Corps de l’article

« Il ne tiendra qu’à vous beau sire, d’être aussi gras que moi, lui repartit le Chien. Quittez les bois, vous ferez bien : vos pareils y sont misérables. Cancres, haires, et pauvres diables, dont la condition est de mourir de faim. Car quoi? rien d’assuré : point de franche lippée : Tout à la pointe de l’épée. Suivez-moi : vous aurez un bien meilleur destin. »
Le Loup reprit : « Que me faudra-t-il faire?
Presque rien, dit le Chien, donner la chasse aux gens portant bâtons, et mendiants; Flatter ceux du logis, à son Maître complaire : Moyennant quoi votre salaire sera force reliefs de toutes les façons : Os de poulets, os de pigeons, sans parler de mainte caresse. »
Le Loup déjà se forge une félicité qui le fait pleurer de tendresse. Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
« Qu’est-ce là? lui dit-il.
- Rien.
- Quoi? Rien?
- Peu de chose.
- Mais encore?
- Le collier dont je suis attaché, de ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché? dit le Loup : vous ne courez donc pas où vous voulez?
- Pas toujours; mais qu’importe?
- Il importe si bien, que de tous vos repas je ne veux en aucune sorte, et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. »
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encore.

Le loup et le chien Jean de Lafontaine, Les Fables, Livre I

INTRODUCTION

En février 2012, une vague de froid s’abat sur la Camargue. Alors que dans cette région le mercure ne passe presque jamais sous zéro, les températures atteignent - 6°C plusieurs jours d’affilée, entraînant le gel de la plupart des étangs. Les paysages sont d’une beauté à couper le souffle, mais la splendeur fait rapidement place à la tragédie. Le froid affaiblit considérablement les animaux. Les flamants roses (Phenopticus roseus) sont particulièrement vulnérables. Alors qu’ils dépensent beaucoup d’énergie pour maintenir leur température corporelle, les ressources se raréfient. Leur alimentation, exclusivement composée de petits organismes qu’ils filtrent dans l’eau des étangs, est entravée par le gel. Certains oiseaux sont pris dans la glace, brisent leurs pattes en tentant de s’en libérer ou meurent simplement de faim sur place. On estime que 1500 individus ont péri dans cet épisode. Une telle situation de crise, bien que rare, n’est pas exceptionnelle. En 1983, lors de la précédente vague de froid plus longue et plus rigoureuse encore, c’est plus de 3000 flamants qui sont morts. Face à une telle crise, au coeur de la réserve naturelle nationale de Camargue, une question cruciale se pose alors : que signifie protéger la nature dans un tel contexte? Faut-il secourir les flamants en brisant la glace, leur apporter de la nourriture additionnelle sous forme de granulés? Non loin de là, dans l’Aude, les pompiers ont recueilli une dizaine d’oiseaux à la caserne pour les réchauffer et les nourrir, improvisant des baudriers qui les maintiennent en suspension le temps qu’ils retrouvent la force de se tenir sur leurs pattes. Ou bien convient-il de « laisser faire la nature », se contenter de compter les morts et profiter éventuellement de l’occasion pour récolter des cadavres afin d’améliorer les connaissances sur cette espèce? Du point de vue écologique, une telle mortalité massive, à condition de rester occasionnelle, ne met pas en péril la population camarguaise, qui est en croissance depuis les années 1960 et s’élève aujourd’hui à plus de 12 000 couples nicheurs, pouvant facilement supporter une telle baisse d’effectif. Néanmoins, riverain.es, chercheuses, chercheurs et naturalistes ont été bouleversé.es par cet épisode clivant. Alors que de nombreuses personnes attendaient des gestionnaires et des écologues qu’ils portent secours aux oiseaux en détresse, ceux-ci ont décidé de laisser faire, en partie par manque de moyens pour un sauvetage efficace, mais aussi, et peut-être surtout, considérant que le caractère « naturel » de la situation ne justifiait pas une intervention extérieure.

