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1. INTRODUCTION

Le réalisme moral affirme d’ordinaire qu’il existe des vérités morales objectives et nécessaires qu’il nous est parfois donné de découvrir. Traditionnellement,[1] les opposants au réalisme répondent en deux points : premièrement, le réalisme postule l’existence de propriétés étranges; deuxièmement, même si elles existaient, de telles propriétés nous seraient inconnues.

Cependant, le réalisme essuie parfois une forme de critique très différente, souvent implicite et toujours assez floue. En un mot, le réalisme serait dogmatique. Le dogmatisme[2] désigne un mélange toxique d’outrecuidance et d’intolérance. Il est dogmatique de croire avoir toujours raison, de ne pas écouter les autres, de ne pas douter suffisamment, etc. Il s’agit donc d’une faute à la fois intellectuelle et éthique. Comme de raison, cette épithète péjorative est tantôt utilisée pour décrire les fondements épistémologiques du réalisme; tantôt pour décrire l’éthique du réalisme. Plus précisément, il faudrait être dogmatique pour être réaliste puisque nous manquons d’arguments non circulaires en sa faveur. De plus, une fois accepté, le réalisme nous pousserait au dogmatisme, voire à l’intolérance face au désaccord moral. De part et d’autre, l’accusation est intimement liée au fait que le réalisme postule l’existence de la connaissance morale. Selon le réalisme, lorsque quelqu’un connaît des vérités morales, cela implique que ses opposants sont dans l’erreur, voire se maintiennent dans l’ignorance.

Le flou et la rareté de l’accusation de dogmatisme peuvent être expliqués. D’abord, le terme dogmatisme a de multiples acceptions, dont plusieurs doivent être combinées pour poser un problème sérieux au réalisme. Ensuite, la double accusation de dogmatisme ne peut être soutenue adéquatement qu’au prix d’une difficile discussion sur la relation entre éthique et métaéthique. Les théories métaéthiques cautionnent-elles réellement des attitudes éthiques comme le dogmatisme ? Les théories éthiques peuvent-elles servir d’argument en faveur de telle ou telle théorie métaéthique ? Nous ne ferons pas l’économie de ces questions difficiles.

Dans la section §2, je propose d’examiner l’une des rares mises en accusation explicites de dogmatisme du réalisme, celle de Christine Korsgaard. Dans la section §3, j’offre une définition précise du réalisme, mais surtout du dogmatisme, afin de réexaminer en des termes différents l’accusation de Korsgaard. Dans la section §4, je me demande directement si le réalisme repose sur une forme de dogmatisme. Je consacre la section §5 à l’idée selon laquelle le réalisme cautionne le dogmatisme. Ma conclusion est que le réalisme n’est dogmatique ni dans un sens ni dans l’autre.

2. KORSGAARD CONTRE LE RÉALISME

Samuel est en attente d’une greffe de moelle osseuse. La liste d’attente est longue, et son cas est moins sévère que celui de beaucoup des personnes qui le précèdent. Or, Samuel connaît bien le directeur de l’hôpital qu’il fréquente, et il sait qu’il pourrait faire « avancer son dossier » en effectuant un simple appel téléphonique. Ce serait pourtant injuste.

Samuel peut se poser plusieurs questions. Premièrement, pourquoi ne devrait-il pas profiter de ses contacts pour avoir accès à une greffe plus rapidement ? L’éthique appliquée peut offrir une réponse, par exemple que de bénéficier d’un traitement de faveur dans de telles circonstances est une grave injustice en vertu de l’égalité des droits entre les humains. Deuxièmement, pourquoi Samuel devrait-il être juste ? L’éthique normative peut donner une réponse à cette question en montrant que la justice est une valeur morale cardinale. Troisièmement, pourquoi Samuel devrait-il être moral ? La question n’est pas de déterminer s’il est avantageux pour Samuel d’être moral, que ce soit en faisant appel au malheur des injustes ou à la punition des immoraux.[3] La question est de déterminer ce qui justifie un énoncé tel que « Samuel doit s’abstenir de dépasser les autres » ou lui confère sa force normative. Christine Korsgaard nomme cette question « la question normative » (1996, chap. 1).

Pour Korsgaard, la question normative est cruciale parce que nous nous trouverons tous tôt ou tard dans la situation de Samuel. Notre intérêt sera en conflit avec la moralité. Il l’est en fait sans doute déjà.[4] Si, dans ces situations, nous n’avons pas de réponse à la question « pourquoi être moral ? », nous risquons de ne pas l’être ou de l’être moins.

La plupart des théories métaéthiques apportent une réponse à la question normative, même si c’est parfois en rejetant ses présupposés. C’est le cas du réalisme moral, qui maintient qu’il y a des faits moraux objectifs et nécessaires à propos desquels nous entretenons des croyances et que parfois nous connaissons.[5] Traditionnellement, le réaliste moral répond donc assez brièvement à la question normative. Samuel doit être moral parce qu’il a une obligation d’être moral ou d’agir justement. Dans tous les cas, Samuel doit agir d’une certaine façon et c’est un fait moral objectif. Pour le réaliste, ce fait est réel dans le même sens où le sont les faits mathématiques et la loi de la gravitation.[6] Samuel doit donc s’abstenir d’être injuste, qu’il le reconnaisse ou non, que sa société le recommande ou non.[7] Demander pourquoi une obligation objective devrait être remplie, c’est ou bien poser une question insensée ou bien demander l’impossible.[8]

La difficulté d’une telle réponse est qu’elle apparaît insuffisante et dogmatique; et insuffisante parce que dogmatique. C’est ce que Korsgaard défend (voir aussi Desmons p. 212–214):

La réponse du réaliste est de se braquer [to dig in his heels]. La notion de normativité ou d’autorité est irréductible. C’est une erreur que d’essayer de l’expliquer. L’obligation est simplement là, faisant partie de la nature des choses. Nous supposons que certaines actions sont des obligations en elles-mêmes si quoi que ce soit l’est. […]

Korsgaard, 1996, p. 30, traduction libre

Le réaliste croit que « les obligations existent tout simplement et que personne ne doit le prouver » (1996, p. 32). Le travail du réaliste est donc strictement défensif : il se contente de réfuter les attaques sceptiques contre la moralité (1996, p. 31).[9]

Ce dogmatisme est sérieux, croit Korsgaard. En premier lieu, il infecte les fondements du réalisme. De fait, le réalisme présume de ce qu’il doit défendre :

[L]e réalisme est une position métaphysique dans le sens précis que Kant critiquait. Nous pouvons nous demander « Pourquoi dois-je faire ce qui est correct [right] ? » « Parce que c’est le commandement de Dieu. » « Pourquoi devrais-je faire ce que Dieu commande ? » – et ainsi de suite. C’est ce que Kant appelait la recherche de l’inconditionné […]. Le coup du réaliste est de mettre fin à cette régression par décret : il déclare qu’il y a des choses qui sont intrinsèquement normatives. […] Ayant découvert qu’il avait besoin d’une réponse inconditionnelle, le réaliste conclut immédiatement qu’il en a trouvé une

1996, p. 33, traduction libre

Le réalisme, nous dit Korsgaard, est donc fondé sur une forme de dogmatisme. Pensons à G. E. Moore (1939), qui défendit le réalisme métaphysique contre le scepticisme en montrant ses mains. Pensons également à Ronald Dworkin (1996), qui rejeta les arguments antiréalistes en affirmant, en gros, qu’il est mal de torturer un enfant par pur plaisir quoi qu’on en pense et donc que le réalisme est vrai. (Nous y reviendrons en §4.)

