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Attitude interpersonnelle et attitude objective en éthique animale

La notion de communauté morale s’entend en deux sens : la communauté des êtres dignes de considération morale (les patients moraux qui ont des droits sans avoir de devoirs) et la communauté des êtres en mesure de se comporter bien ou mal (les agents moraux qui ont des obligations). Dans cet article, je soutiens que certains animaux appartiennent à la communauté morale dans les deux sens. Ils sont des êtres dignes de considération morale directe et équivalente, mais ne sont pas simplement des patients moraux puisqu’ils sont aussi capables de reconnaître, d’assumer eux-mêmes et d’adresser aux autres des exigences minimales de bonne conduite, de savoir-vivre et de respect, comme en témoigne le fait qu’ils semblent à la fois l’objet et le sujet d’attitudes réactives. Au moyen de la notion d’attitude réactive développée par Peter F. Strawson (1962), je défends l’idée que certains animaux autrement qu’humains[1] sont des agents moraux, au sens où ils se tiennent mutuellement responsables de leurs façons de se comporter les uns envers les autres, sont sensibles aux normes de leur communauté, sujets à des obligations et capables de désapprouver certains torts qui leur sont faits, à eux-mêmes ainsi qu’à d’autres membres de leur communauté.

Reconnaître certains animaux sociaux comme des agents moraux représente un changement de perspective en éthique animale où les autres animaux sont, le plus souvent, considérés comme des membres de la communauté morale exclusivement au premier sens. Suivant la distinction de Strawson entre attitude participative (dans laquelle nous sommes impliqués directement dans des relations avec d’autres que nous considérons d’emblée comme des agents responsables de leurs actions, et à l’égard de qui nous sommes susceptibles d’éprouver une gamme d’attitudes réactives) et attitude objective (dans laquelle nous nous rapportons aux autres comme à des individus que nous devons administrer, soigner, éduquer ou contrôler), la plupart des auteurs en éthique animale adoptent une attitude objective à l’endroit des autres animaux. Pour reprendre le langage classique des théories des droits des animaux (Regan, 1985), les autres animaux sont des patients moraux (des êtres dignes de considération morale qui ont des droits, mais pas de devoirs), mais jamais des agents moraux (des êtres qui ont des obligations et sont capables de reconnaître des exigences morales). Autrement dit, les autres animaux sont des individus envers lesquels nous pouvons nous comporter bien ou mal, mais ils ne sont pas eux-mêmes le genre d’individus susceptibles de le faire.

Cela se traduit non seulement par l’idée répandue selon laquelle il est déplacé de ressentir des attitudes réactives à leur endroit (ressentiment, gratitude) et de les tenir responsables de leurs actions, mais également par la conviction que les humains ont la charge, le devoir de décider unilatéralement pour les autres animaux de ce qui est le mieux pour eux (notamment en ce qui a trait à leur reproduction, leur liberté de mouvement et leur sécurité physique). Ainsi, même s’ils dénoncent la suprématie humaine (l’idée que nous pouvons impunément blesser, enfermer et tuer les autres animaux), la plupart des auteurs en éthique animale conservent néanmoins une conception assez traditionnelle de l’exceptionnalisme humain (l’idée que les humains sont essentiellement différents des autres animaux), en particulier en ce qui concerne la moralité.

Ce portrait classique a été remis en question par plusieurs auteurs en éthique animale, particulièrement par les écoféministes qui critiquent la conception intellectualiste et rationaliste de l’agentivité morale dominante en éthique animale (Carol Adams, Josephine Donovan, Marti Kheel, Lori Gruen), ainsi que par les récents développements politiques des droits des animaux (Donaldson et Kymlicka, 2011). Plusieurs recherches contemporaines en psychologie morale et en éthologie indiquent également que les relations respectueuses entre les membres d’une communauté morale (au second sens) ne sont pas tant fondées sur une réflexion rationnelle sur les normes, les principes ou les valeurs; elles sont largement irréfléchies et intuitives, enracinées dans des capacités que nous partageons avec d’autres animaux sociaux, comme l’empathie, la sensibilité aux expériences vécues des autres, la réceptivité aux règles sociales, la réciprocité, la résolution de conflits, la coopération, l’entraide et la maîtrise de soi.

Contrastant les approches descriptives de la moralité (comme celles des éthologues Marc Bekoff et Frans de Waal) et les approches normatives de la moralité (d’inspiration déontologique ou utilitariste, représentées ici par Christine Korsgaard et Peter Singer), je distinguerai l’agentivité morale du raisonnement moral et soutiendrai que la capacité de réfléchir aux principes et aux conséquences de nos actions ne fait pas nécessairement de nous des agents moraux plus compétents que d’autres animaux sociaux. En ce sens, je défendrai non seulement l’idée que certains animaux sociaux sont des agents moraux compétents et responsables (dans la mesure où ils se traitent comme des individus ayant des obligations les uns envers les autres et sont tenus à des exigences de bonne volonté minimale dans leurs interactions interpersonnelles), mais également que les humains adultes et rationnels devraient parfois être considérés comme des agents moraux incompétents ou irresponsables envers lesquels l’attitude participative devrait laisser place à l’attitude objective, où ils sont considérés comme des individus devant être éduqués, administrés ou contrôlés plutôt que blâmés, critiqués ou punis. Je terminerai en soulignant quelques implications pratiques de ce changement de perspective pour certains problèmes classiques en éthique animale.

Le premier sens de communauté morale : la considérabilité morale

La question de l’agentivité ou de la subjectivité morale[2] des autres animaux est rarement abordée en éthique animale et, en particulier, par les défenseurs des droits des animaux.[3] Au mieux, elle est considérée comme une diversion des enjeux essentiels (c’est-à-dire l’abolition de l’élevage, des expérimentations sur les animaux, des zoos, des cirques et autres formes d’exploitation où les animaux sont traités comme des commodités). Au pire, la question de la subjectivité morale des animaux autrement qu’humains serait une pente glissante menant à rationaliser l’exploitation des animaux en alimentant le mythe du consentement et courant le risque de nous faire retourner aux procès animaux du Moyen Âge.

Le but de cet article n’est pas de fragiliser la distinction essentielle entre agent moral et patient moral sur laquelle repose une grande partie de l’argumentation en faveur de l’extension des droits fondamentaux aux autres animaux sensibles (Regan, 1985; Francione, 1995, 2000; Cavalieri, 2001; Giroux, 2011). Au contraire, je reconnais que tous les individus chez qui nous pouvons appréhender l’expression d’expériences vécues (affects, émotions, désirs, préférences) sont membres de la communauté morale au premier sens, c’est-à-dire qu’ils sont dignes de considération morale directe et équivalente. Cela signifie non seulement que nous avons le devoir prima facie d’éviter de leur faire intentionnellement du mal (les faire souffrir, les mutiler, les enfermer et les tuer), mais également plusieurs obligations positives à leur endroit. Ces obligations ne sont pas seulement fondées sur les capacités intrinsèques des animaux, mais elles sont également différenciées selon le type de relations que nous avons avec eux, à la fois en tant qu’individu et en tant que communauté.[4]

La distinction entre agent moral et patient moral est essentielle pour s’opposer à l’idée largement répandue selon laquelle (1) il serait nécessaire d’avoir des devoirs pour avoir des droits et (2) qu’avoir des droits implique une forme de rationalité ou d’autonomie qui échapperait à l’immense majorité les animaux autrement qu’humains (voire à tous). Reconnaître des obligations envers les individus qui n’en ont pas envers nous permet de comprendre et de protéger les récents progrès en matière de droits humains. En effet, les dernières décennies ont vu la reconnaissance difficilement conquise des groupes historiquement considérés inférieurs (les femmes, les enfants, les personnes cognitivement ou physiquement désavantagées) en tant que membres à part entière de la communauté morale. Ces développements témoignent du constat que ce n’est pas le fait d’être rationnel et autonome qui est à la base des droits fondamentaux, mais le simple fait d’être un soi vulnérable (a vulnerable self), un individu doué d’une certaine vie de conscience (Donaldson et Kymlicka, 2011). Être conscient, en ce sens, ne signifie pas avoir la faculté de réfléchir, mais avoir la capacité de ressentir : il ne s’agit pas de la conscience comme pensée de second ordre, mais comme capacité d’éprouver des affects et des expériences vécues. Si nous avons des devoirs prima facie de ne pas intentionnellement tuer ou faire de mal à un individu lorsque nous pouvons faire autrement, ce n’est pas parce que sa vie nous importe, mais parce que nous pouvons reconnaître qu’elle lui importe : « What happens to sentient beings matters because it matters to them. » (Donaldson et Kymlicka, 2011, p. 33) Avoir une forme de conscience subjective ou d’ipséité (selfhood) est suffisant pour avoir des droits fondamentaux; nul besoin d’être doué de capacités cognitives complexes ou d’être une personne au sens kantien. À cet égard, on peut parler d’un fondement psychocentriste plutôt que logocentriste ou rationaliste des droits fondamentaux.[5] Ce premier sens de communauté morale – la communauté des êtres dignes de considération morale – inclut (au moins[6]) tous les individus sensibles (ou que nous pouvons reconnaître tels).

Le second sens de communauté morale : l’agentivité morale

Cependant, la « communauté morale » recouvre un autre sens que l’éthique animale a tort d’ignorer. Ce type de communauté se développe dans le cadre des interactions entre des individus qui partagent un monde de sens et tissent entre eux des relations interpersonnelles et sociales au fil desquelles ils acquièrent des attentes réciproques et des exigences les uns envers les autres. La communauté morale en ce second sens regroupe les êtres qui vivent en communauté et sont capables (1) de reconnaissance intersubjective, (2) d’une certaine sensibilité aux expériences vécues des autres avec lesquels ils sont en relation et (3) d’une réceptivité au moins minimale aux normes. Ils sont le genre d’êtres, comme le dit Strawson, desquels nous exigeons un minimum d’égards et de bonne foi (good will) et envers lesquels nous sommes susceptibles d’avoir des attitudes réactives (ressentiment, colère) lorsqu’ils ne remplissent pas les attentes légitimes et raisonnables que nous avons envers eux en faisant preuve d’indifférence, de mauvaise foi ou de méchanceté à notre égard. Inversement, ils peuvent également nous adresser des exigences et avoir des attentes que nous pouvons remplir, dépasser ou ne pas respecter, et sont susceptibles d’avoir des attitudes réactives à notre endroit.

