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INTRODUCTION

Dans toute jurisprudence, certaines confusions conceptuelles peuvent s’installer avec le temps. Au Canada, une telle confusion semble exister entre la liberté de religion et le droit à la non-discrimination sur la base de religion. J’en veux pour preuve cette affirmation du juriste émérite José Woehrling : « La liberté de religion, d’une part, et la protection contre la discrimination fondée sur la religion, d’autre part, constituent deux droits qui peuvent être invoqués de façon largement interchangeable et qui se chevauchent.[1] » Pourtant, la plupart des juristes s’entendent pour dire que les différents droits fondamentaux ont des fonctions différentes. Il semble donc étrange, conceptuellement, que deux droits puissent être utilisés de façon interchangeable. Surtout, cela peut mener à des résultats conceptuellement décevants, comme ce fut le cas dans l’arrêt R. c. Big M Drug Mart.[2] Ce dernier sera le point de mire de cet article.

La confusion conceptuelle entre liberté et égalité en matière religieuse entraîne deux ambiguïtés distinctes. Premièrement, dans la jurisprudence canadienne, l’obligation juridique d’accommodement raisonnable n’a pas toujours une source précise. Il n’est pas facile d’identifier le contexte dans lequel cette obligation est générée par la liberté de conscience et de religion ou alors par l’égalité et le droit à la non-discrimination. Deuxièmement, la neutralité religieuse de l’État repose sur des fondements conceptuels qui apparaissent flous. Nous savons qu’elle n’est pas explicitement prévue par notre constitution, mais dérivée. Cependant, est-elle dérivée de la liberté de conscience et de religion, du droit à l’égalité ou de ces deux principes à la fois ? À cette question, aucune réponse de droit positif canadien n’est sans équivoque.

Ces deux ambiguïtés ont des répercussions sur la force argumentative de décisions juridiques. Or, s’il est vrai que les raisonnements de la Cour suprême sont l’exemple et l’incarnation les plus élevés de ce que John Rawls appelle la « raison publique »,[3] alors analyser et discuter la jurisprudence de façon critique doit être une partie cruciale du travail des philosophes politiques. Participer ainsi à la délibération publique permet au droit positif d’évoluer. Pour y arriver, reconnaître les incohérences et les angles morts dans la jurisprudence est l’un des rôles incontournables de la doctrine juridique, auquel cet article participe.

Cela dit, on sait que la réalité empirique d’un système accusatoire diffère grandement de la réalité des philosophes qui réfléchissent sur des enjeux de justice. D’un point de vue stratégique, il est tout à fait pertinent pour les plaignants de plaider une atteinte simultanée à la liberté de religion ainsi qu’à l’égalité. Cela constitue un choix logique pour eux, pour deux raisons. D’abord, ils doublent leurs chances de succès. Ensuite, en droit canadien, il est beaucoup plus facile de démontrer une atteinte à la liberté de religion qu’au droit à l’égalité. D’un point de vue analytique, une distinction plus claire et stable doit être établie entre, d’un côté, la liberté de conscience et de religion, et de l’autre, le droit à l’égalité en ce qui a trait aux fondements de la neutralité religieuse de l’État. L’objectif premier de cet article est d’employer une meilleure conceptualisation de la neutralité religieuse de l’État afin d’identifier les incohérences conceptuelles de la Cour suprême.

Une dernière question préliminaire mérite une réponse immédiate. Certains peuvent légitimement se questionner sur la pertinence d’analyser un arrêt vieux de plus de 30 ans, surtout dans le contexte où de nombreux arrêts concernant la neutralité religieuse de l’État ont été rendus dans les dernières années.[4] Ce qu’il est crucial de comprendre, c’est que l’arrêt Big M n’est pas simplement un vieil arrêt de la Cour suprême. Il s’agit de l’arrêt fondateur de la neutralité religieuse dans la jurisprudence canadienne après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés.[5] En ce sens, toutes les analyses jurisprudentielles et doctrinales de la neutralité religieuse au Canada ont depuis été établies sur l’argumentaire et la réflexion des juges majoritaires dans l’arrêt Big M.[6] Pour reprendre une expression utilisée par ceux-ci, cet arrêt est cité « depuis longtemps, régulièrement et récemment »,[7] ce qui justifie l’intérêt qu’on lui porte encore aujourd’hui. Si une confusion conceptuelle s’y trouvait, il est normal qu’elle se trouve dans les arrêts suivants, qui construisent sur cette pierre angulaire. Voilà pourquoi l’arrêt Big M a encore aujourd’hui besoin d’une analyse philosophique pointue.

Cet article se divise en trois sections. Dans un premier temps, je présenterai les principaux points de l’arrêt Big M qui sont pertinents pour ma démonstration. Ensuite, j’exposerai le cadre théorique mobilisé afin de déterminer, dans un troisième temps, ce que je considère être d’importants problèmes conceptuels avec l’argumentaire de la Cour suprême du Canada dans cette affaire.

1. RÉSUMÉ DE L’ARRÊT BIG M

En mai 1982, quelques semaines après la promulgation de la Loi constitutionnelle de 1982,[8] la pharmacie Big M Drug Mart de Calgary ouvre ses portes un dimanche, contrevenant à la Loi sur le dimanche.[9] La pharmacie conteste la validité de cette loi sous deux aspects distincts. Premièrement, elle questionne la compétence du fédéral en cette matière, affirmant que l’interdiction de vendre ou d’acheter de la marchandise un dimanche – ainsi que l’interdiction de travailler ou d’employer quelqu’un ce jour-là – ne relève pas du pouvoir en matière de droit criminel conféré au fédéral en vertu de l’alinéa 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867.[10] Deuxièmement, et c’est ce qui retiendra davantage notre attention dans cet article, Big M conteste la validité de la Loi en vertu de la Charte. Selon Big M, la Loi serait inconstitutionnelle en ce qu’elle empiète sur la liberté de conscience et de religion prévue à l’alinéa 2(a) de la Charte. Je reviendrai sur les justifications offertes par Big M quant à cette prétention, mais notons pour l’instant qu’il peut sembler incongru de parler de « liberté de conscience et de religion » dans le cadre de la défense d’une entreprise commerciale. En suivant le raisonnement de la Cour et sa distinction entre l’objet et les effets d’une loi, nous verrons plus loin pourquoi la défense de Big M n’est pas incongrue.

