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En cherchant à mettre en dialogue la philosophie de Paul Ricoeur et la recherche en éthiques du care, ce numéro de revue ouvre un chantier de recherche important, tout en s’inscrivant dans le sillage d’un numéro récent de Medicine, Health Care and Philosophy consacré à « Ricoeur and the Ethics of Care ». Si ces publications partagent la conviction de l’intérêt et de la pertinence d’un tel dialogue, ce dernier n’est pas sans susciter quelques résistances et perplexités, notamment chez une auteure majeure des éthiques du care, à savoir Joan C. Tronto. Dans l’éditorial du numéro de revue cité, elle partage son doute quant à l’intérêt d’ouvrir ce dialogue avec la pensée ricoeurienne. Pour elle, cette dernière développerait une anthropologie conceptuelle et abstraite dont elle ne voit pas l’intérêt pour « the ethics of care as a radically practice-oriented way of thinking ».[1] Elle ne manque pas de critiquer les différentes tentatives d’articuler éthiques du care et ricoeurienne : tentatives de fondation de l’éthique qui, se basant sur « a single philosophical anthropology[2] », risqueraient d’exclure « the views of others who do not share his [Ricoeur] view on human beings ».[3]

Ces critiques ne nous semblent pas à tout fait pertinentes, tant le philosophe aura cherché à développer une éthique qui, loin d’être trop abstraite et purement conceptuelle, s’articule à une philosophie de l’action qui prend en compte la question du contexte et du caractère conflictuel et tragique de l’éthique. Loin de simplifier la complexité de l’expérience éthique, « the style or method of thinking Ricoeur practices relates to that of care ethics in that it expresses and sustains complexities instead of solving, or abolishing them ».[4]

Si donc, dans le premier temps de cet article, nous prenons distance avec cette lecture de Tronto, il nous semble néanmoins qu’il est possible de développer une critique importante de l’éthique ricoeurienne à partir des travaux développés autour du care. Plus précisément, ceux-ci mettent en avant différentes formes de tensions et de conflits de l’action éthique occultées par l’éthique ricoeurienne. Dès lors, dans un second temps, prenant appui sur des travaux portant sur les rapports de domination qui traversent le travail du care, les « chaînes de care », l’intersectionnalité et la division genrée du travail, nous montrerons que ces tensions questionnent le cadre même de l’éthique ricoeurienne.

Un avertissement s’impose encore avant d’entamer notre réflexion. Lorsque l’on s’intéresse à Ricoeur et aux éthiques du care, il est essentiel de considérer l’asymétrie qui existe entre les deux parties. Si la figure de Ricoeur renvoie à l’oeuvre philosophique d’un auteur, les éthiques du care, plurielles, réfèrent à des auteur.es diverses. Il est essentiel de souligner cette pluralité, considérant certaines postures idéologiques qui tendent à simplifier un champ de recherche extrêmement riche, complexe et vaste, en parlant de la théorie du genre, du féminisme ou de l’éthique du care. En raison de cette asymétrie et de cette pluralité, nous ne prétendons pas ici faire le tour de toutes les questions ouvertes par ce dialogue, ni rendre compte des nuances et divergences qui traversent le champ des travaux autour du care. Nous nous limiterons à dégager, à partir d’une lecture de certaines des éthiques du care, quelques éléments qui mettent fondamentalement en question l’éthique de Ricoeur.

Reactions aux critiques de Joan C. Tronto

Revenons d’abord sur les critiques adressées par Tronto, dont certaines ne nous semblent pas tout à fait justes. La philosophe se concentre surtout sur la question suivante : « what may be the value of a more abstract, conceptual approach for the ethics of care as a radically practice-oriented way of thinking? »[5] À cette question, il faut déjà répondre que l’éthique de Ricoeur ne doit pas être comprise comme une « éthique théorique » ou « méta-éthique » qui se bornerait à définir les fondements des concepts de l’éthique. Ce qu’il appelle sa « petite éthique » doit se lire comme une articulation de trois instances – la visée éthique, la norme morale et la sagesse pratique – qui passe par un agir contextuel. Pour le dire encore autrement, une dialectique traverse l’éthique ricoeurienne qui ne se résout pas de manière spéculative, mais qui s’effectue à travers des médiations pratiques en situation, toujours à reprendre. Revenons sur cette articulation des trois stades de la petite éthique.