En second lieu, le dogmatisme est sérieux, selon Korsgaard, parce qu’il finit par faire partie du discours éthique du réaliste :

Le réalisme moral est ainsi. Ayant découvert que les obligations ne peuvent exister à moins qu’il y ait des actions qu’il nous est nécessaire de poser, le réaliste conclut qu’il y a de telles actions et que ce sont ces actions mêmes que nous avons toujours crues nécessaires, les devoirs moraux traditionnels

1996, p. 34, italique ajouté

Dans la première partie du passage, Korsgaard réitère sa crainte que le réalisme soit fondé sur une forme de dogmatisme. Dans la partie en italique, elle accuse le réalisme de cautionner une forme de dogmatisme en éthique et peut-être une forme de dogmatisme traditionaliste. L’idée est que si le fondement de la métaéthique est constitué de nos idées de départ, alors il sera difficile de nous en départir. De plus, le réalisme affirme connaître des vérités nécessaires et objectives, des vérités dont il est tellement certain qu’elles servent à « répondre » à la question normative. Il y a alors un risque évident que le réaliste voie celui avec qui il aura un désaccord éthique comme un ignorant. Citons avec Korsgaard le passage de Samuel Clarke qui parle de la vérité du réalisme :

Ces choses sont tellement notoirement simples et évidentes d’elles-mêmes [self-evident], que rien sinon une stupidité extrémiste de l’esprit, la corruption des usages ou la perversion de l’âme, peuvent possiblement faire douter un homme à leur propos

Clarke, 1823, p. 161, traduction libre

Le scepticisme à propos du réalisme serait, pour reprendre l’expression de Timothy Williamson (2007) à propos du scepticisme en épistémologie, une véritable « maladie ».

Pour résumer, le dogmatisme serait l’alpha et l’oméga du réalisme : l’alpha parce qu’il faudrait être dogmatique pour devenir réaliste; l’oméga parce que le réalisme cautionnerait le dogmatisme. Le premier mouvement est de l’éthique à la métaéthique : c’est à partir de jugements moraux simples et « évidents d’eux-mêmes » que le réaliste en vient à être réaliste. Le second mouvement est de la métaéthique à l’éthique : c’est à partir de jugements métaéthiques que le réaliste cautionne certaines tendances éthiques douteuses.[10]

Je soutiendrai que les accusations de Korsgaard sont erronées au bout du compte. Toutefois, elles soulèvent un réel défi pour le réaliste : montrer, en répondant à la double accusation de dogmatisme, que la façon dont il conçoit la relation entre l’éthique et la métaéthique est admissible. Si, depuis la publication de The Source of Normativity, les réalistes ont offert des théories toujours plus convaincantes, ils ne me semblent pas avoir suffisamment porté leur attention sur la question du dogmatisme. En particulier, Korsgaard met le doigt sur un fait qui est souvent passé sous silence : le réaliste (mais peut-être aussi tous les métaéthiciens) doit faire de la métaéthique à partir de l’éthique, c’est-à-dire justifier le réalisme par des énoncés éthiques de premier ordre.[11] C’est ce fait qui suggère que le réalisme a des fondements dogmatiques.

La question normative devra cependant demeurer sans réponse pour l’instant. Optimiste, je crois qu’elle nous offre une excellente occasion d’examiner le réalisme. Pessimiste, je doute que nous puissions y apporter une solution.

3. DOGMATISME ET RÉALISME : DÉFINITIONS

J’ai jusqu’à présent défini le réalisme comme la thèse selon laquelle il y a des faits moraux objectifs et nécessaires que nous connaissons parfois. Je veux nuancer cette définition. Le réalisme est en fait souvent présenté comme la conjonction de quatre thèses :

  • Thèse linguistique : nos énoncés moraux sont (typiquement) des énoncés descriptifs;

  • Thèse psychologique : nous avons des croyances morales;

  • Thèse épistémologique : nous avons des connaissances morales;

  • Thèse métaphysique : il y a des faits moraux objectifs et nécessaires.

Laissons de côté les deux premières thèses. Il suffit de rappeler qu’elles contrastent avec des théories dites non cognitivistes en métaéthique, c’est-à-dire des théories qui affirment que les énoncés moraux ne sont pas des énoncés descriptifs ayant des conditions de vérité. Les énoncés moraux permettraient l’expression d’attitudes non propositionnelles (comme les émotions)[12] plutôt que l’expression d’attitudes propositionnelles (comme les croyances).[13]

Les deux autres thèses méritent une plus ample explication. La thèse épistémologique n’implique pas que chacune (ou même la plupart) de nos croyances morales soit une connaissance. Elle n’implique pas non plus que nous soyons en mesure d’atteindre, sur chaque question éthique, une connaissance. À vrai dire, certains réalistes omettent d’inclure la thèse épistémologique dans leur définition, préférant dire que le réalisme est la conjonction des trois autres thèses.[14] Il s’agit simplement de dire que certaines de nos croyances morales sont des connaissances.

J’inclus, comme plusieurs autres,[15] la thèse épistémologique dans ma définition du réalisme pour au moins deux raisons. La première est que le problème du dogmatisme est beaucoup moins évident pour le réaliste qui demeure agnostique sur la question épistémologique. Puisqu’il n’affirme pas que la connaissance morale existe, il évite certaines accusations possibles de dogmatisme. Il fait presque de la morale une question de foi. En incluant l’existence de la connaissance morale dans la définition du réalisme, je me rends la tâche plus difficile, ce qui est dialectiquement préférable.

La seconde raison d’inclure la thèse épistémologique dans la définition du réalisme est que, sans elle, le réalisme perd de son mordant. Il ne peut plus justifier la pratique de l’éthique normative – pourquoi perdre notre temps à chercher à identifier des vérités qui nous échappent ? Si le réalisme n’inclut pas la thèse épistémologique, il ne donne pas non plus de réponse à la fameuse « question normative » de Korsgaard. Quand Samuel se demande pourquoi il devrait être moral, le « réaliste sans connaissances » répond : « Vous ne devriez pas téléphoner à votre ami parce qu’il y a un fait moral qui le dicte… s’il y a un tel fait moral. » Nous sommes bien loin du réalisme de Dworkin, Nagel, Clarke, etc. En un mot, j’admets la thèse épistémologique dans la définition du réalisme afin de m’attaquer à un problème difficile pour une doctrine intéressante.[16]

Passons à la thèse métaphysique. Il y a des faits moraux objectifs et nécessaires. Qu’est-ce qu’un fait moral objectif ? Les réalistes ne s’entendent pas sur cette question. En revanche, ils s’accordent pour dire que le fait moral objectif n’est pas relatif à l’opinion de celui qui y croit ou de sa société. Le fait moral n’est pas une question de goût ou une question de coutume.[17] Le fait moral n’est pas non plus une invention. Au contraire, l’acquisition de bonnes croyances morales est analogue à l’acquisition d’autres types (mais peut-être pas de tous les types) de connaissance. La façon dont le réaliste acquiert sa connaissance n’est pas une question centrale pour notre propos, même si l’on peut noter que les suggestions classiques sont : « par la raison »[18] et « par les émotions ».[19]

Qu’est-ce qu’un fait nécessaire ? Un fait qui compose n’importe quel monde possible. Bien sûr, tous les faits moraux ne sont pas nécessaires. Par exemple, frapper est mal dans notre monde; mais il n’est peut-être pas mal dans un monde où tous les humains sont dotés de carapaces. L’idée est qu’il y aurait des faits moraux purs, qui, à la différence des faits moraux mixtes, ne dépendraient pas de contingences : par exemple, le fait que le respect ou le plaisir soient des biens. Il n’y a peut-être que très peu de faits moraux purs; peut-être que ce ne sont que certains types de respect ou de plaisir qui constituent des biens dans tous les mondes possibles, par exemple. Le réalisme n’implique donc pas qu’il y a des principes moraux généraux comme « il ne faut jamais mentir » qui sont vrais dans tous les mondes possibles, mais seulement que certains principes moraux sont vrais dans tous les mondes possibles.

Pourquoi le réaliste affirme-t-il (du moins d’ordinaire) que les faits moraux purs sont nécessaires ? Brièvement, l’idée de départ est la survenance : il ne peut pas y avoir de différence morale sans différence non morale entre deux situations.[20] À cela, on ajoute que seules certaines formes de différences non morales peuvent être pertinentes. C’est l’idée d’objectivité : l’ignorance d’une société ne peut pas rendre l’esclavage acceptable, par exemple. De là, il n’y a qu’un pas pour affirmer que certains faits moraux font partie de tous les mondes possibles.

Passons au dogmatisme. J’ai parlé jusqu’à présent de deux façons dont le réaliste pourrait être dogmatique : il pourrait être dogmatique en souscrivant au réalisme sans raison et il pourrait être dogmatique en présumant que la majorité sinon l’ensemble de ses simples impressions morales constituent une connaissance morale.