L’infraction ayant été commise très peu de temps après la promulgation de la Loi constitutionnelle de 1982, l’arrêt Big M Drug Mart représente la première occasion pour la Cour suprême du Canada de se pencher sur l’une des libertés fondamentales prévues dans la Charte canadienne des droits et libertés.[11] Évidemment, d’autres tribunaux se sont prononcés avant que le cas ne se rende en Cour suprême. En première instance, Big M avait été acquittée de son crime (vendre des marchandises et employer des individus le dimanche), bien qu’elle ait réellement commis les actes reprochés. Selon le juge de la Cour provinciale albertaine, la Loi enfreignait la liberté de conscience et de religion prévue à l’alinéa 2(a) de la Charte, en plus de ne pas relever d’un domaine de compétence fédérale. En cour d’appel, les juges avaient unanimement renversé la conclusion du juge de première instance en ce qui avait trait à l’opérabilité de la Loi sur le dimanche. Cette dernière relevait effectivement de la compétence fédérale en matière de droit criminel.[12] Cela dit, l’unanimité n’a pas été atteinte en ce qui a trait à l’infraction potentielle à l’alinéa 2(a) de la Charte. Selon une majorité de trois juges, la Charte canadienne des droits et libertés, en tant que partie intégrante de la constitution du pays, a un statut différent de l’ancienne Déclaration canadienne des droits,[13] qui prévalait auparavant comme outil de protection des droits et libertés fondamentaux. Cette différence de statut explique que l’on rejette la jurisprudence établie dans l’arrêt Robertson and Rosetanni[14] en ce qui concerne la liberté de conscience et de religion.[15] Les deux juges dissidents de la Cour d’appel de l’Alberta refusèrent de rejeter la jurisprudence établie dans les cas antérieurs.[16]

Dans son analyse de l’affaire Big M Drug Mart, la Cour suprême du Canada reconnaît à cinq juges contre un que la Loi sur le dimanche enfreint l’alinéa 2(a) de la Charte canadienne des droits et libertés. La première question qu’elle doit trancher concerne la qualité pour agir. L’Alberta mettait en doute le fait qu’une compagnie comme Big M Drug Mart puisse invoquer la liberté de conscience et de religion, cette dernière étant propre aux personnes physiques et non aux personnes morales. La Cour suprême refuse de trancher sur le fond, à savoir si une personne morale peut jouir de la liberté de religion, car « [t]out accusé, que ce soit une personne morale ou une personne physique, peut contester une accusation criminelle en faisant valoir que la loi en vertu de laquelle l’accusation est portée est inconstitutionnelle ».[17] En matière criminelle, le statut de l’accusé qui soulève une défense d’ordre constitutionnel n’est pas important; ce qui compte, c’est la constitutionnalité de la loi contestée.

La Cour suprême se livre ensuite à une analyse historique exhaustive afin de caractériser la Loi sur le dimanche. Ayant remonté jusqu’au Moyen Âge, les juges affirment que « [s]ur le plan historique, il semble peu douteux que la législation anglaise relative au dimanche a été adoptée à des fins religieuses ».[18] À la lecture de ces lignes, il est assez clair que la Loi ne peut être dissociée de son adoption, dont la visée était sans contredit religieuse. Une analyse de la jurisprudence canadienne nous oblige aussi à conclure que l’objet de la Loi est intrinsèquement religieux[19] et a été reconnu ainsi à de nombreuses reprises dans le passé.

Notons au passage que l’arrêt Big M Drug Mart est central dans l’histoire canadienne pour une autre raison : il introduit une façon standardisée d’évaluer une atteinte potentielle à la Charte. Selon cette procédure, les juges doivent d’abord évaluer l’objet d’une loi et ensuite ses effets, même si les deux peuvent être « nettement liés, voire inséparables ».[20] L’objet d’une loi concerne les objectifs poursuivis par le législateur au moment où elle fut adoptée alors que les effets sont les conséquences de ladite loi.[21] Les juges majoritaires insistent aussi sur le fait que l’objet d’une loi ne peut être changeant : la loi fut adoptée historiquement pour une raison donnée, et c’est cette raison que l’on doit considérer être l’intention du législateur.[22] Ils affirment en outre qu’il est important de débuter par l’étude de l’objet d’une loi, car il « serait difficile de concevoir une loi qui aurait un objet inconstitutionnel et dont les effets ne seraient pas eux aussi inconstitutionnels ».[23]

Que cela soit difficile à concevoir pour des juges dont la fonction est tournée vers la pratique semble aller de soi. Cependant, un tel scénario n’est pas impossible à concevoir. C’est notamment ce que fit Chiara Cordelli dans une expérience de pensée récente concernant l’« égalitarisme de droit divin ».[24] Imaginons un gouvernement adoptant une politique publique d’égal accommodement, qui accorde à toutes les conceptions de la vie bonne (religieuses ou non) des formes égales d’assistance. Les effets d’une telle loi sont neutres, mais dans l’exemple de Cordelli, le gouvernement adopte cette loi parce qu’il est convaincu qu’elle correspond à la volonté de Dieu, qui est juste, bon et tolérant. Dans ce cas, l’objectif premier du gouvernement est de faire respecter la volonté de Dieu sur Terre, et l’objet de la loi n’est donc pas neutre. Il n’en demeure pas moins que ses effets le sont. Cette expérience de pensée nous permet donc de tempérer les propos des juges majoritaires. Cependant, dans la pratique concrète du droit canadien, les conclusions tirées grâce à cette expérience de pensée ne posent pas problème. En effet, débuter par l’analyse de l’objet de la loi fera en sorte que la politique publique adoptée en vertu de l’égalitarisme de droit divin sera rejetée. Si l’on ne considérait que les effets de la loi, cela serait autrement plus problématique.

