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Le Littré définit la minorité comme « petit nombre, par opposition à majorité » et suggère ainsi que le nombre est un élément essentiel de la définition, ce que confirme un survol de la littérature politique sur le sujet. En dépit de différences notables entre auteurs, l’idée d’une telle asymétrie est récurrente. Du fait de ce caractère central, il est intéressant de s’interroger sur ce que doivent au nombre le statut de minorité ainsi que les droits et obligations moraux qui y sont attachés. De ce point de vue, trois niveaux de réflexion s’entremêlent. Tout d’abord, quelle est la part du nombre dans le processus d’identification des minorités ? Ensuite, dans quelles mesures les inégalités et injustices subies sont-elles attribuables à un déséquilibre numérique ? Enfin, qu’est-ce que cela indique sur le lien entre ces deux usages du nombre : comme critère d’identification et comme facteur d’inégalités et d’injustices ? Bien que cet article couvre ces trois niveaux, l’essentiel du propos se concentre sur les deux dernières questions.

En tant que composante implicite mais constante des analyses multiculturelles au moins sur le plan descriptif, le nombre appelle une analyse normative approfondie afin d’en cerner les implications et limites, ainsi que la fécondité. Par l’entremise du nombre, ce qui est approché est une situation objective dans laquelle un groupe constitue une minorité digne d’intérêt pour la justice ethnoculturelle, car ses membres subissent des injustices et inégalités en raison de leur poids défavorable au sein d’une population par rapport à une « majorité ». Dès lors, ce rapport défavorable rendrait difficile la réalisation de leurs préférences, projets de vie, intérêts ou conception de la vie bonne.

L’étude du rôle joué par le nombre introduit donc au coeur de la problématique multiculturelle des considérations relatives à l’efficience[2]. Il est mobilisé pour, à la fois, identifier les groupes potentiellement vulnérables et expliquer leur vulnérabilité (en lien avec d’autres caractéristiques jouant le rôle de marqueurs comme l’identité, l’appartenance religieuse et la culture). Toutefois, le fait de se pencher sur la corrélation entre nombre et inégalités amène à minorer l’influence du premier par l’entremise d’une prise en considération de l’efficience. Dès lors, il apparaît que l’influence du nombre est une relation ambiguë puisque des minorités peuvent, de ce fait, acquérir un avantage compétitif sur la majorité.

En résumé, l’article défend l’importance de l’efficience dans une analyse normative des minorités en adoptant une perspective extérieure à la tradition multiculturaliste. Pour ce faire, il part du nombre, élément constitutif de la plupart des définitions de la minorité. L’argumentation se déploie au cours de quatre sections. La première rappelle la centralité du critère numérique autant dans la théorie que dans la pratique légale et politique. La seconde démontre que le recours au nombre pour expliquer le statut de minorité est non seulement compatible avec l’égalitarisme de la chance, mais le renforce. Il s’assimile ainsi à une circonstance qui handicape la capacité des membres d’une minorité à vivre en accord avec leur culture. Plus précisément, la circonstance consiste en un déficit d’efficience induit par une position d’infériorité numérique. La troisième section interroge le postulat qui fait d’un rapport numérique défavorable une source d’inégalités en montrant qu’une situation asymétrique peut aussi engendrer des avantages concurrentiels pour les minorités. L’importance de l’efficience est ainsi mise de l’avant. La dernière partie donne de la consistance à cette idée au travers du phénomène des minorités dominantes. L’argument est que la prise en compte de l’efficience apporte un éclairage différent sur les minorités tout en rappelant l’importance de la dimension socioéconomique.

L’intérêt de la démarche est donc triple. En premier lieu, l’article souligne les limites d’une intégration du nombre au sein d’une formulation de la justice inspirée de l’égalitarisme de la chance. En second lieu, il met en lumière un facteur, certes parmi d’autres, mais essentiel des inégalités d’ordre ethnoculturel : l’efficience. Enfin, en prenant appui sur ce dernier facteur, le texte apporte un éclairage complémentaire sur la justice ethnoculturelle en recourant à une argumentation extérieure au multiculturalisme et inspirée de l’analyse économique dont les implications normatives restent à creuser.

1. Le poids du nombre

Le recours au nombre possède deux caractéristiques. Premièrement, il mobilise une compréhension intuitive de ce qu’est une minorité : un groupe dont le poids relatif défavorable au sein d’une population l’expose à des désavantages. Cette compréhension se retrouve dans la théorie politique. Owen Fiss place le nombre en tête des trois critères de la définition du statut de minorité suivi des désavantages économiques et du statut de « minorité discrète et insulaire » (discrete and insular minority)[3]. Bernd Simon, Birgit Aufderheide et Claudia Kampmeier indiquent de leur côté que «  the common definition of minority or majority position membership rests on numbers. Groups with fewer members are then defined as minorities and numerically larger groups as majorities »[4]. Deuxièmement, un tel critère est pourvu d’une certaine objectivité. Dans l’absolu, il suffit de se livrer à un décompte des membres des différents groupes au sein d’une société afin d’attribuer le statut de minorité en conséquence. De plus, cette apparente neutralité présente l’avantage de fournir un cadre analytique qui explique les inégalités par des mécanismes matériels et qui lie facteur d’identification et cause d’inégalité. En d’autres termes, le nombre parait offrir une explication causale doublée d’une justification morale du statut de minorité.

Ces deux caractéristiques font que, même si le nombre vient rarement seul, de nombreuses organisations internationales le considèrent comme le critère premier d’identification et donc, implicitement, l’un des fondements moraux du statut de minorité. Pour preuve, le rapport commandé par la Sous-commission sur la prévention de la discrimination et la protection des minorités de l’Organisation des Nations Unies afin de clarifier l’article 27 du Pacte international sur les droits civils et politiques définit une minorité ainsi :

A group numerically inferior to the rest of the population of a state, in a non-dominant position, whose members – being nationals of the state – possess ethnic, religious or linguistic characteristics differing from those of the rest of the population and show, if only implicitly, a sense of solidarity, directed towards preserving their culture, traditions, religion and language.[5]

En guise d’illustration et comme le rappelle Fernand de Varennes, le critère numérique a été retenu par le Comité des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies (actuel Conseil des droits de l’Homme) : « the UNHRC has clearly opted for a strictly numerical categorisation, consistently disregarding the social and political aspects of the definition of a minority[6] ». À tel point que « it has now become clear that the existence of a minority lies in the strictly objective criterion of whether or not an ethnic, religious or linguistic group represents less than 50 percent of the state’s population[7] ». Il fut par exemple appliqué dans l’affaire Sandra Lovelace pour déterminer si elle appartenait à une minorité[8]. Comme les Amérindiens malécites représentent moins de 50 % de la population, elle fut considérée comme appartenant à une minorité. À nouveau, le Comité des droits de l’Homme exprime une compréhension intuitive de nature numérique qui se retrouve dans la définition du terme « minorité » et qui, quoi qu’on en dise, marque la littérature sur le sujet.

Le Conseil de l’Europe retient également le critère numérique dans sa définition des minorités linguistiques. La Charte des langues ou minoritaires stipule ainsi que « par l’expression ‘langues régionales ou minoritaires’, on entend les langues pratiquées traditionnellement sur un territoire d’un État par des ressortissants de cet État qui constituent un groupe numériquement inférieur au reste de la population de l’État » (notre emphase).

Le rôle prépondérant de la dimension numérique n’est pas le propre du droit international public. La philosophie politique en fait aussi usage. Pour preuve, Chandran Kukathas considère que :

Viewing the matter in the most simple terms suggests some obvious problems for the pursuit of equality between groups. Perhaps the most obvious is the problem posed by differences of size. In any political society, small groups are usually going to be politically and economically weaker as groups.[9]

L’argument discuté au cours de ces pages est symbolisé par l’emploi de l’adverbe « habituellement » (usually) qui traduit l’intuition répandue que le nombre constitue une force ou une faiblesse. Ce faisant Kukathas lie de manière explicite un critère d’identification à une dynamique inégalitaire. Il détaille ce lien un peu plus loin.