En réalité, le dogmatisme regroupe davantage d’attitudes que celles-là. Le dogmatisme sert à caractériser des assertions, des caractères, peut-être même des livres, des religions, des plateformes électorales, etc. Il y a des façons dogmatiques d’argumenter, de s’adresser aux autres, d’écrire. Par contre, ce ne sont pas des questions qui semblent être particulièrement épineuses pour le réaliste. Je m’intéresse donc au dogmatisme en ce qu’il affecte les croyances (pas seulement au sens religieux), c’est-à-dire au dogmatisme doxastique, que je nommerai simplement « dogmatisme » dans les sections suivantes. Les deux questions sont de savoir, primo, si croire au réalisme suppose une forme de dogmatisme et, secundo, si cela cautionne une forme de dogmatisme dans la croyance.

Parmi les multiples façons d’être un croyant dogmatique, au moins quatre sont pertinentes pour notre discussion. Dans le cadre d’un long débat sur une proposition difficile p, voici quatre façons d’être un croyant dogmatique :

  • Exclusion : exclure d’emblée tout argument et raison en faveur de non-p.

  • Prétention : croire que l’on sait que p quand p relève plutôt de la foi.

  • Traditionalisme : croire que l’on sait que p en vertu d’un ensemble de croyances traditionnelles indiscutables.

  • Simplisme : croire que l’on sait que p en vertu d’un système donné simpliste.

Chacun de ces éléments de définition est flou et sujet à discussion. Il vaut la peine de préciser que cet article tient en bonne partie du défrichage conceptuel. Nul doute que certaines formes de traditionalisme sont tout à fait permissibles; et il va presque de soi que l’exclusion est parfois acceptable. J’aimerais ajouter que je m’intéresse au dogmatisme dans le cadre de discussions théoriques. Il y a bien sûr des propositions qui ne méritent pas notre attention. Je ne fais pas preuve de dogmatisme lorsque je refuse de prendre l’astrologie au sérieux; ou encore je fais preuve d’une forme de dogmatisme acceptable. Mais dans le cas des débats métaéthiques, l’exclusion, la prétention, le traditionalisme et le simplisme sont des attitudes doxastiques de mauvais aloi.

L’une des meilleures illustrations du dogmatisme se trouve dans le domaine de la conversation religieuse. Supposons que la proposition débattue est « le monde a été créé ». Si Ève exclut tout argument en défaveur de cette proposition sous prétexte qu’elle sait que Dieu existe, elle fait preuve d’exclusion. Si Ève croit qu’elle sait que le monde a été créé, alors qu’elle peut au mieux croire (ou même seulement espérer), elle fait preuve de prétention. Si Ève croit que le monde a été créé en vertu du système de la pensée chrétienne, un système qu’elle refuse de mettre en doute, elle fait preuve de traditionalisme. Si Ève, enfin, croit que le monde a été créé sur la base d’un système de pensée simpliste – par exemple, tout ce qu’elle sait est que Dieu existe et est parfait et devant chaque contradiction encourue, elle se réfère au mystère de la volonté divine –, Ève fait preuve de simplisme. Il semble que chacune de ces attitudes soit dogmatique ou à tout le moins problématique prima facie. (Les mêmes vices pourraient être diagnostiqués chez certains athées.)

Tout en ne perdant pas de vue que cette proposition de définition est inachevée et peut-être même sujette à des contre-exemples, faisons le pari qu’elle constitue un point de départ adéquat pour entamer une discussion fructueuse à propos du réalisme.

4. DE L’ÉTHIQUE À LA MÉTAÉTHIQUE : LE RÉALISME SE FONDE-T-IL SUR LE DOGMATISME ?

Le défi principal soulevé par Korsgaard est celui-ci : comment une personne peut-elle être réaliste sans faire preuve de dogmatisme ? L’argument sous-tendu par cette question est, en gros, qu’il n’y a pas de raison positive d’être un réaliste. Le réaliste fait du réalisme un point de départ arbitraire. Cela se reflète par le fait qu’il refuse de donner une réponse sérieuse à la question normative. Il refuse de nous dire pourquoi les faits moraux qu’il accepte d’emblée ont de l’importance.

Il y a un réel défi pour le réaliste. Mais ce défi est assez complexe et repose sur des observations générales relativement controversées et difficiles à établir avec assurance. L’idée générale est que le réaliste est pris entre l’arbre et l’écorce. D’un côté, il peut renoncer à donner des arguments positifs en faveur du réalisme, mais alors il tombe dans la prétention (§4.1). D’un autre côté, le réaliste peut donner des arguments positifs en faveur du réalisme, mais alors il tombe dans l’exclusion à cause de la nature des arguments qu’il avance (§4.2, §4.3). Ces arguments sont similaires, on le verra, aux controversés argument dworkiniens (§4.4). Au bout du compte, le réaliste pourra échapper à ce dilemme (§ 4.5).

4.1 Premier travers : la prétention

La prétention nous dit que nous ne devrions pas croire que nous connaissons une proposition lorsqu’elle relève de la foi; ou du moins, lorsque nous avons conscience qu’elle relève de la foi. Je définis une proposition qui relève de la foi de façon négative. Elle n’est pas évidente de soi, comme 2+2=4. Elle n’est pas non plus « basique » comme la proposition « il y a du rouge devant moi ».[21] Elle n’est, enfin, pas du type qui puisse être suffisamment soutenu par des raisons ou résolu par une investigation soutenue. (Certains penseront que cela signifie qu’aucune proposition ne relève de la foi. Cela est compatible avec mon argument.)

Formulée plus généralement, la condition de prétention suggère que nous ne devrions pas prétendre connaître ce qui est hors de notre portée épistémique. Cette condition n’est pas étrangère à l’idée kantienne formulée par Korsgaard plus tôt : le réalisme fait de la métaphysique dans un sens non critique, c’est-à-dire sans égard pour les limites de la raison. Rappelons sa formule-choc :

Le coup du réaliste est de mettre fin à cette régression par décret : il déclare qu’il y a des choses qui sont intrinsèquement normatives. […] Ayant découvert qu’il avait besoin d’une réponse inconditionnelle, le réaliste conclut immédiatement qu’il en a trouvé une

Korsgaard, 1996, p. 33, traduction libre

Ce décret du réaliste n’est pas qu’un article de foi – le réaliste avance qu’il y a des faits moraux objectifs et nécessaires comme si cela était de l’ordre de la connaissance. Il semble outrepasser les limites de la raison.

Le réaliste est-il réellement coupable de cette prétention ? Il pourrait l’être de deux manières : en croyant qu’il sait que le réalisme est vrai ou en croyant qu’il connaît un fait moral objectif particulier. Le réaliste ne semble pas dogmatique en croyant qu’il connaît un fait moral particulier. Prenons une proposition particulière, par exemple que Samuel ne devrait pas profiter de passe-droit pour avoir accès à une greffe de moelle osseuse. Supposons que je sais que cela est vrai, et que cela est vrai parce que toute personne dans une situation similaire à celle de Samuel qui bénéficierait d’un tel passe-droit enfreindrait des impératifs de justice. Ce que je prétends connaître n’est pas sans justification. Et les croyances supplémentaires sur lesquelles elle s’appuie – par exemple que la justice est importante – peuvent toujours être qualifiées de basiques. Je ne fais pas preuve de prétention jusqu’à présent.[22]

Le réaliste est-il dogmatique de la deuxième manière, c’est-à-dire en croyant savoir que le réalisme est vrai ? Après tout, le réalisme moral lui-même n’est, en tant que théorie métaéthique, ni évident de soi ni basique. Si le réaliste croit savoir que le réalisme est vrai, comme l’indique Korsgaard lorsqu’elle parle des « décrets » du réalisme, il doit avoir une justification.[23] Faute de cela, il sera coupable de prétention. Or, le réaliste possède une telle justification; il n’est pas coupable de prétention.

La justification du réaliste lui provient de deux éléments. D’abord, le réaliste sait que, s’il connaît des faits moraux objectifs et nécessaires le réalisme est vrai.[24] Ensuite, le réaliste croit avoir des connaissances morales objectives et nécessaires particulières. Cela, nous venons de le montrer, n’est pas dogmatique. Évidemment, le réaliste a peut-être tort : il se peut qu’il n’ait pas de connaissance morale objective et nécessaire. Mais s’il en a, il sait que le réalisme est vrai en vertu du principe de clôture :

Clôture : Si S sait que p; si S sait que p implique q; et si S déduit q à partir de p de façon compétente, alors S sait que q.[25]

Dans ce cas, le réaliste (S) sait qu’il est objectivement et nécessairement immoral d’enflammer un chaton pour le plaisir (p), que si cela est effectivement objectivement et nécessairement immoral, cela implique que le réalisme est vrai (p implique q) et donc S sait que le réalisme est vrai (q). Le réaliste ne saurait se garder intentionnellement de compléter cette inférence, faute de quoi il serait dans une situation de « schizophrénie épistémique », où il connaît un fait tout en refusant d’en tirer les conséquences évidentes.