Quoi qu’il en soit, dans l’affaire Big M, la Cour reconnaît que l’objet de la Loi est religieux. Elle s’affaire ensuite à analyser l’alinéa 2(a) de la Charte, qui se lit ainsi : « Chacun a les libertés fondamentales suivantes : (a) liberté de conscience et de religion. » Elle définit d’abord la liberté de conscience et de religion ainsi :

Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse, le droit de professer ouvertement des croyances religieuses sans crainte d’empêchement ou de représailles et le droit de manifester ses croyances religieuses par leur mise en pratique et par le culte ou par leur enseignement et leur propagation. Toutefois, ce concept signifie beaucoup plus que cela.[25]

Cette définition est intéressante à plusieurs égards. Premièrement, la Cour vient spécifier que ce ne sont pas simplement les croyances religieuses qui sont protégées par la Charte, mais aussi les actions que nous posons en vertu de ces croyances (professer, manifester, enseigner, propager nos croyances). Deuxièmement, par l’utilisation du terme essentiellement et de l’extrait mis en évidence, la définition ouvre la porte à ce que le concept défini veuille dire autre chose; on n’en définit que l’essence, que le noyau, laissant la question des contours conceptuels à une autre occasion.[26]

Ce flou se retrouve aussi au paragraphe suivant, alors que les juges majoritaires veulent définir le concept même de liberté dans son acception large. Ils affirment que « [l]a liberté peut se caractériser essentiellement par l’absence de coercition ou de contrainte ».[27] Notons que cette définition générale reprend les éléments d’une conception négative de la liberté.[28] Cette idée veut que l’individu possède une sphère d’inviolabilité dans laquelle l’État ne peut légitimement intervenir. Or, selon la Cour, le fait d’obliger les commerces à fermer leurs portes le dimanche constitue une telle interférence étatique, ce que le droit canadien définit comme une « contrainte », c’est-à-dire « [un ordre] d’agir ou de s’abstenir d’agir sous peine de sanction ».[29]

Cette contrainte est imposée à chaque Canadien, peu importe qu’il soit « chrétien, juif, musulman, hindou, bouddhiste, athée ou agnostique ».[30] Dans la mesure où la Loi s’applique à tous, l’on pourrait croire qu’elle n’est pas discriminatoire. Malheureusement pour les partisans de la Loi sur le dimanche, ce n’est pas le cas. Premièrement, une loi peut être exempte de discrimination directe et tout de même avoir des effets discriminatoires. Cette idée est au coeur même du concept de discrimination indirecte. Deuxièmement, et c’est le point de vue soutenu par la Cour en l’espèce, dans la mesure où l’objet même de la Loi est attentatoire à la liberté de conscience et de religion, il n’est pas nécessaire d’en analyser les effets. En somme, parce qu’elle astreint tous les Canadiens à une observance religieuse (le jour de sabbat pour la majorité chrétienne), la Loi brime la liberté de religion telle que conçue à l’alinéa 2(a) de la Charte.[31]

Considérant que l’arrêt Big M Drug Mart a été rendu avant la systématisation de l’analyse de l’article premier de la Charte issue de l’arrêt Oakes,[32] il n’est pas pertinent de tenir compte de la section du jugement liée à la justification.[33]

2. COMMENT COMPRENDRE LA LAÏCITÉ ?

Dans l’arrêt Big M Drug Mart, le message substantiel de la Cour est double. D’une part, elle affirme que la Loi sur le dimanche contrevient au principe de la neutralité religieuse de l’État. Cela ne fait pas de doute, surtout lorsqu’on considère l’historique législatif de cette mesure. D’autre part, et c’est ce qui pose problème selon moi, la Cour affirme aussi que la Loi porte atteinte à la liberté de religion. Évidemment, on ne peut attendre de la part des juges la même clarté et la même rigueur analytique que celles qui sont attendues des universitaires. Cependant, il est possible de mettre en relief la vulnérabilité du raisonnement de la Cour grâce à une compréhension plus fine des fondements du principe de neutralité religieuse de l’État.

Débutons par une affirmation largement acceptée : la neutralité religieuse de l’État est dérivée du concept de « laïcité », lui-même un concept synthétique. Cela signifie que la laïcité n’est pas un principe unique et monolithique, mais qu’elle est fondée sur l’interaction entre plusieurs sous-principes. Les institutions doivent tenter d’harmoniser ces différents sous-principes.

Plusieurs exemples viennent appuyer l’idée que la laïcité est un concept synthétique. Les régimes réels de laïcité affirment tous une pluralité de principes. La France est un excellent exemple. Le tout premier article de la Loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État[34] stipule que « la République assure la liberté de conscience », alors que le second article établit que « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte » (principe de séparation). Plus récemment, le rapport Stasi sur l’application du principe de laïcité affirmait que trois principes incarnent la laïcité française : (1) la liberté de conscience, (2) le statut juridique égal de toutes les options religieuses et spirituelles, (3) la neutralité de l’État par rapport aux religions.[35]

Les États-Unis fournissent un autre exemple empirique de régime politique où la laïcité est considérée en tant que concept synthétique. Le premier amendement à la Constitution américaine stipule que le Congrès ne doit pas adopter des lois qui auraient pour effet d’établir une religion ni de prohiber le libre exercice de la religion, énonçant ainsi les principes de « non-établissement » et de « libre exercice » de la religion. Comme en témoigne la jurisprudence américaine, il n’est pas toujours aisé pour les tribunaux de concilier ces deux principes.

Considérer la laïcité comme un concept synthétique est un premier pas nécessaire vers une meilleure compréhension de celle-ci, mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi reconnaître que des catégories ou des types différents de principes de la laïcité coexistent.[36] Pour le dire autrement, il nous faut distinguer les « finalités » et les « modes opératoires » de la laïcité, comme l’ont montré les professeurs Jocelyn Maclure et Charles Taylor.[37] Pour résumer, il existe deux modalités institutionnelles, soit la séparation entre l’État et la religion et la neutralité de l’État par rapport aux religions. Bien qu’on définisse souvent la laïcité par référence à ces deux modalités, elles ne sont en fait que les moyens à la disposition de l’État libéral démocratique pour réaliser les fins de la laïcité. Celles-ci sont également au nombre de deux : le respect égal dû à tous les citoyens nonobstant leur conception de la vie bonne et le respect de leur liberté de conscience et de religion. Les moyens institutionnels que sont la séparation et la neutralité n’ont pas une valeur intrinsèque, mais bien une valeur instrumentale en ce qu’ils permettent de réaliser des fins jugées souhaitables. Grâce à eux, l’État peut accorder une considération égale à ses citoyens et respecter leur liberté de conscience et de religion. C’est parce que nous croyons que les citoyens ont tous droit à la même considération de la part de l’État[38] et que l’exercice de leur liberté de conscience doit être favorisé qu’il est nécessaire qu’il y ait une certaine distance et une indépendance entre l’État et les religions.