Often, this is due simply to the fact that small groups, even of wealthy individuals, cannot compete with large groups of poorer ones, since the large group needs to demand only a small sacrifice from each individual to gather significant political resources. In democratic societies, in which votes are a political resource, group size is even more important.[10]

Le nombre donne donc lieu à des rendements d’échelle[11], lesquels génèrent des inégalités. Will Kymlicka exprime la même idée à propos du mécanisme du suffrage dans les pays qui abritent des minorités autochtones.

(…) the effect of market and political decisions made by the majority may well be that aboriginal groups are outbid or outvoted on matters crucial to their survival as a cultural community. They may be outbid for important resources (e.g. the land or means of production on which their community depends), or outvoted on crucial policy decisions (e.g. on what language will be used, or whether public works programmes will support or conflict with aboriginal work patterns).[12]

Les Autochtones sont désavantagés par la règle de décision majoritaire. Du fait de leur faible poids numérique, la ‘majorité’ peut leur imposer ses choix sans prendre en compte leurs intérêts[13]. De manière directe, le nombre est rendu responsable de leur situation. La solution évoquée par Kymlicka est de répartir les droits de vote avant une série de décisions politiques afin de permettre aux indigènes d’économiser leurs voix sur des sujets qui sont, de leur point de vue, d’un intérêt limité et de les reporter sur des thèmes plus importants. Il s’agit donc de contrer l’effet du nombre. Sans développer plus avant ce point, relevons que Kymlicka estime que cette solution n’est pas satisfaisante, car le principe libéral d’égal respect et considération s’en trouve violé. Quoi qu’il en soit, il est intéressant de relever que le nombre, au travers du vote, est considéré comme l’origine du handicap que subissent les minorités lors des scrutins démocratiques. Plus précisément, une part de l’origine des inégalités est située dans « l’effet de masse » imposé par le groupe en surnombre par rapport au groupe minoritaire.

Il est possible de répliquer à cette dernière affirmation qu’aucun de ces auteurs ne défend l’idée que seul le nombre compte. Or cette réplique ne peut s’ap- pliquer à notre propos. Le thème du nombre possède une fonction objective dans la littérature multiculturaliste. Des auteurs et institutions divers et variés y situent l’origine d’une large part des désavantages socioéconomiques ou politiques dont les minorités souffrent. Outre ceux, plutôt rares il est vrai, qui en font l’unique critère, il existe un large éventail de positions au sein desquelles le nombre est à la fois un facteur d’identification des minorités et une source d’injustices. Il devient alors intéressant de creuser cette intuition. Par ailleurs, une discussion du nombre permet de mettre en lumière un des facteurs centraux des inégalités et injustices que subissent les minorités : l’efficience.

En bref, ce qui est approché au travers du nombre est un rapport asymétrique entre groupes de tailles diverses qui peut constituer un handicap (ou une force comme il sera démontré ci-dessous). Cela revient à affirmer que la taille relative des groupes (les uns par rapport aux autres) joue un rôle important dans la constitution de relations asymétriques. Il convient alors de cerner ce qui, dans ce rapport déséquilibré, est source d’inégalités ou, plus précisément, de cerner le mécanisme qui fait la jonction entre le nombre et les injustices qu’un groupe donné d’individus subit afin d’en discuter la pertinence. En d’autres termes, que peut bien apporter le nombre à notre compréhension du phénomène minoritaire ? De quelle manière influe-t-il sur les raisons que les institutions ont d’adopter des politiques multiculturelles ?

2. Asymétrie numérique et efficience

Dans Liberalism, Community and Culture, Kymlicka offre de manière implicite une formulation de l’argument numérique. Le mérite de la démarche est de dégager les mécanismes à l’oeuvre qui permettent de lier nombre et inégalités. Comme le fait remarquer Joseph Heath :

He (Kymlicka) claims that agents should be held responsible for their own preference pattern, but they cannot be held responsible for how many others share the same pattern. In cases where having a certain culturally induced preference pattern results in disadvantage by virtue of the fact that it is not widely shared, agents have a legitimate claim for compensation.[14]

Dans le cas d’espèce, l’appréhension numérique de la minorité s’insère dans un schème inspiré de l’égalitarisme de la chance (luck egalitarianism), dont le postulat est que les individus ne peuvent être tenus pour responsables des inégalités qui découlent des circonstances. Les « variations in the levels of advantage held by different persons are justified if, and only if, those persons are responsible for those levels[15] ». Comme l’appartenance à un groupe numériquement minoritaire est un fait brut de l’existence, il est légitime de compenser les individus en raison de cette appartenance. La rareté d’une « structure de préférences culturellement induite » (culturally induced preference pattern[16]) fait la jonction entre, d’une part, le schème choix/circonstances et, d’autre part, l’appartenance culturelle. L’argument peut donc être formulé ainsi :

  • Le nombre est une circonstance de l’existence au sens où l’individu n’a pas de prise sur celui-ci ;

  • L’infériorité numérique est de manière prononcée une circonstance négative de l’existence lorsqu’elle s’applique à un marqueur moralement signifiant ;

  • Ce type de circonstance négative donne prima facie droit à compensation ou à des mesures spécifiques ;

  • L’infériorité numérique pose donc le principe d’une compensation dans un sens déterminé.

Ce lien intime entre poids numérique défavorable et inégalités se retrouve dans l’expérience de pensée du naufrage que Kymlicka emprunte à Ronald Dworkin. Dans la version de ce dernier, lorsque les passagers d’un navire échouent sur la grève, chacun est doté du même volume de ressources afin d’acquérir les biens nécessaires à la réalisation de sa conception de la vie bonne (exprimée au travers d’un agencement de préférences). Les prix finaux sont justes dans la mesure où ils sont conformes au test d’envie, c’est-à-dire si nul ne désire le panier de biens d’autrui, étant entendu que chacun possède les mêmes capacités de négociation et qu’aucun ne souffre de handicap. Dans la version de Kymlicka, les naufragés sont à bord de deux navires de taille différente. Le processus est identique à celui de Dworkin sauf que, sur l’île déserte, après la distribution des biens, les naufragés réalisent qu’ils appartiennent à deux groupes nationaux distincts dont l’un est minoritaire. Dès lors, bien que la répartition ait passé le test d’envie, les membres de la minorité vont envier le fait d’être en majorité :

(...) the problem is not that minority members envy the bundle of social resources possessed by the majority members qua bundle of social resources. On the contrary, the bundle of resources they currently possess, qua resources, are the ones best suited to fulfilling their chosen life-style. What they envy is the fact that the majority members possess and utilize their resources within their own cultural community.[17]

Les membres de la minorité regrettent d’être contraints à réaliser leurs choix de vie au coeur d’une « majorité ». Ils envient le fait d’être en position majoritaire. Il ne s’agit toutefois pas d’un sentiment qui s’assimilerait à de la pure jalousie. Il est plutôt question de ressentiment quant à un contexte de choix défavorable[18]. Les préférences des membres de la minorité deviennent dispendieuses en vertu d’un coup du sort. Ce qui illustre que, du point de vue de Kymlicka, certaines préférences sont intrinsèquement dispendieuses tandis que d’autres ne le sont que de manière accidentelle. L’exemple canonique pour les premières est l’amateur de champagne. Celui-ci ne souffre pas de préférences coûteuses parce que trop peu partagent sa préférence, mais parce que sa préférence pour le champagne mobilise en soi d’importantes quantités de ressources afin d’être satisfaite, ce qui est reflété dans la grille de prix. De plus, il est possible que ce goût ait été développé en raison même de son caractère dispendieux pour des raisons de distinction sociale[19].

A contrario, l’appartenance minoritaire relève des circonstances. C’est la dilution d’un groupe dans un groupe plus important qui rend les préférences dont un individu est porteur relativement coûteuses[20] Heath précise que « (...) the disadvantage that the members of the minority cultural group experience is not due to the specific preferences that they have, but to the fact that they are not widely shared[21]». L’origine des inégalités se situe principalement dans un fait du hasard. L’approche en termes de préférences relativement dispendieuses constitue alors une tentative d’expliquer le statut de minorité et d’en dériver des obligations morales sans faire appel à une quelconque compréhension de ce qu’est une minorité, c’est-à-dire d’éviter de se prononcer sur ses possibles éléments constitutifs.