Il est largement présupposé que ce type de communautés morales ne se forme qu’entre les humains (en particulier, les adultes rationnels et autonomes) et qu’il ne fait aucun sens de considérer les autres animaux (et les enfants) comme des agents moraux ayant des attentes et des exigences les uns envers les autres qu’ils peuvent remplir, dépasser ou faillir de respecter. En effet, si les défenseurs des droits des animaux n’abordent (le plus souvent) pas la question de l’agentivité morale des autres animaux, ce n’est pas seulement pour des raisons d’ordre prudentiel, une question de priorités, mais aussi parce qu’ils ne considèrent tout simplement pas que des animaux autrement qu’humains puissent avoir des obligations morales et des attentes légitimes les uns envers les autres et envers nous-mêmes.

Les raisons de cette conviction sont multiples, mais cela vient notamment de la tendance à considérer (exclusivement) les autres animaux comme des êtres sensibles et non comme des agents et des sujets sociaux. Qui plus est, la sensibilité des animaux est largement conceptualisée en termes de vulnérabilité, de capacité à souffrir et à ressentir des expériences déplaisantes (douleur et stress, notamment) et non pas en termes de capacité à faire l’expérience d’une gamme variée d’états affectifs agréables et d’émotions plaisantes (Balcombe, 2009). S’en tenir au versant « négatif » de la sensibilité animale encourage une conception des autres animaux comme des victimes passives, plutôt que comme des agents intersubjectifs capables de poursuivre leur bien-être subjectif, de communiquer leurs préférences aux autres ainsi que de reconnaître et respecter les exigences des autres à leur endroit.

L’approche « négative » ou « minimale » de la vie animale (centrée sur la capacité à souffrir) est compréhensible puisqu’elle est, d’une part, conservatrice en regard de la science (elle ne s’appuie que sur la capacité des autres animaux à ressentir de la douleur et évite ainsi les débats entourant la difficulté d’interpréter la vie subjective et intersubjective des autres animaux) et, d’autre part, suffisante pour fonder les droits fondamentaux des individus vulnérables (Francione, 2000; Cavalieri, 2001; Giroux, 2011). Cependant, comme le soulignent Sue Donaldson et Will Kymlicka (2012), cette approche parcimonieuse (à la fois en ce qui a trait à la science et à l’éthique) engendre certains coûts qui entravent les développements politiques des droits des animaux et encouragent une approche paternaliste en éthique animale où nous sommes les seuls décideurs, les animaux n’étant que les bénéficiaires de nos décisions (bienfaisantes ou tyranniques).

Une conception plus adéquate de certains animaux sociaux comme des individus non seulement sensibles, mais également doués d’agentivité (d’une certaine forme de compréhension pratique de leur situation) et d’intersubjectivité (d’une vie interpersonnelle et sociale) mène à élargir notre compréhension des torts qui peuvent leur être faits et, par conséquent, de nos devoirs de justice à leur endroit. Cela mène également à envisager la possibilité que d’autres animaux puissent faire partie de communautés morales (des nôtres et des leurs), non seulement en tant que patients moraux (en tant que bénéficiaires de nos décisions paternalistes), mais en tant qu’agents moraux (en tant qu’être sociaux capables de communiquer leurs préférences, d’adresser et de reconnaître des exigences morales et de co-constituer les règles de la coopération).

Ce changement de perspective met un frein à l’arrogance qui nous mène à penser que nous avons le devoir de gérer et de contrôler la vie des autres animaux qui n’auraient pas leur mot à dire sur ce qui leur arrive. Sans avoir la possibilité d’élaborer ici ces questions complexes, je crois que le fait de reconnaître que d’autres animaux appartiennent à la communauté morale au second sens – à la fois en tant que membres à part entière de nos communautés dans le cas des animaux domestiques, et en tant que membres de leurs propres communautés dans le cas des animaux sauvages – change considérablement le type de questions que nous devons poser dans nos relations avec eux et permet de revisiter certains problèmes classiques en éthique animale (comme l’extinction des espèces domestiquées et l’intervention massive dans la nature sauvage).

D’autres animaux sociaux sont-ils des agents moraux?

Rejetant la conception classique selon laquelle la moralité s’oppose aux « tendances animales » en l’homme et s’impose par le biais d’une source extérieure (comme la loi ou la religion), Charles Darwin considérait la moralité comme le produit de notre histoire évolutive, de sorte que les comportements moraux des humains sont en continuité avec les comportements prosociaux des autres animaux : « Besides love and sympathy, animals exhibit other qualities connected to the social instincts which in us would be called moral. » (Darwin, 1871, p. 78)[7] Cette idée a tardé à être prise au sérieux en raison, principalement, du rôle prépondérant attribué à la rationalité dans la moralité humaine. Si la moralité s’enracine dans le raisonnement (parce qu’elle implique le fait d’agir selon un principe qu’on pourrait vouloir universel ou suivant un calcul impartial des conséquences), alors il y a de bonnes raisons de penser que seuls les humains (du moins, certains humains à certains moments de leur vie) sont des agents moraux. En revanche, si le fondement de l’agentivité morale est émotionnel et implique le souci pour le bien-être d’autrui (ce que font valoir des philosophes comme Francis Hutcheson, David Hume, Arthur Schopenhauer ou Jesse Prinz ainsi que les éthiques du care de Carol Gilligan, Virginia Held, Carol Adams et Josephine Donovan, ou encore les recherches empiriques de Jonathan Haidt et de Frans de Waal), alors il est sensé de se demander si d’autres animaux sociaux sont également capables d’agir moralement (ou immoralement), dans la mesure où ils peuvent être motivés par des émotions morales, des intentions bienveillantes ou malveillantes, et peuvent reconnaître ou adresser des exigences minimales de bonne conduite.[8]

Plusieurs comportements étroitement associés à la moralité chez les humains se trouvent chez d’autres animaux sociaux, par exemple : partager, aider, se soucier du bien-être des autres, coopérer, résoudre des conflits, protéger les faibles et les malades, respecter les normes du groupe, être réceptif aux états émotionnels des autres, garder ses distances lorsque approprié (Gruen, 2002; de Waal, 1996; Bekoff, 2009). Pourtant, il est courant d’entendre des philosophes et des scientifiques affirmer que les animaux n’ont pas de sens moral ou qu’ils ne se soucient pas du bien-être des autres.[9] Dans Moral Origins. The Evolution of Virtue, Altruism, and Shame (2012), Christopher Boehm soutient que la moralité s’est développée avec l’apparition des premiers humains. Certains vont jusqu’à affirmer que la moralité n’est pas même spontanée chez les humains, qui ne s’entraideraient que parce qu’ils en tirent un bénéfice personnel (Wright, 1994). Le portrait est bien connu : la part animale en nous est égoïste et seule la part spécifiquement humaine fait de nous des êtres moraux. C’est ce que de Waal (2006) appelle « the veneer theory of morality » : la moralité est conçue comme un vernis culturel, une laque appliquée sur une nature animale violente, égoïste et agressive. Cette vision de la nature humaine se trouve aussi au fondement de certaines théories du contrat social qui soutiennent que la culture humaine survient sur fond d’une nature animale asociale. Or, comme le souligne de Waal, l’expression « l’homme est un loup pour l’homme » – utilisée, entre autres, par Thomas Hobbes – ne rend justice ni aux humains (qui sont spontanément sensibles au bien-être d’autrui), ni aux loups (qui sont des animaux sociaux très coopératifs et attentifs aux autres).

Les approches naturalistes ou «sentimentalistes» : émotions et agentivité morale

Le renouvellement de l’étude du sens moral chez d’autres animaux est associé aux récents travaux des éthologues comme de Waal et Bekoff et des psychologues comme Gay A. Bradshaw. Cependant, ce sont surtout les recherches de terrain des femmes éthologues dans des communautés animales de chimpanzés (Goodall), de bonobos (Fossey) et d’orangs-outans (Galdikas) qui ont rendu possible la révolution de l’éthologie à partir des années soixante, puisque la question de la subjectivité morale animale est étroitement associée à l’étude des animaux comme sujets intersubjectifs, c’est-à-dire comme individus vivant dans un monde de sens partagé, dans un contexte socioculturel ayant pour eux une certaine signification.

Dans son article sur l’agentivité morale animale, Grace Clement (2013) souligne le fait que des éthologues comme de Waal et Bekoff ont chacun une façon bien différente d’aborder la moralité interspécifique. Le premier aborde l’agentivité morale sur un continuum en soutenant que les animaux sociaux capables d’empathie et de réciprocité ont une forme primitive de moralité (de Waal, 2006), alors que le second aborde la moralité en termes pluralistes affirmant qu’il existe différentes sortes d’agentivité morale et que les autres espèces animales n’ont pas une protomoralité humaine, mais leur propre forme de moralité (Bekoff et Pierce, 2009).[10] De Waal adopte une forme d’universalisme moral où la moralité humaine est le modèle à partir duquel sont évaluées les « moralités animales », tandis que Bekoff et Pierce adoptent une approche relativiste, semblable à celle de Prinz, mais élargie aux autres espèces d’être-ensemble : « moral » ici signifie essentiellement « prosocial », de sorte que d’autres animaux n’ont pas une moralité plus primitive, mais différente de la nôtre, adaptée aux formes singulières de leur organisation sociale.[11]

Les deux éthologues se rejoignent néanmoins pour enraciner la moralité dans les émotions et les interactions sociales en soutenant, à la suite de Darwin, l’existence d’émotions fondamentales partagées par les humains et plusieurs autres animaux. Les émotions plus complexes qui se développent dans un cadre social particulier sont cependant susceptibles de varier d’une espèce à l’autre, de sorte qu’il est plausible que certaines émotions soient proprement humaines, tout comme certaines seraient propres aux bélugas, aux éléphants ou aux chiens (Poole, 1996; Bekoff, 2007). L’idée que les animaux puissent ressentir des émotions que nous ne connaissons pas et dont nous ne soupçonnons même pas l’existence représente un défi singulier pour notre compréhension de la subjectivité morale des autres animaux, mais ne devrait pas empêcher de reconnaître le fait que certaines émotions morales semblent interspécifiques, comme la compassion devant la souffrance de nos proches, l’indignation devant l’iniquité, la tendance à éprouver du ressentiment envers les tricheurs et ceux qui ne respectent pas les règles de base de la civilité, la gratitude envers ceux qui nous viennent en aide et l’attachement.