Si, en contrepartie, le réaliste a tort – s’il ne possède pas de connaissance morale objective –, alors il ne sait pas que le réalisme est vrai. Mais il a inféré sa croyance réaliste de façon compétente à partir de deux propositions qu’il croyait connaître. Il semble alors tout à fait justifié, ayant utilisé le principe de clôture de manière inférentielle.[26] Bref, le réalisme croit que le réalisme est vrai; il croit aussi qu’il sait que le réalisme est vrai; et ses croyances sont justifiées.[27]

Comme le réaliste croit savoir que le réalisme est vrai, il est tout à fait naturel pour lui d’affirmer tout simplement que le réalisme est vrai.[28] Le réaliste n’accepte pas le réalisme par une profession de foi; il n’espère pas qu’il y ait des faits moraux. Il l’endosse haut et fort, comme si c’était l’objet d’une connaissance, sans pourtant faire preuve de prétentation.

Récapitulons. Le réaliste ne fait pas preuve de prétention. Si l’on prend une croyance morale particulière, le réaliste est capable de la justifier. Il peut, par exemple, expliquer qu’il sait que de mettre le feu à un chat est mal parce que cela est cruel et que la cruauté est mauvaise. Il peut aussi dire que son jugement que la cruauté est mauvaise est basique et donc qu’il n’a pas besoin d’être justifié – pas plus que son jugement qu’il voit du rouge.[29] En un sens, le réaliste nous dit qu’il perçoit directement des faits moraux de base. (Notons que cette réponse n’est peut-être pas censée convaincre un antiréaliste. Tout ce qui compte est que le réaliste ait une réponse plausible du point de vue d’un interlocuteur agnostique.)

Si l’on prend sa croyance plus générale que le réalisme est vrai, le réaliste doit en quelque sorte accepter qu’il s’agisse d’une connaissance (du moins s’il a des connaissances de premier ordre). Sans quoi il est dans une situation que j’ai appelée de « schizophrénie épistémique », affirmant qu’il connaît des faits moraux nécessaires sans savoir que le réalisme est vrai.

4.2 De l’exclusion à la prétention

Le réaliste semble avoir évité la prétention, mais en déduisant que le réalisme est vrai à partir de jugement moraux de base. Cela semble circulaire. Y a-t-il un autre moyen de justifier sa croyance dans le réalisme ? Il semble difficile de trouver un argument indépendant en faveur du réalisme. Il y a certes des théories réalistes, mais, à ma connaissance, tous les arguments en faveur du réalisme ne sont pas indépendants en ce sens qu’ils font appel à des faits moraux. La littérature sur le réalisme est vaste. Pourtant, il y a une tendance lourde chez le réaliste qui consiste à avancer une théorie particulière de la nature des faits moraux et à la défendre contre des attaques. Ainsi, Thomas Nagel écrit : « Il est difficile d’argumenter en faveur de la réalité objective des valeurs, excepté en réfutant les arguments contre elle » (1986, p. 43).

Difficile, oui, mais peut-être pas impossible : il y a bel et bien des arguments (qui semblent au premier abord indépendants) en faveur du réalisme moral. David Enoch nous offre un tel argument (2011, chap. 2). Il nous demande de considérer la façon dont nous délibérons afin de résoudre trois types de conflits : les conflits de préférence, les conflits factuels et les conflits moraux. Le premier type de conflit, le conflit de préférence, suggère une résolution par une procédure démocratique ou aléatoire : si vous et moi sommes en désaccord sur le film que nous irons voir ensemble ce soir, tirer au sort semble être une bonne solution (2011, p. 17-20). Le deuxième type de conflit, le conflit factuel, n’admet pas une telle résolution (en faisant abstraction des aspects pratiques et interpersonnels de toute délibération) : si vous et moi désamorçons une bombe, que je suis l’expert, et que vous êtes en désaccord avec moi, je ne devrais pas tirer au sort pour prendre une décision (Enoch, 2011, p. 20-23). Le troisième type de conflit, le conflit moral, ressemble davantage au deuxième qu’au premier type de conflit (Enoch, 2011, p. 23-24). Il serait absurde de tirer au sort pour savoir si l’avortement est acceptable ou si nous l’accepterons; ou encore de passer au vote pour déterminer si le plaisir est le seul bien intrinsèque ou si nous en ferons la promotion.

À partir de ces observations, Enoch fournit l’argument suivant.[30] Supposons que la morale n’est pas objective, mais qu’elle dépend de l’attitude de certains agents (ou de sociétés). Si tel est le cas, alors les désaccords moraux sont des désaccords de préférence (que l’on parle de désaccords entre individus ou de désaccords entre sociétés). Si les désaccords moraux sont de simples désaccords de préférence, alors une résolution de conflits aléatoire ou démocratique est appropriée (et si elle ne l’est pas, celui qui défend la subjectivité de la morale ne peut pas expliquer pourquoi [Enoch, 2011, p. 32-36]). Mais cela est absurde. Donc, la morale est objective.

Cependant, Enoch est parfaitement conscient que son argument n’est pas un argument indépendant en faveur du réalisme moral. En effet, il contient une prémisse morale : il est inacceptable de résoudre des conflits moraux comme l’on résout des conflits de préférence.[31] Cela le mène à défendre, comme nous le ferons en §4.3, que l’éthique et la métaéthique ne sont pas des domaines étanches (Enoch, 2011, p. 41-49).

Mon commentaire de l’argument de Enoch est assez expéditif et il n’est pas évident qu’il s’applique à tous les arguments en faveur du réalisme. Néanmoins, pour les besoins de la discussion, je vais concéder à l’adversaire du réalisme que le réaliste n’a pas d’argument indépendant en faveur du réalisme. Les arguments positifs en faveur du réalisme doivent contenir une prémisse morale. Cette apparente circularité menace de mener à l’exclusion.

4.3 Deuxième travers : l’exclusion

Éviter la prétention semble mener le réaliste droit dans les bras de l’exclusion. J’ai, jusqu’à présent, gardé un flou sur la condition d’exclusion, la définissant comme le fait d’exclure d’emblée tout argument et raison en faveur d’une proposition difficile. Qu’est-ce qu’exclure d’emblée ?

Dans sa forme la plus évidente, l’exclusion procède ainsi. Supposons que je croie connaître une proposition, comme « Montréal est la quatrième plus grande ville francophone au monde après Kinshasa, Paris et Abidjan ». Supposons qu’on m’objecte que cela est faux puisque Dakar (qui ne fait pas partie de la liste) a récemment fusionné avec ses banlieues, augmentant ainsi sa taille. Imaginez maintenant que je réponde (ou que je croie tout simplement) : je n’ai pas à considérer vos arguments, puisque, comme je sais que Montréal est la quatrième plus grande ville francophone du monde; vos arguments sont, au mieux, trompeurs.[32] Ou encore, imaginez que je pense tout simplement : cet argument n’est pas probant puisque je sais que sa conclusion est fausse.

On comprendra que refuser de considérer des arguments ou des raisons sur la base du fait que l’on connaît la proposition disputée, c’est refuser de se poser véritablement la question de sa vérité. On présume avoir raison d’emblée et c’est là que le dogmatisme frappe. C’est précisément ce qui se passe lorsqu’on avance des arguments circulaires. On considère qu’une thèse est vraie pour soutenir des propositions qui, elles, permettront de rejeter des arguments contre la thèse de départ. Par exemple, si je rejette les arguments en faveur de l’inexistence de Dieu sur la base de ce qui est écrit dans la Bible, je fais preuve d’exclusion : je refuse de considérer sérieusement des raisons défavorables à une proposition sur la base de cette même proposition ou de ce qu’elle implique directement. C’est une forme d’exclusion dogmatique parce que je refuse de réellement me poser la question : est-ce que ma thèse de départ est vraie ?