La visée éthique se définit comme la visée téléologique d’une « vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes ».[6] Quant à lui, le stade de la norme morale rapporte le moment déontologique de mise à l’épreuve de la visée éthique. Bien qu’irréductibles l’une à l’autre, la visée éthique et la norme morale ne se conçoivent pas l’une sans l’autre. La visée éthique doit passer par le crible de la norme morale, qui permet à l’actrice et à l’acteur cherchant la vie bonne de mettre à l’épreuve ses désirs et de s’assurer qu’elle ou il ne se trompe pas. Ricoeur dit ainsi que la règle d’universalisation « n’est sans doute qu’un critère de contrôle permettant à un agent de mettre à l’épreuve sa bonne foi, lorsqu’il prétend “être objectif” dans les maximes de son action ».[7] La norme morale est aussi ce qui permet à l’actrice et à l’acteur de s’assurer que son sens de la justice ne la ou ne le pousse pas à commettre des injustices : « c’est sous la condition de l’impartialité que l’indignation peut s’affranchir du désir de vengeance qui incite la victime à se faire justice elle-même ».[8]

Ricoeur ne conçoit pas non plus la morale sans la visée éthique, pour la raison que la règle d’universalisation est purement formelle. Son rôle n’est pas de dire ce qu’il faut faire, mais de mettre à l’épreuve les propositions d’action. Il faut des maximes pour donner un contenu à la règle morale. Pour Ricoeur, le contenu de nos maximes, « nous l’apprenons par la pratique de la vie, par l’expérience éthique prise dans toutes ses dimensions ».[9] C’est dans la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes que prennent sens les propositions d’actions.

Lors de l’application des normes, troisième moment de la « petite éthique » dans lequel intervient l’exercice de ce que Ricoeur appelle la sagesse pratique, des perplexités et des conflits insolubles peuvent apparaître. Il peut s’agir d’un conflit entre normes qu’aucune métanorme ne peut trancher, d’un problème de motivation occulté par le formalisme de la procédure de justification, ou plus fondamentalement encore d’un conflit entre la médiation de la norme – la norme morale – et sa finalité – la visée éthique. Ricoeur évoque, à titre d’exemple, le dilemme de la vérité due aux mourant.es : soit on leur dit la vérité, par pur respect de la norme morale; soit on leur ment, par sollicitude, tenant compte des conséquences qu’une telle vérité peut avoir sur elles et eux. Entre la règle déontologique et la finalité éthique d’une sollicitude pour la singularité et le caractère insubstituable d’autrui, le conflit est insoluble. Il n’y a pas de règle pour trancher un tel dilemme. Il n’y a que la sagesse pratique, l’exercice d’un jugement prudentiel, d’un jugement moral en situation. Cette sagesse « consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle ».[10] Ses décisions restent des moments singuliers qui ne peuvent en aucun cas être érigés en règles.[11] Pour autant, cette sagesse pratique ne remplace ni ne supprime le moment de l’obligation morale. Au contraire, elle tente de réarticuler la visée éthique et la norme morale.[12] Comme Ricoeur l’écrit : « Mon pari est que la dialectique de l’éthique et de la moralité, au sens défini dans les études précédentes, se noue et se dénoue dans le jugement moral en situation, sans l’adjonction, au rang de troisième instance, de la Sittlichkeit, fleuron d’une philosophie du Geist dans la dimension pratique ».[13]

Pour notre propos, il est essentiel de mesurer l’importance de ce 3e moment de la « petite éthique » de Ricoeur. Les perplexités liées à l’application des normes n’ont rien de problèmes secondaires ou connexes. Ricoeur parle du « caractère inéluctable du conflit dans la vie morale ».[14] Ces conflits donnent fondamentalement à penser toute la disproportion qui existe entre l’excès de l’éthique et la mesure de la norme morale. L’accomplissement de la visée éthique apparaît comme une tâche infinie, interminable. C’est ce qui fait dire à Ricoeur que « la morale ne constituerait qu’une effectuation limitée, quoique légitime et même indispensable, de la visée éthique ».[15] Dès lors, il n’est de résolution de la dialectique entre visée éthique et norme morale que pratique et provisoire. Citons à ce propos cette définition de la dialectique proposée par Ricoeur au sujet du rapport entre amour et justice, mais qui, nous semble-t-il, peut s’appliquer à l’articulation de la triade qui constitue la petite éthique de Ricoeur : « Par dialectique, j’entends ici, d’une part, la reconnaissance de la disproportion initiale entre les deux termes et, d’autre part, la recherche des médiations pratiques entre les deux extrêmes, – médiations, disons-le tout de suite, toujours fragiles et provisoires ».[16] Il nous semble donc difficile, comme le fait Tronto, de considérer l’éthique ricoeurienne comme trop « conceptuelle », « abstraite » et détachée de la pratique.