Les deux piliers de la moralité selon de Waal : l’empathie et la réciprocité

Les animaux comme les bonobos s’entraident, se portent secours et prennent soin les uns des autres, particulièrement des êtres vulnérables, comme les jeunes et parfois des handicapés, des orphelins et des mourants.[12] Si ces activités ne présupposent pas l’existence d’une théorie de l’esprit, elles impliquent une forme de sensibilité ou de réceptivité aux expériences subjectives des autres. Les chercheurs en éthologie sont fréquemment témoins d’expressions d’empathie et d’entraide, comme des bonobos offrant des outils à ceux qui en ont besoin, ouvrant les portes afin qu’un autre puisse venir manger, consolant un animal venant de perdre une bataille, ou partageant de la nourriture alors qu’ils pourraient facilement la garder pour eux (de Waal, 1996). Partager de la nourriture implique d’avoir compris – de façon intuitive et préréflexive – l’autre comme créature susceptible d’avoir faim, et d’être motivé à partager avec elle.

Bien que de Waal concentre ses recherches sur les primates, l’empathie (comprise comme sensibilité ou réceptivité aux expériences vécues des autres) semble un phénomène largement répandu dans le monde animal. Une expérience très médiatisée récemment a fourni des indices de la présence d’empathie chez les rats (Bartal et al., 2011).[13] Les circuits neuronaux liés à l’empathie étant présents chez tous les mammifères, les neurologues formulent l’hypothèse d’un « mammalian universal » datant d’environ 200 millions d’années (de Waal, 2009, p. 72). La capacité d’empathiser est souvent associée aux neurones miroirs, mais il est prématuré de l’associer à un mécanisme physiologique particulier, notamment parce que l’empathie semble étroitement liée au partage d’une certaine corporéité ou d’une histoire commune. L’empathie est un phénomène complexe lié à la capacité d’être réceptif aux affects éprouvés par un autre – cela va de la simple contagion émotionnelle à la capacité de comprendre la perspective de l’autre. Malgré les difficultés à la définir, l’empathie ne semble pas être fragile, comme un vernis culturel appliqué sur une nature égoïste et violente, mais largement innée et spontanée (du moins, envers les membres, ou certains membres[14], de son groupe).

Le second pilier de la moralité, la réciprocité, est difficile à étudier puisqu’il suppose une familiarité des chercheurs avec des individus qui se reconnaissent et se rencontrent assez fréquemment pour acquérir des obligations les uns envers les autres. Ces obligations ont surtout été étudiées, dans une perspective biologique, sous la rubrique de l’altruisme réciproque où les individus sont motivés à coopérer avec ceux qui coopèrent en retour et cherchent à éviter (ou à punir activement) ceux qui trichent et les exploitent (Trivers, 1971; Ridley et Dawkins, 1981; de Waal, 1982). Un des exemples les plus célèbres d’altruisme mutuellement bénéfique est celui des chauves-souris qui partagent une partie de leur butin de chasse avec une autre qui devra lui rendre la pareille (Wilkinson, 1984; Okasha, 2013).[15] Cette aptitude suppose la capacité d’identifier des individus coopératifs, d’être motivé à coopérer avec eux et, inversement, à entretenir du ressentiment envers les exploiteurs (Shapiro, 2006, p. 364). Il ne faudrait cependant pas réduire le phénomène complexe qu’est la réciprocité à l’altruisme réciproque au sens où l’entendent les biologistes (de Waal, 2008), puisque cela inclut également une reconnaissance de dette dépendante de l’histoire interpersonnelle des individus et de leur rôle social respectif, ainsi qu’une certaine sensibilité à l’injustice ou l’iniquité.

Le sens de l’équité (fairness) chez les primates a d’ailleurs été brillamment suggéré par une étude dans laquelle les chercheurs confient une tâche à deux singes capucins dans des cages transparentes adjacentes. Le premier s’acquitte de la tâche et reçoit en échange une tranche de concombre qu’il semble très satisfait de manger. Le second, pour la même tâche, reçoit un raisin, une gâterie que les singes préfèrent fortement au concombre. Lorsque l’expérimentateur demande au premier singe d’effectuer à nouveau la tâche, le capucin s’exécute. Lorsqu’il reçoit à nouveau un concombre, il se met en colère, lance le concombre à l’expérimentateur et proteste bruyamment en brassant sa cage (Brosnan et de Waal, 2003). Une description adéquate doit faire référence à l’idée selon laquelle le singe ressent de l’indignation face à une situation qu’il appréhende (de façon tout à fait appropriée) comme injuste. Peu importe pour notre propos qu’il s’agisse d’une perception de propriétés évaluatives (Tappolet, 2000), d’un jugement corporel (embodied judgement selon Haidt et Prinz) ou d’une attitude évaluative (Deonna et Teroni, 2013), le fait est que l’expérimentateur a clairement fait quelque chose d’injuste, que le singe l’a très bien vu et qu’il le désapprouve fortement.

Les attitudes réactives selon Strawson : désapprouver sans dire un mot

Il est courant de penser que les autres animaux ne sont pas des agents moraux parce que, bien qu’ils puissent agir par considération pour les autres et être motivés par des émotions morales, ils ne jugeraient pas leurs comportements et ceux des autres comme corrects ou incorrects, bien ou mal. Bien sûr, nous pouvons nier, à la suite de Hume, qu’être un agent moral implique d’être un juge moral (Clement, 2013; Cova, 2013), mais les expériences comme celles des singes protestant devant une rétribution injuste ou les exemples de punitions lors du non-respect des règles du groupe tendent à montrer que d’autres animaux sont parfois en mesure d’approuver ou de désapprouver l’action d’autrui. Évidemment, si l’approbation ou la désapprobation est réduite à la formulation explicite de blâmes ou de louanges, il ne fait aucun sens d’attribuer une telle faculté aux autres animaux. Cependant, il faut distinguer les expressions verbales de blâme et la désapprobation : il est tout à fait possible de prétendre que nous désapprouvons quelque chose parce que nous savons que cela n’est pas socialement acceptable, sans éprouver viscéralement ce que Strawson appelle des « attitudes réactives ». Inversement, il est courant de désapprouver viscéralement des actions et même d’exprimer notre désapprobation envers autrui sans le formuler verbalement, au moyen de gestes, d’expressions faciales et de sons (Musschenga, 2014, p. 106).

Strawson (1962) soutient que les attitudes réactives survenant dans nos interactions sociales concrètes (comme la gratitude et le ressentiment) sont de trois types : (1) les réactions viscérales d’approbation et de désapprobation des comportements des autres à notre égard (personal attitudes), (2) les attitudes réactives à l’égard d’un tiers (vicarious attitudes) et (3) les attitudes réactives envers soi-même (self-reactive attitudes). Il semble aller de soi que plusieurs animaux sociaux sont sujets aux premières formes de réactions viscérales. Ils peuvent réagir de façon appropriée aux torts qui leur sont faits (ainsi qu’aux services qui leur sont rendus).[16] Les attitudes réactives ne dépendent pas seulement de ce que font les autres, mais aussi de la manière dont ils le font : par accident, par coercition ou intentionnellement. Il n’est pas évident d’étudier ces éléments chez d’autres animaux puisqu’ils ne verbalisent pas leurs intentions. Cependant, une grande partie de nos façons de nous excuser lorsque nous faisons mal à quelqu’un (sans le vouloir) consiste en des gestes visant à exprimer notre souci et faire part de nos bonnes intentions. Ce type de comportements se retrouve également chez d’autres animaux. Un chien venant d’en blesser un autre alors qu’ils jouaient fait plusieurs gestes typiques visant à signifier à l’autre qu’il ne voulait pas lui faire du mal, qu’il le regrette et veut jouer à nouveau (Bekoff et Allen, 1997). Une étude récente suggère également que certains animaux sont capables d’identifier l’intention de coopération chez des individus d’autres espèces : certains primates sont capables de faire la différence entre un humain qui n’aide pas parce qu’il ne le peut pas et celui qui n’aide pas parce qu’il ne veut pas, et préfèrent les humains serviables aux humains égoïstes (Anderson et al., 2013).

La plupart des auteurs semblent cependant supposer que les animaux sont incapables des deux autres formes d’attitudes réactives. Haidt, par exemple, remarque que « chez les chimpanzés, l’émotion touche surtout l’individu lésé » et soutient que « le propre de la morale humaine est le souci du tiers : A peut se mettre en colère à cause de ce que B a fait à C. » (Haidt et Craig, 2007) Pourtant, un article dont Haidt est co-auteur soutient que les chimpanzés et les bonobos sont particulièrement sensibles aux violations à l’égard d’un tiers :

Many social animals respond to violations, attack, or defection against the self in dyadic relationships, but something seems to have happened in the evolution of primates social cognition that makes primates [...] exquisitely sensitive to violations of the social order committed by others against others (de Waal 1996). In these few species that exhibit what we might call a “third-party” morality, individuals react emotionally to violations, and these reactions often have long-term effects on social relationships between violators and third parties.