Encore une fois, il est tout à fait normal de refuser de se poser ce genre de question à un certain point, précisément parce qu’on ne peut pas tout remettre en question. On peut se rappeler les mises en garde de Wittgenstein[33] quant au doute universel :

§105 : Toute vérification, toute confirmation et infirmation d’une hypothèse a lieu déjà à l’intérieur d’un système. [...] Le système n’est pas tant le point de départ de nos arguments que leur milieu vital.

§341 : Les questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines propositions sont soustraites au doute – sont, pour ainsi dire, comme des gonds sur lesquels tournent nos questions et nos doutes.

Traduction de Moyal-Sharrock, 2006

Bref, il est tout à fait censé de procéder parfois à l’exclusion, mais peut-être pas au profit du réalisme moral.[34]

Un autre exemple de raisonnement circulaire nous est donné par le réalisme métaphysique, qu’on pourrait définir en parallèle avec le réalisme moral comme l’idée selon laquelle il y a des faits objectifs (dont peut-être certains sont nécessaires) à propos du monde « extérieur » ou « matériel » et que nous connaissons certains d’entre eux. Un argument bien connu en faveur du réalisme métaphysique nous est donné par G. E. Moore (1939) à peu près dans les termes suivants :

J’ai des mains.
Si j’ai des mains, le monde extérieur existe.
Donc, le monde extérieur existe.

Le principe de clôture ajoute : si je sais que les deux prémisses sont vraies, alors je sais que le monde extérieur existe. Le cas échéant, je sais que le réalisme métaphysique est vrai. Il y a bien sûr un désaccord profond sur la valeur de l’argument de Moore en épistémologie.[35] Mais il est difficile de se dégager de l’impression qu’endosser des arguments mooréens, c’est faire preuve de dogmatisme.[36]

Retournons au réalisme moral. Ronald Dworkin a, d’une certaine façon, proposé d’endosser des arguments mooréens. Il écrit :

Contrairement à des arguments à la cour, […] l’investigation philosophique est fixée non pas par un postulat méthodologique indépendant [free-standing] […], mais par où l’opinion se trouve quand l’investigation commence. […] Nous devons trouver des prémisses plus plausibles que ce qu’elles requièrent que nous abandonnions. Acceptons, aux fins du présent argument, que nous soyons forcés d’accepter entre les deux propositions suivantes. (1) Les êtres humains ont une capacité spéciale quoique faillible de juger, qui nous permet de choisir les énoncés moraux à accepter et à rejeter […]. (2) Il n’y a pas d’objection morale à […] torturer un jeune enfant par pur plaisir. Laquelle devrions-nous abandonner ? […] Au commencement, et à la fin, est la conviction. Si j’étais forcé de croire l’une des propositions décrites, j’accepterais la première et rejetterais la seconde

Dworkin, 1996, p. 117-118

Dworkin croit que tous les énoncés métaéthiques sont au pire incohérents et au mieux des énoncés éthiques de premier ordre. Il n’a donc nul problème à comparer (1) et (2) et à choisir (1).

Pour les besoins de la cause, nous pouvons adapter l’argument[37] et l’appeler « argument dworkinien » :

Il est mal de torturer un enfant par pur plaisir, quoi qu’on en pense.
S’il est mal de torturer un enfant par pur plaisir, quoi qu’on en pense, alors il y a des faits moraux objectifs et nécessaires.
Donc, il y a des faits moraux objectifs et nécessaires.

À cela, on peut ajouter le principe de clôture qui nous dit que si j’infère cette conclusion sur la base des deux prémisses et que je les connais, alors je sais qu’il y a des faits moraux objectifs et nécessaires. Le cas échéant, je sais que le réalisme moral est vrai.

L’accusation à examiner est donc la suivante : le réalisme est dogmatique parce qu’il repose ou bien sur rien du tout, ou bien sur l’argument dworkinien. Mais l’argument dworkinien est un argument dogmatique : le soutenir serait faire preuve d’exclusion. Et accepter le réalisme sans argument serait faire preuve de prétention.

4.4 Quelques précisions sur l’argument dworkinien

L’argument dworkinien soulève toutes sortes de questions, en particulier par rapport au lien entre éthique et métaéthique. Dans cette section, je veux répondre à deux questions. Premièrement, est-ce que les prémisses de l’argument dworkinien sont acceptables  ? Deuxièmement, en quoi l’argument dworkinien conduit-il à l’exclusion ?

Commençons par la première prémisse. « Il est mal de torturer un enfant par pur plaisir quoi qu’on en pense » est un énoncé conditionnel contrefactuel (ou du moins à portée contrefactuelle). Ce n’est pas un énoncé théorique inaccessible qui requerrait tout un arsenal de justifications métaéthiques. En fait, les énoncés conditionnels contrefactuels sont parfaitement ordinaires. Lorsque je dis : « si tu n’avais pas fait attention, tu aurais renversé les fleurs », c’est aussi un énoncé conditionnel contrefactuel, de même que « si je pensais que la douleur était un bien, elle ne le serait pas pour autant ». Il en va également de même lorsque je dis : « ce vase est fragile », signifiant ainsi quelque chose comme : « dans des circonstances ordinaires, si ce vase tombe, il se casse ».[38] L’énoncé « il est mal de torturer un enfant par pur plaisir quoi qu’on en pense » est simplement plus général. Peut-être qu’il est impossible de percevoir ce fait général contrefactuel directement. Mais alors il semble qu’on peut l’inférer par induction ou abduction à partir de faits contrefactuels plus simples. On commence par « il est mal de tuer même si je pense le contraire », etc. Dans tous les cas, il s’agit de pensée contrefactuelle, ce qui est tout à fait ordinaire.

Passons à la seconde prémisse. S’il est mal de torturer un enfant par pur plaisir quoi qu’on en pense, il est à tout le moins raisonnable de conclure qu’il y a des faits moraux objectifs et nécessaires. Plus particulièrement, la seconde prémisse ne devrait pas être rejetée sur la base du fait que l’éthique et la métaéthique sont deux disciplines disjointes. Cela mérite un aparté.

Pourquoi la seconde prémisse serait-elle fausse ? Il convient (contrairement au quiétisme de Dworkin, selon lequel la métaéthique est inutile) de faire la distinction entre les conditions de vérité d’une proposition et ce qui rend une proposition vraie. C’est une chose de dire que les vérités mathématiques sont vraies dans tous les mondes possibles; c’en est une autre de dire que ce qui rend vraies ou fonde les vérités mathématiques, c’est « … » (on parle de « grounding »[39] ou de « truth-making »[40]). Ce pourrait être Dieu, ce pourrait être quelque chose comme les énoncés de la logique. Le réalisme moral étant une position métaéthique, il devrait offrir des thèses sur ce qui rend vraies les propositions morales et non simplement sur les conditions de vérité des propositions morales. Il se pourrait que les faits moraux soient nécessaires parce que Dieu les édicterait dans tous les mondes possibles; il se pourrait que les faits moraux soient nécessaires parce qu’ils découlent d’un principe ultime nécessaire.[41]

Cela dit, il ne convient pas de disjoindre complètement la question des conditions de vérité de celle de ce qui rend une proposition vraie. Autrement dit, c’est une erreur de penser que l’éthique et la métaéthique sont des disciplines étanches parce que la première s’intéresse à des énoncés moraux et à leurs conditions de vérité alors que la seconde s’intéresse à ce qui fonde ou rend vrai ces énoncés moraux. Si ce qui rend vraie la proposition « il est mal de tuer » est le fait que ma société l’accepte, cela a un impact sur les conditions de vérité de « il est mal de tuer ». Dans ce cas, si ma société, au contraire, acceptait le meurtre, alors la proposition « il est mal de tuer » serait fausse. Inversement, s’il est mal de tuer quoi qu’on en pense, alors il est tout à fait invraisemblable de penser que ce qui rend vraie la proposition « il est mal de tuer » est le fait que cette proposition soit acceptée par ma société.

Il y a donc un lien fort entre les conditions de vérité, qui relèvent d’abord de l’éthique, et les faiseurs de vérité, qui relèvent d’abord de la métaéthique[42]. Les propositions sur les conditions de vérité des énoncés moraux sont à proprement parler des propositions éthiques; et les propositions sur ce qui rend vrais les énoncés moraux sont des propositions métaéthiques. L’énoncé « si tu me mens, tu ne me respecteras pas » est une proposition éthique, même si dans les faits je ne mens pas. De la même façon, l’énoncé « torturer un enfant par pur plaisir est mal, quoi qu’on en pense » est une proposition éthique, mais avec un degré de généralité plus élevé. Le degré de généralité est assez élevé pour qu’il soit raisonnable d’en inférer que le réalisme est vrai.