Tronto oppose une autre critique à Ricoeur. Elle dénonce chez lui un « désir de fondation » du raisonnement moral à travers son anthropologie philosophique. Elle se demande si une telle anthropologie ne constitue pas un fondement trop exclusif de l’éthique. Plus radicalement, elle s’interroge sur l’idée qu’une telle fondation soit bel et bien nécessaire. De fait, l’oeuvre de Ricoeur, sans s’y limiter, peut se comprendre comme une tentative de construire une anthropologie fondamentale, qui prend la forme d’une anthropologie de « l’homme capable ». Néanmoins, cette volonté de développer une anthropologie recouvre-t-elle effectivement un « désir de fondation » qui rende impossible un dialogue entre Ricoeur et les éthiques du care? Comme l’écrivent elles-mêmes les auteures de l’éditorial du numéro « Ricoeur and the Ethics of Care » : « But does reflection on the fundamental level of philosophical theory necessarily entail exclusion? »[17] De plus, certaines éthiques du care ne reposent-elles pas également sur une forme d’anthropologie philosophique?[18] Enfin, nombres d’auteur.es mettent plutôt en avant la proximité qui existe entre les éthiques du care et certains thèmes de la « Ricoeur’s relational anthropology » : le lien entre autonomie et vulnérabilité, la fragilité humaine, le lien à l’altérité constitutif de l’estime de soi ou la conception narrative de l’identité. Si donc nous prenons distance avec les critiques adressées à Ricoeur par Tronto, il nous semble néanmoins que des questions et critiques peuvent être adressées à Ricoeur à partir des travaux sur le care. Plus précisément, ces travaux mettent en avant des tensions qui débordent le cadre des conflits et dilemmes dont peut rendre compte l’éthique ricoeurienne dans le 3e moment de la sagesse pratique. Précisons maintenant ces critiques, en revenant sur quelques travaux en éthiques du care.

Les tensions du care : pratiques normatives et rapports de domination

Comme nous le rappelions en guise d’avertissement, les éthiques du care sont plurielles. Néanmoins, un point commun nous paraît réunir les différentes recherches de ce champ, à savoir la mise au jour de tensions intrinsèques au care. Afin d’expliciter notre propos, partons de quelques définitions. Tronto et Fischer définissent le care comme

une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre « monde » de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie.[19]

(L’italique est de l’auteure)

Dans leur introduction à Politiser le care?, Marie Garrau et Alice Le Goff rappellent, quant à elles, que le concept de care « désigne tout à la fois une attitude morale – l’attention à l’autre, la sollicitude à son égard – et un ensemble de pratiques destinées à prendre soin des autres ».[20] Enfin, parmi d’autres définitions, Caroline Ibos écrit : « Le travail du care désigne l’ensemble des pratiques qui apportent soin, hygiène, attention à autrui et sans lesquelles il n’y aurait pas de vie humaine collective possible ».[21]

De ces définitions, relevons quelques éléments. Tout d’abord, le renvoi à la notion de « pratique ». Le care, bien loin de ne renvoyer qu’à une vertu morale ou une disposition individuelle, désigne une pratique normative. Les définitions sont également « extensives ». Peut-être faudrait-il plus justement parler des pratiques du care. Le care est également pluriel au regard de la diversité de ses objets (nos corps, nous-mêmes et notre environnement). Outre la pluralité, l’éthique du care se définirait davantage par le dissensus, la concrétude et la complexité que par le consensus, l’abstraction et la simplification des dilemmes et questions éthiques. Dans la perspective de ces éthiques, la question du souci d’autrui ne se résout pas spéculativement, en isolant le raisonnement éthique du contexte. C’est en situation, au cours de l’action, que se détermine le « bien prendre soin ». L’éthique du care renvoie à un processus continuellement à reprendre. Dès lors, « Le care est par définition une région de dissension et de désaccord; la question de ce qui convient le mieux pour autrui faisant l’objet de réponses diverses, surtout quand cet autrui ne peut lui-même l’exprimer ».[22] Pour le dire en empruntant des termes de sciences économiques, l’éthique du care fonctionne en régime de « rationalité limitée »; elle « assume ainsi une forme d’inachèvement ou d’imperfection de la décision qui ne conduit pas nécessairement à une pleine satisfaction et suppose d’endurer un certain inconfort moral et de “faire avec” ».[23] Comme le souligne Pascale Molinier : « le care idéal n’existe pas ».[24]