Cet épisode met en scène une situation commune : la nature ne ressemble pas à une carte postale de flamants roses dans le soleil couchant. Elle est le théâtre de grandes souffrances. Dans cet article, nous nous interrogeons sur ce que peut signifier cette souffrance pour celles et ceux qui se donnent comme mission de protéger la nature. En particulier, nous tentons de cerner la pertinence et les limites du devoir d’intervention quant à la souffrance des animaux sauvages. Nous présentons tout d’abord l’argument interventionniste tel qu’il s’est articulé dans la littérature philosophique. Nous interrogeons ensuite la prévalence de la souffrance dans le monde sauvage, le sens qu’elle peut avoir d’un point de vue biologique ainsi que la façon dont elle s’articule avec d’autres composantes du bien-être animal, en particulier l’autonomie. Enfin, nous montrons comment, sans nier l’importance morale des animaux, d’autres valeurs peuvent intervenir dans la délibération lorsqu’il est question d’évaluer si et comment il convient d’intervenir pour réduire la souffrance des animaux sauvages, en s’intéressant à des valeurs centrées sur les êtres humains et à des valeurs centrées sur des entités écologiques complexes, défendant ainsi une conception pluraliste de nos obligations morales vis-à-vis du monde naturel.

1. L’ARGUMENT INTERVENTIONNISTE

A. Le problème de la souffrance des animaux sauvages

Ce à quoi se sont trouvé.es confronté.es les gestionnaires de la nature durant la vague de froid de 2012 n’est qu’un exemple, particulièrement dramatique, parmi tant d’autres dans lesquels le souci pour le bien-être des individus et le souci pour la communauté biotique ou l’écosystème renvoient à des prescriptions différentes. Car quiconque s’intéresse à la nature, à l’évolution, au fonctionnement des écosystèmes ne peut ignorer cet implacable constat : le monde naturel, si beau et si inspirant puisse-t-il être, est le théâtre d’une multitude de souffrances, de peines, de morts. Comme le dit la sagesse populaire, « la nature est cruelle », et les philosophes l’ont depuis longtemps souligné. Lorsqu’il s’attache à réfuter les morales fondées sur la nature, John Stuart Mill écrit :

La simple vérité est que la nature accomplit chaque jour presque tous les actes pour lesquels les hommes sont emprisonnés ou pendus lorsqu’ils les commettent envers leurs congénères. Elle fauche ceux dont dépend le bien-être de tout un peuple [...] avec aussi peu de remords que ceux pour qui la mort est un soulagement pour eux-mêmes ou une bénédiction pour les personnes soumises à leur influence nocive. En matière d’injustice, de ruine et de mort, un ouragan et une épidémie l’emportent de beaucoup sur l’anarchie et le règne de la terreur

Mill, 1904/2003, p. 69-70

Cette idée que la nature est cruelle, injuste, aveugle, et que la responsabilité humaine est d’instituer le bien dans un ordre amoral est développée par plusieurs auteur.trices et ses implications sur notre devoir d’intervention dans le monde naturel sont multiples. Martha C. Nussbaum suggère qu’il conviendrait, dans certaines circonstances, de « remplacer graduellement le naturel par le juste » (Nussbaum, 2006, p. 400) et Oscar Horta invite à intervenir dans la nature afin de remplacer une écologie de la peur par une écologie de la compassion (Horta, 2010).

La question de l’importance morale de la souffrance dans le monde sauvage est un objet de discorde entre éthique environnementale et éthique animale, donnant lieu à des positions polarisées : d’un côté, il s’agit de nier toute pertinence à la prise en compte morale de ces souffrances et de caricaturer la position animaliste comme une sensiblerie puérile d’amoureux de Bambi (Hettinger, 1994); de l’autre, il s’agit de réduire à l’absurde les arguments environnementalistes parce qu’ils relèveraient d’une vision idyllique de la nature foncièrement bonne. Entre ces deux pôles, plusieurs auteur.trices ont essayé de ménager un mi-chemin, généralement en acceptant que la souffrance des animaux sauvages est un mal, mais en arguant que l’intervention risque d’entraîner des maux bien pires encore. À notre connaissance, le travail d’articulation de ces deux prescriptions contraires que sont la protection de la nature et la réduction de la souffrance a été davantage pris en charge par les tenants de l’éthique animale (par exemple Donaldson et Kymlicka, 2013; Everett, 2001) que par ceux qui se réclament de l’éthique environnementale. Dans cet article, nous prenons un point de départ différent : comment faire sens, du point de vue de la protection de la nature, et donc en se situant d’emblée plutôt en familiarité avec les éthiques environnementales, de cette apparente ubiquité du mal dans le monde naturel?