Selon Heath, deux mécanismes expliquent l’origine numérique des inégalités subies par les membres des minorités. Le premier est celui des rendements d’échelle : plus le nombre de personnes qui partagent une culture augmente, plus l’offre culturelle s’accroît (ou, à production constante, plus les coûts liés à la pratique de cette culture diminuent). Un groupe plus populeux qu’un autre enregistre alors des gains d’échelle plus importants dans la production de sa culture (C1) en comparaison d’un second groupe, c’est-à-dire que l’accès à une culture sera relativement moins dispendieux pour les porteurs de (C1) que pour ceux de (C2). Ces derniers sont donc désavantagés en termes relatifs puisque les coûts liés à (C2) sont plus importants que ceux liés à (C1)[22].

Le second mécanisme renvoie à la notion d’externalités. Dans le langage des sciences économiques, une externalité apparait « à chaque fois que la décision de production ou de consommation d’un individu a une influence directe sur la production ou la consommation d’autres individus autrement que par l’intermédiaire des prix du marché[23] ». Appliqué au domaine ethnoculturel, l’argument revient à stipuler que les porteurs de (C1) génèrent des effets externes positifs pour les autres porteurs de (C1) et négatifs pour les porteurs de (C2). En résumé, l’évolution du nombre de porteurs d’une culture donnée impacte les coûts culturels pour les membres des deux groupes.

Le recours au vocabulaire économique possède le mérite de fournir un schéma qui fait du nombre l’origine des inégalités dont souffrent les minorités. Aucune autre dimension n’est prise en compte (comme souligné par Heath ci-dessus). L’argument respecte ainsi l’intuition relative à l’influence du nombre. Par conséquent, il n’est nul besoin de s’appuyer sur des compréhensions denses de la minorité en termes de différences ethniques, culturelles, religieuses ou identitaires. De la sorte, l’argument peut justifier la redistribution de ressources de la majorité vers la minorité tout en évitant les controverses quant au respect de la différence, à la valeur de la diversité culturelle, etc.[24] En résumé, une minorité doit bénéficier de mesures spéciales parce que ses membres sont désavantagés pour des raisons objectives. Enfin, l’approche offre un critère précis afin de connecter facteurs d’identification et de justification en faisant du phénomène minoritaire un problème d’efficience (par l’entremise du nombre).

En ce qui concerne l’appel aux externalités, celui-ci apparaît d’emblée problématique pour des raisons à la fois analytiques et morales. Du point de vue analytique, une externalité survient lorsqu’un échange entre deux agents impose un coût à un tiers qui n’est pas reflété dans le système de prix. C’est la raison pour laquelle il s’agit d’une défaillance de marché, c’est-à-dire une défaillance d’une institution (au sens large) ayant pour vocation de convoyer l’information indispensable (au travers du système de prix) à une allocation optimale des ressources. Or, dans le cas d’espèce, le coût supporté par le porteur de la préférence rare (C2) n’est que le résultat du marché, c’est-à-dire de la rencontre entre l’offre et la demande. En effet, comme la demande constituée par les porteurs d’une culture minoritaire est trop faible, leur poids sur le marché ne leur permet pas de réaliser leurs préférences à un coût équivalent à celui que supportent les porteurs de préférences culturelles plus répandues. Les coûts viennent justement des faibles gains d’échelle réalisés dans la production d’artefacts et mentefacts à destination de la minorité par rapport à ceux réalisés dans la production de biens culturels à destination de la majorité.

Un parallèle permet de rendre ce point plus clair. Lorsque les transports en commun sont inadaptés pour les personnes handicapées, générant des coûts pour ces dernières, cela ne résulte pas d’une externalité négative imposée par les personnes sans handicap, mais de la faiblesse de la demande pour des services de transport spécialisé, ce qui limite les effets d’échelle dans la production et fourniture de services adaptés, expliquant en retour les coûts élevés. On peut voir le problème dans l’autre sens, c’est-à-dire une faiblesse de l’offre qui induit des prix élevés. Mais, dans ce cas, si faiblesse de l’offre il y a, elle est due à l’insuffisance de la demande. Les producteurs n’ont donc pas, pour des raisons de rentabilité, d’incitatif à investir outre mesure dans ce domaine. La taxation du reste de la population ne relève alors pas du principe d’internalisation d’externalités négatives, mais correspond soit au soutien d’une demande trop faible pour garantir des prix acceptables, soit à une redistribution mue par des considérations de justice.

En sus de la dimension analytique, la notion d’externalités est normativement chargée. Elle laisse entendre que certains acteurs ‘se défaussent’ d’une partie de leurs coûts sur d’autres agents, détériorant ainsi la situation matérielle de ces derniers, c’est-à-dire leur capacité à poursuivre leurs choix de vie sans interférence injustifiée. L’exemple le plus discuté dans la littérature – la pollution – confirme ce point. L’appel à la notion d’externalités charrie un jugement moral plus ou moins explicite qui se retrouve, par exemple, chez David Gauthier lorsqu’il qualifie de « parasites » les individus générant des externalités négatives[25]. En ce sens, le bien-être de la majorité se ferait aux dépens de la minorité puisque la première ‘passerait’ à la seconde une partie de la charge de ses institutions et choix culturels.

Par conséquent, la majorité ne jouerait pas le jeu de la coopération sociale par le simple fait de satisfaire ses préférences culturelles. L’appel à la notion d’externalités implique donc un certain nombre de présupposés et jugements normatifs qui s’écartent de ce que le concept prétend être : une notion positive, purement descriptive[26]. De plus, une telle présentation légitime l’imposition d’une taxe pigovienne[27] sur les membres de la majorité quelle que soit la minorité (identifiée en tant que telle par sa situation numérique) faisant fi de sa situation matérielle objective, comme la suite de notre propos s’emploie à le démontrer.

Par contraste, la notion de rendement (ou effet) d’échelle fait référence à une dynamique différente. La compensation des différentiels de gains d’échelle relève de la justice puisqu’elle s’applique à la redistribution de gains coopératifs qui ne résultent, de manière absolue, d’aucune distorsion de marché (les économistes parlent de « redistribution pure »[28]). Au contraire, si des individus sont dans une situation précaire, car rares sont ceux qui partagent leurs préférences culturelles, la raison tient au mécanisme des prix (c’est-à-dire au fait que le rendement marginal des investissements culturels de la minorité est inférieur à celui de la majorité par exemple). Toute redistribution est alors une question de justice se posant ex post, c’est-à-dire après que le marché se soit mis à l’équilibre.

La différence avec les externalités est évidente puisque celles-ci renvoient à une défaillance de marché qu’il convient de corriger. La distribution des gains coopératifs par le marché est perturbée par des coûts qui échappent au système de prix[29]. La solution est alors de rendre les marchés plus efficients, en d’autres termes de permettre au système de prix de jouer son rôle de variable d’ajustement et de pourvoyeur d’information, conformément aux postulats néoclassiques. L’objectif est d’inclure l’ensemble des coûts sociaux dans le prix payé par les individus pour leur « consommation » culturelle au travers d’une taxe spécifique. En bref, les externalités mettent en relief des inefficiences de marché (les fameuses « défaillances ») tandis que les rendements d’échelle donnent lieu à des différences d’efficience.

Un dernier point mérite d’être souligné. Si la référence à la notion d’externalités négatives peut à la rigueur se défendre, il est moins évident que, d’un point de vue analytique, les pratiquants d’une culture donnée bénéficient d’externalités positives[30]. En effet, si par là on entend que l’accroissement du nombre de pratiquants a une incidence bénéfique sur ces derniers dans le sens d’une réduction des coûts auxquels ils font face, il s’agit à nouveau d’effets d’échelle. Cela tient au fait que les membres d’un groupe culturel donné ne sont pas de simples consommateurs culturels, mais produisent également ce qu’ils consomment (par le simple fait de pratiquer leur culture au quotidien). Appréhender les gains potentiels pour des individus à être en position numérique avantageuse au travers du concept d’externalités positives ne saisit pas le fait que plus le nombre de personnes qui pratiquent une culture augmente, plus l’accès à cette culture est facilité par l’entremise de coûts moindres. Le mécanisme est celui du rendement d’échelle et non pas celui de l’externalité positive.