Ces quelques éléments ne sont pas sans nous rappeler la figure de la sagesse pratique chez Ricoeur, qui renvoie à l’impossibilité de trancher une fois pour toutes les dilemmes éthiques, ainsi qu’à la nécessité de prendre en compte la particularité du contexte à travers un jugement moral en situation. Néanmoins, le care est traversé par des tensions qui ne se résument pas aux limites du formalisme moral. Dans les premières pages de son livre Le travail du care, Molinier nous avertit :

Le care est une zone névralgique de conflits, de tensions, de tiraillements, d’ambivalence et, même dans une société qui pratiquerait la plus parfaite équité sociale, une zone dont on ne peut pas complètement évacuer le « sale boulot », celui que personne n’a envie de faire, pas tout le temps, pas tous les jours.[25]

Plus radicalement, ces tensions renvoient au fait que si le care, d’une part, désigne effectivement des pratiques normatives sans lesquelles il n’y aurait pas de vie humaine collective possible, d’autre part, sa prise en charge dans nos sociétés inégalitaires s’opère à travers des rapports de domination. Tout d’abord, le travail du care est en grande partie l’oeuvre de femmes, et, en outre, « de plus en plus celui d’un salariat féminin surexploité, sous-payé, stigmatisé par sa couleur de peau ou ses origines ».[26] De plus, ce travail est dévalorisé. Bien que constituant une contribution essentielle à la vie collective, il est considéré comme un « sale boulot ». Le care de même que ses travailleures sont rendu.es invisibles dans l’espace public. Les dominant.es fermeraient les yeux sur ce travail. L’« indifférence des privilégiés » (Tronto), le sexisme et le racisme, notamment, contribueraient à consolider un « pacte dénégatif[27] » qui entacherait la perception que l’on a du care. Dans nos sociétés patriarcales et inégalitaires, le concept même de care est donc traversé par une tension fondamentale : il désigne tout à la fois une pratique normative et des rapports de domination. C’est cette tension fondamentale qui nous semble difficilement abordable à partir de l’éthique ricoeurienne.

La sagesse pratique face aux tensions du care

Tout.e lectrice ou lecteur de Ricoeur pourrait rétorquer que cette tension a bel et bien été appréhendée par celui-ci. En attesteraient, pour prendre un exemple parmi d’autres, ses réflexions développées dès les années 1960[28] sur le paradoxe politique. Ricoeur rappelait en effet que le pouvoir politique était tout à la fois le milieu d’accomplissement du souhait de la vie bonne et l’occasion de l’exercice d’une forme de domination sans pareil. Néanmoins, Ricoeur permet-il de rendre compte du fait que cette domination n’est pas l’exercice d’un individu sur un autre, ou d’un.e (des) gouvernant.e(s) sur des gouverné.es, mais celui d’un groupe sur un autre? Sa philosophie permet-elle d’appréhender la dimension proprement collective des tensions qui traversent l’éthique du care? La sagesse pratique constitue-t-elle une réponse à celles-ci? Nous voudrions illustrer nos perplexités en prenant appui sur quelques travaux.