B. La forme logique de l’argument interventionniste

La forme probablement la plus convaincante de défense de l’interventionnisme est une extension du devoir d’assistance aux animaux sauvages. Si les animaux sauvages ont des droits ou des intérêts, nous aurions dans certaines circonstances la responsabilité de leur porter secours lorsqu’ils font face à de grands périls.

Bien qu’il prenne des formes variées, le noyau argumentatif de l’interventionnisme s’apparente à la forme suivante :

Prémisse 1

- Il est moralement requis de réduire les souffrances des êtres sensibles.

Prémisse 2

- Les animaux sauvages sont des êtres sensibles.

Prémisse 3

- La vie des animaux sauvages est faite de nombreuses souffrances.

Conclusion

- Il est moralement requis d’intervenir pour réduire les souffrances des animaux sauvages.

La question se pose alors des implications pratiques d’une telle responsabilité. Où commence, et surtout où s’arrête notre responsabilité d’intervenir pour réduire les souffrances des animaux sauvages? L’intuition qu’il serait moralement condamnable de ne pas intervenir lorsqu’un petit geste peut sauver la vie d’un animal, comme lorsque le simple bris de la surface glacée d’un étang peut secourir un flamant rose, n’indique rien quant au degré de détresse justifiant l’application du devoir d’assistance, sur l’intensité des efforts qui peut être exigé, ou sur les modalités de l’intervention requise. S’il ne suffit pas de se baisser, de ramasser une pierre et de la jeter sur la surface glacée de l’étang, mais qu’il faut marcher sur la glace, risquer de se mouiller les pieds, de se geler les orteils, d’attraper froid, d’arriver en retard à un rendez-vous... Et s’il faut aller chercher des outils, mobiliser des ressources humaines et matérielles importantes, accaparer des sapeurs-pompiers quand ils pourraient être nécessaires ailleurs, ce devoir d’assistance se trouverait-il mitigé par d’autres considérations?

C. Les implications pratiques de l’argument interventionniste

Le problème de l’interventionnisme a parfois été utilisé comme réduction à l’absurde de l’éthique animale. S’il est moralement requis de diminuer les souffrances animales, alors il faudrait par exemple empêcher les prédateurs de chasser, ce qui serait un non-sens et prouverait ainsi par l’absurde que la souffrance animale n’est pas un problème moral. Mais l’argument interventionniste prend différentes formes qui ne sont pas toutes si faciles à écarter. Pour John Hadley (2006), qui défend un « principe minimal d’assistance », nous avons l’obligation de porter secours aux animaux sauvages lorsque le coût pour nous est minime et qu’ils sont en grande détresse. Des versions beaucoup plus exigeantes sont également défendues. Pour certain.es auteur.trices, il conviendrait par exemple de réduire la fécondité des individus dont les stratégies de reproduction sont fondées sur la production d’une très nombreuse progéniture avec des taux de survie très faibles (Johannsen, 2017); de réduire drastiquement le nombre d’animaux sauvages par stérilisation puis de maintenir les survivants dans des parcs zoologiques où l’on serait en mesure d’assurer leur bien-être (Moen, 2016); ou encore d’organiser l’extinction des espèces prédatrices (McMahan, 2015). Le problème de la souffrance des animaux sauvages soulève en effet immédiatement celui de la prédation et de notre responsabilité à son endroit, débat assez ancien qui se trouve aujourd’hui réactivé par l’espoir de nouvelles formes possibles d’intervention fondées sur les biotechnologies. Sur son blogue intitulé l’« Impératif Hédonistique », le transhumaniste David Pearce va jusqu’à plaider en faveur d’un déploiement des recherches en ingénierie génétique afin de reprogrammer génétiquement les prédateurs pour qu’ils adoptent des régimes végétariens (Pearce, 2009).