Rozin et al., 1999, p. 574[17]

L’empressement avec lequel les auteurs de cet article lient le second type d’attitudes réactives (les réactions au manque d’égard des autres non seulement à notre endroit, mais également à l’endroit des autres) aux capacités cognitives développées par les primates est étonnant. D’une part, les comportements de réprimande et les attitudes réactives aux violations à l’égard d’un tiers sont connus dans d’autres groupes biologiques, notamment chez les canidés comme les loups et les chiens (Bekoff, 2004). Joyce Poole (1998), qui étudie les éléphants africains, relate comment un jeune mâle qui tentait d’attaquer une femelle blessée à la jambe s’est fait pourchasser par une femelle adulte qui, après avoir fait fuir le mâle, est revenue auprès de la victime, touchant la jambe blessée avec sa trompe.[18] D’autre part, non seulement semble-t-il erroné de limiter la sensibilité aux violations des normes du groupe à l’évolution de la cognition sociale particulière des primates, mais il semble également précipité d’associer ce type de comportements réactifs à des capacités cognitives sophistiquées, puisque ces attitudes semblent liées à des facteurs largement répandus chez les animaux très sociaux, comme l’attachement ou la sensibilité aux normes du groupe.

Dans le cas des attitudes réactives liées à un tiers, il faut distinguer entre les torts faits à un proche, à un étranger et à un ennemi. En effet, les comportements associés à la protection d’un tiers sont susceptibles de varier directement en fonction de l’individu lésé (puisque A ne se mettra pas en colère contre B pour des violations faites à l’endroit de n’importe quel tiers parti). Même dans le cas humain, les réactions viscérales de désapprobation sont dépendantes de la personne impliquée : s’il s’agit d’un ennemi ou d’une personne associée à un groupe nous ayant fait du mal, les torts à son endroit seront appréciés positivement. L’empathie (comprise comme réceptivité aux expériences vécues par l’autre) est étroitement dépendante des relations interpersonnelles, notamment de facteurs comme la familiarité, la similitude et l’expérience passée, de sorte qu’il faut s’attendre à ce que d’autres animaux soient plus réceptifs aux torts causés à un individu familier ou un ami. De plus, dans la mesure où les attitudes réactives ne sont pas restreintes aux réactions négatives, le fait de venir en aide à autrui et les attitudes proactives liées à un tort anticipé envers un tiers (comme les comportements de protection envers les enfants) devraient également compter parmi les attitudes réactives liées au souci des autres.

Le troisième type d’attitudes réactives, celles à l’égard de nos propres comportements, pourrait sembler exclusivement humaines dans la mesure où elles ces attitudes semblent impliquer une forme de réflexivité. Il est possible que ce soit le cas. Cependant, certaines expériences montrant des cas où des animaux répugnent à causer de la souffrance à autrui laissent penser qu’il n’est pas impossible que d’autres animaux soient capables d’éprouver des attitudes réactives à l’égard de leurs propres comportements. Une expérience célèbre menée par Russell Church (1959) montrait des rats refusant d’appuyer sur un levier donnant des chocs électriques à d’autres rats. Leur inhibition variait en fonction de plusieurs facteurs, notamment s’ils connaissaient personnellement l’individu recevant des chocs. Des expériences similaires ont montré qu’une grande majorité (87%) de singes affamés refusaient de tirer une chaîne leur donnant de la nourriture si cela donnait également des chocs douloureux à un autre singe (Wechkin et al., 1964; Masserman et al., 1964). Une étude rapporte qu’un singe a persisté 12 jours dans son refus de manger afin de ne pas causer de mal à un autre. Les singes ayant reçu des chocs dans des expérimentations antérieures étaient encore plus réticents à tirer la chaîne pour avoir de la nourriture (Shapiro, 2006, p. 361; de Waal, 2006, p. 29; Rowlands, 2012).[19] Il est difficile d’interpréter de façon définitive ce type de comportements et de spéculer sur les causes de ces inhibitions. Il est possible que la réticence à faire du mal aux autres soit simplement attribuable à la capacité d’éprouver de l’empathie envers eux.[20] Cependant, s’il n’y a aucune raison d’interpréter les attitudes réactives en termes réflexifs, il n’est pas exclu que ces comportements d’inhibition puissent exprimer des attitudes réactives envers ses propres actions, bien que cela demande assurément plus de recherches.[21]

Il y a donc des raisons de penser que d’autres animaux sociaux, en tant qu’individus engagés dans des relations interpersonnelles et réceptifs aux normes de base réglant ces relations, sont également sujets à des attitudes réactives, à des formes d’approbation ou de désapprobation des comportements des autres à leur égard, à l’égard d’un tiers et peut-être même parfois de leurs propres comportements à l’égard des autres.

Critiques rationalistes de l’agentivité morale animale

Plusieurs critiquent les conceptions naturalistes et sentimentalistes de la moralité en rejetant l’idée selon laquelle l’empathie, la réciprocité, les soins parentaux, les comportements prosociaux et les réactions émotionnelles (ou viscérales) à l’infliction de torts définissent la moralité. Suivant Emmanuel Kant, Korsgaard soutient que la moralité n’est pas liée à l’altruisme, mais à la capacité de se gouverner soi-même et à l’autoréflexion critique. Korsgaard reconnaît que les animaux sont des agents intelligents, capables d’anticiper et de choisir intelligemment entre diverses options, mais affirme qu’ils ne sont pas des agents moraux parce qu’ils sont privés de raison et d’autonomie au sens kantien : « they are, in Harry Frankfurt’s phrase, wanton: they act on the instinct or desire or emotion that come uppermost » (2006, p. 102). Contrairement aux animaux qui se laissent guider par leurs désirs et impulsions, les humains rationnels auraient la capacité d’appréhender les principes au fondement de leurs actions et de leurs croyances, d’y réfléchir et de se demander s’ils sont justifiés. Ils seraient en mesure de former des jugements à propos de leurs fins et de se demander s’ils devraient vouloir poursuivre cette fin (2004, p. 85; 2006, p. 110). Or, cette capacité est, selon Korsgaard, une condition nécessaire à l’agentivité morale : « The morality of your action is not a function of the content of your intentions or your emotions. It is a function of the exercise of normative self-government. » (2006, p. 112). Elle reconnaît que les animaux peuvent réellement être mus par des émotions dites morales (comme l’empathie, le sens de l’équité et le souci des autres), mais soutient que les animaux ne peuvent évaluer ces principes en tant que tels de sorte que leurs actions (bien qu’apparemment morales) n’ont rien à voir avec la moralité.

The capacity for normative self-government and the deeper level of intentional control that goes with it is probably unique to human beings. And it is in the proper use of this capacity – the ability to form and act on judgments of what we ought to do – that the essence of morality lies, not in altruism or the pursuit of the greater good.

Korsgaard, 2006, p. 116

Singer (2006) soutient également que la rationalité est au principe de l’agentivité morale, mais pour une raison différente. À ses yeux, les comportements empathiques des primates ont une portée trop limitée pour compter comme des comportements moraux puisqu’il leur manque un aspect essentiel de la moralité, l’impartialité :

It is our developed capacity to reason that gives us the ability to take the impartial perspective. As reasoning beings, we can abstract from our own case and see that others, outside our group have interests similar to our own. We can also see that there is no impartial reason why their interests should not count as much as the interests of members of our own group, or indeed as much as our own interests. Does this mean that the idea of impartial morality is contrary to our evolved nature? Yes, if by “our evolved nature” we mean the nature that we share with the other social mammals from which we evolved. No nonhuman animals, not even the other great apes, come close to matching our capacity to reason. So if this capacity to reason does lie behind the impartial element of our morality, it is something new in evolutionary history.

Singer, 2006, p. 145

C’est donc dans la mesure où nous pouvons nous abstraire de notre situation et prendre en compte les intérêts des êtres qui ne font pas partie de notre groupe que nous agissons moralement. Pour Singer, une in-group morality n’est par définition pas morale puisque la moralité est impartiale et n’a rien à voir avec les comportements prosociaux. L’impartialité étant rendue possible par la rationalité, la moralité ne peut être qu’une affaire humaine.

La thèse selon laquelle les comportements bienveillants ou malveillants des autres animaux ne sont pas d’ordre moral parce qu’ils sont (ou seraient[22]) limités à un groupe biologique restreint est également très courante dans la littérature scientifique. Or, il s’agit d’un argument à double tranchant. L’idée selon laquelle l’étendue limitée des comportements bienveillants des autres animaux les disqualifie comme agents moraux devrait autant servir à remettre en question la prétention des humanistes à être moraux en un sens différent d’autres animaux sociaux. En effet, dès lors que nous limitons notre considération morale aux membres de notre groupe biologique (notre espèce, dans le cas des humanistes), en quoi sommes-nous si différents des autres animaux qui prennent également soin des membres de leur groupe?[23] Si le critère de l’agentivité morale est la bienveillance envers ceux qui ne font pas partie de notre espèce ou groupe biologique, nous sommes – et de loin[24]– les animaux les moins moraux qui soient.

Cette critique, néanmoins, ne touche pas la conception de Singer et de Korsgaard puisqu’ils reconnaissent tous deux que l’humanisme anthropocentrique est injustifiable. Singer soutient en effet que nous devons considérer impartialement les préférences de tous les individus qui en ont et Korsgaard reconnaît que les autres animaux sont, comme nous, des fins en soi. Cependant, cette critique vient directement contredire la prétention des humanistes suprémacistes à être moraux en un sens complètement différents des autres animaux. Ils ne peuvent soutenir à la fois l’exceptionnalisme humain en matière de moralité et la suprématie humaine : ou bien nous sommes complètement différents des autres animaux parce que notre moralité ne se réduit pas à une in-group morality et nous devons par conséquent reconnaître des devoirs directs envers les animaux des autres espèces; ou alors la moralité des humains n’est qu’une moralité tribale, une forme d’altruisme de clocher qui pousse les individus à se préoccuper des membres de leur groupe tout en mutilant, torturant, enfermant et tuant impunément les individus qui ne font pas partie de leur groupe.

Difficultés des les approches rationalistes de l’agentivité morale

Les approches rationalistes ont de bonnes raisons de refuser d’identifier moralité et altruisme, mais leur définition de l’agentivité morale soulève plusieurs difficultés. Je n’en soulignerai que quatre. (1) D’abord, cela implique de devoir considérer que les comportements altruistes non réfléchis (comme les soins parentaux ou le fait de venir spontanément en aide à autrui) n’ont rien à voir avec la moralité. Il faudrait exclure les bonnes actions accomplies de façon non réflexive, les réponses spontanées à la souffrance d’autrui et la tendance à prendre soin des êtres vulnérables du domaine des actions morales. Ces actions ne deviendraient morales qu’en vertu d’un métajugement par lequel le sujet se représente cet élan prosocial comme « bon moralement ». Cela fait notamment en sorte qu’une personne prenant spontanément soin des autres dans le besoin ne soit pas un agent moral, tandis qu’un psychopathe ne ressentant aucune empathie, mais appliquant correctement la règle d’universalisation ou le calcul d’utilité, en soit un.