Le premier est un article de Marianne Modak portant sur des pratiques professionnelles d’assistant.es sociales et sociaux (AS). Elle s’intéresse particulièrement à l’évolution des pratiques professionnelles en regard des transformations des systèmes de protection sociale dans l’« État social actif[29] ». Entre autres éléments, cette transformation se traduit par une logique de contractualisation de l’aide sociale et une dynamique d’accompagnement individualisé des allocataires sociaux. Une des conséquences de ces transformations est que le travail social est de plus en plus évalué au prisme de l’efficacité. Si ce que Modak désigne comme un processus de professionnalisation représente l’intérêt de conduire à une forme de rationalisation et de valorisation du métier, il n’est pas sans dilemme. Les travailleur.es sont incité.es à valoriser les actes professionnels objectivables, au détriment « des savoirs-être qui, eux, ne se mesurent pas, alors qu’ils font l’intérêt du métier aux yeux des professionnel-e-s[30] ». Entre un travail objectivable et un travail « inestimable », pour reprendre l’expression de Jean Oury[31], le dilemme se pose : mesure ou démesure? Les recherches menées par Modak montrent que la résolution de ce dilemme est genrée :

Les AS des « parcours féminins », dont le travail émotionnel peut être tendanciellement qualifié d’« affecté » résistent aux mesures d’évaluation du travail et trouvent dans la démesure un sens au métier. […] Les AS des « parcours masculins », en revanche, dont le travail émotionnel peut être qualifié de « détaché », appellent des mesures d’évaluation, le sens du métier reposant sur la possibilité d’évaluer le travail, d’en poser ainsi les limites.[32]

Est-il possible de construire une réflexion éthique sur l’action sociale et son processus de professionnalisation, sans mobiliser des travaux sur les rapports sociaux de domination entre sexes? L’éthique de Ricoeur permet-elle d’aborder l’ensemble des enjeux de ce processus de professionnalisation? Le dilemme entre mesure et démesure ne se limite pas ici à un conflit entre normes, ou à la tension entre la particularité d’un contexte et la généralité d’une norme; il est l’occasion de la reproduction de la domination d’un groupe social sur un autre.

Une précision s’impose ici quant à la petite éthique de Ricoeur. Loin de nous l’idée de laisser croire que Ricoeur aurait développé une éthique solipsiste qui ne pourrait rendre compte de l’altérité. Au contraire, rappelons sa définition de la visée éthique : « la visée de la “vie bonne” avec et pour autrui dans des institutions justes » (l’italique est de nous). Est constitutive de la visée éthique, la relation à autrui et à des institutions justes. Pour Ricoeur, ce double rapport, loin de constituer un correctif exogène à l’estime de soi, est ce qui permet à cette capacité de s’accomplir. Pas d’actualisation de la capacité d’estime de soi sans des rapports à autrui et à des institutions justes. La triade de la petite éthique de Ricoeur est donc traversée par une deuxième triade, à savoir le soi, autrui et les institutions. Pour le reformuler en utilisant des pronoms personnels, on peut dire que les sujets de son éthique sont : je, tu et il. Or le dilemme genré entre mesure et démesure ne requiert-il pas d’utiliser le pronom « nous »? Entre les relations interpersonnelles et le point de vue tiers des institutions, nous, vous et ils n’invitent-t-ils pas à examiner les relations intergroupes?

Une seconde voie nous paraît utile à mobiliser pour interroger l’éthique ricoeurienne. Il s’agit des recherches portant sur la « globalisation du care » et l’existence de « chaînes du care mondialisé ». Caroline Ibos s’est intéressée à l’une des illustrations de la constitution d’une « économie transnationale du care ». Lors de recherches menées à Paris, elle a observé le travail de care mené par des femmes migrantes s’occupant d’enfants de familles françaises. Elle montre comment la délégation du travail de care à ces « Nounous » s’inscrit dans une véritable chaîne :

Dans les pays du Nord, le travail des femmes diplômées n’est souvent possible que parce qu’elles délèguent les activités domestiques toujours inégalement réparties entre les sexes à des femmes migrantes, qui, à leur tour, confient leurs enfants à plus démunies qu’elles. Par effet d’agrégation, ces décisions individuelles ont ainsi donné naissance à des « chaînes de care mondialisées. »[33]

Plusieurs éléments de ces recherches sur les chaînes de care méritent d’être mis en exergue. D’une part, ce sont les femmes qui restent majoritairement chargées des activités domestiques qu’elles doivent se déléguer les unes les autres. D’autre part, ce rapport de domination lié au sexe se croise à d’autres types de rapports de domination, soit entre classes et « races ». À titre d’exemple, certains préjugés et stéréotypes racistes peuvent conduire à dévaloriser (symboliquement et matériellement) le travail délégué à des migrantes, considérant qu’elles se plaisent « naturellement » à s’occuper des enfants. C’est la problématique de l’intersectionnalité (Crenshaw 1994[34]) qui se donne ici à voir.[35]