Les propositions éthiques et métaéthiques ne sont donc pas disjointes et pour cette raison, l’argument dworkinien doit être pris au sérieux. Du moins, sa seconde prémisse est tout à fait raisonnable (quoiqu’elle soit incompatible avec, par exemple, la thèse selon laquelle les faits moraux sont institués nécessairement par Dieu). Le réaliste peut donc croire au réalisme sur la base de l’argument dworkinien, évitant ainsi la prétention. Il évite la prétention parce qu’il a un argument positif en faveur de ce qu’il croit savoir, le réalisme. Mais, ce faisant, il semble tomber dans l’exclusion. Car endosser l’argument dworkinien semble conduire à refuser d’engager le débat avec l’antiréaliste.

Voilà qui nous mène à la deuxième question : comment l’argument dworkinien mènerait-il à l’exclusion, à supposer que ses prémisses soient acceptables? Il est assez tentant pour l’adversaire du réalisme de discréditer tout argument dworkinien de la façon suivante. Il y aurait une priorité épistémique de la métaéthique sur l’éthique. On ne pourrait pas conclure quoi que ce soit sur la métaéthique à partir de l’éthique. Pourquoi? Non pas parce que l’éthique n’implique rien sur la métaéthique, mais plutôt parce que l’éthique se fonde sur des présuppositions métaéthiques. Passer de l’éthique à la métaéthique serait procéder à l’envers. L’idée n’est pas de dire qu’il y a une césure entre l’éthique et la métaéthique, mais plutôt de dire qu’il y aurait une priorité épistémique de la métaéthique sur l’éthique.

L’argument de Dworkin serait, comme celui de Moore, par ailleurs, épistémologiquement problématique pour l’adversaire du réalisme. Pour utiliser un concept forgé par Crispin Wright, les arguments de Dworkin et de Moore ont beau être valides et avoir des prémisses vraies, ils ne « transmettent pas la justification » (1985). Je crois que torturer un enfant par pur plaisir est mal quoi qu’on en pense et que si j’ai raison le réalisme est vrai. Mes croyances sont justifiées. Wright nous dit que, malgré tout, si j’en tirais la conclusion évidente, à savoir que le réalisme est vrai, ma nouvelle croyance ne serait pas forcément justifiée.

Il y aurait donc exclusion à cause d’un manque de reconnaissance de la priorité épistémique de la métaéthique sur l’éthique. Le réaliste utiliserait l’éthique pour exclure le doute qui provient de la métaéthique. Il se retrouverait à croire qu’il connaît des énoncés moraux sans justification. Il tomberait alors dans la prétention.

Il vaut la peine de noter un parallèle entre la situation épistémique du réaliste métaphysique et celle du réaliste moral. Chacun soutient avoir une certaine connaissance. Or, selon les critiques de l’argument de Moore et de Dworkin, le réaliste, dans les deux cas, commet une faute équivalente : il répond aux questions à l’envers. C’est-à-dire qu’il devrait d’abord se demander s’il a des raisons de croire que le monde extérieur existe et qu’il y a des faits moraux objectifs et, ensuite, s’il est à même de répondre de manière positive à la première question, il devrait se demander ce que sont ces faits. En somme, l’argument dworkinien contient des prémisses acceptables, mais l’argument lui-même pose un problème épistémique.

4.5 Un réalisme d’ouverture

Revenons donc à ma question initiale : si le réaliste croit qu’il sait que le réalisme est vrai sur la base de l’argument dworkinien ou d’un autre argument qui passe de l’éthique à la métaéthique, ne fait-il pas preuve de dogmatisme? Jusqu’à présent, la réponse semblait positive. Or, je crois que c’est une erreur.

Récapitulons. Nous avons observé qu’il est naturel pour le réaliste de croire non seulement qu’il sait que certains faits moraux sont objectifs et nécessaires, mais aussi qu’il sait que le réalisme est vrai, ce qui, faute de justification, mène à la prétention. Nous avons observé que certains arguments réalistes, les arguments dworkiniens, semblaient sauver le réalisme de la prétention, mais le mener à l’exclusion. Bien sûr, pourrait-on dire, cela ne s’applique qu’aux réalistes qui endossent les arguments dworkiniens (ou dépendants de l’éthique). Faute d’argument, le réaliste retombe dans la prétention. Or, à bien y regarder, ce que nous avons commencé de faire, les autres arguments en faveur du réalisme semblent devoir procéder comme l’argument dworkinien, c’est-à-dire à partir de faits éthiques. Bref, il semble difficile d’éviter à la fois la prétention et l’exclusion.

Nous pouvons reformuler nos observations sous la forme d’un argument.

  • (1) Soit il y a une priorité épistémique de la métaéthique sur l’éthique, soit il n’y a pas une telle priorité.

  • (2) Si, d’une part, il y a une priorité épistémique, alors il n’y a pas d’argument adéquat en faveur du réalisme.

  • (3) S’il n’y a pas d’argument en faveur du réalisme, alors, d’une manière ou d’une autre, le réaliste est coupable de prétention.

  • (4) Si, d’autre part, il n’y a pas de priorité épistémique, alors il y a des arguments en faveur du réalisme, à savoir les arguments dworkiniens (et rien d’autre).

  • (5) Mais s’il n’y a que les arguments dworkiniens en faveur du réalisme, le réaliste est coupable d’exclusion.

  • Donc, les réalistes sont coupables ou bien de prétention ou bien d’exclusion.

Le réalisme serait donc commis à une certaine forme de dogmatisme.

Il y a, me semble-t-il, de nombreuses façons de répondre à cet argument pour le réaliste. Le réaliste pourrait nier la deuxième ou la quatrième prémisse en montrant qu’il y a de réels arguments positifs en faveur du réalisme qui ne contiennent pas d’énoncés éthiques. Le réaliste pourrait argumenter que l’argument est probant, mais qu’il est sans conséquence puisqu’il affecte toutes les théories métaéthiques. Le réaliste pourrait également argumenter que le dogmatisme est acceptable, ou encore que l’exclusion ou la prétention n’en sont pas des volets.

Je souhaite offrir une réponse différente. Je crois que la cinquième prémisse peut être rejetée puisque l’argument dworkinien a une certaine valeur. L’argument dworkinien nous donne prima facie une raison de croire que le réalisme est vrai et plus précisément une raison de croire que le réalisme est vrai jusqu’à ce que la première prémisse de l’argument dworkinien soit réfutée. Bref, l’argument dworkinien permet de présumer, au départ, que le réalisme est vrai. Mais il ne permet pas d’aller beaucoup plus loin.

Ce que l’argument dworkinien ne nous permet pas de penser, c’est que nous pouvons ignorer les arguments sceptiques sous prétexte que nous demeurerons toujours plus certains des prémisses de l’argument de Dworkin que de n’importe quel argument antiréaliste. Il est en effet assez tentant pour le réaliste moral de dire « je serai toujours plus certain que (je sais que) torturer un enfant par pur plaisir est mal quoi qu’on en pense que de la probité de n’importe quel argument antiréaliste ». De même, il est assez tentant pour le réaliste métaphysique de dire « je serai toujours plus certain que (je sais que) j’ai des mains que de la probité de n’importe quel argument sceptique ».

Ce genre de réplique a du panache et elle contient peut-être un germe de vérité.[43] Mais elle n’est pas à propos dans un contexte de débats métaéthiques. L’on peut certes prédire que, pour des raisons de motivations intellectuelles, les réalistes ne changeront pas d’avis quoi qu’il arrive. Mais ce n’est qu’un fait psychologique. L’argument dworkinien ne nous permet pas, ou du moins ne nous le permet pas si nous voulons éviter le dogmatisme, de rejeter du revers de la main tout argument contraire. Il est dogmatique de refuser de relever les défis sceptiques sur la base de l’argument de Dworkin ou sur la base de l’argument de Moore. De même, comme je l’ai suggéré en §4.2, il semble que nous ne devrions pas être quiétistes, c’est-à-dire que nous ne devrions pas croire que la métaéthique est inutile et sans conséquence sur l’éthique ou qu’elle lui est identique, comme le croit Dworkin (1996, p. 94-112). Bref, le réaliste devrait accepter l’argument dworkinien et rejeter les autres thèses de Dworkin.