Tournons-nous maintenant vers les deux finalités morales poursuivies par la laïcité, soit la liberté de conscience et l’égalité de respect dû à tous les citoyens. Réaffirmons que l’État laïque doit être « agnostique » quant aux questions de nature métaphysique et théologique : il vise la protection de la liberté de conscience de tous ses citoyens. En ce sens, l’État laïque reconnaît son propre faillibilisme. Les questions métaphysiques et théologiques continueront de diviser les personnes rationnelles et raisonnables; il est donc urgent de mettre en place un régime respectueux de ces désaccords auxquels la discussion rationnelle ne saura mettre fin. Plus exactement, en raison de la souveraineté de chaque individu sur ses choix de conscience, c’est la liberté de croire ou non en Dieu qui est promue au sein d’un État laïque. Inévitablement, cela devra inclure la liberté d’agir sur la base de ces croyances, et non la seule liberté de croire en tant qu’acte mental.[39]

Un régime démocratique doit aussi respecter un second principe, soit la reconnaissance d’une valeur morale égale ou d’une égale dignité à tous ses citoyens. L’État doit être l’État de tous les citoyens. Il ne doit pas s’identifier à une religion ou à une vision du monde particulière, puisque ses citoyens se rapportent à une pluralité de conceptions du monde et du bien. Ainsi, les deux modes opératoires de la laïcité sont très importants : il faut maintenir une séparation entre les religions et l’État, et ce dernier doit développer et maintenir une approche neutre face aux diverses doctrines englobantes, qu’elles soient religieuses ou séculières.[40]

Pour comprendre les tensions inévitables qui surgissent dans les régimes laïques, il est essentiel d’avoir en tête cette importante distinction entre modes opératoires et finalités morales de la laïcité. Ces tensions ne sont souvent compréhensibles qu’à la lumière de cette distinction. Par exemple, on entend souvent certains citoyens ou intellectuels affirmer qu’il serait nécessaire de limiter la liberté de religion d’un citoyen ou des membres d’un groupe parce que la pratique religieuse ciblée contreviendrait à la neutralité religieuse de l’État. Pensons au discours justificatif de l’interdiction des signes religieux par les employés des organismes publics. Cependant, si l’on accepte la distinction entre fins et moyens, on ne peut plus justifier une telle pratique en faisant appel au concept de laïcité. En effet, il est impossible de restreindre une finalité (la liberté de conscience et de religion) au nom d’un des moyens pour y arriver (la neutralité religieuse de l’État). Si l’on veut interdire ou limiter une pratique religieuse au nom de la laïcité, il faut le faire parce qu’elle entre en conflit avec l’une ou l’autre des deux finalités identifiées. Soit elle brime le principe du respect égal dû à tous, soit elle est requise dans le but de protéger la liberté de conscience et de religion d’autrui.[41]

Illustrer cet argument à l’aide d’un exemple peut être utile. Supposons une école publique québécoise, fréquentée très majoritairement par des enfants issus de familles catholiques. Les parents ou la direction de l’école pourraient être tentés d’installer des crucifix dans les locaux de l’école, ou alors de faire réciter une prière catholique avant le début des classes, tout en autorisant les élèves qui ne souhaitent pas prier à être exemptés de cette pratique. Du point de vue de la laïcité de l’État, ces pratiques n’apparaissent pas souhaitables ni justifiées. En effet, l’institution publique qu’est l’école s’identifie ici à un groupe religieux particulier et relaie certains de ses symboles et certaines de ses pratiques. S’il s’agit d’une communauté diversifiée sur le plan des croyances et des valeurs, l’école n’accorde évidemment pas un respect égal à tous les membres de la communauté. Les élèves et les familles non religieuses ou non catholiques sont traités comme des citoyens de deuxième ordre, moins dignes de respect. S’il est vrai que l’exercice de la liberté de religion des familles catholiques est favorisé par l’identification de l’école au catholicisme, cela ne peut toutefois pas se faire au détriment du principe du respect égal dû à toutes les familles, ce qui doit inclure les familles non religieuses ou non catholiques.

La conciliation optimale des principes de respect égal et de liberté de conscience sera toujours l’ultime objectif de l’État laïque – tout en reconnaissant qu’une harmonisation parfaite est souvent impossible en pratique. Des conflits peuvent subsister entre l’égalité et la liberté et, surtout, l’élaboration d’un modèle concret de laïcité s’inscrit toujours dans une histoire spécifique et doit composer avec les contingences et les singularités propres à chaque contexte. Des variations spatio-temporelles entre différents degrés de séparation ainsi que différents niveaux de neutralité religieuse sont permis par cette notion de conciliation optimale. La laïcité doit tenter d’être « équilibrée »[42] plutôt que d’être « stricte » ou « ouverte ».

Pour résumer, l’État peut faillir de deux façons distinctes. Premièrement, sur le plan du respect égal, l’État peut privilégier une conception du monde particulière tout en respectant la souveraineté des individus quant à leurs croyances fondamentales. Pensons à l’exemple de l’école qui s’identifie au catholicisme. Deuxièmement, l’État peut faillir sur le plan de la liberté de conscience et de religion en pressurisant la conscience de certains citoyens ou en créant des obstacles indus à l’exercice de cette liberté. Pour l’État laïque, l’un ou l’autre de ces deux échecs pose un sérieux problème. Cependant, il demeure essentiel de les distinguer afin d’éviter des confusions conceptuelles comme celle de la Cour suprême dans l’affaire Big M Drug Mart, que nous analyserons à l’instant.

3. EN QUOI L’ARRÊT BIG M EST-IL PROBLÉMATIQUE ?

Bien que j’appuie la conclusion de la Cour suprême dans cette affaire, je suis d’avis que son argumentaire pourrait être beaucoup plus convaincant. Deux points semblent particulièrement problématiques. Un troisième, plus exploratoire, sera ensuite présenté.

3.1 Droits et libertés fondamentaux en jeu

Le premier argument que je souhaite soumettre à l’attention du lecteur concerne les droits et libertés fondamentaux en jeu dans l’affaire Big M Drug Mart. En effet, bien que l’objet de la Loi sur le dimanche soit religieux, je ne suis pas certain que la liberté de conscience et de religion soit en elle-même impliquée. Si l’on se fie aux éléments de la définition donnée par la Cour du concept de liberté de religion, il n’est pas évident que la Loi leur soit particulièrement attentatoire. Regardons de plus près.