Penser notre devoir d’intervention dans le monde sauvage demande en effet de répondre à plusieurs questions difficiles : 1. Est-ce que toutes les formes de souffrance en appellent également au devoir d’assistance? Doit-on seulement sauver la vie des animaux lorsque celle-ci est en danger critique ou faudrait-il également réduire leurs peines dans des circonstances plus communes, par exemple en réduisant la faim, la soif et certaines souffrances liées à des maladies en leur fournissant de la nourriture, de l’eau, des médicaments, des vaccins? 2. Quelle quantité d’efforts peut être exigée des humains face à la souffrance des animaux sauvages? Sommes-nous dans l’obligation d’aider un animal uniquement lorsque cela ne coûte presque rien ou avons-nous la responsabilité de mettre en oeuvre les moyens nécessaires même lorsque ceux-ci sont coûteux, et si oui, jusqu’où? 3. Enfin, quelles sont les réponses qu’il convient d’apporter à cette souffrance? Doit-on limiter nos interventions à des petits « coups de pouce » ponctuels ou peut-on envisager des actions qui modifient significativement les conditions de vie des animaux, par exemple en neutralisant leurs prédateurs, en les transférant dans des habitats plus propices à leur épanouissement ou encore en modifiant leur régime alimentaire?

Du point de vue de la protection de la nature, au-delà du devoir d’assistance visant à réduire la souffrance des animaux sauvages, la question se pose de la légitimité de certaines pratiques routinières qui, directement ou indirectement, entretiennent voire augmentent les souffrances des animaux sauvages. Est-il acceptable de maintenir des populations menacées et de faire croître leur effectif lorsque les individus dont elles sont composées vivent dans des conditions difficiles au sein d’habitats dégradés ou qu’ils sont la cible des chasseurs? Est-il acceptable de conserver, renforcer, voire réintroduire des populations de prédateurs dont un petit nombre d’individus suffit à réduire significativement le bien-être d’un grand nombre de proies? C’est pourtant ce qui se produit dans certains programmes de conservation, de renforcement et de réintroduction de grands prédateurs, comme la protection du lynx commun (Lynx lynx) en Europe ou la réintroduction de l’ours brun (Ursus arctos arctos) dans les Pyrénées. Est-il acceptable de préserver des dynamiques naturelles de variations environnementales qui pèsent sur la survie et le bien-être des populations comme les successions naturelles d’inondations et de sécheresse dans les zones humides? Si la nature, faute d’intention, ne peut être à proprement parler cruelle, sa protection ne suppose-t-elle pas une certaine forme de cruauté, ou à tout le moins d’indifférence coupable, à l’endroit de tous les êtres qui souffrent dans la nature? Une telle indifférence se rencontre parfois parmi les éthicien.nes de l’environnement ou les gestionnaires d’espaces naturels, mais nous pensons qu’elle n’est pas un corollaire inévitable du souci pour la nature et que l’on peut tout à la fois se dévouer à la protection du monde naturel et se soucier de la souffrance des animaux sauvages. Mais avant d’aborder les formes possibles d’une telle conciliation, évoquons certaines raisons de limiter le devoir d’intervention du point de vue de l’intérêt animal : d’une part, un principe de précaution quant aux conséquences réelles de l’intervention, et d’autre part un principe d’équilibre entre différentes composantes du bien-être.

D. La réserve par précaution

La plupart des auteur.trices qui ont abordé la question de l’intervention dans le monde sauvage ont souligné la difficulté qu’il y avait à s’assurer des conséquences véritablement positives d’une intervention donnée, particulièrement si elle est à large échelle. Peter Singer par exemple, lorsqu’il discute du bien-fondé des interventions visant à réduire la souffrance dans le monde sauvage, met en garde sur la dimension potentiellement contre-productive de l’intervention :

Il est possible que l’intervention humaine améliore les conditions de vie des animaux, et soit donc justifiée. Néanmoins, à en juger par le passé, toute tentative de modification des écosystèmes à large échelle finit par faire plus de mal que de bien. Pour cette raison au moins, hormis dans quelques cas isolés, mieux vaut s’en tenir à s’abstenir de tuer inutilement des animaux ou de les traiter cruellement.

Singer, 2011, p. 226-227, traduit par les autrices

Dans ce passage, Singer s’en remet à l’expérience pour inviter à la prudence. En effet, étant donné la complexité des systèmes écologiques, notre connaissance partielle de leur fonctionnement et la difficulté à estimer le bien-être animal, il est très difficile de prédire quelles seront les conséquences d’une intervention sur l’ensemble des êtres sensibles affectés. Par exemple, des travaux ont montré que le fait de nourrir les passereaux pendant les mois d’hiver augmente leur risque de contracter certaines maladies infectieuses (Wilcoxen et al., 2015), ou encore que la supplémentation artificielle des ongulés sauvages entraîne une augmentation substantielle du taux de prédation des nids d’espèces d’oiseaux qui nichent au sol (Selva et al., 2014). Parce que nos capacités à prévoir les conséquences de nos interventions sur le bien-être des animaux sauvages sont faillibles, il serait donc approprié de s’abstenir d’intervenir.