(2) Ensuite, la conception rationaliste de l’agentivité morale permet difficilement de reconnaître et d’apprécier le rôle central des émotions dans notre vie morale (à la fois dans notre perception morale, nos jugements moraux et notre motivation à agir en fonction de ces jugements). La dévalorisation du rôle des émotions dans notre vie morale a été critiquée par plusieurs philosophes féministes (Gilligan, Held, Gruen, Adams et Donovan) ainsi que par les recherches empiriques en psychologie morale qui tendent à montrer que le raisonnement n’est souvent qu’une construction à posteriori, une rationalisation d’un jugement déjà formé sur la base de nos intuitions et de nos émotions (Haidt, 2001; Prinz, 2008).

(3) De plus, les conceptions rationalistes et impartialistes de la moralité semblent le produit d’une dangereuse idéalisation de notre vie morale. Singer affirme que la raison nous donne une perspective impartiale, mais cela semble une grave exagération du pouvoir de la raison humaine. Il serait plus juste de dire que le raisonnement moral peut nous imposer l’exigence de tendre vers l’impartialité. Il importe de rester vigilants devant la possibilité d’atteindre un point de vue de nulle part, puisque cette prétention a été (et est encore) un des alibis du colonialisme, du paternalisme, de la soumission des femmes et des pauvres et autres oppressions déplorables (Young, 1990, p. 97). La rationalité nous permet certainement de reconnaître l’exigence de viser l’impartialité, tout en restant attentifs aux inévitables angles morts de nos jugements moraux et à nos privilèges implicites.

(4) Enfin, suivant les définitions données par Korsgaard et Singer, il va de soi que les autres animaux ne sont pas des agents moraux, mais, le plus souvent, la majorité des humains n’en seraient pas non plus. Korsgaard et Singer admettent que la moralité est très exigeante. D’autant plus que, reconnaissant la nécessité de rejeter la suprématie humaine (c’est-à-dire la légitimité à priori de blesser, enfermer ou tuer les autres animaux), leurs théories normatives sont encore plus exigeantes que leurs versions anthropocentriques : s’il faut respecter autrui, humain ou non, comme fin en soi (Korsgaard) ou considérer également les préférences des êtres sensibles (Singer), il n’est pas évident qu’il y ait déjà eu une action réellement morale. Certes, il est tout à fait possible d’admettre que le bien est hors de portée de l’action humaine. Cependant, la question de savoir si les humains sont des agents moraux en un sens différent des animaux tient toujours : les comportements des autres animaux sociaux échoueraient à se qualifier moralement, tout comme la vaste majorité des comportements humains (sinon tous).

Le coeur du débat ici est que Singer et Korsgaard travaillent avec une conception normative de la moralité, alors que de Waal, Bekoff et Haidt adoptent une conception descriptive de la moralité (Ober et Macedo, 2006, pp. 17-18). Situer l’essence de la moralité dans l’autonomie ou l’impartialité, c’est fournir une définition normative en parlant de la façon dont les humains devraient agir et non en donnant une description de la façon dont les humains agissent. Or, si la majorité des humains agissent le plus souvent comme des wantons, c’est-à-dire en fonction de leurs désirs de premier ordre, cela enlève beaucoup de poids à l’idée selon laquelle les autres animaux sont différents des humains parce qu’ils seraient prisonniers de leurs fins.[25]

Responsabilité animale, réceptivité aux normes et contrôle de soi

Les approches rationalistes de la moralité ont cependant raison de critiquer l’idée voulant que l’empathie et la réciprocité soient suffisantes pour parler de moralité, puisqu’un agent moral doit pouvoir se conformer à des normes partagées et être tenu, dans une certaine mesure, responsable de ses actions. Or, si Strawson a raison d’affirmer que les attitudes réactives sont constitutives des attributions de responsabilité (éprouver du ressentiment, de la gratitude, de l’indignation est précisément ce que cela signifie que de tenir quelqu’un responsable) et s’il est raisonnable de penser que certains animaux sociaux tissant des relations interpersonnelles sont comme nous sujets à une gamme variée d’attitudes réactives, alors il ne semble pas à priori farfelu d’étudier la possibilité que d’autres animaux sociaux capables de reconnaissance intersubjective et de réciprocité soient sensibles à certaines normes de base de la civilité et se tiennent mutuellement responsables de leurs actions.

L’attribution de responsabilité est sans doute l’aspect le plus rébarbatif de la reconnaissance d’une forme de subjectivité morale aux autres animaux. Le problème n’est pas tellement que nous avons de la réticence à faire l’éloge de certains de leurs comportements comme étant admirables, empathiques ou courageux, mais que nous sommes mal à l’aise à l’idée de blâmer les animaux pour leurs comportements déplorables, de dire qu’ils n’auraient pas dû se comporter de cette manière, que cela était mal ou cruel. Notre réticence à tenir les animaux responsables de leurs actions semble étroitement liée à notre embarras à l’idée de les punir. Mark Rowlands (2012) ridiculise l’attribution de responsabilité aux autres animaux prétextant que cela nous mènerait à retourner aux procès animaux du Moyen Âge. Dans Can Animals be Moral?, il reconnaît que plusieurs animaux autrement qu’humains sont motivés par des émotions considérées morales et sont, à ce titre, des sujets moraux, mais soutient qu’ils ne sont pas des agents moraux parce qu’ils ne sont pas des agents. Être un agent, pour Rowlands, signifie pouvoir être considéré responsable de ses actions, être digne d’être louangé et récompensé ou blâmé et puni. Il associe étroitement agentivité, responsabilité et légitimité de punir :

The concept of agency is inseparable from the concept of responsibility, and hence from the concepts of praise and blame. If animals are moral agents, it follows they must be responsible for what they do [...] and can be held accountable for what they do. At one time, courts of law – both non-secular and secular – set up to try (and subsequently execute) animals for perceived crimes were not uncommon. I assume few would wish to recommend a return to this practice. At the core of this unwillingness is the thought that animals are not responsible, and so cannot be held culpable, for what they do.

Rowlands, 2012, pp. 83-84

Cependant, non seulement faut-il distinguer responsabilité morale et responsabilité légale, mais il faut aussi déconnecter l’idée de punition de l’attribution de responsabilité. On peut considérer un humain responsable d’une action moralement répréhensible sans soutenir qu’il devrait être puni, aller en prison ou être exécuté. La justice rétributive (visant à punir) et la justice transformatrice (visant à modifier les comportements) ne doivent pas être confondues. Le plus souvent, lorsqu’un individu enfreint une norme ou une loi, la réponse appropriée n’est pas de l’accuser devant un jury et de le punir, mais de lui faire comprendre que cela était indésirable, qu’il n’aurait pas dû faire cela et qu’il devra faire autrement dans l’avenir (cela peut impliquer une forme de rétribution, mais pas nécessairement). Autrement dit, reconnaître que d’autres animaux peuvent parfois être considérés responsables de leurs actions n’implique pas de retourner aux procès animaux médiévaux.

De plus, ce n’est pas parce que certains animaux font des actions répréhensibles qu’il en tient à nous de les juger, les blâmer et les punir. Les jugements moraux à travers les diverses communautés sont délicats et complexes. Ils ne sont pas impossibles, mais requièrent une connaissance approfondie du contexte socio-culturel – ce qui est difficile d’une culture humaine à l’autre et, à fortiori, pour les communautés animales. Il n’est pas relativiste de soutenir qu’attribuer des responsabilités à des agents qui se situent dans des communautés différentes des nôtres requiert une compréhension du contexte, des enjeux liés à la situation, de l’histoire interpersonnelle des individus impliqués, des motivations, et des intentions ainsi que des pratiques normatives dominantes (ce qui est considéré approprié ou non, bien ou mal, louable ou blâmable, correct ou incorrect, etc.). Puisque nous comprenons mal les contextes socio-culturels interspécifiques, il est fort difficile de porter des jugements moraux justes et appropriés sur les actions des animaux qui appartiennent à d’autres communautés morales. Nous pouvons néanmoins observer que lorsque certains membres de ces communautés échouent à respecter les normes minimales de civilité (par exemple, en attaquant ou en jouant trop violemment avec un tiers), il arrive qu’ils soient réprimandés ou exclus, ce qui laisse penser que l’attribution d’obligations et de responsabilités ne leur est pas étrangère.

Une des difficultés plus substantielles à considérer des animaux autres qu’humains comme des agents moraux vient du fait que leurs comportements ne sont pas le produit d’une décision prise à la suite d’un raisonnement ou d’une délibération. Pourtant, il n’est pas besoin qu’une action soit délibérée pour être jugée moralement; il suffit qu’elle soit volontaire. La distinction d’Aristote entre action délibérée et action volontaire permet de reconnaître une certaine forme de responsabilité aux animaux et aux enfants dans la mesure où certaines de leurs actions sont volontaires (au sens où elles sont le produits de leurs propres désirs et de leur appréhension de la situation), même si elles ne sont pas préméditées et réfléchies. Comme le souligne Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, nous tenons, dans une certaine mesure, les enfants et les animaux pour responsables de leurs actions. Dès leur plus jeune âge, nous traitons les enfants et les animaux domestiques comme des agents moraux, en leur apprenant ce qu’ils devraient et ne devraient pas faire, ce qui est correct ou non, en les punissant et les récompensant (Clark, 1984; Andrews, 2013). Les enfants et les animaux vivant avec nous sont donc parfois tenus responsables de leurs actions lorsqu’ils auraient pu faire autrement et pourraient faire autrement dans l’avenir. Selon mon interprétation sans doute un peu déflationniste de la responsabilité, il suffit qu’un animal ait agit par lui-même, suivant sa propre compréhension de la situation, qu’il aurait pu faire autrement (s’il l’avait voulu) et pourrait faire autrement si une circonstance similaire se présentait à nouveau pour que nous puissions considérer qu’il est responsable de son action.