Les éléments mis de l’avant par la Cour suprême pour définir l’essence de la liberté de religion sont « le droit de croire ce que l’on veut en matière religieuse »[43] ainsi que les droits de professer, de manifester, d’enseigner et de propager nos croyances. Or, en quoi ces droits sont-ils enfreints par l’interdiction d’ouvrir son commerce le dimanche ? Les commerçants se voient-ils dans l’obligation de modifier leurs croyances en raison de la Loi ? Doivent-ils enseigner et propager la foi chrétienne pendant les heures où leur commerce doit être fermé ? En plus d’interdire la vente et l’achat de marchandises le dimanche, oblige-t-on les Canadiens à aller à la messe ?

Évidemment, ces dernières questions sont rhétoriques. Il n’en demeure pas moins que la Loi ne semble pas brimer la liberté de conscience et de religion, telle que la Cour l’a elle-même définie. La Loi brime plutôt la liberté tout court, et ce, pour des motifs religieux. En ce sens, la Loi contraint notamment la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association tout autant qu’elle brime la liberté de conscience et de religion.[44] Selon une lecture possible de l’arrêt Big M, cet ensemble de libertés aux contours plus ou moins bien définis serait au coeur de l’interdiction de vendre, d’acheter ou de travailler le dimanche. Considérons cette affirmation de la Cour suprême :

Si je suis juif, sabbataire ou musulman, la pratique de ma religion implique à tout le moins le droit de travailler le dimanche si je le veux. Il me semble que toute loi ayant un objet purement religieux qui me prive de ce droit doit sûrement porter atteinte à ma liberté de religion.[45]

Gardant en tête la notion générale de liberté, il nous est permis de douter de la véracité de l’extrait souligné. S’il est vrai que la Loi est problématique, car elle s’oppose au concept même de liberté, ce n’est pas spécialement la liberté de conscience et de religion qui est touchée. Certes, cette privation de liberté existe pour des motifs religieux, mais elle n’affecte pas nécessairement la liberté de religion.

Les juges majoritaires affirment que « le gouvernement ne peut, dans un but sectaire, contraindre des personnes à professer une foi religieuse ou à pratiquer une religion en particulier ».[46] Je ne saurais être davantage en accord avec cet énoncé. Comme nous l’avons vu avec le modèle de Maclure et Taylor, l’État doit tenter de créer un environnement où les citoyens pourront faire leurs propres choix de vie, liés aux doctrines compréhensives qu’ils feront leurs. Cela dit, rien dans ce qui est présenté ne nous oblige à voir une contrainte à professer ou à pratiquer une foi religieuse donnée. Les commerçants ne sont contraints que de fermer leur boutique, et non pas de participer aux activités religieuses chrétiennes. Selon l’argument avancé à cette sous-section, l’obligation imposée par l’État est générale et n’affecte pas plus la liberté de conscience et de religion que n’importe quelle autre liberté fondamentale.

L’argument présenté ici repose sur la distinction entre une contrainte étatique d’action et d’omission. En effet, si l’État contraignait les individus à commettre une action de nature religieuse, l’argument ne saurait tenir. Or, puisqu’en l’espèce l’État ne fait qu’obliger une omission (de vendre, d’acheter ou d’employer), la situation est différente. La Cour suprême s’oppose à une telle analyse :

[l]a garantie de la liberté de conscience et de religion empêche le gouvernement d’obliger certaines personnes à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir des actes par ailleurs irrépréhensibles simplement à cause de l’importance sur le plan religieux que leur attribuent d’autres personnes.[47]

Je suis sympathique à cette conception négative de la liberté, développée par Isaiah Berlin.[48] Obliger un individu à ne pas commettre un acte légitime contrevient à sa liberté, mais pas nécessairement à sa liberté de religion. En l’espèce, bien que la contrainte soit de nature ou d’origine religieuse, elle ne viole pas spécialement la liberté de conscience et de religion : pas plus qu’elle ne viole les autres libertés fondamentales.

Certains pourraient vouloir objecter à cet argument que l’objet religieux de la Loi est une entrave plus que négligeable ou insignifiante à la liberté de religion, dont les effets sont indirects et économiques plutôt que directement religieux.[49] Afin d’illustrer cette objection, imaginons le cas suivant : Suheil, un musulman propriétaire d’une boulangerie, aimerait prendre congé le vendredi afin de se joindre à la grande prière dans la mosquée de son quartier et de partager ensuite un repas familial comme les musulmans le font bien souvent le vendredi après-midi. Malheureusement, Suheil doit travailler au moins six jours par semaine afin de s’assurer que son commerce demeure rentable. Une loi lui interdisant d’ouvrir les portes de sa boulangerie le dimanche le forcerait donc à travailler le vendredi, mais travailler le vendredi l’empêcherait alors de se rendre à la grande prière et, de ce fait, entraverait ultimement sa liberté de religion.[50] Je concède que cela peut être le cas. Cependant, cette contrainte existe dans une série de contre-exemples qui n’ont rien à voir avec la liberté de religion. Pensons à Patricia, une agnostique propriétaire d’une animalerie, qui aimerait prendre congé le vendredi afin de participer aux réunions du groupe de soutien local pour les personnes alcooliques. Malheureusement, Patricia doit travailler au moins six jours par semaine afin de s’assurer que son commerce demeure rentable. Une loi lui interdisant d’ouvrir les portes de son animalerie le dimanche la forcerait donc à travailler le vendredi, mais travailler le vendredi l’empêcherait alors de se rendre à la réunion des Alcooliques Anonymes. Dirait-on que, de ce fait, la Loi entrave ultimement sa liberté de religion ? Bien sûr que non. Cela pourrait être dangereux pour sa santé, sa sécurité, voire pour sa vie, mais n’impliquerait aucunement sa liberté de religion. Pensons à un troisième cas, celui de Zoé, une athée qui participe au mouvement anticapitaliste. Elle aimerait aller aux réunions hebdomadaires de son groupe anarchiste qui a lieu les mercredis soir, mais cela ne lui est pas possible parce qu’elle doit travailler les soirs de semaine afin de compenser la fermeture obligatoire de sa librairie indépendante le dimanche. Tout comme pour Patricia, la liberté de religion de Zoé ne semble pas du tout affectée par la Loi. Pourtant, sa liberté d’association et de réunion pacifique l’est très certainement. En résumé, la Loi sur le dimanche peut effectivement porter atteinte à la liberté de religion, comme dans l’exemple de Suheil, mais uniquement parce que la « liberté de religion » est une espèce logique du genre plus général « liberté ». L’entrave se trouve à ce second niveau de généralité.