Quoi qu’il en soit, il est important de retenir que l’approche en termes de différentiel d’efficience (principalement en termes de rendements d’échelle) lie les injustices que les minorités subissent aux circonstances. De ce point de vue, les membres d’une minorité évoluent dans un contexte de choix dont les options sont plus dispendieuses que celles ouvertes aux membres de la majorité en vertu du nombre restreint d’individus partageant leurs préférences. Ce qui implique que, pour atteindre un niveau similaire d’accomplissements culturels, les membres d’une minorité doivent investir plus de ressources que ceux de la majorité. Le nombre forme alors la source directe d’inégalités. L’appel aux rendements d’échelle a le mérite de souligner le caractère involontaire des coûts supportés par les détenteurs de préférences culturelles rares.

Une telle perspective a l’avantage d’attirer l’attention sur la question des différentiels d’efficience, notamment du point de vue de la justice : certains groupes subissent des inégalités et injustices dont l’origine tient au fait d’être en minorité numérique. En cela, l’approche donne de la profondeur à l’égalitarisme de la chance qui s’appuie sur la distinction entre choix et circonstances en faisant des inégalités qui découlent de l’asymétrie numérique une affaire de circonstances, conformément à la dichotomie dessinée par Dworkin.

When and how far is it right that individuals bear the disadvantages or misfortunes of their own situation themselves, and when is it right, on the contrary, that others—the other members of the community in which they live for example—relieve them from or mitigate the consequences of these disadvantages? I used the choice/chance distinction in replying to these questions. In principle, I said, individuals should be relieved of consequential responsibility for those unfortunate features of their situation that are brute bad luck, but not from those that should be seen as flowing from their own choices.[31]

Les groupes plus nombreux bénéficieraient donc d’avantages concurrentiels qui rendraient la réalisation des préférences de leurs membres moins coûteuse, ce que les effets d’échelle mettent en exergue. Or, il existe des raisons de modérer la vision univoque de l’influence du nombre telle que présentée jusqu’à présent. En effet, qu’il s’agisse de groupes, d’administrations, d’entreprises ou d’États, la force entropique croît avec les dimensions de l’entité. En d’autres termes, les coûts marginaux ne constituent pas en règle générale une fonction inversement proportionnelle de la taille de la structure concernée[32]. Dans le cas contraire, il aurait été plus efficace de former des monopoles dans tous les secteurs de l’économie, ce qui n’est pas le cas. Les effets de taille ne sont pas infinis. Dans toute organisation il existe un seuil au-delà duquel l’efficience décroît, c’est-à-dire que les coûts marginaux générés par l’accroissement de taille dépassent les gains marginaux. Les rendements d’échelle ont une limite. Plus que cela, il est possible que ce seuil puisse se situer très bas (en nombre d’individus), ce que la littérature sur les minorités efficientes illustre.

La question ne se limite pas à la simple théorie. De manière concrète, le monde abrite une multitude de minorités qui dominent des économies nationales ou des systèmes politiques en entier. Il est alors possible de considérer que leur situation numérique est en partie à l’origine de leurs avantages. Le caractère répandu des minorités dominantes souligne l’importance ainsi que la complexité d’une approche des minorités par le nombre, c’est-à-dire in fine de l’efficience. Dans cette optique, les deux prochaines sections traitent des minorités efficientes puis des minorités dominantes. Le modèle des minorités efficientes permet de dégager les facteurs qui conditionnent l’efficience, tandis que la partie sur les minorités dominantes offre des illustrations concrètes des avantages dont nombre de minorités jouissent vis-à-vis des majorités.

3. Minorités efficientes

Il existe une objection majeure à l’encontre des approches qui font du nombre le fondement du statut de minorité, c’est-à-dire la source d’inégalités qu’il s’agirait de supprimer ou de compenser. En effet, s’il est possible d’expliquer pourquoi en théorie les membres des minorités souffrent de désavantages du fait de la faible fréquence de leurs préférences, ces derniers sont également susceptibles de bénéficier d’avantages comparatifs (sur les membres de la majorité) dans des environnements caractérisés par des imperfections d’information (ce qui est la règle).

(...) minorities have a comparative advantage in a wide range of economic activities characterized by pervasive informational imperfections and, consequently, high transactions costs. Apparently, the advantages of minorities stem from their ability to enforce trust and to sanction opportunistic behavior credibly, resulting in more cooperation within minorities than within majorities.[33]

Basé sur la théorie des jeux et l’interaction stratégique, le constat d’Hillel Rapoport et Avi Weiss ne relève pas de la pure théorie, mais résulte de l’étude des performances de divers groupes : les protestants dans certains pays catholiques, les catholiques dans certains pays protestants, les musulmans en Inde, les Baltes en Italie du Nord, etc. Avant de poursuivre, notons que même si les deux auteurs fournissent des éléments qui vont à l’encontre de la thèse du rapport numérique défavorable, le débat reste concentré sur des questions d’ef- ficience. Le nombre perd ainsi de son caractère univoque de handicap pour se présenter comme un avantage dans certaines situations, introduisant une vision plus fine des dynamiques sous-jacentes aux inégalités sociales.

Quatre facteurs expliquent l’avantage compétitif dont certaines minorités bénéficient[34]. Premièrement, certaines préférences des membres de la minorité seraient différentes de celles des membres de la majorité. La différence ne se situerait pas dans la substance des préférences (ce qu’elles sont), mais dans des degrés supérieurs d’altruisme ou de ‘moralité’ (la manière dont elles sont structurées). Une reformulation possible de ce que disent les auteurs consiste à voir les membres des minorités comme porteurs de préférences interdépendantes positives plus fortes (ou plus récurrentes) que celles de la ‘majorité’[35]. Cela serait dû au fait que ces communautés investiraient davantage dans le modelage des préférences individuelles que les majorités.

Deuxièmement, les interactions à l’intérieur des minorités prendraient plus souvent la forme de jeux répétés qu’au sein de la majorité dans laquelle les jeux à un coup prédomineraient, favorisant la coopération dans le premier cas et la défavorisant dans le second[36]. En effet, la probabilité de faire face à un comportement coopératif entre deux individus est corrélée de manière positive avec la fréquence de leurs interactions, fréquence qui est plus élevée à mesure que la taille du groupe diminue. La répétition de ces contacts détermine le niveau de coopération dans le groupe concerné. Cela s’explique par le lien entre la récurrence des contacts et la probabilité de faire face à une sanction en cas de défection.

Troisièmement, les coûts de collecte de l’information quant à la fiabilité d’un partenaire seraient moindres au sein des minorités. Dans de petites entités, les individus ont des chances accrues de se connaître personnellement, ce qui facilite les échanges et la coopération. Si la réputation compte de manière générale, elle compte d’autant plus dans les petits groupes. Même s’ils ne se connaissent pas personnellement, un individu peut se renseigner à moindre coût sur un second individu au travers d’un tiers. En d’autres termes, il est toujours plus facile de collecter des informations sur un partenaire potentiel dans une minorité qu’au sein de la population prise dans son ensemble. Par ailleurs, cet élément tend à améliorer la capacité des agents à punir ceux qui ont fait défection par le passé (en refusant, par exemple, de coopérer à nouveau avec eux).

Quatrièmement, les comportements de type cavalier seul seraient plus rares au sein des minorités[37]. Les trois premières caractéristiques se combinent afin de réduire la défection. Le contrôle social est plus resserré et la probabilité de sanctions bien plus élevée en cas de comportement non coopératif. De plus, lorsque d’importants gains sont retirés par les individus, les pertes associées à une défection et aux sanctions qui s’ensuivent (allant d’une diminution des interactions avec le cavalier seul jusqu’à son exclusion du groupe) sont plus importantes et constituent alors un puissant incitatif[38].

Rapoport et Weiss défendent donc l’idée que l’asymétrie numérique constitue la source d’avantages de marché dont bénéficient de nombreuses minorités. Ils proposent de la sorte une vue plus complexe que celle faisant d’un rapport numérique défavorable une source d’inégalités. En suivant leur raisonnement, il devient même rationnel pour certains groupes de maintenir ce rapport défavorable afin de continuer à bénéficier d’avantages concurrentiels[39]. Dès lors, il est moins évident que le poids relatif des différents groupes produise à coup sûr des inégalités. Des minorités peuvent se révéler plus efficaces dans le secteur économique (diaspora chinoise en Indonésie) ou dans la fourniture de services à leurs membres (congrégations religieuses) que l’hypothétique majorité[40]. En bref, le nombre n’implique pas l’existence systématique de désavantages compétitifs nets.