En somme, utiliser l’argument dworkinien (ou mooréen; c’est selon), ce n’est pas procéder à de l’exclusion tant que l’argument est considéré pour ce qu’il est : une simple raison prima facie (et éliminable) d’endosser le réalisme. L’argument dworkinien ou mooréen peut servir à admettre le réalisme au départ, mais pas à rejeter les arguments sceptiques. Les arguments sceptiques devront être rejetés sur d’autres bases. Il faudra répondre à l’argument de la « queerness » en offrant une théorie réaliste plausible (Nagel, 1986; Sturgeon, 1998; Enoch, 2011); aux arguments évolutionnistes en montrant qu’ils font appel à des énoncés épistémologiques ou scientifiquement problématiques (Srinivasan, 2015; Hanson, 2017), aux arguments à partir du dissensus en montrant que ce genre d’argument s’auto-détruit ou ne milite pas en faveur de l’antiréalisme (Parfit, 2013), etc. Ou bien, on argumentera directement qu’une croyance en certaines thèses antiréalistes s’auto-détruit (Chevarie-Cossette 2019). Il faut avouer que, sur le plan défensif, le réaliste a bien fait son travail.

Ma suggestion calque la réponse de James Pryor (2002) et de Chris Tucker (2010) au défi posé par le sceptique au réalisme métaphysique. Leur idée est simple : la force de l’expérience justifie que nous en acceptions prima facie la véridicité. Il est tout à fait justifié que notre point de départ soit d’accepter que le monde extérieur existe puisque nous en avons l’impression très forte. Cela nous met dans une position où tout ce que nous avons à faire par la suite, c’est de répondre aux arguments sceptiques. Cela n’est ni facile ni futile. Se frotter au scepticisme, c’est se frotter aux limites de notre système épistémologique et donc le faire avancer. (L’idée de Pryor et de Tucker est controversée, mais prometteuse, pour le réaliste.)

De la même manière, nous sommes justifiés d’accepter prima facie la véridicité de nos expériences morales. Nos sentiments ou nos intuitions – en tout cas, notre impression générale – nous autorisent à croire que nous acquerrons de la connaissance morale. Et le même sentiment ou la même intuition cautionne nos jugements plus généraux à propos de situations contrefactuelles. De la même manière que nous sommes justifiés prima facie de croire que si nous avions levé notre main dans les airs, elle existerait toujours, nous sommes justifiés prima facie de croire que si Samuel avait appelé l’hôpital, il aurait commis une injustice, quoi qu’on en pense.

Ensuite, une fois que nous sommes justifiés d’accepter prima facie la véridicité de nos expériences sensorielles, rien ne nous empêche d’accepter prima facie que nous avons de la connaissance sensorielle. De la même manière, une fois que nous sommes justifiés d’accepter prima facie la véridicité de nos expériences morales, rien ne nous empêche d’accepter prima facie que nous avons de la connaissance morale. Et, par la suite, tout ce que nous avons à faire, c’est de répondre aux arguments sceptiques qui nous sont présentés. Cela n’est, encore une fois, ni facile ni futile. Les arguments contre le réalisme sont l’occasion parfaite de nous demander ce que sont vraiment les faits moraux. Mais admettre que le réaliste commence avec une longueur d’avance ou plutôt que le réalisme est un point de départ acceptable, ce n’est pas faire preuve de dogmatisme.

Il est donc possible pour le réaliste d’éviter aussi bien la prétention que l’exclusion. Il évite la prétention en ayant un argument en faveur du réalisme, à savoir l’argument dworkinien ou un argument de même type. Il évite l’exclusion en acceptant que l’argument dworkinien n’a qu’une valeur prima facie; et il peut et doit ensuite considérer indépendamment chacun des arguments contre le réalisme. Voilà ce qu’est le réalisme d’ouverture : un réalisme qui emploie des arguments à partir de l’éthique (comme celui d’Enoch ou de Dworkin), mais qui admet que ces arguments devront peut-être être abandonnés faute de réponse cohérente aux défis sceptiques.

5. DE LA MÉTAÉTHIQUE À L’ÉTHIQUE : LE RÉALISME CAUTIONNE-T-IL LE DOGMATISME ?

Le réalisme cautionne-t-il le dogmatisme? Ma réponse est cette fois-ci non seulement négative, mais offensive. Le réalisme cautionne plutôt l’ouverture en vertu même du fait qu’il postule l’existence de faits objectifs et nécessaires.[44]

Le problème est déjà en quelque sorte soulevé par les philosophes qui ont avancé que le relativisme (et en particulier le relativisme communautaire, où les faits moraux varient en fonction de la communauté en question) était favorable à la tolérance et à l’ouverture (voir Baghramian et Carter, 2015). Croyant que deux supposés contradicteurs ne se contredisent pas forcément dans les faits, le relativiste pourrait dépasser certains conflits.[45]

Ce genre de proposition recèle plusieurs problèmes bien connus. D’un côté, il y a un risque que cette position supposée relativiste soit en fait une forme de réalisme minimal, c’est-à-dire un réalisme qui accepte que le seul fait objectif et nécessaire soit que la tolérance est bonne. C’est peut-être une position qui se tient (et que d’ailleurs a défendu, dans une forme un tantinet moins radicale, un philosophe comme Ruwen Ogien [2001]), mais ce n’est pas une façon de critiquer le réalisme, car le résultat est un réalisme réduit à peau de chagrin, mais un réalisme quand même.

D’un autre côté, si le relativisme n’est pas un réalisme minimal, il n’est pas particulièrement porteur de tolérance. D’abord, la tolérance n’a de la valeur que dans les sociétés où elle est valorisée. Les tenants de l’argument n’offrent donc que des raisons relatives d’endosser le relativisme. Être relativiste, c’est accepter que l’intolérance soit acceptable dans une panoplie de contextes. Cela est insuffisant. Ensuite, l’argument relativiste confond critique et intolérance : il est tout à fait possible de critiquer les croyances morales d’autrui – et donc de croire qu’il est dans l’erreur – sans pour autant être intolérant. On pourrait même dire qu’en acceptant que les faits moraux fluctuent de communauté en communauté, l’on refuse quelque chose qui pourrait les unir toutes, à savoir des faits moraux objectifs et universels.

Ce ne sont là que des remarques introductives : la question qui m’intéresse n’est pas de savoir si des théories rivales au réalisme comme le relativisme sont dogmatiques, mais si le réalisme l’est. L’argument en faveur du relativisme n’est qu’une suggestion implicite en ce sens : le réalisme cautionnerait le dogmatisme plutôt que la tolérance et l’ouverture. Pourquoi? L’idée ne peut pas simplement être que le réaliste suppose que son adversaire est dans l’erreur. Si cela était une forme de dogmatisme, alors il faudrait être dogmatique. Il y a bel et bien des gens qui sont dans l’erreur morale.[46]

Le problème peut se poser autrement. J’ai jusqu’à présent exploré deux facettes du dogmatisme. Je me penche (rapidement) sur les deux autres. Dans un débat à propos d’une proposition difficile et controversée p, il est dogmatique d’adopter les attitudes suivantes :

  • Traditionalisme : croire que l’on sait que p est vrai en vertu d’un ensemble de croyances traditionnelles indiscutables;

  • Simplisme : croire que l’on sait que p en vertu d’un système donné simpliste.

C’est là que l’idée de Korsgaard présentée en introduction refait surface. Selon elle, le réalisme peut cautionner une forme de traditionalisme. Comme la morale est fondée sur nos impressions de base, il y a un risque que nous érigions ces impressions de base en prétendues connaissances sans voir qu’en fait nous ne faisons que mettre nos croyances traditionnelles sur un piédestal. Il y a également un risque que devant la confusion de nos croyances de base, nous décidions de simplifier le tout, par exemple, de nous en tenir à un énoncé sur la nature du bien et sur la nécessité de sa maximisation.

Ce qui a au départ constitué un risque de prétention pour le réaliste, à savoir que les faits moraux sont vrais dans tous les mondes possibles, est maintenant un rempart efficace contre le simplisme. Pour le voir, il faut rappeler (voir §3) qu’il y a des énoncés moraux purs et des énoncés moraux mixtes. Les premiers ne concernent que la moralité; les seconds concernent également des données du monde. Par exemple, « le respect a de la valeur » serait un énoncé moral pur alors que « frapper autrui sans raison est mal » serait un énoncé moral mixte, puisque ce dernier inclurait une supposition à propos empirique, à savoir que frapper engendre souvent de la douleur.

