques, ne risquerait-on pas, au fond, de leur enlever ce pouvoir d’interroger ? Il ne saurait en effet y avoir de réflexivité et d’autonomie dans un contexte où leur signification est entièrement précisée et figée dans des règles; il n’y aurait plus qu’à faire appliquer ces règles sans s’interroger sur les pratiques, les interventions, la vie en hébergement, le regard que l’on porte sur les personnes démentes. En revanche, si leur inachèvement permet d’ouvrir la réflexion, il en freine peut-être l’approfondissement et la cohérence. Une discussion qui ne conduit à aucune règle ou signification précise de la vie privée et de l’intimité risque aussi d’être sans effet sur les pratiques et les conduites. L’enjeu (et la difficulté) est alors de maintenir une réflexion sur ces notions et ces droits, en expliciter le sens et produire des recommandations, tout en maintenant ouvertes les questions soulevées.