Ce qui nous intéresse tout particulièrement, c’est que ce concept de chaîne du care éclaire des structures de domination qui débordent le cadre d’un rapport dyadique dominant.e/dominé.e. C’est une structure à trois termes qui ressort des travaux d’Ibos. Précisons ce point en la suivant dans son analyse des relations de domination dans le microcosme d’un appartement parisien où travaille une femme migrante. Ibos s’intéresse « aux jeux de la morale quotidienne à partir d’une situation sociale impliquant trois personnages : la Nounou, l’Employeuse et le Compagnon ».[36] L’Employeuse tient, à côté de sa vie de mère, à sa vie professionnelle. Le Compagnon se définit comme un père engagé dans l’éducation de ses enfants, de même qu’il considère comme essentiel l’épanouissement professionnel de sa compagne. Néanmoins force est de constater que cet apparent équilibre reste inégalitaire. La carrière de l’Employeuse passe après celle du Compagnon. De même, celui-ci est moins engagé dans les tâches domestiques et laisse sa compagne gérer seule les relations avec la Nounou. Les relations de cette dernière avec l’Employeuse sont complexes et non moins inégalitaires.

Une « situation triangulaire » se configure ainsi dans ce microcosme, où les tensions morales sont avant tout portées par l’Employeuse, le Compagnon s’étant affranchi de la relation complexe avec la Nounou. L’Employeuse est tiraillée entre une éthique des droits, lui intimant de rémunérer justement la Nounou, et une éthique du care posant l’amour de l’Enfant comme critère d’évaluation de cette dernière, critère incommensurable et unilatéralement posé par elle.

Accentuer à ce point l’amour de l’Enfant permet d’abord à l’Employeuse d’anoblir, à ses propres yeux, le travail demandé à la Nounou, transformant les besognes pénibles et mal payées en activités épanouissantes […] Avancer l’amour de l’Enfant comme mesure de la moralité de la Nounou renforce en outre considérablement le pouvoir arbitraire de l’Employeuse dans la relation.[37]

À distance de cette relation avec la Nounou, le Compagnon, quant à lui, est exempt de ces tensions. Son point de vue reste impartial, neutre et objectif. Est-ce qu’une telle « situation triangulaire » ne remet pas en question le cadre du raisonnement éthique développé par Ricoeur dans sa petite éthique? En effet, ce que donne à penser ces travaux d’Ibos, c’est que les pratiques de care, même les plus singulières et localisées débordent peut-être toujours déjà du cadre dyadique d’un soi face à autrui, et renvoient à une structure triadique qui, en outre, ne se laisse pas tout à fait schématiser par la figure d’un rapport de soi-même et autrui à des institutions, mais renvoie plutôt à une « chaîne » relationnelle inégalitaire.

De la sagesse pratique à une politisation du care

Nous avons jusqu’ici tenté de confronter l’éthique ricoeurienne aux tensions qui traversent le care. Ricoeur partage avec les éthiciennes du care la conviction que le conflit est indéracinable de l’expérience éthique. C’est ce qui en fait le caractère tragique. Nulle norme ne pourrait, de manière à priori et définitive, déterminer l’agir humain. La souffrance est en « excès », écrit-il.[38] À nos yeux, face à cet excès de souffrance, Ricoeur enjoint à son lectorat de cultiver une forme de créativité.[39] La visée de la vie bonne, si elle doit bien passer par la norme qui reste indispensable, doit donc pour s’effectuer passer par des médiations pratiques, toujours à reprendre et à inventer en contexte. Il ne faut pas se méprendre quant à cet air de famille avec les éthiques du care. Nous pensons qu’à la différence de l’éthique ricoeurienne, pour les éthiques du care il ne peut être de réelle résolution des dilemmes, tensions et conflits que par des actions proprement collectives.