Quant à savoir si un individu est blâmable (ce qui ne veut pas dire punissable) pour une mauvaise action, cela dépend de la question de savoir s’il savait qu’il ne devait pas faire cela, s’il avait une sensibilité ou réceptivité minimale à la norme qu’il a enfreinte. La vaste majorité des philosophes semblent penser que les animaux ne sont pas en mesure de savoir ce que les autres attendent d’eux. Nomy Arpaly, par exemple, donne l’exemple d’un enfant qui blâme le chien pour avoir détruit son jouet et soutient que la mère devrait expliquer à son enfant qu’il n’y a pas lieu de blâmer le chien parce qu’il ne comprend pas que c’est son jouet favori (2003, p. 145). Arpaly considère que les chiens ne sont tout simplement pas le genre de créatures envers lesquelles le blâme, le ressentiment ou la louange soient appropriés. Dans les termes de Strawson, les autres animaux seraient toujours exclus de l’attribution de responsabilité, c’est-à-dire qu’ils seraient à priori excusés pour des raisons de principes (les excuses de type 2 qui exemptent les individus des reproches et activent l’attitude objective).

Arpaly affirme en effet qu’il est « contre-intuitif » d’attribuer des responsabilités aux autres animaux, mais c’est pourtant quelque chose que le sens commun fait constamment en leur attribuant des obligations (des responsabilités futures): on s’attend, par exemple, à ce que notre chien apprenne à ne pas manger notre assiette, à ne pas faire de mal au chat ou au bébé, ne pas uriner dans la maison, ne pas jouer trop violemment avec les autres chiens ou les enfants (Clement, 2013). Ces exigences et attentes forment une partie essentielle de l’apprentissage social de tout individu appelé à développer des relations interpersonnelles et à vivre en communauté. Il ne fait aucun doute que, si certains animaux n’apprennent jamais à se comporter correctement envers les autres et à avoir certains égards envers eux (cela arrive également parmi les humains), plusieurs animaux sociaux apprennent à respecter les règles de base de leur communauté respective, s’ils ont été socialisés de façon adéquate. Tout comme les chiens apprennent à ne pas mâchouiller les jouets et les chaussures, à ne pas faire de mal aux bébés, à être tolérants envers les enfants, à ne pas renverser les gens en leur sautant dessus, les animaux très sociaux sont en général capables d’apprendre à respecter les normes sociales, les standards de comportements acceptables ou non, et même parfois à réprimander les individus qui enfreignent les règles de base de la communauté.

Nous avons vraisemblablement du mal à penser que d’autres animaux ont des responsabilités, mais certains animaux semblent penser qu’ils en ont. Non seulement semblent-ils se tenir mutuellement responsables de leurs actions passées (attitudes réactives, punitions, récompenses), mais ils semblent aussi se tenir responsables pour leurs actions futures (attentes, obligations). En effet, les animaux sociaux ont certaines obligations qu’ils peuvent respecter, dépasser ou ne pas remplir (Shapiro, 2006, p. 360). Ces responsabilités consistent parfois simplement à respecter les autres au sens de ne pas leur faire de mal (obligations négatives), parfois à s’en soucier activement en les aidant (obligations positives). Le fait de ne pas remplir ces obligations et de ne pas se conformer à ces attentes – par exemple, de ne pas respecter les vieilles femelles, de jouer trop violemment avec les petits ou de ne pas partager le butin de chasse – sera parfois désapprouvé et sanctionné par le groupe. Les désapprobations, réprimandes et blâmes sont souvent difficiles à identifier puisque ce ne sont pas toutes les violations qui sont passibles de sanctions directes et immédiates. Souvent les émotions comme la colère et celles faisant partie de ce que Haidt (2003) appelle the other-condemning family vont plutôt mener les individus à modifier leur comportement à l’égard des autres à moyen ou long terme. Il faut donc une longue familiarité avec un groupe particulier pour être en mesure de détecter les effets concrets des attitudes réactives de désapprobation ou d’approbation, comme la tendance à prendre ses distances par rapport à certains individus malveillants et à rechercher la compagnie de ceux qui font preuve de bienveillance et de réciprocité. Une difficulté supplémentaire tient au fait qu’il est rare qu’un individu soit simplement malveillant ou bienveillant; certains de ses comportements peuvent être cruels ou égoïstes alors que d’autres seront empathiques, respectueux ou généreux.

Les critères pour établir la présence d’approbation et de désapprobation chez les animaux sont comportementaux, ce qui fait qu’il y a un double standard envers les humains auxquels on se contente souvent de demander s’ils approuvent ou désapprouvent non un comportement, sans exiger qu’ils agissent effectivement en fonction de ce jugement. Dans le cas des autres animaux, il est difficile de savoir s’ils désapprouvent le comportement d’un tiers, à moins qu’ils agissent, par exemple, en le punissant activement. On court ainsi le risque de comparer le comportement « idéal » des humains (ce qu’ils disent blâmer et louanger) aux comportements effectifs des autres animaux. Néanmoins, même en ne se fiant qu’aux comportements des autres animaux, il semble plausible de penser, comme on l’a vu avec les attitudes réactives, que les animaux peuvent désapprouver les comportements des autres, à la fois à leur endroit et à l’endroit des autres, et même parfois leurs propres comportements.

Penser l’agentivité morale sur un continuum?

Les critères utilisés par Korsgaard et Singer pour déterminer si les animaux sont des agents moraux sont si exigeants que la grande majorité des humains (et non seulement certains cas marginaux) ne sont pas capables de les satisfaire. On se conforme le plus souvent aux règles de la moralité ordinaire sans remettre en question leurs principes sous-jacents. Notre respect des normes est rarement réfléchi. Comme les animaux sociaux, on se plie spontanément aux règles du savoir-vivre qu’on a internalisées. Cependant, contrairement à eux, on est (parfois) capables de raisonnement et de délibération morale, c’est-à-dire de réfléchir à nos motivations, de débattre des normes ou d’évaluer impartialement les conséquences d’une action, et il semble plausible de penser que cela nous donne davantage de responsabilités que n’en ont les animaux dépourvus de ces capacités.

Plutôt que de trancher entre un fondement émotionnel ou rationnel de la moralité, nous devrions distinguer entre (1) l’agentivité ou la subjectivité morale au sens large et (2) le raisonnement ou la délibération morale (Sapontzis, 1987, p. 37). Contrairement à ce que soutiennent les rationalistes, il n’est pas nécessaire d’être un agent rationnel capable de réfléchir aux principes et aux normes pour être le sujet de motivations et d’obligations morales. Cependant, il semble inadéquat de réduire l’agentivité morale au fait d’être motivé par des émotions morales (comme le font parfois certaines approches sentimentalistes), puisqu’être un agent moral implique d’être réceptif aux normes et d’avoir un certain contrôle sur ses actions. Il n’est toutefois pas nécessaire d’intellectualiser ces capacités : les animaux sociaux sont souvent sensibles aux normes et peuvent apprendre ce qu’ils doivent et ne doivent pas faire. Leur éducation et leur socialisation leur permettent d’apprendre les coutumes et les règles de conduites de la communauté, ce qui est acceptable et inacceptable dans le contexte de leurs interactions sociales. Il s’agit d’un processus de récompenses et de punitions[26] analogue à celui du blâme et des louanges leur permettant d’acquérir de bonnes habitudes, d’internaliser les normes de leur communauté et de distinguer ce qui est correct ou non, et même de le renforcer chez les autres.

Les individus rationnels qui sont en mesure de réfléchir aux principes qui guident leurs actions, de les évaluer et les réviser au besoin ainsi que d’agir en fonction de ce jugement, ont certainement plus de responsabilités qu’un jeune enfant, un chien ou un mouton. Cependant, cela ne veut pas dire que les enfants et les autres animaux ne peuvent pas être tenus responsables de leurs actions, dans la mesure où ils auraient pu (et pourraient) faire autrement. Voici une tentative de définition :

  1. Agentivité ou subjectivité morale : capacité de tisser des liens interpersonnels avec certains individus, de faire preuve de réciprocité à leur égard et d’une certaine réceptivité à leurs expériences vécues (leurs états affectifs, leurs préférences, leur situation, etc.) ainsi que de suivre les normes de base de la communauté, de distinguer ce qui correct ou incorrect, de l’approuver et de le désapprouver chez soi et les autres.

  2. Délibération ou raisonnement moral : capacité de réfléchir sur les principes, les motifs et les conséquences de nos actions, d’argumenter, de raisonner et de délibérer à propos de l’action morale à accomplir.

Il est possible de penser l’agentivité morale sur un continuum (Shapiro, 2006, p. 358), allant de la réceptivité aux expériences vécues d’autrui et la sensibilité aux normes à la réflexion abstraite sur les principes devant guider nos actions. J’ai moi-même présenté les choses ainsi (Bailey, 2013), mais je pense maintenant que c’était une erreur puisque cela laisse penser qu’il y aurait une hiérarchie entre les deux capacités, de sorte que l’agentivité morale (sens 1) serait le préalable de la délibération morale (sens 2) et que la capacité de raisonner serait une aptitude évoluée qui rendrait les gens « plus moraux » (cela en ferait des agents moraux plus compétents). Or, s’il existait une telle hiérarchie entre les facultés, les philosophes moraux devraient être des exemples de moralité, alors qu’ils ne semblent pas être moralement plus compétents que la population générale qui ne passe pas son temps à réfléchir aux principes moraux, mais suit de façon intuitive et préréflexive les normes de la moralité ordinaire (Schwitzgebel et Rust, 2014; à paraître).