Pour autant cela signifie-t-il que la compréhension en termes de préférences rares soit invalidée par celle en termes d’efficience ? Rien n’est moins certain. Il est toujours possible de défendre l’idée selon laquelle elles forment les deux facettes d’une même histoire.

D’une part, les préférences rares suggèrent qu’évoluer, pour un individu, dans un environnement qui se caractérise par une certaine altérité (dans le sens d’une différence de structure préférentielle par rapport au reste de la population) possède des coûts. Ces derniers dépendent de plusieurs facteurs. Les deux principaux sont le degré de consistance et la taille du ‘groupe’. D‘autre part, l’approche en termes de coopération indique que les membres d’une minorité peuvent dégager des gains coopératifs tels qu’ils obtiennent des avantages significatifs sur les membres de la ‘majorité’. À nouveau, ces derniers dépendent de la taille de la minorité et de son degré de consistance. Par degré de consistance, il faut comprendre l’existence sociale du groupe, c’est-à-dire son caractère identifiable et concret, ainsi que la présence d’institutions dont la fonction est de garantir le respect d’un ensemble de règles. Les deux interprétations (quant à l’influence du nombre) partagent les mêmes facteurs explicatifs.

Le premier facteur est la taille. De ce point de vue, il existe deux seuils. Un seuil plancher en deçà duquel le ‘groupe’ possède trop peu de membres pour engranger des gains coopératifs significatifs afin de contrebalancer les désavantages de marché et un seuil plafond au-delà duquel la cohésion de groupe se dilue. La coopération devient plus compliquée, les membres n’ont plus que des relations distendues les uns avec les autres et les défections se multiplient (ce qui ne signifie pas que le ‘groupe’ en tant qu’entité soit menacé de disparition; cela veut simplement dire qu’il perd ses avantages compétitifs). Bref, en ce sens, la « minorité » commence alors à ressembler de plus en plus à une « majorité ».

Le second facteur est le degré de consistance. Il est le résultat de la sévérité des règles internes, de la légitimité des instances de régulation, voire des caractéristiques que les membres du groupe pensent partager. Le degré de consistance exerce une influence sur le niveau des deux seuils. Plus il est fort, plus la probabilité est grande que le seuil plafond soit élevé. Toutefois, ce dernier ne peut pas être indéfiniment repoussé. Le raisonnement est identique pour le seuil plancher. Un fort degré de consistance permet d’abaisser celui-ci. Un petit groupe extrêmement discipliné est capable de dégager des gains coopératifs importants (comme dans le cas de certaines sectes ou sociétés secrètes). Toutefois, des limites existent aux effets bénéfiques d’un fort degré de cohésion.

Pour nombre de minorités, tout l’enjeu est alors d’atteindre et de stabiliser une taille optimale en établissant un degré adéquat de rigueur notamment du point de vue de sa différenciation vis-à-vis de la société environnante. Car une rigueur trop importante peut à la fois dissuader les individus d’adhérer au groupe (ou d’y demeurer) et exacerber les tensions avec la société environnante[41].

The notion of optimal strictness becomes especially important in a changing social environment. To remain strong, a group must maintain a certain distance or tension between itself and society. But maintaining this “optimal gap” means walking a very thin line in adjusting to social change so as not to become too deviant, but not embracing change so fully as to lose all distinctiveness.[42]

Ceci explique pourquoi les églises et groupes rigoristes sont réticents à grossir leurs rangs outre mesure car ils augmenteraient ainsi le risque de délitement, en amoindrissant l’efficacité de la régulation interne. La situation des minorités plus larges (comme la plupart des minorités nationales) se comprend alors mieux. En général, leur taille ne leur permet pas d’engranger les gains coopératifs qui caractérisent les groupes plus petits[43].

Deux remarques découlent de ce qui précède. Premièrement, la taille d’un groupe, même couplée à un marqueur identitaire consistant (appartenance culturelle ou religieuse par exemple), est une donnée qui ne possède pas d’implication nécessaire pour les politiques publiques. Si l’on souhaite en dériver une analyse normative et des prescriptions politiques, il est nécessaire de bénéficier d’une vue d’ensemble qui prend en considération toutes les variables qui influent sur la compétitivité d’un groupe donné. En son absence, se fonder sur une approche de la minorité basée sur le caractère désavantageux du nombre peut aboutir à des résultats contreproductifs dans le sens d’une accentuation de certaines inégalités. La principale chose à retenir est que l’assimilation de la « minorité numérique » à un « groupe victime d’inégalités » conduit à légitimer des politiques (de redistribution de ressources, de transferts de droits, etc.) exacerbant le différentiel de compétitivité au profit de la minorité. Les institutions doivent alors prêter une attention soutenue aux effets redistributifs potentiellement contre-efficients de certaines mesures politiques lorsque les minorités concernées bénéficient dans les faits de niveaux d’efficience plus importants que la majorité dans la production d’avantages coopératifs.

Deuxièmement, si l’on admet l’idée que toutes les minorités ne sont pas égales au regard des avantages coopératifs qu’elles génèrent, le type de minorité qui préoccupe Rapoport et Weiss peut sembler, en y repensant, très particulier. En effet, ces derniers décrivent des groupes aux liens très ténus. Dès l’entame de leur article, ils spécifient certes qu’aucun postulat n’est avancé quant à une hypothétique identité propre à la minorité. Rien ne devrait donc distinguer en substance les membres de la minorité de ceux de la majorité, le but étant simplement de démontrer le mécanisme par lequel des avantages compétitifs peuvent émerger indépendamment de la nature du groupe.

Cette neutralité épistémologique prête toutefois à discussion. Un élément, central dans l’analyse de Rapoport et Weiss, est difficilement transposable à toutes les minorités : la fréquence des interactions entre membres. En d’autres termes, les contacts répétés engendrent des gains coopératifs, ce qui implique la possibilité de tracer une frontière nette et consistante entre la minorité et le monde extérieur. Une telle condition prédétermine le genre d’entité auquel s’applique le modèle. Par exemple, des catégories comme les femmes, handicapés, Afro-Canadiens, ou gays et lesbiennes correspondent peu à cette description. À l’échelle de ces catégories prises dans leur globalité, les gains coopératifs sont négligeables, car ils ne forment pas des ‘groupes’ tels que caractérisés ci-dessus. Ce qui est d’autant plus problématique, dans l’optique de la justice politique, que les individus appartenant à ces catégories n’en subissent pas moins des discriminations, inégalités et injustices en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à de tels groupes.

Quoi qu’il en soit, le nombre ne donne pas d’indication claire sur la situation concrète des individus qui composent un groupe donné. Le fait de partager certains marqueurs, de subir des injustices et discriminations similaires ne fait pas pour autant de ces catégories de population des groupes minoritaires sur le modèle, à titre d’exemple, de congrégations religieuses fermées.

En dépit de ces réserves, l’efficience dont font preuve certaines minorités permet de comprendre les réactions d’hostilité à leur encontre[44].

Our model provides economic foundations for the emergence of hostile attitudes and behavior towards minorities on the part of members of a majority. Providing that the minority alone cooperates, hostile attitudes emerge due to the ensuing decrease in the market payoff to majority members. Hostility will most probably not arise while the minority remains small, since the effect would be minute. However, when the size of the minority increases, the negative effect for the majority increases exponentially, potentially triggering hostility.[45]

Face à des groupes perçus, à juste titre ou non, comme dotés d’une forte cohésion interne et qui jouissent de gains coopératifs substantiels, la majorité peut être tentée de casser cette dynamique (ou d’en limiter les effets) au travers, par exemple, de l’imposition de coûts additionnels, de pratiques discriminatoires, de la destruction de l’origine de l’avantage compétitif (la cohésion interne) en forçant le groupe à se libéraliser, etc. De telles réactions peuvent s’expliquer par l’envie ou le désir de revanche qui anime les perdants de punir ceux qui réussissent en adoptant, en apparence, une posture non coopérative à l’égard du reste de la société. L’objectif peut être aussi de rétablir une situation plus avantageuse pour les membres de la majorité. Le phénomène des minorités dominantes illustre à la fois la supériorité en termes de coopération de nombre de minorités ainsi que les réactions d’hostilité que de tels avantages ne manquent pas de susciter. En outre, il confirme l’importance de l’efficience en tant que facteur explicatif doté d’implications normatives.