Plusieurs indications des auteur.es des éthiques du care vont en ce sens. Le Goff rappelle que le care déborde le cadre des relations dyadiques et qu’il doit être pensé comme un processus complexe : « le care renvoie à une gamme plus étendue de relations complexes, susceptibles d’engager une multitude d’acteurs sociaux, individuels ou collectifs ».[40] Elle montre comment les éthiciennes du care, notamment Tronto à travers la promotion d’une « discussion publique des besoins », nous conduisent à repenser le fonctionnement de nos institutions. Elle évoque aussi la nécessité de mettre en place une « Polyarchie Délibérative Directe », s’inspirant de Joshua Cohen et de Archon Fung, une délibération participative « qui prend appui sur la compétence pratique des citoyens en tant qu’usagers des services publics et cibles de politiques sociales et publiques, ou en tant qu’habitants de quartiers ou d’écosystèmes sur lesquels ils développent un savoir d’usage ».[41] Cette piste constitue bel et bien une forme de résolution collective des dilemmes et tensions du care.

Nous pourrions aussi évoquer Molinier qui préconise de remettre en question le dogme de la spécialisation professionnelle. Selon elle :

L’hyperspécialisation des activités, étendue du capitalisme industriel vers le capitalisme émotionnel, a pour conséquence que le sale boulot, plus largement les activités qui sont les moins spécialisées, celles que tout le monde pourrait faire, continuent d’être l’objet d’une lutte quotidienne entre les personnels [sic] professionnalisés et ceux qui le sont moins.[42]

D’autres solutions collectives pourraient être l’amélioration de la collaboration interprofessionnelle[43], l’inclusion des patient.es dans la détermination de leur parcours de soin[44] ou encore l’appréhension du soin comme une véritable « pratique à plusieurs en institution ».[45] Des réponses aux tensions du care sont donc à chercher dans la réorganisation collective du travail du care.

En outre, Molinier insiste sur l’importance du travail narratif collectif mené par les travailleur.es du care. Afin de dépasser les stratégies défensives à l’égard du « sale boulot » (mépris, agressivité, etc.), elle souligne l’importance de développer une culture commune du soin par le collectif soignant. « C’est grâce à cette culture, qui ne leur est dictée par personne, véritable émanation de l’imagination créatrice augmentée par la capacité du collectif, que les soignantes s’épargnent les souffrances de l’abnégation et la défense coûteuse du masochisme ».[46] Ce travail du collectif sur lui-même, « que l’on peut aussi bien qualifier d’inestimable s’effectue à travers des formes de narration ou d’expressivité qui sous-tendent aussi des formes de délibération ».[47]

Nous pourrions multiplier encore les illustrations de formes d’actions collectives en réponse aux tensions du care. Si Ricoeur ne nous semble pas véritablement à même de fournir des pistes de réflexion pour déterminer de telles actions collectives, c’est parce que chez lui la sagesse pratique reste pensée principalement dans un cadre interindividuel. On pourrait nous objecter que dans sa 9e étude de Soi-même comme un autre sur la sagesse pratique, il commence par rendre compte des conflits et tensions qui apparaissent sur le plan de la pratique politique. Force est de constater cependant qu’il ne précise pas véritablement la forme que peut prendre la sagesse pratique sur les plans politique et collectif. Tout au plus parle-t-il d’une « phronésis à plusieurs »[48], précisant que « le phronimos n’est pas forcément un homme seul ».[49] Il se contente de relier l’exercice du jugement politique en situation à la pratique du « vote majoritaire ».[50]

Notre hypothèse est que ces difficultés renvoient au fait que chez Ricoeur, s’agissant de dilemmes éthiques insolubles où les règles, loin de nous aider à déterminer le bon agir, participent de notre perplexité, il n’est d’exception justifiable qu’en regard de la singularité et du caractère insubstituable de l’autre. Autrement dit, la sagesse pratique ricoeurienne se borne à inventer en contexte des réponses pratiques à l’appel de l’autre, à la responsabilité à laquelle il m’enjoint de répondre. Tout se passe comme si, chez Ricoeur, cette inventivité éthique devait se borner au cadre des relations interindividuelles, au risque sinon de transformer l’exception en règle, et de passer du « supra-moral[51] » à l’immoral. En effet, rappelons qu’il n’est que trois pronoms personnels de l’éthique chez Ricoeur : je, tu et il. Penser la sagesse pratique à la troisième personne du singulier est dès lors presque contradictoire. En pensant le collectif à partir du tiers et de la règle, comment Ricoeur pourrait-il proposer une forme de déstabilisation et d’expérimentation collective de l’éthique?