En plus de l’incertitude qui peut nous inciter à ne pas intervenir faute de prévisibilité des conséquences de nos actions, on peut identifier des mécanismes susceptibles de rendre contre-productives certaines formes d’intervention, invitant encore davantage à la prudence. Supposons qu’en secourant les flamants roses du Vaccarès, nous permettions à des individus sédentaires de survivre au sein d’une population majoritairement migratrice. Année après année, ces individus qui ne perdent ni temps ni énergie à migrer seront peut-être plus aptes à se reproduire et donc à transmettre leur caractère sédentaire à leur progéniture que leurs congénères migrateurs. On peut alors craindre que la proportion d’individus sédentaires n’augmente progressivement dans la population et que lors de l’épisode de froid suivant, un plus grand nombre d’individus se trouvent à leur tour en détresse. En quelque sorte, en interférant avec la sélection naturelle à un temps t, nous permettons à un trait défavorable de se maintenir et de se propager. Une telle contre-sélection entraînerait une baisse de l’adaptation des populations sauvages à leur environnement naturel, impliquant soit une dépendance accrue aux interventions humaines dans un cercle vicieux de perte d’autonomie, soit une plus grande souffrance pour les générations futures.

Considérant ce risque, une préférence à priori pour « laisser faire » la nature peut s’expliquer autrement que par une indifférence à la souffrance des animaux sauvages ou la négation du caractère moralement significatif de cette souffrance. C’est justement pour éviter des souffrances encore plus grandes dans les générations à venir qu’il convient parfois de laisser périr les individus les moins adaptés aux contraintes de leur environnement. Néanmoins, si l’on admet l’argument et que l’intervention n’est limitée que par l’incertitude concernant ses conséquences réelles, on accepte qu’il serait moralement bon de réduire la souffrance dans le monde sauvage. Ce faisant, même si la prudence invite à suspendre momentanément l’intervention, il conviendrait d’agir de façon à lever l’incertitude. C’est l’essence même du principe de précaution qui nous enjoint, en situation d’incertitude, non pas à ne rien faire, mais, lorsque c’est possible, à tenter de lever l’incertitude qui entrave l’action. Transposé au contexte qui nous importe ici, le principe de précaution inviterait donc à développer des travaux susceptibles de mieux nous informer sur la souffrance des animaux sauvages et sur les façons de la réduire, mais aussi sur les aspects fondamentaux du fonctionnement des écosystèmes sur une échelle évolutive, de façon à pouvoir prédire les conséquences d’une intervention sur les générations futures. C’est par exemple ce que propose Horta (ce dossier, p. 85-100) lorsque, convenant que nous n’avons pas aujourd’hui les moyens techniques d’intervenir à grande échelle sans risque d’effets pervers, il considère que nous avons néanmoins la responsabilité d’investir dans la recherche pour lever les incertitudes qui contraignent aujourd’hui l’action, afin de développer une véritable « biologie de la compassion » (Ng, 1995). D’autres envisagent les ressources possibles des technologies d’orientation des gènes telles que CRIPR-Cas9 pour réduire la fertilité de certaines espèces (Johannsen, 2017) ou encore pour transformer le régime alimentaire des carnivores (Pearce, 2016).

En l’état actuel de nos connaissances, de telles perspectives apparaissent plus de l’ordre de la science-fiction que d’un projet réaliste de gestion de la nature. Mais ne s’inscrivent-elles pas en continuité avec l’histoire de la domestication? Choisir les traits des animaux, intervenir sur leur fertilité, transformer leur régime alimentaire, construire presque pièce à pièce des environnements favorables à leur survie et à leur productivité en éliminant les prédateurs et les éléments pathogènes, cela ressemble tout à fait à de grandes étapes de la domestication. Et les nouvelles biotechnologies pourraient effectivement permettre de faire en quelques générations ce qui nécessiterait des siècles par simple sélection génétique.