4. Minorités dominantes

Le rôle du nombre dans le statut de minorité prête à discussion tant sur le plan théorique que pratique. Sa limite principale tient à l’assimilation du poids relatif défavorable à une situation inégalitaire. En réalité, le lien de causalité est moins évident, ce qui rend plus complexe son incorporation au sein d’une théorie de la justice. Par exemple, la force du nombre peut se voir annulée, en partie ou totalité, par d’autres facteurs comme un accès privilégié aux ressources économiques ou aux leviers du pouvoir.

Ce qui explique que réduire le statut de minorité à un déséquilibre numérique peut difficilement rendre compte des minorités dominantes qu’Amy Chua nomme « market-dominant minorities »[46]. En ce sens, ces dernières illustrent l’incomplétude du critère numérique (dans l’octroi du statut de minorité moralement légitime à bénéficier d’un soutien de la part des institutions) lorsqu’il s’agit de saisir le problème minoritaire sous l’angle des différentiels d’efficience. Le phénomène des minorités dominantes illustre, de manière très générale et indiscriminée (quant aux facteurs explicatifs), l’importance de l’efficience dans des situations qui relèvent à première vue de la justice ethnoculturelle. Il confirme que, s’il est bien question d’efficience, dans de nombreux cas les rapports numériques bruts peuvent constituer une approximation insatisfaisante des dynamiques de constitution et de renforcement des inégalités socioéconomiques impliquant une minorité et une majorité.

Présentes sur tous les continents les minorités dominantes ne réfèrent pas seulement à des groupes dominants sur le plan politique, dans le sens où ils monopoliseraient les leviers du pouvoir. Elles incluent surtout des groupes dont les membres sont simplement tolérés par la majorité et qui, en dépit de restrictions de leurs droits civiques et politiques, contrôlent l’économie du pays dans lequel ils résident. Le concept englobe donc une diversité de situations dont le point commun se situe dans l’existence d’un groupe moins nombreux qui domine économiquement le reste de la société.

En Asie du Sud-Est (Malaisie, Thaïlande, Indonésie, etc.), la minorité chinoise contrôle jusqu’à 70 % de l’économie, incluant des secteurs importants (production, distribution de détail, restauration, banque, médias, etc.) alors qu’elle ne forme qu’une infime part de la population totale. Certains de ses membres sont proches du pouvoir, lui fournissant les ressources nécessaires à la réalisation de ses projets somptuaires. Le phénomène se rencontre ailleurs : en Amérique du Sud (descendants des colons européens et Libanais), Afrique (représentants de certaines ethnies comme les Ibos du Nigéria, les Bamilékés au Cameroun, les Kikuyus au Kenya, les Érythréens en Éthiopie, les Éwé au Togo, les Susus en Guinée, les Bagandas en Ouganda, les Tutsis au Burundi, etc. et plus généralement les Libanais, Français et Indiens). Chua voit ce schéma également à l’oeuvre en Europe (Croates en ex-Yougoslavie).

Les minorités dominantes donnent de la consistance au modèle de la minorité efficiente. Leur existence confirme le caractère insuffisant du recours direct au facteur numérique tout en soulignant la centralité de la notion d’efficience. Bien souvent, le nombre ne traduit pas les asymétries en termes d’opportunités, d’abondance et d’influence au sein d’une société[47]. L’existence ainsi que la fréquence des minorités dominantes problématisent l’articulation entre le nombre, les inégalités économiques et une dimension plus substantielle sous-jacente. En effet, il est courant de considérer les Chinois, en dépit d’une nette domination en Asie du Sud-est, comme une minorité politique en vertu des vexations et inégalités d’ordre culturel que ses membres subissent.

But there are other groups that combine cultural and political exclusion with economic privilege. A striking example is Chinese minorities in South-East Asian countries such as Indonesia, Malaysia, Philippines, or Thailand. In each of these countries, the Chinese minority forms a small percentage of the population, yet often owns a large part–perhaps even the dominant part–of the economy. In Indonesia, for example, the Chinese minority forms around 3 per cent of the population, but it is estimated to control 70 per cent of the private economy. Yet despite their economic privileges, they have faced serious cultural exclusions.[48]

Outre la référence au phénomène des minorités dominantes, Kymlicka soulève dans cet extrait de façon implicite la question du dualisme entre, d’une part, les avantages de nature économique et, d’autre part, les handicaps d’ordre politique et culturel. Une possibilité est alors d’appréhender la situation telle qu’elle se présente, c’est-à-dire en considérant que les deux dimensions appellent des traitements distincts, surtout lorsqu’elles vont dans des directions opposées. En guise d’illustration, la situation indonésienne nécessiterait à la fois des mesures afin de placer la minorité chinoise en situation d’égalité du point de vue civique et politique avec la majorité indigène ainsi que des dispositions structurelles et redistributives afin de mettre fin à leur domination économique, ou dans une perspective rawlsienne, de faire en sorte que ces inégalités soient liées à des fonctions ouvertes à tous, que chacun ait des chances égales d’y accéder et que les inégalités bénéficient aux plus démunis[49]. Kymlicka avance un argument allant dans ce sens.

The case of economically privileged but culturally stigmatized traders may seem like a peculiarity of the ‘crony capitalism’ found in authoritarian regime (…). But there are many cases within the established Western democracies of groups that are culturally stigmatized without suffering economic exclusion.[50]

Dans la suite de son propos, Kymlicka donne des exemples de minorités non dominées économiquement, mais qui demandent des aménagements multiculturels : les Catalans en Espagne, les homosexuels, les Arabo-Américains. Puis il conclut en affirmant que : «  so not all multiculturalist claims involve a demand for economic redistribution [51] ». L’argument sous-jacent est qu’il existe des minorités bien loties du point de vue économique, mais qui présentent des demandes légitimes d’ordre culturel, donc le multiculturalisme ne peut pas se limiter à une simple redistribution. Il apparaît donc clairement que Kymlicka fait une distinction entre les dimensions socioéconomique et ethnoculturelle.

L’avantage d’une telle approche tient dans la possibilité d’adopter les deux perspectives (économique et culturelle). Deux reproches sont cependant concevables. Le premier est d’estimer que l’analyse ne laisse aucune place à des considérations d’efficience que cela soit du point de vue descriptif ou normatif, ce qui minore le rôle des inégalités socioéconomiques ainsi que des mécanismes qui les génèrent. Une réponse envisageable serait de considérer que cette dualité ne constitue en aucun cas un problème rédhibitoire puisqu’il est possible de greffer des mesures redistributives à des dispositions multiculturelles.

La réponse semble tomber sous le sens, excepté que dans le cas des minorités dominantes des transferts économiques ou mesures correctives sont effectivement nécessaires, mais de la majorité vers la minorité, c’est-à-dire dans le sens inverse de celui évoqué par Kymlicka. Il s’agit du second reproche : s’il est avéré que des minorités bénéficient d’avantages compétitifs par rapport au reste de la population et que cela génère des inégalités matérielles, les institutions se retrouvent face à l’obligation de redistribuer des ressources des membres de la minorité en direction de ceux de la majorité. De plus, comme une large part de l’hostilité ethnique à laquelle font face les minorités en question découle de leurs avantages économiques, cela renforce l’idée que les inégalités matérielles sont au coeur de situations qui sont habituellement considérées comme relevant de la justice ethnoculturelle. Il est donc plausible d’objecter que la redistribution de ressources de la minorité vers la majorité est une option qui, sous conditions, doit être incluse dans toute formulation de ce type de justice.

Il est toutefois difficile de déterminer plus en détail la position sur le sujet d’un auteur comme Kymlicka, notamment en ce qui concerne l’articulation des deux dimensions susmentionnées et de leur hiérarchisation. D’autant plus que dans Multicultural Odysseys[52], ouvrage qui recense les expériences multiculturalistes à travers le monde, la problématique des minorités dominantes est quasiment absente et n’est donc pas traitée en profondeur. Ces dernières ne sont mentionnées qu’en passant à propos de l’Afrique du Sud, qui plus est pour illustrer l’absence de légitimité morale de la minorité blanche à réclamer des droits différenciés (ce qui n’est pas le problème le plus important dans le cas d’espèce).