Seuls les énoncés moraux purs sont vrais dans tous les mondes possibles pour le réaliste. Les énoncés moraux mixtes sont sujets à des exceptions. Ainsi, « frapper autrui sans raison est mal » est faux dans un monde où les humains ont des carapaces qui les empêchent de souffrir. Pour prendre un exemple plus concret, l’énoncé « il est mal de mentir » est peut-être vrai dans un contexte normal, mais certainement pas en temps de guerre. Les énoncés moraux mixtes peuvent être purifiés si on leur ajoute des clauses conditionnelles afin qu’ils soient vrais dans tous les mondes possibles. « Il est mal de frapper autrui » peut devenir, par exemple, « si nous pouvons ressentir la douleur d’une certaine manière, il est généralement mal de frapper autrui ». « Il est mal de mentir » peut devenir « il est mal de mentir sauf si les droits fondamentaux d’une personne en dépendent ».

Les théories morales générales sont composées d’énoncés moraux purs. Prenons l’exemple de l’utilitarisme classique, composé de deux thèses (voir Mill, 1863). D’abord, l’hédonisme, la thèse selon laquelle le seul bien intrinsèque est le plaisir et le seul mal intrinsèque est la douleur. Ensuite, ce que l’on pourrait appeler la thèse conséquentialiste, selon laquelle une action est correcte en proportion de sa capacité à tendre à promouvoir de bonnes conséquences.[47] Si l’utilitarisme est vrai, ces deux énoncés tiennent, peu importe le monde dans lequel nous sommes.

C’est en vertu du caractère nécessaire des faits moraux qu’un réaliste comme Robert Nozick a donc pu réfuter l’utilitarisme classique en deux phrases :

La théorie utilitariste est embarrassée par la possibilité qu’existent des monstres utilitaires qui bénéficient d’un gain immensément plus grand en utilité par le sacrifice des autres que ce que ces autres perdent. En effet, la théorie semble requérir, ce qui est inacceptable, que nous soyons tous sacrifiés dans la gueule du monstre afin d’accroître l’utilité totale

Nozick, 1974, p. 41, traduction libre

On connaissait déjà le problème de l’utilitarisme selon lequel il pouvait sacrifier la minorité pour la majorité, par exemple en montant un coup contre un innocent (Rawls, 1955). Nous voyons maintenant, grâce à Nozick, un problème supplémentaire de l’utilitarisme : l’utilitarisme doit postuler qu’il est parfois acceptable de sacrifier la majorité pour la minorité. Cela n’oblige personne à rejeter l’esprit de l’utilitarisme et encore moins du conséquentialisme, mais il faudra le raffiner, par exemple en ajoutant des restrictions de distribution ou en remplaçant l’hédonisme par une autre théorie du bien.

Je ne mentionne Nozick et l’utilitarisme qu’à titre d’exemple. Si les faits moraux ne sont pas nécessaires, il est difficile de voir en quoi l’argument de Nozick est pertinent. Il nous parle, après tout, d’un monde qui n’est pas le nôtre. En fait, la nécessité des faits moraux contraint le réaliste à conjurer, lors de sa réflexion éthique, des mondes franchement bizarres. Cela inclut des mondes dans lesquels des monstres utilitaires battent le pavé. Nous voilà donc forcés d’élaborer des théories fines ou d’aller contre nos intuitions de base. Bref, le réalisme exerce une pression aussi bien en défaveur du simplisme qu’en défaveur du traditionalisme. D’un côté, le simplisme se bute à une myriade de contre-exemples; de l’autre, le traditionalisme est confronté à une multitude de situations inusitées. Dans les deux cas, il semble que le réalisme contraigne à l’ouverture intellectuelle et à l’imagination.

Sans le réalisme moral, il faut le répéter, il est très difficile d’expliquer la force du contre-exemple de Nozick. En effet, il y a toujours un risque pour l’antiréaliste, à savoir que les faits moraux soient différents dans un monde différent.[48] L’antiréaliste a donc une relation difficile avec les raisonnements contrefactuels. Et pourtant, les raisonnements contrefactuels sont tout à fait communs dans tout autre domaine y compris dans notre vie courante (ce vase est fragile, j’aurais dû rester au lit ce matin, etc.). Cette remarque milite en faveur du réalisme, bien qu’encore une fois elle le fasse à partir d’un fait moral : notre pratique morale, qui tient compte des énoncés contrefactuels, est sur ce plan adéquate.

En fait, il vaut la peine de préciser que l’antiréaliste n’a de problèmes qu’avec les énoncés contrefactuels dont l’antécédent réfère à un monde assez éloigné du nôtre. Il peut toujours avancer qu’« il est mal de torturer les chatons quoi qu’on en pense » s’il restreint cet énoncé à des mondes similaires au nôtre. Mais comment discriminer les mondes qui sont assez près du nôtre de ceux qui en sont trop éloignés? Les mondes qui contiennent des monstres utilitaires (ou des machines à expérience) sont-ils trop éloignés pour être pris en compte? C’est un défi que l’antiréaliste, mais pas le réaliste, doit relever. Sa réponse semble cruciale pour déterminer la façon dont il devrait faire de l’éthique normative. En particulier, sa réponse pourrait le ramener à la maison utilitariste.

6. CONCLUSION

J’ai annoncé, en introduction, que je laisserais de côté la question normative, c’est-à-dire la question « pourquoi agir moralement? » ou « pourquoi la morale a-t-elle une autorité sur nous? ». C’est pourtant cette question qui sert à Korsgaard de tremplin pour accuser le réalisme de dogmatisme. Certains seraient peut-être tentés de croire que l’attaque de Korsgaard contre le réalisme peut se résumer ainsi : le réalisme est dogmatique puisqu’il échoue à répondre à la question normative.

Ma réponse n’a pas été de montrer que la réponse du réalisme à la question normative était convaincante. Je me suis plutôt penché sur des accusations plus précises – des accusations présentes chez Korsgaard – en termes d’exclusion, de prétention, de traditionalisme et de simplisme. Je crois avoir montré qu’aucune ne fait mouche. Sans ces accusations, la démonstration de Korsgaard perd de son aplomb. Bien sûr, la question normative reste sans réponse, mais pourquoi serait-il dogmatique de ne pas y répondre?

Quoi qu’il en soit de la question normative, le réalisme ne se fonde ni ne cautionne le dogmatisme doxastique pour les raisons que nous avons examinées, ce qui en soit fait progresser la question. Le réalisme d’ouverture constitue un point de départ légitime à la réflexion métaéthique, un point de départ qui n’exclut pas les arguments des théories adverses. Et il encourage, à cause de la nécessité des faits moraux qu’il postule, le raffinement éthique et le questionnement non traditionnel.

Cette brève excursion dans la question du dogmatisme est aussi l’occasion d’explorer les liens, trop souvent laissés à l’écart, entre éthique et métaéthique. D’un côté, se poser la question du supposé fondement dogmatique de l’éthique, c’est se demander s’il est acceptable de faire de la métaéthique à partir de l’éthique. À cette question, j’ai apporté une réponse positive, mais nuancée. Elle est positive puisque l’argument dworkinien est admissible; mais elle est nuancée puisqu’il demeure problématique d’utiliser l’argument dworkinien comme raison d’ignorer les charges contre le réalisme. Il est acceptable de faire de la métaéthique à partir de l’éthique, mais il est inacceptable de rejeter tout énoncé métaéthique antiréaliste sous prétexte que la métaéthique se réduit à l’éthique.[49]

D’un autre côté, se poser la question de ce que le réalisme cautionne, c’est se poser la question des effets de la métaéthique sur l’éthique et plus particulièrement sur sa méthodologie. À cette question que je n’ai fait qu’effleurer, j’ai suggéré que le réalisme était dans une position privilégiée pour favoriser une approche ouverte et imaginative en éthique normative. Le réalisme non seulement ne cautionne pas le dogmatisme, mais, pourrait-on renchérir, favorise l’ouverture en contraignant l’éthicien réaliste à scruter une pléthore de mondes possibles. Nous sommes loin des mises en garde de Korsgaard avec ce réalisme d’ouverture.