Le constat d’une certaine continuité entre la domestication et les développements possibles d’une biologie de la compassion très interventionniste soulève au moins deux considérations. D’une part, la conservation se trouve aujourd’hui dans un contexte de ressources humaines, financières et techniques extrêmement limitées. Les budgets publics alloués à la protection de la nature se réduisent chaque année alors que les besoins ne cessent d’augmenter. Réorienter les recherches et les pratiques de la conservation vers la réduction de la souffrance animale impliquerait de faire des choix, des compromis au sein d’une assiette que l’on peine déjà à se partager entre diverses priorités. D’autre part, et plus encore que la question des moyens, le projet même d’extension de l’influence humaine au monde naturel est en contradiction directe avec certaines des intuitions les plus profondes du mouvement conservationniste. En effet, l’idée que la nature a une valeur en elle-même, dans sa dimension sauvage et spontanée, est un thème central des mouvements de protection de la nature (Takacs, 1996). Le monde de la conservation se montre d’ailleurs plutôt récalcitrant à la requalification de ses objectifs en termes anthropocentriques et utilitaristes à travers l’approche par services écosystémiques, qui propose une redirection des efforts de conservation vers la satisfaction des besoins humains (Maris, 2014). La biologie de la compassion opère un transfert semblable, invitant à délaisser des valeurs proprement écologiques telles que la biodiversité, l’intégrité écologique, la naturalité, au profit de la seule satisfaction des intérêts des êtres sensibles.

Cette répugnance à voir s’étendre le règne de l’influence humaine sur la nature pointe vers une critique bien plus profonde du devoir d’intervention que la simple précaution. En effet, n’y a-t-il pas de bonnes raisons de ne pas intervenir même lorsqu’on sait avec certitude que cela minimiserait les souffrances? Quand bien même nous disposerions de moyens fiables pour réduire ou éliminer la souffrance animale dans le monde sauvage, faudrait-il le faire? Nous allons maintenant présenter deux limites au devoir d’intervention : l’une fondée sur les intérêts des animaux eux-mêmes; l’autre sur des valeurs qui ne sont pas centrées sur les animaux.

2. PAR-DELÀ LA SOUFFRANCE

A. La nature est-elle si cruelle? Critique de la prémisse 3

Dans un passage abondamment cité par les tenants de l’interventionnisme, Richard Dawkins (1996) brosse un tableau particulièrement terrible de la condition des êtres de nature qui renvoie à la troisième prémisse de notre argument interventionniste, à savoir que la vie des animaux sauvages est faite de nombreuses souffrances.

La quantité totale de souffrances par an dans la nature est au-delà de tout entendement. Pendant le temps qu’il me faut pour composer cette phrase, des milliers d’animaux sont dévorés vivants; d’autres fuient pour sauver leur vie, gémissant de peur; d’autres encore se font lentement ronger de l’intérieur par d’horribles parasites; des milliers d’animaux de tous genres meurent de faim, de soif et de maladie. […] Dans un monde fait de forces physiques aveugles et de réplication génétique, certains seront blessés, d’autres seront plus chanceux, et je vous mets au défi de trouver à cela la moindre raison ou la moindre justice. L’univers, tel que nous l’observons, est exactement tel que nous devrions le prédire s’il n’y avait, finalement, ni dessein, ni but, ni bien, ni mal, rien qu’une immense indifférence, aveugle et sans pitié.

Dawkins, 1996, traduit par les autrices

Cet extrait porte un regard particulièrement sombre sur la nature et les conditions de vie des animaux sauvages. Nous mitigerons ce propos en montrant comment des travaux en éthologie, en physiologie, en écologie et en évolution invitent au contraire à considérer la vie sauvage comme une source d’épanouissement et de bien-être pour les animaux. Ne niant en rien la réalité de leur souffrance, il s’agit ici de l’envisager au regard d’émotions positives qui la complètent. Nous ne sommes pas en mesure de calculer ici souffrances et plaisirs, et nous doutons qu’un tel calcul soit même possible. Notre objectif dans cette section est donc seulement de souligner que s’il y a de la souffrance dans le monde sauvage, il y a aussi beaucoup de plaisir.