L’exemple de Haidt vient même suggérer que les spécialistes de la moralité sont au contraire particulièrement incompétents lorsqu’il s’agit de se comporter selon les principes auxquels ils adhèrent rationnellement. Le fait qu’ils aient plus d’informations, de connaissances et de ressources que la majorité des gens pour reconnaître le caractère acceptable ou non de certaines actions semble augmenter leurs capacités et leur imposer plus responsabilités (Shapiro, 2006, p. 368). Qu’ils ne se comportent généralement pas mieux que le commun des mortels, bien qu’ils aient plus de capacités de le faire (et donc plus de responsabilités), augmente d’autant plus leur faillite morale. Par exemple, Haidt se dit rationnellement convaincu qu’il est moralement inacceptable de manger de la viande en raison des horribles conditions de vie et de mort que nous imposons aux animaux qui ont le malheur de vivre enfermés dans nos élevages, mais il continue néanmoins (après un bref épisode de végétarisme) à consommer des produits issus de la souffrance, de l’enfermement et de la mise à mort des animaux alors qu’il pourrait très facilement faire autrement. Il admet pleinement son hypocrisie : « I love the taste of meat, and the only thing that changed in the first six months after reading Singer is that I thought of my hypocrisy each time I ordered an hamburger. » (Haidt, 2006, p. 165)

Haidt interprète son comportement en termes de goût/dégoût de la viande : il attribue son incapacité d’agir en fonction de ses jugements bien pesés à son goût pour la viande et son flirt végétarien à son dégoût suite au visionnement d’un film tourné dans un abattoir. Son profond dégoût aurait mis, pour un certain temps, « l’éléphant » en accord avec le « cavalier (rider) » (2006, p. 166). Cette harmonie entre ses comportements et ses principes ne dura cependant que quelques semaines. Une fois le dégoût dissipé, ses habitudes « carnistes » ont repris le dessus.[27]

La faiblesse morale de Haidt (« son hypocrisie », comme il l’appelle) vient du fait qu’il constate rationnellement que son comportement est moralement répréhensible, mais qu’il continue néanmoins à dévorer des burgers-de-vache. Cela ne pointe pas du tout vers l’idée que la délibération et le raisonnement moral feraient des humains adultes des agents moraux plus compétents que d’autres animaux. Au contraire, dans la mesure où nous avons, grâce au raisonnement moral, la capacité de nous imposer des obligations morales envers d’autres animaux, mais que nous échouions largement à les respecter, il semble que nous soyons, ironiquement, des agents moraux moins compétents et plus irresponsables que ne le sont certains animaux.[28]

Sommes-nous moraux en un sens différent des autres animaux sociaux?

Il est courant de défendre l’exceptionnalisme humain en matière de moralité en affirmant que nous avons la capacité tout à fait unique d’appréhender le bien et le mal et de nous comporter de façon correcte ou incorrecte envers les autres animaux. C’est précisément la thèse de Wesley J. Smith, chercheur au Center for Human Exceptionalism, qui réitère un axiome fondamental de la pensée judéo-chrétienne : « We uniquely are capable of apprehending the difference between right and wrong, good and evil, proper and improper conduct toward animals. » (2010, p. 243)

Or, si nous sommes uniques parce que nous avons la capacité de respecter les animaux, mais qu’en vérité nous ne le faisons pas, cela ne fait pas de nous des êtres plus moraux que d’autres animaux sociaux – bien au contraire. Comme en témoigne l’exemple de Haidt, il ne va pas de soi que nous soyons, dans les faits, disposés à nous comporter respectueusement envers les autres animaux, même lorsque nous reconnaissons cette exigence morale. En raison de l’ampleur des violences que nous leur infligeons pour nos caprices et au vu du fait que les bénéficiaires de la moralité humaine sont le plus souvent exclusivement d’autres humains, il faut se demander quelle est la grande différence entre la moralité humaine (telle que réellement pratiquée) et celle d’autres animaux sociaux. La réponse traditionnelle est que les autres animaux ne suivent pas de règles morales, mais simplement des règles sociales. Cependant, lorsque nos règles morales ne servent en réalité que les intérêts des membres de notre groupe (biologique ou social), il est légitime de remettre en question la distinction entre comportements moraux et comportements prosociaux. En quoi une morale humaniste suprémaciste, c’est-à-dire exclusivement anthropocentrée ou qui ne reconnaît de droits fondamentaux qu’aux êtres humains, est-elle essentiellement différente de la façon dont les bonobos se respectent et prennent soin les uns des autres?

Il faut distinguer plusieurs types de capacités et de compétences morales sans pour autant les concevoir sur un continuum hiérarchique, comme si la délibération était un stade plus développé d’agentivité morale que le fait d’être sensible aux expériences vécues des autres et d’être motivé à prendre soin des individus vulnérables dépendants de nous. Cela permet notamment (1) de reconnaître l’apparente dimension morale de certains comportements animaux, (2) d’apprécier le caractère largement non réflexif de notre propre vie morale ainsi que (3) la place centrale des émotions dans l’appréhension des valeurs, (4) tout en faisant justice à notre capacité spécifiquement humaine d’évaluer de façon critique les principes et les conséquences de nos actions.

Ce qui distingue l’agentivité morale des adultes humains typiques et celle d’autres animaux sociaux, ce n’est pas la réceptivité à autrui, la sensibilité à ses peines, la motivation à lui venir en aide, la bienveillance, la réticence à faire du mal aux proches, la tendance à prendre soin des êtres vulnérables, le désir de faire du mal à ceux qui nous en font et d’aider ceux qui nous aident, bref, l’étendue des comportements moraux; mais plutôt la capacité de réfléchir et de délibérer en tenant compte des principes, des motivations et des conséquences. Nous sommes moraux en un sens différent des autres animaux sociaux dans la mesure où nous pouvons, d’une part, reconnaître la subjectivité et l’intersubjectivité de sujets très différents de nous et tenter de comprendre l’expérience vécue et la réalité sociale de ces créatures, et d’autre part, réviser les normes qui gouvernent nos actions et nos institutions afin de prendre en considération les intérêts de tous les individus et les groupes envers les quels nous pouvons reconnaître des exigences morales.

Ces capacités nous imposent assurément plus de responsabilités et d’obligations morales que n’en ont d’autres animaux, mais cela ne signifie pas d’emblée que les humains adultes typiques soient effectivement plus moraux, ni qu’ils soient disposés à mieux agir que d’autres animaux sociaux. La vaste majorité de la population nord-américaine se dit en effet opposée à l’élevage industriel et continue néanmoins de consommer les produits de cette industrie alors qu’elle pourrait facilement faire autrement. Cette incompétence ou irresponsabilité laisse penser que l’attitude moralisatrice n’est pas la plus appropriée pour combattre la suprématie humaine et l’institution de l’exploitation animale. Haidt adopte en effet une attitude réactive envers son carnisme : il se traite d’hypocrite, mais cela ne l’amène pourtant pas à modifier ses habitudes. Cette irresponsabilité suggère qu’il est parfois impératif de cesser d’adopter envers nous-mêmes une attitude réactive ou moralisatrice (de se considérer « hypocrites », « méchants », « indifférents ») pour adopter plutôt une attitude objective où nous nous traitons, en certaines matières, comme des agents moraux irresponsables qui doivent être manipulés, guidés, contrôlés et éduqués, plutôt que blâmés, critiqués ou punis.

En effet, le fait de porter des jugements sur nos jugements ne nous donne pas pour autant un contrôle sur ces derniers. Ce n’est pas parce que l’on juge qu’on ne devrait pas être raciste ou sexiste qu’on cesse de l’être. Cela ne semble pas un cas de faiblesse de la volonté dans la mesure où le fait d’être raciste, sexiste ou spéciste vient d’un long processus de conditionnement social et s’imbrique dans plusieurs autres sphères de notre vie émotionnelle et de notre architecture cognitive.[29] Étudier les fondements et les motivations de nos actions nous permet d’identifier et mieux comprendre nos préjugés et nos biais, mais cela ne signifie pas que nous sommes libres de ne plus être racistes, sexistes, ethnocentristes ou spécistes. Cela signifie plutôt que nous avons le devoir de modifier les pratiques, les circonstances et les institutions sociales qui nous ont menées à développer des jugements et des attitudes racistes, sexistes ou spécistes en développant des structures sociales et des institutions de base qui soient plus respectueuses des intérêts fondamentaux de tous les individus impliqués, qu’ils appartiennent ou non à notre espèce.

S’il existe une différence essentielle entre ce qu’on appelle « la » moralité humaine et le « sens moral » d’autres animaux sociaux (incluant la reconnaissance intersubjective, la réceptivité aux expériences d’autrui et aux normes sociales), c’est dans la mesure où les humains adultes (du moins, certains) sont (parfois) capables de réfléchir aux principes de leurs actions, de questionner leurs motivations, d’évaluer les conséquences de leurs actions en visant la justice et de s’efforcer de modifier leurs pratiques et leurs institutions en conséquence. Cela implique, paradoxalement, que nous devions cesser de considérer de facto les humains adultes comme des agents moraux compétents, disposés à bien agir. Au lieu d’adopter envers nous-mêmes une attitude réactive ou moralisatrice, il peut parfois être plus approprié d’adopter une attitude objective où nous modifions les conditions, les circonstances et les déterminants qui nous mènent à nous comporter de façons que nous considérons répréhensibles, plutôt que de nous adresser des blâmes et des reproches. En fait, il semble qu’un mélange des deux attitudes soient soit le plus approprié. Strawson présente l’éducation des enfants comme un compromis entre l’attitude participative et l’attitude objective, mais il ne semble pas y avoir une démarcation nette, un moment où les adultes en viennent à être des agents moraux pleinement compétents et envers lesquels l’attitude objective serait par principe inappropriée. Comme le soulignent Donaldson et Kymlicka, il n’y a pas de ligne claire qui distingue le moment où un individu n’est qu’un patient moral et où il devient également un agent moral.

Much of our moral behavior is unreflective, and indeed the moral health of a society depends on this fact. We are born with various pro-social tendencies (cooperation, empathy, etc.) which are molded through socialization into habitual responses and behaviors that embody certain social norms. [...] Many of our everyday moral acts – being helpful, kind, sympathetic, trusting, cooperative, self-disciplined – often involve no reflection whatsoever. Once we recognize the crucial role of moral emotion, socialization and habit in our moral lives, then it’s clear that many so-called moral patients also engage in these behaviours. They can be motivated by moral sentiments, they can internalize norms of behaviour, and they can engage in reciprocal relations of love, trust, care, sharing, cooperation, assistance, and so on. In all of these ways, individuals with limited cognitive capacities can clearly be participants in a shared moral life, and can contribute to it, shaping it to better reflect the interests and inclinations of all involved.