Les tensions, dilemmes et dissensus que révèlent les éthiques du care[52] ne constituent-ils pas autant d’éléments qui permettraient au collectif d’apprendre de ses inégalités, de ses zones de conflits et de ses formes de « non-voir »? L’amour chez Ricoeur, appréhendé à partir du concept d’agapè, loin de pouvoir constituer le support d’un tel travail du collectif sur lui-même, d’une confrontation des groupes et des classes, d’un véritable « expérimentalisme démocratique » pour reprendre une expression néopragmatiste[53], reste une « action excessive[54] » qui arrive à la manière d’un don gracieux[55], une action individuelle et singulière qu’on ne peut qu’espérer.

Un mot encore pour étayer une dernière fois notre lecture de ces difficultés ricoeuriennes. Nous avons évoqué les réflexions de Molinier sur le travail narratif du collectif soignant. Il nous faut évoquer ici tout l’apport que les travaux de Ricoeur sur la narrativité peuvent constituer pour les éthiques du care. Il a démontré qu’il n’est de soi ou d’identité ipse que narrative. Le récit est ce qui permet au soi de faire retour sur sa vie, de retrouver l’assurance de son pouvoir faire et, sur un plan éthique, de s’estimer. Pas d’ipséité du soi sans ce travail du récit. Pour Ricoeur, ces réflexions s’appliquent tant au plan collectif qu’individuel : « On peut parler de l’ipséité d’une communauté, comme on vient de parler de celle d’un sujet individuel : individu et communauté se constituent dans leur identité en recevant tels récits qui deviennent pour l’un comme pour l’autre leur histoire effective ».[56] Le philosophe écrit encore que

l’histoire d’une vie se constitue par une suite de rectifications appliquées à des récits préalables, de la même façon que l’histoire d’un peuple, d’une collectivité, d’une institution procède de la suite des corrections que chaque nouvel historien apporte aux descriptions et aux explications de ses prédécesseurs, et, de proche en proche, aux légendes qui ont précédé ce travail proprement historiographique.[57]

À titre d’exemple, il note que « la communauté historique qui s’appelle le peuple juif a tiré son identité de la réception même des textes qu’elle a produits ».[58] De nombreux moments de célébration et de rituels publics ont pour fonction de reproduire cette identité narrative, en rappelant à la mémoire collective les événements fondateurs de l’histoire de la communauté.

La philosophie ricoeurienne de la narrativité devrait permettre de thématiser le travail narratif du collectif soignant dont traite Molinier. Elle pourrait aider à déterminer les conditions et tâches à réaliser pour favoriser un tel travail.[59] Une tâche qui s’imposerait alors serait de veiller à ce que la tradition reste vivante. Un passé qui ne se caractérise que par le poids de l’héritage qu’il nous impose ne peut que contraindre la créativité. Pour que la sédimentation n’empêche pas l’innovation, il faut être capable d’oubli : « Il faut savoir être anhistorique, c’est-à-dire oublier, quand le passé historique devient un fardeau insupportable ».[60] Il faut, par contre, lorsqu’il prend la forme de l’amnésie commandée, lutter contre l’oubli, car la création collective est tout aussi entravée lorsqu’une société se coupe de son « espace d’expérience » pour fuir dans la pure utopie. Pour Ricoeur, la reprise créatrice des expériences du passé permet « de raviver en lui des potentialités inaccomplies, empêchées ».[61]

Néanmoins, nous ne pouvons que manifester notre réserve par rapport à la manière dont Ricoeur applique le concept d’identité narrative aux collectifs. Dans le cas de l’individu, la mise en intrigue est un acte d’autoréflexion. Dans le cas d’une identité narrative collective, qui est le sujet de ce travail narratif?[62] Ne faut-il pas, à nouveau, investir le plan d’actrices et d’acteurs sociaux, de groupes et de collectifs pour rendre compte d’un tel travail réflexif? Avant même le contenu sémantique échangé, ce qui est intéressant dans le travail narratif du collectif soignant dont traite Molinier n’est-il pas le fait que les soignant.es se constituent précisément comme collectif, comme « nous »? Notre conviction profonde est que pour que les tensions du care ne renforcent pas les rapports de domination à l’oeuvre dans notre société, mais supportent au contraire un travail du collectif sur lui-même, il faut réinvestir, théoriquement et pratiquement, la question des groupes sociaux et collectifs, de même que la méthodologie de l’action collective.