Qu’à cela ne tienne, nous n’avons pas à tout miser sur ce seul argument. Dans l’affaire Big M Drug Mart, la pertinence de la liberté de conscience et de religion prévue à l’alinéa 2(a) de la Charte, peut être admise si tant est que l’on reconnaît aussi l’importance de l’égalité ou de la non-discrimination en matière religieuse. Dans la prochaine section, j’entends montrer en quoi a neutralité religieuse de l’État ne peut être dérivée uniquement de la liberté de religion.

3.2 Liberté ou égalité : quelle finalité morale de la laïcité est en cause dans cet arrêt ?

Partant du cadre théorique développé par Maclure et Taylor, admettons directement que la neutralité religieuse doit être dérivée de deux concepts distincts : la liberté de conscience et de religion ainsi que l’égalité en matière religieuse. Deux choses pourraient donc être démontrées en ce qui concerne l’affaire Big M Drug Mart. Soit la Cour suprême a commis une erreur théorique en ne faisant reposer son argumentaire que sur une seule des deux finalités de la laïcité, c’est-à-dire la liberté de conscience et de religion. Soit la Cour a incorporé le concept d’égalité dans son jugement sans référer à l’article 15 de la Charte, qui prévoit la non-discrimination.[51] Voyons ce qu’il en est.

Dès le premier paragraphe traitant de la liberté de religion, la Cour nous offre un heureux mélange de liberté et d’égalité en affirmant que l’objectif d’une société libre est d’« assurer à tous l’égalité quant à la jouissance des libertés fondamentales ».[52] S’il est louable de vouloir offrir à tous les citoyens de jouir également des libertés qui sont les leurs, on ne peut s’empêcher de remarquer l’enchevêtrement des deux concepts. C’est exactement ce que font Brad Elberg et Mark Power dans leur incontournable chapitre concernant la liberté de conscience et de religion.[53] Selon ces deux auteurs, il ne fait aucun doute que le concept d’égalité a été intégré à l’interprétation de la liberté de conscience et de religion en droit canadien.[54] Ils affirment même que « [t]he result [of the courts’ interpretation of par. 2(a)] has been a blend of liberty and equality concepts ».[55]

Ce mélange conceptuel ne vient pas sans problèmes juridiques. L’équilibre entre ces concepts est toujours fragile. Dans ce contexte, pourquoi l’alinéa prévoyant la liberté de conscience en viendrait-il à mettre de l’avant l’égalité en matière religieuse davantage que ce qu’il exprime explicitement, soit la liberté ? C’est ce qui s’est produit en l’espèce, la Cour suprême affirmant pour la première fois que « [p]rotéger une religion sans accorder la même protection aux autres religions a pour effet de créer une inégalité destructrice de la liberté de religion dans la société ».[56] L’expression mise en évidence revient dans de nombreux jugements de la Cour suprême portant sur la neutralité religieuse de l’État au Canada.[57] Malheureusement, en comprendre le sens est souvent un défi. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce à dire que toute inégalité entre les religions détruirait la liberté de religion ? Est-ce à dire qu’il est impossible pour un État de respecter la liberté de conscience et de religion si ce dernier protège une religion particulière ?

La réponse à cette dernière question est particulièrement problématique. En effet, s’il semble que nous soyons obligés de répondre par l’affirmative, cela voudrait dire que de nombreux pays occidentaux démocratiques et libéraux se verraient retirer du lot des États protégeant la liberté de religion. En Europe, plusieurs pays reconnaissent encore aujourd’hui une Église d’État, pour des raisons historiques contingentes. Pensons notamment au Royaume-Uni, à la Norvège ou au Danemark, où une religion a un statut officiel et jouit de certaines formes de reconnaissance politique et symbolique. Ces pays s’identifient à une religion particulière, respectivement l’Église anglicane et l’Église luthérienne; leur régime de laïcité est appelé « Weak Establishment », dans la mesure où une Église nationale est établie et reconnue, sans que cela ait de conséquences sur la liberté de conscience et de religion de la population. Dirait-on que les athées, les Juifs, les Sikhs, les musulmans et les témoins de Jéhovah sont persécutés à Oslo, à Copenhague, à Glasgow, à Londres ou à Cardiff ? Bien sûr que non. Pourtant, selon la Cour suprême du Canada, nous devrions arriver à cette conclusion, étant donné que ces pays protègent une religion davantage que les autres. Une simple vérification dans le réel nous montre bien que l’affirmation de la Cour est trop forte.

Le problème de « l’inégalité destructrice de la liberté de religion » n’est cependant peut-être pas aussi imposant qu’il en a l’air à première vue. Si cette expression marque les esprits en confondant les concepts d’égalité et de liberté, la version anglophone ne commet pas la même erreur : « The protection of one religion and the concomitant non-protection of others imports disparate impact destructive of the religious freedom of the collectivity. »[58] La notion d’un impact « disparate » (ou « nettement distinct ») est moins conceptuellement troublante que celle d’« inégalité », mais la confusion conceptuelle demeure la même. On peut supposer que le jugement a d’abord été écrit en anglais, puis traduit en français. Entre les deux, il semble clair que quelque chose ait été ajouté (et non perdu !) dans la traduction.

Quoi qu’il en soit, il semble que la Cour suprême reconnaisse l’égalité en tant que fondement de la liberté de religion. Les juges majoritaires soutiennent par exemple que l’« égalité [est] nécessaire pour soutenir la liberté de religion ».[59] Que doit-on entendre par « nécessaire » ? Est-ce une nécessité logique ou conceptuelle ? Est-ce une condition de possibilité de la liberté de religion ? Étant donné la notion d’« inégalité destructrice de la liberté de religion », on dirait bien qu’il faut lire le jugement ainsi.