Donaldson et Kymlicka, 2012, p. 10

Considérer d’autres animaux comme des individus capables de participer à « une vie morale commune » implique de ne pas simplement les considérer comme des membres de la communauté morale au premier sens (comme c’est généralement le cas en éthique animale), mais comme aussi au second sens, c’est-à-dire comme des individus qui ne sont pas seulement les bénéficiaires de nos décisions paternalistes à leur endroit, mais comme des sujets sociaux capables de répondre à certains exigences morales, de s’en addresser mutuellement et de nous en adresser.

Aperçu des conséquences éthiques et politiques

Que les autres animaux ne soient pas des agents moraux est un argument courant pour nier que nous ayons des devoirs directs envers eux (c’est-à-dire pour ne pas leur reconnaître des droits). Comme le dit Clement, plusieurs sont sceptiques à l’idée que la sensibilité soit une condition suffisante pour être membre à part entière de la communauté morale, puisque les membres d’une communauté morale ont des responsabilités les uns envers les autres. Ce scepticisme vient, selon moi, d’un échec à distinguer entre deux sens de communauté morale. Comme le montre l’argument des cas marginaux, l’agentivité morale n’est pas un critère d’appartenance à la communauté morale au premier sens. Cela ne signifie cependant pas que l’étude de la subjectivité morale des autres animaux soit sans conséquences pratiques. Après tout, Clement a raison de penser que nous ne nous comportons pas de la même façon envers des agents moraux et amoraux. Nous avons également des obligations différentes envers les agents moraux qui font partie de notre communauté morale (au second sens). Au fil des interactions interpersonnelles et sociales, les individus développent des relations intersubjectives, acquièrent des devoirs, des attentes et des obligations les uns envers les autres et instituent des standards de comportements appropriés et inappropriés, corrects et incorrects. On ne peut appréhender ces devoirs et y réfléchir adéquatement que si l’on se situe dans une attitude participative et non seulement objective.

En gardant à l’esprit qu’il est difficile d’anticiper ces obligations relationnelles (puisque l’autre singulier et concret aura toujours son mot à dire sur ce qu’il considère acceptable ou inacceptable, correct ou incorrect), je voudrais néanmoins suggérer que la reconnaissance d’autres animaux comme membres de communautés morales au second sens permet de revisiter certains dilemmes classiques en éthique animale, notamment l’extinction éventuelle des espèces domestiquées et l’intervention massive dans les communautés animales sauvages. Admettre que nous ne sommes pas les seuls acteurs dans ces relations implique de rejeter l’idée qu’il nous appartient de décider unilatéralement du destin des autres animaux et de leurs communautés.

Dans le cas des animaux domestiques qui font partie de nos communautés (qu’ils soient utilisés pour la compagnie, le travail ou la boucherie), il ne fait aucun doute que la plupart vivent une existence misérable que nous leur imposons de façon tyrannique. Nous devons assurément, comme le soutiennent les théories des droits des animaux, cesser de les inséminer, de les enfermer, de les mutiler et de les tuer. Cependant, l’idée défendue par l’approche abolitionniste selon laquelle nous devrions ou bien les retourner graduellement à l’état sauvage ou alors activement empêcher leur reproduction (par la castration ou autre moyen moins invasif) est également une façon de leur imposer unilatéralement nos volontés. Dans l’état actuel du monde, la castration est sans doute acceptable, mais il faut souligner que cette forme de domination est un tort important qui exige une justification. De plus, dans l’éventualité où nos sociétés en viennent à leur reconnaître des droits fondamentaux et cessent l’élevage, l’abattage, l’exploitation et l’abandon des animaux domestiques, il est probable qu’on en arrive éventuellement à un moment où les justifications pour empêcher globalement leur reproduction ne tiendraient plus si leurs descendants ont la possibilité de vivre une existence décente et relativement épanouie.

Reconnaître des droits aux animaux domestiques est sans doute une extension de la communauté morale au premier sens, mais pas au second sens, dans la mesure où ces animaux font partie de nos familles et de nos communautés depuis un passé immémorial. Il ne fait aucun doute que ces animaux ont été traités comme une caste inférieure systématiquement opprimée, considérée au service des intérêts humains, mais cette coexistence et cette coopération n’ont pas nécessairement à être oppressives et tyranniques (Donaldson et Kymlicka, 2011). Nous avons cependant peu de modèles qui nous offrent une idée de ce qu’une telle coopération respectueuse et juste pourrait impliquer. Un des premiers pas vers le développement de ces modèles consiste à cesser de considérer les animaux exclusivement sous l’attitude objective où ils sont des individus à administrer, et à se rapporter aux animaux comme à des sujets intersubjectifs capables de communiquer leurs préférences et de poursuivre leur bien-être subjectif tout en étant réceptifs aux attentes et aux exigences des autres à leur endroit. Avoir la capacité de faire quelque chose ne signifie pas être compétent, mais plutôt avoir la possibilité de le devenir. Les animaux domestiques ne pourront développer ces capacités à être des agents moraux compétents aussi longtemps que nous les traiterons comme des individus que nous devons administrer, gérer ou protéger et que nous ne serons pas réceptifs à leurs diverses tentatives de communiquer leurs préférences subjectives et leurs exigences ou attentes à notre endroit.

Cependant, il n’est pas a à priori exclu que nos relations avec les animaux qui vivent avec nous puissent éventuellement se développer selon leurs propres termes et refléter leurs préférences, leur bien-être subjectif et leurs exigences à notre endroit, une fois que nous aurons abandonné le modèle paternaliste, qui nous mène à adopter une attitude d’administrateurs ou de gérants plutôt qu’une attitude intersubjective où nous entrons d’emblée en relation avec eux comme des égaux, des membres à part entière de notre communauté morale, capables de répondre à nos demandes et de nous en adresser.

Nous devons chercher des façons de respecter les animaux avec lesquels nous sommes en relation et en interaction continue sans pour autant leur imposer une vie dont nous décidons unilatéralement ldes termes. Comme le soutiennent Donaldson et Kymlicka (2011), les animaux domestiqués peuvent être encouragés à faire des choix significatifs en ce qui concerne les termes dont ils veulent mener leur vie, notamment si et dans quelle mesure ils veulent continuer à vivre parmi nous. Il n’est pas inconcevable que cela mène éventuellement à la fin de notre cohabitation avec d’autres animaux s’ils préfèrent retourner graduellement à la vie sauvage, mais il n’est pas légitime de le leur imposer.

En ce qui concerne les animaux sauvages, le fait que certains philosophes (Nussbaum, 2006; McMahan, 2010; Horta, 2013) suggèrent qu’une intervention massive dans la nature (voire même une extinction graduelle des prédateurs) serait compatible avec un respect des animaux montre à quel point l’approche objective ou administrative domine l’éthique animale. Nul ne suggérerait une telle approche dans le cas des communautés humaines parce que nous reconnaissons des valeurs qui vont au-delà de la protection de la sécurité physique des individus, notamment l’autonomie, le respect des cultures et des modes de vie. Reconnaître que certains animaux sauvages forment d’autres nations (Regan) ou qu’ils forment leurs propres communautés souveraines (Donaldson et Kymlicka) exige de cesser de les voir comme des individus incompétents qu’il nous incombe de gouverner. Cela signifie implique notamment que nous ne devrions pas intervenir massivement dans les communautés animales sauvages pour les administrer et décider unilatéralement de leur sort. Cependant, cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas intervenir du tout, mais plutôt que nos interventions doivent viser à promouvoir ou restaurer l’autonomie des diverses communautés animales (Donaldson et Kymlicka, 2011).

Certaines interventions ciblées (vacciner, aider en cas d’accident ou de catastrophe naturelle, etc.) sont permissibles et parfois moralement requises, mais cela ne rend pas légitime l’intervention massive pour limiter la liberté des animaux sauvages et les placer dans des environnements sécuritaires contrôlés pour les protéger les uns des autres. Horta (2013) soutient qu’une intervention massive dans la nature est justifiée parce que les communautés animales sauvages sont en état de catastrophe humanitaire perpétuelle. Donaldson et Kymlicka pensent, au contraire, que la prédation et autres violations de droits fondamentaux dans la nature ne remplissent généralement pas les critères pour justifier une intervention humanitaire globale (2013, p. 158). Ils font également valoir que, sous plusieurs aspects, les communautés animales sauvages sont même plus compétentes que les communautés humaines qui sont fondées sur des modèles de développement épuisant les ressources et détruisant l’environnement au détriment des générations futures et des autres animaux, tandis que les animaux sauvages parviennent souvent bien mieux que nous à vivre selon leurs moyens écologiques.[30]

Il est vrai que certaines communautés animales sauvages ne parviennent pas à assurer et promouvoir le bien-être et l’épanouissement de leurs membres, mais prétendre que les placer sous la tutelle des êtres humains est une solution ignore le fait que nous sommes non seulement les prédateurs les plus dévastateurs de la planète, mais aussi, très souvent, les premiers responsables de leurs malheurs, de la dégradation de leurs habitats ainsi que de la faillite de leurs communautés et de leur mode de vie.

Certes, convenir d’une forme d’agentivité morale chez certains animaux sociaux n’est pas nécessaire pour admettre que nous avons le devoir de cesser de coloniser, de polluer et de détruire leurs habitats, mais je crois que cela encourage le développement d’une éthique animale plus égalitaire et respectueuse des diverses formes d’agentivité et de communauté. Apprendre à voir certains animaux comme formant leurs propres communautés souveraines ne les met pas à l’abri de la prédation et de la famine, mais aide à les protéger des menaces d’ingérence extérieure en nous permettant de reconnaître qu’ils devraient, comme nous, avoir le droit de mener leurs propres vies comme ils l’entendent, sans voir leur existence et leurs communautés gérées par une puissance étrangère – aussi bienveillante soit-elle.