Une perspective éthologique

Les études de long terme sur le comportement et l’histoire de vie des animaux sauvages, qui ont pour objet de suivre jour après jour, et génération après génération, un grand nombre d’individus dans leur environnement, suggèrent que cette vision est grandement biaisée, et que la perception qu’ont les animaux de leur propre vie n’a aucune raison d’être aussi sombre et tourmentée. Ces études décrivent de nombreuses circonstances quotidiennes suscitant des émotions positives pour les individus suivis, comme l’excitation liée à la découverte d’une ressource nourrissante (Clay et al., 2012), le bien-être émanant d’une longue sieste au soleil, ou encore de fréquentes interactions sociales positives, telles que des comportements de jeu, de toilettage, ou encore des moments de détente et d’intimité liant les membres d’un groupe (Smuts, 2001). De telles observations dépeignent aussi la complexité du paysage social de certaines sociétés animales, et les prouesses stratégiques déployées à travers des alliances temporaires ou durables, des comportements de manipulation visant à tromper les rivaux ou à séduire les membres du sexe opposé, qui témoignent ainsi de la richesse de la vie sociale des individus et de l’intérêt qu’ils peuvent éprouver à y prendre part (Cheney and Seyfarth, 2007; De Waal, 1995).

Au-delà des émotions positives qui ponctuent la vie des animaux sauvages, on peut également rappeler que les interactions sociales sont loin d’être systématiquement négatives et compétitives. De nombreuses études mettent en évidence des comportements de coopération et de réciprocité entre congénères dans la nature (Clutton-Brock, 2002), ou encore des comportements de réconciliation et de consolation (De Waal, 2009). Des approches expérimentales récentes démontrent l’existence et l’importance du sentiment d’empathie chez certaines espèces à travers des résultats troublants. Ainsi, un rat n’hésitera pas à payer un coût significatif pour libérer un congénère inconnu pris au piège émettant des vocalisations de détresse, alors même qu’il ne tirera aucun bénéfice de son action (Bartal et al., 2011). Un corpus de données portant sur diverses espèces de mammifères sauvages met en évidence les effets positifs et prononcés de liens sociaux forts et durables pour atténuer les sources de stress d’origine sociale ou environnementale (Young et al., 2014) y compris les deuils liés à la prédation de compagnons proches (Engh et al., 2006), ainsi que pour améliorer la santé, la survie ou encore la longévité des individus engagés dans de telles relations (Silk et al., 2003, 2010; Silk, 2014).

Finalement, ces études montrent également que certains individus vivent longtemps et que les phénomènes de sénescence ne sont pas rares dans la nature, contrairement à ce que l’on a longtemps cru (Nussey et al., 2013). Considérées dans leur ensemble, ces études indiquent que la vie des animaux sauvages est loin d’être toujours courte et tourmentée, et peut au contraire s’avérer riche en émotions positives comme négatives, tissée de liens sociaux puissants qui contribuent à atténuer les souffrances et les stress quotidiens – comme, somme toute, celle de beaucoup d’humains.

Une perspective physiologique

Des approches physiologiques complètent les observations précédentes en montrant aussi que certains comportements sociaux se traduisent par une diminution des niveaux sanguins de cortisol, une hormone de stress qui se retrouve chez tous les vertébrés (par exemple Shutt et al., 2007), ou par une augmentation des niveaux sanguins d’ocytocine (Burkett et al., 2016). L’ocytocine est une hormone très impliquée dans la physiologie de l’allaitement et de l’accouchement des mammifères, mais plus largement médiatrice des comportements d’attachement, dans des contextes maternel et extramaternel, comme les relations romantiques chez l’humain (Feldman, 2012), ou autres comportements d’affiliation chez de nombreux mammifères (Burkett et al., 2016). L’augmentation du taux d’ocytocine est associée au plaisir (y compris sexuel) et aux sensations de bien-être chez les humains qui peuvent en témoigner (Hiller, 2004), et il est probable que ces associations se retrouvent chez les autres mammifères étant donné la similarité des contextes qui suscitent une variation des niveaux d’ocytocine, et de ses fonctions biologiques. D’autres neurotransmetteurs sont identifiés comme médiateurs physiologiques de la motivation, de l’attention, des comportements intentionnels et se situent au coeur des circuits neuronaux de la récompense, tels que la dopamine ou les opioïdes (Alcaro et al., 2007). Ceux-ci, ainsi que les régions cérébrales impliquées dans le traitement des expériences subjectives et des sentiments émotionnels, sont partagés par tous les mammifères et probablement de nombreux vertébrés, avec des fonctions comparables et donc vraisemblablement largement conservées au cours de l’histoire évolutive (Panksepp, 2011), suggérant que la vie des autres espèces est, comme celle des humains, parsemée de moments de plaisir, de bien-être, et d’autres sentiments subjectifs comme l’attention, l’intention ou encore la motivation. Par exemple, lorsqu’ils chantent, les oiseaux chanteurs sécrètent naturellement des opioïdes et de la dopamine, ce qui suggère qu’ils pourraient ressentir du plaisir à une telle activité (Riters, 2012).