Deux derniers points doivent être faits avant de conclure cette sous-section portant sur la confusion conceptuelle entre liberté et égalité dans l’arrêt Big M Drug Mart. Premièrement, j’aimerais décrire un point d’accord entre la Cour et moi. Nous nous entendons pour dire que :

Une majorité religieuse, ou l’état [sic] à sa demande, ne peut, pour des motifs religieux, imposer sa propre conception de ce qui est bon et vrai aux citoyens qui ne partagent pas le même point de vue. La Charte protège les minorités religieuses contre la menace de « tyrannie de la majorité ».[60]

La Charte canadienne des droits et libertés, en tant qu’outil constitutionnel, vise à mettre en équilibre les philosophies politiques libérales et démocratiques. Dans notre régime, ces deux philosophies sont « équiprimordiales », c’est-à-dire qu’elles sont d’égale valeur.[61] Lorsqu’une décision issue du processus démocratique légitime vient à l’encontre des droits et libertés d’individus issus des minorités, il est normal que les tribunaux soient appelés à trancher entre les deux valeurs, tout en cherchant constamment à atteindre et à maintenir un équilibre précaire. Ce faisant, des lois adoptées démocratiquement peuvent être renversées par les tribunaux si elles vont à l’encontre d’un droit ou d’une liberté prévu explicitement dans la Charte. En l’espèce, il n’est cependant pas évident que la Loi sur le dimanche porte atteinte à la liberté de conscience et de religion, comme nous le disions à la sous-section précédente. Cela dit, même si la Loi était acceptable du point de vue de la liberté, elle serait toujours problématique du point de vue de l’égalité.

Deuxièmement, j’aimerais attirer l’attention du lecteur sur la citation suivante :

Dans la mesure où elle astreint l’ensemble de la population à un idéal sectaire chrétien, la Loi sur le dimanche exerce une forme de coercition contraire à l’esprit de la Charte et à la dignité de tous les non-chrétiens. En retenant les prescriptions de la foi chrétienne, la Loi crée un climat hostile aux Canadiens non chrétiens et paraît en outre discriminatoire à leur égard.[62]

Dans cet extrait, on trouve à deux endroits distincts (mis en évidence) un vocabulaire générique qui sied mal à l’alinéa 2(a). Il en était de même au paragraphe cité avant celui-ci (qui par ailleurs précède directement celui-ci dans le jugement), alors que la Cour écrivait simplement que « “la Charte” protège les minorités religieuses ».[63] Lorsqu’on nous parle de « la Charte » ou de son « esprit » de manière éthérée et générale, il y a lieu de se questionner quelques instants. Pourquoi les juges n’ont-il pas référé directement à l’alinéa 2(a), lequel prévoit la liberté de conscience et de religion ? Voulaient-ils éviter de soulever des soupçons quant à la confusion conceptuelle qu’ils étaient en train de commettre ? Est-ce une confusion intentionnelle ou est-ce une erreur de bonne foi ?

S’il n’est pas facile de trouver des réponses entièrement satisfaisantes à ces interrogations, elles demeurent hautement pertinentes. En effet, toute cette analyse conceptuelle n’aurait peut-être pas lieu d’être si la cause s’était déroulée quelques années plus tard. Dans l’arrêt Big M Drug Mart, la Cour suprême a fait reposer la neutralité religieuse de l’État canadien sur le seul alinéa 2(a) prévoyant la liberté de conscience et de religion. Comme nous l’avons vu, elle y a conceptualisé un lien de nécessité entre liberté et égalité, de telle sorte que ces deux concepts sont devenus inextricablement liés (intertwined).[64] Or, la Cour aurait pu éviter une telle confusion dans l’utilisation des concepts juridiques si elle avait pu mobiliser l’article 15 de la Charte, qui s’oppose à la discrimination et prévoit le droit à l’égalité. Malheureusement, cela ne lui était pas possible : en vertu de l’alinéa 32(2) de la Charte, l’article 15 n’entra en vigueur qu’en avril 1985, soit près de trois ans après les faits pertinents en l’espèce. Si la chronologie des événements – ou l’existence de l’alinéa 32(2) – avait été différente, la jurisprudence canadienne en ce qui a trait à la neutralité religieuse de l’État pourrait aujourd’hui reposer sur un argumentaire radicalement plus solide, qui mobiliserait distinctement l’article 15 pour parler d’égalité et l’alinéa 2(a) pour ce qui relève de la liberté.

Si la confusion conceptuelle que j’ai identifiée dans cette sous-section me semble hautement problématique, il serait faux de dire que tous les commentateurs sont de mon avis.[65] Par exemple, peu de temps après l’arrêt Big M Drug Mart, William W. Black écrit un addendum à son chapitre concernant la religion et le droit à l’égalité pour souligner quelques points saillants de ce nouveau jugement.[66] Il s’y montre sympathique à l’idée que le concept d’égalité soit défendu par toute la Charte, et non uniquement par l’article 15. Je comprends son point de vue – la liberté, l’égalité, la dignité et plusieurs autres concepts de ce genre sont effectivement des valeurs implicites à toute la Charte, sans pour autant être des « principes sous-jacents de la Constitution ».[67] Il me semble néanmoins qu’une délimitation claire des droits et libertés énoncés dans la Charte est préférable, sans quoi tout risque de se mêler et de créer de la confusion auprès du justiciable.

Pour le dire dans les mots du dilemme présenté au début de cette sous-section, il semble assez clair que la Cour suprême ait trouvé une façon d’inclure le concept d’égalité sous l’alinéa 2(a) plutôt que de faire reposer la neutralité religieuse de l’État sur la seule liberté de conscience et de religion. Or, il eût été préférable de choisir une troisième voie, qui n’était malheureusement pas disponible : faire intervenir l’article 15 de la Charte, dédié à l’égalité et à la non-discrimination.

3.3 Neutralité ou séparation : quel mode opératoire de la laïcité est en cause dans cet arrêt ?

Un dernier argument, plus exploratoire, mérite d’être développé. Dans la sous-section précédente, j’ai présenté l’idée selon laquelle la neutralité religieuse de l’État ne peut être dérivée uniquement de la liberté de conscience et de religion prévue à l’alinéa 2(a), mais doit aussi tenir compte de l’égalité en matière religieuse présentée à l’article 15. Cependant, certains pourraient être d’avis que l’arrêt Big M Drug Mart ne devrait pas porter sur la neutralité de l’État à l’égard des religions, mais bien sur la nécessaire séparation de l’Église et de l’État. Nous revenons ici aux deux « modes opératoires » de la laïcité définis par Maclure et Taylor. Définissons d’abord plus précisément ces deux termes, il sera ensuite plus facile de voir ce qu’il en est dans l’arrêt Big M.