Claims for autonomy by certain minorities in post-colonial states, however, are often seen by the majority group as perpetuating an historic wrong, reinforcing a colonial-era injustice originally adopted precisely in order to suppress the majority group. Just as claims for ‘minority rights’ by white South Africans have little popular resonance, so too claims by other historically privileged minorities fall on deaf ears.[53]

La lecture de l’extrait suscite quelques remarques. Tout d’abord, le problème posé par les minorités dominantes est appréhendé à la lumière des États postcoloniaux, ce qui ne correspond pas à la plupart des minorités dominantes évoquées par Chua puisque ces dernières ne sont pas issues d’une ancienne puissance coloniale. Cela n’enlève rien à la particularité de la situation de minorités postcoloniales, mais il s’agit d’une problématique différente. En effet, alors que l’une des raisons pour ne pas donner un droit prima facie à compensation ou tout autre arrangement institutionnel à ce type de minorité tient, comme le rappelle justement Kymlicka, dans la crainte de la perpétuation d’un tort historique, une telle considération est en général absente pour les minorités dominantes.

La raison tient dans la dimension socioéconomique (redistribution des ressources). Celle-ci est au coeur du phénomène des minorités dominantes (telles que décrites par le modèle des minorités efficientes illustré par Chua). Une telle minorité n’a pas besoin de dominer politiquement pour s’imposer dans la sphère économique. C’est bien ce que le recours à l’efficience exprime. En faisant de la minorité dominante une affaire de minorité postcoloniale, cette dimension socioéconomique est éclipsée par l’aspect ethnoculturel. Pour finir, si l’extrait parvient, à juste titre, à jeter le doute sur la légitimité des Afrikaners à être considérés comme formant des minorités pleines et entières (tout au moins en ce qui concerne certaines revendications), il laisse de côté ce sur quoi l’efficience attire l’attention : une redistribution possible des gains coopératifs de la minorité en direction de la majorité.

Le type de réponse suggéré par les approches traditionnelles de la justice ethnoculturelle (redistribution de ressources de la majorité vers la minorité, droits spéciaux, etc.) est donc inadapté lorsqu’il est appliqué aux minorités dominantes (exemple de la diaspora chinoise en Asie du Sud-est) puisqu’il ne répond pas à l’origine du problème (une efficience supérieure de la minorité), faute de l’identifier avec clarté. L’un des effets potentiels consiste en l’adoption de politiques qui s’appuient sur le postulat erroné d’un désavantage net des minorités. Ce faisant, les déséquilibres d’efficience peuvent être accentués par l’octroi d’avantages additionnels (quotas, transferts de ressources, dérogation au droit commun, etc.).

Outre l’effet matériel de telles politiques, ces dernières ont une portée symbolique en affichant le peu de considération que les institutions ont à l’égard des inégalités d’ordre matériel et à la concentration du pouvoir économique. Il est alors légitime de s’interroger sur le respect effectif que les institutions manifestent à l’égard de leurs citoyens[54]. L’effet peut être d’autant plus dévastateur dans un contexte de déréglementation des marchés et d’accroissement des inégalités comme le montre Chua[55]. Pour revenir au point de départ de l’article, le fait de placer les avantages d’un côté et les désavantages de l’autre ou de présupposer la nature des obligations de justice en fonction du sens de l’asymétrie numérique constitue une limite de l’appréhension du phénomène minoritaire au travers du nombre, limite qu’un changement d’attention en direction de l’efficience permet d’isoler.

À cette difficulté pourrait s’en ajouter une seconde qui reflète un souci constamment exprimé dans la littérature critique du multiculturalisme et des politiques de la diversité. Il s’agit de la tendance à percevoir dans toute minorité un défi avant tout d’ordre culturel : « not content with pretending that our problem is cultural difference rather than economic difference, we have also started to treat economic difference as if it were cultural difference »[56]. Au regard des violences dont certains « groupes » sont victimes (Han au Tibet, Chinois en Asie du Sud-Est, Indiens au Kenya, etc.), il est effectivement tentant de considérer que des mesures s’imposent afin de les protéger sur la base de spécificités qui sont (ou seraient) les leurs (culture, langue, religion, ethnie), c’est-à-dire de préserver leur nature, voire leur survie en tant que groupe[57]. Ces dispositions englobent des droits différenciés, une représentation politique garantie, des mesures d’exemption, etc. Cependant, ces minorités sont à la fois plus efficientes économiquement que la « majorité » (source d’une majeure part de l’hostilité à leur endroit) et une poignée de ses membres est souvent liée au pouvoir local. Des politiques multiculturelles ne constituent donc pas une réponse appropriée aux inégalités existantes, voire aux régimes iniques d’exploitation en place. Pis, les institutions prennent le risque de les renforcer et, à terme, d’attiser l’exaspération d’une partie de la population (surtout dans les régimes autocratiques et népotiques). In fine, les solutions préconisées ne sont pas du même ordre que le mal que l’on désire traiter. Si de tels groupes sont victimes de violences, ce n’est principalement pas parce qu’ils appartiennent à une culture, langue, religion ou ethnie différente, mais parce qu’ils monopolisent une part disproportionnée des ressources.

Les lignes précédentes ne visent à remettre en question ni le fait qu’un processus d’identification d’individus comme appartenant à un groupe ethnique spécifique (comme les Chinois du Sud-Est asiatique ou du Tibet) soit à l’oeuvre, ni que cette identification serve de base aux mauvais traitements qu’ils subissent. Elles ne dénient pas plus que des mesures multiculturelles puissent être nécessaires. Ce qui est contesté est que l’origine des violences que les minorités dominantes subissent ainsi que la meilleure réponse se situe dans le champ ethnoculturel. Chua estime que ces groupes sont victimes de violences en raison de la combinaison d’un fort népotisme (Indonésie, Amérique du Sud, Philippines, Malaisie, etc.), d’une déréglementation sauvage des marchés qui leur a principalement bénéficié (en grande partie du fait d’une efficience plus élevée) et de l’explosion des inégalités socio-économiques qui s’en est suivi. Dans ce contexte, la source des violences n’est pas ethnique, raciale, religieuse ou culturelle, mais socioéconomique. Lors des émeutes de Djakarta en 1998, les insurgés indonésiens n’en avaient pas après les Chinois, mais après le monopole des ressources et la réussite économique insolente qu’ils attribuaient à tort à la totalité des Chinois[58]. Leur exaspération était renforcée par la proximité affichée entre certains membres de la communauté chinoise et la famille Suharto. Il ne fait guère de doute que les violences subséquentes aient été exacerbées par des dispositions xénophobes présentes dans la population. Toutefois, le problème est avant tout socioéconomique, ce que souligne l’existence des minorités dominantes. Se pose alors la question de la place qu’occupe certaines minorités dans le corpus multiculturaliste : dans leur cas, est-il question de justice ethnoculturelle stricto sensu, ou d’autre chose ?

Par ailleurs, des raisons prudentielles enjoignent à considérer l’enjeu posé par les minorités dominantes comme pouvant échapper à la justice ethnoculturelle. En effet, si l’objectif des institutions est de protéger les minorités dominantes des violences dont elles sont les victimes, alors il est douteux que cela passe par l’arsenal multiculturel (droits, transferts de ressources). La meilleure garantie contre l’exaspération des « majorités » qui subissent des désavantages économiques récurrents et profonds consiste en une redistribution plus équitable des ressources (sous la forme de transferts monétaires et du développement des services publics). L’argument n’est pas toutefois simplement prudentiel. Il s’appuie sur l’identification adéquate des avantages concurrentiels dont bénéficient une minorité dominante et les liens que de telles asymétries entretiennent avec le traitement réservé à ces membres sous la forme de discriminations, d’inégalités civiles et politiques ou d’une insécurité larvée. L’identification des mécanismes de constitution des inégalités est précisément la direction que l’étude de l’efficience désigne.