Selon Maclure et Taylor, la neutralité religieuse de l’État s’incarne dans le fait pour l’État de ne favoriser ni défavoriser aucune doctrine compréhensive religieuse ou séculière.[68] Quant à la séparation de l’Église et de l’État, Maclure et Taylor la définissent comme l’obligation pour un État de ne pas « s’identifier à une religion ou à une vision du monde particulière ».[69] Il n’est donc pas évident de distinguer entre ces deux moyens d’arriver à la laïcité : si un État s’identifie à une religion donnée, il favorisera nécessairement celle-ci au détriment des autres, aussi petit soit ce favoritisme. Comme nous l’avons vu, certains États s’identifient faiblement à une Église pour des raisons historiques contingentes, la religion nationale n’ayant plus de poids sur les décisions sociales et politiques. Ces États commettent certes un impair, mais il ne semble pas irréparable.

Dans la mesure où un accroc à la séparation entraîne nécessairement un problème en ce qui a trait à la neutralité, la question de savoir lequel de ces deux modes opératoires de la laïcité est en cause dans cette affaire peut sembler triviale ou sans importance. Elle demeure néanmoins intellectuellement intéressante, afin de clarifier ce qui relève de chaque mode opératoire au sein de la théorie proposée par Maclure et Taylor. Dans ce but, deux passages de Big M seront considérés ci-après.

Premièrement, notons que la Cour suprême n’affirme jamais explicitement que la Loi sur le dimanche est une forme d’identification de l’État à la religion chrétienne. Cependant, la Cour nous dit que « [l]e contenu théologique de la Loi est un rappel subtil et constant aux minorités religieuses canadiennes des différences qui les séparent de la culture religieuse dominante ».[70] Encore une fois, la valeur exprimée par cette citation est l’égalité et non la liberté de religion. Cependant, par l’utilisation de l’expression « culture religieuse dominante », la Cour semble vouloir dire que le christianisme n’est pas la religion de l’État canadien, mais simplement la religion la plus répandue dans la société canadienne. Cela serait une affirmation aisément démontrable sociologiquement. Il suffirait de regarder les résultats de tout recensement pour s’en convaincre. L’optique de cette citation étant de rejeter tout favoritisme étatique envers une religion donnée, je suis d’avis que le mode opératoire auquel la Cour souhaite ici se rapporter est la neutralité religieuse de l’État.

Deuxièmement, vers la fin de son jugement, la Cour suprême a ces brillants mots : « [...] le Parlement fédéral n’a pas compétence en vertu de la Constitution pour adopter une loi privilégiant une religion au détriment d’une autre. »[71] Qu’on me permette de souligner deux éléments distincts eu égard à cette citation. D’abord, reconnaissons que l’affirmation de la Cour est tout à fait juste : le Parlement fédéral n’a pas une telle compétence – réalité que la Charte n’a fait que renforcer. Par ailleurs, le fait qu’aucune loi ne peut privilégier une religion plutôt qu’une autre n’est pas facile à cadrer avec la distinction entre neutralité et séparation. En fait, s’il est clair que la neutralité religieuse de l’État est en jeu ici, il n’est pas aussi évident que la séparation l’est. Cependant, un indice terminologique pourrait éclaircir le tout. En effet, si la Loi sur le dimanche ne semble pas à première vue lier l’État à la religion chrétienne, son équivalent anglophone ne laisse que peu de place à l’interprétation. Qui douterait du caractère chrétien de la Lord’s Day Act ? Sans même voir le contenu d’une telle loi, nous serions tous disposés à la considérer comme problématique dans un régime laïque comme le nôtre. Je crois que cette intuition première relève du fait que, par cette loi, l’État s’identifie à une religion. En ce sens, ce serait la séparation de l’Église et de l’État qui est mise à mal ici plutôt que la neutralité religieuse de l’État à proprement parler.

En conclusion, il ne semble pas pertinent ni nécessaire de dire si la Loi sur le dimanche enfreint la neutralité religieuse de l’État ou la séparation de l’Église et l’État, et cela pour deux raisons. D’une part, rappelons que tout accroc à la séparation entraîne nécessairement l’État à ne pas être neutre, bafouant alors simultanément les deux modes opératoires. Si l’on concluait qu’une atteinte à la séparation a eu lieu, on serait forcé de conclure en une atteinte à la neutralité. Les deux sont à ce point enchevêtrés qu’il serait à propos de parler ici d’une hétérogénéité, comme dans le modèle américain.[72] D’autre part, il apparaît que les deux moyens d’atteindre la laïcité sont enfreints en l’espèce. Savoir lequel des deux l’est devient donc juridiquement impertinent.

CONCLUSION

Malgré les considérations théoriques développées dans cet article, je demeure un sympathisant de la décision de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Big M Drug Mart. Heureusement, la Cour a maintenu la décision de la Cour d’appel de l’Alberta en ce qui a trait à l’atteinte à la neutralité religieuse de l’État canadien par la Loi sur le dimanche. Cependant, les arguments présentés dans cet article montrent bien en quoi la liberté de conscience et de religion est insuffisante pour dériver la neutralité religieuse de l’État. Certes, elle en est l’un des deux piliers nécessaires, mais elle ne saurait porter seule tout le poids conceptuel. Certains pourraient être tentés de dire que la liberté de conscience et de religion n’entrait même pas en jeu en l’espèce. Qu’on soit ou non convaincu par cet argument ne change rien, puisqu’il a ensuite été démontré que c’est le respect égal dû à tous les citoyens, nonobstant leurs convictions de conscience, qui devrait justifier la décision de la Cour suprême. L’argumentaire de notre plus haut tribunal dans l’affaire Big M Drug Mart faisait preuve d’une confusion conceptuelle qui a créé d’importantes ambiguïtés dans la conceptualisation du rapport entre égalité et liberté de religion dans la jurisprudence canadienne. En ce sens, il méritait d’être revisité.

Critiquer un arrêt de la Cour suprême, même un cas de référence comme Big M, fait partie du rôle de la doctrine, comme la Cour l’a elle-même reconnu.[73] Répondant à l’appel aux juristes à participer à la vie sociale et politique,[74] cet article se veut une amorce de discussions à la fois universitaires et publiques sur les enjeux de notre époque dont la neutralité religieuse de l’État fait partie présentement et certainement pour plusieurs années encore.