Au final, il est important de noter que la protection des membres des minorités dominantes ne déroge en rien au régime commun des droits fondamentaux comme celui à la sécurité des biens et des personnes. Comme tout citoyen, les membres des minorités dominantes doivent être protégés contre les discriminations, injustices ainsi que les atteintes à leur propriété et personne. Il est inutile d’insister sur cet aspect. Il n’en demeure pas moins que la fécondité d’une approche fondée sur l’efficience est de placer la dimension socioéconomique, au travers de politiques redistributives ambitieuses, au centre d’une approche normative des minorités. L’exemple des minorités dominantes tend à prouver le caractère central de la dimension matérielle en dépit de ce que peuvent nous suggérer nos intuitions quant à la nature du problème minoritaire. L’enjeu principal devient dès lors politique (garantie des libertés fondamentales) et socioéconomique (répartition des ressources), avant d’être ethnoculturel.

5. Conclusion

En guise de conclusion, il est intéressant de reprendre l’argument tel que formulé en entame d’article.

  • Le nombre est une circonstance de l’existence au sens où l’individu n’a pas de prise sur celui-ci;

  • L’infériorité numérique est de manière prononcée une circonstance négative de l’existence lorsqu’elle s’applique à un marqueur moralement signifiant;

  • Ce type de circonstance négative donne prima facie droit à compensation ou à des mesures spécifiques;

  • L’infériorité numérique pose donc le principe d’une compensation dans un sens déterminé.

La prémisse (2) a été contestée lors des deux dernières sections, ce qui remet en question la formulation de (3) et (4). En transformant l’argument, cela donne :

  • Le nombre est une circonstance de l’existence au sens où l’individu n’a pas de prise sur celui-ci ;

  • L‘infériorité numérique peut autant être une circonstance négative que positive de l’existence lorsqu’elle s’applique à un marqueur moralement signifiant ;

  • Ce type de circonstance (positive ou négative) peut donner droit à compensation ou à des mesures spécifiques ;

  • L‘infériorité numérique pose donc le principe d’une compensation dans un sens indéterminé.

Le fait que la direction de la compensation soit indéterminée provient du fait qu’il manque quelque chose d’essentiel à l’appréhension des minorités sous l’angle retenu ici : une réelle prise en compte de l’efficience. Dès lors, une implication pour les théories de la justice apparaît de manière nette : une situation de déséquilibre numérique, si elle peut se classer parmi les circonstances, ne constitue pas automatiquement un désavantage donnant droit à compensation ou intervention des institutions. De la sorte, l’asymétrie numérique, même lorsqu’elle sert à caractériser une situation qui implique des groupes définis par des marqueurs identitaires pertinents, n’est pas une circonstance au sens où pourrait l’entendre une approche inspirée de l’égalitarisme des chances comme celle discutée dans ces pages. Par contre, la discussion de cet argument révèle que la dimension réellement pertinente sur le plan moral est l’efficience.

L’incursion dans le champ du nombre soulève toutefois une série de questions qui portent sur la origines des différences d’efficience dont souffrent certains groupes ainsi que sur la valeur normative de celles-ci. Pourquoi certains groupes sont-il plus aptes à générer des gains coopératifs que d’autres? Comment expliquer les différentiels d’efficience en recourant à des outils économiques? Qu’apportent ces derniers à l’analyse normative, notamment du point de vue de la justice ?

En brossant le tableau à grands traits, ces outils mettent en relief l’existence de variables sous-jacentes. Celles-ci, qui doivent être identifiées, transforment de manière constante l’infériorité numérique en avantage ou handicap. Elles font qu’une minorité peut engranger des gains coopératifs dans une situation donnée alors que la majorité (ou les autres groupes) ne le peut pas. Sans détailler plus, il est à noter que pour que ce schème soit pertinent, trois conditions doivent être remplies : (1) identifier de manière précise les variables en question; (2) établir clairement un lien de causalité entre ces dernières et des avantages et désavantages enregistrés par la minorité ou la majorité; (3) démontrer que minorité et majorité ne sont pas exposées aux mêmes variables sous-jacentes, puisque, dans ce cas, les asymétries auraient une autre provenance.

De ce point de vue, l’efficience qu’un groupe enregistre dans la génération de gains coopératifs dépend très probablement de la manière dont celui-ci gère le nombre. Les conventions sociales propres à la minorité, à la majorité ainsi qu’aux interactions entre les deux sont des déterminants incontournables de cette gestion de la coopération. Certains groupes seraient donc plus efficients que d’autres, car ils opéreraient selon des conventions qui se révèlent à l’usage plus adaptées pour garantir une coopération effective entre membres et gérer les problèmes d’action collective dans un contexte physique et social donné. De ce point de vue, l’avantage coopératif d’un groupe peut être attribuable à une règle qui est en soi plus efficiente ou à une convention qui permet de tirer avantage des faiblesses coopératives de l’autre groupe (les comportements de cavalier seul constituent un exemple extrême).

Qu’est-ce qui détermine l’efficience des conventions ? Il pourrait être objecté que le raisonnement est simplement repoussé d’une étape : des groupes sont plus efficients que d’autres car les conventions qui structurent leur comportement le sont…Une possibilité féconde est alors d’initier un retour à la culture, de façon indirecte. En effet, il est possible d’appréhender la culture comme constituée, en partie, de l’ensemble des conventions qui régit l’interaction entre individus ainsi que les institutions. Hormis des éléments communs, chaque culture se caractérise par des divergences de modes de coopération incarnés dans des conventions plus ou moins explicites. Dès lors, de telles divergences font que des groupes sont plus efficients que d’autres, en particulier lorsqu’ils sont en situation d’infériorité numérique. Il semble alors important du point de vue descriptif et normatif de déterminer quelles sont les conventions qui donnent un avantage compétitif aux minorités.

En résumé, certaines règles seraient plus fonctionnelles que d’autres afin de gérer les problèmes d’action collective, de coopération, d’asymétrie de l’information, de contribution à la production de biens publics, etc. Une minorité pourrait très bien se révéler plus efficiente qu’une majorité afin de produire des gains économiques pour ses membres, prendre le contrôle d’institutions ou, de manière plus prosaïque, survivre et prospérer, en raison des règles d’interaction qu’elle aurait adoptées (de manière souvent involontaire, comme résultat de l’histoire). Ce qui expliquerait que les cultures, au travers de leur contenu assimilé aux conventions de coopération, évoluent. Ce qui expliquerait également que certaines cultures persistent plus longtemps que d’autres[59].

Une telle perspective ouvre deux champs d’investigation. Le premier, d’ordre épistémologique, tient dans une réflexion qui intègre au multiculturalisme les acquis d’autres domaines de recherche, notamment en théorie évolutionniste des jeux ou les approches stratégiques du contrat social[60]. Le second, proprement moral, est de poser la question de la redistribution intergroupe des gains coopératifs : que doivent les groupes qui ont du succès à ceux qui le sont moins ? Quelle est la nature ainsi que la force des obligations auxquelles ils peuvent être soumis ? En effet, il est possible de considérer que l’identification des mécanismes coopératifs avantageux est une chose et que, hormis les comportements nocifs pour autrui induits par de tels mécanismes (comme, par exemple, la production d’externalités), l’égalisation des gains coopératifs entre groupes ou la compensation des avantages dont certains bénéficient est une autre question. La conclusion de notre discussion des notions d’effets d’échelle et d’externalités renvoie à ce sujet de controverses : en vertu de quels critères justifier une intervention publique en présence de différentiels d’efficience, en particulier lorsque ces derniers ne sont pas le résultat d’une interférence d’un groupe dans le fonctionnement d’un autre ? Une question connexe réside dans la légitimité des institutions à intervenir dans le groupe, c’est-à-dire en modifiant la structure des relations internes entre les membres de celui-ci.

Quoi qu’il en soit, l’étude du nombre ouvre, par l’entremise de la notion d’efficience, de multiples avenues de recherche pour les théories de la justice dans un contexte impliquant des minorités. Elle met en lumière le thème de la coopération et de la redistribution des gains coopératifs au sein de toute société multiculturelle. Elle souligne la nécessité de prêter attention, non seulement aux inégalités, mais aussi aux mécanismes qui les génèrent. Bien que nombre de ces voies de recherche soient extérieures à la justice ethnoculturelle per se, il est difficile de ne pas reconnaître leur importance pour cette dernière ainsi que pour les politiques publiques qui en découlent.