Une perspective évolutive

Une vision plus nuancée des émotions qui émaillent la vie des animaux sauvages est également corroborée par des raisonnements fondés sur les principes de la biologie évolutive. En effet, l’extrait de Dawkins cité plus haut est tout à fait représentatif de la perspective propre à l’auteur sur le monde naturel, un monde comme une rivière sur laquelle naviguent des milliards de gènes, pilotant les organismes individuels qui ne sont que les vaisseaux éphémères et passifs de leurs gènes-pilotes, qui sont les véritables unités de sélection. La métaphore du gène égoïste sert justement à convaincre que, du point de vue du gène, peu importe que l’organisme ait une vie atroce ou plaisante. La seule chose qui compte, c’est sa capacité à se reproduire, et donc à transmettre et à multiplier les gènes qui le composent (Dawkins, 1990). Il faut noter qu’une telle interprétation de la sélection naturelle est loin de faire l’unanimité au sein de la communauté scientifique. En effet, sans qu’il y ait de consensus inébranlable à ce sujet, la place de l’organisme individuel dans le processus de sélection naturelle, et en particulier son rôle clé d’unité de sélection conforme à l’approche darwiniste de l’évolution naturelle, est généralement bien plus importante que ne l’admet Dawkins.

Les neurosciences ont ainsi montré que le cerveau est équipé d’un système de récompenses-punitions orienté vers des buts et relayé par le système nerveux et hormonal (Alcaro et al., 2007; Panksepp, 2011), qui permet l’association d’émotions positives ou négatives à des comportements significatifs pour la valeur adaptative des individus. Ainsi, la sélection naturelle a sélectionné une disposition à ressentir des émotions positives lorsque les individus effectuent un comportement qui a le potentiel d’augmenter leur survie ou leur reproduction, et des émotions négatives dans le cas contraire. En l’absence d’un tel système de récompense, les animaux, humains compris, perdraient toute forme de motivation – situation qui pourrait s’apparenter aux cas cliniques de dépressions pathologiques observés en psychiatrie humaine. Par exemple, la fin d’une situation de stress physiologique aigu marquant un effort physique intense, comme la course d’un animal pour échapper à un prédateur ou le saut en parachute chez l’humain, est typiquement suivie d’un pic d’endorphines typiquement associé à une sensation de bien-être (Schedlowski et al., 1995), qui pousse les individus (proie rescapée ou parachutiste) à reproduire ce comportement dans le futur (renforcement positif). La fréquence et l’intensité cumulées des émotions positives et négatives ressenties à l’échelle d’une vie animale à l’état sauvage sont donc probablement équilibrées par ce type de mécanismes neurophysiologiques. Par extension, la sélection naturelle a favorisé l’évolution d’organismes doués pour la lutte pour la vie, ce qui se traduit physiologiquement par de fortes aptitudes motivationnelles entretenues par des systèmes de récompenses comportementales et physiologiques. Décrire la vie des animaux sauvages comme une suite de souffrances relève d’une vision déconnectée des réalités biologiques du monde sauvage, qui fait abstraction de la richesse des émotions subjectives ressenties par les individus de ces communautés, dont les comportements témoignent en permanence d’un féroce appétit à vivre.

Une perspective écologique

La vision d’une nature qui serait comme un champ de bataille de tous contre tous, cette conception de l’évolution naturelle comme une permanente « lutte pour la survie » (Darwin, 1859) entre individus notamment par la compétition et la prédation ne dresse qu’un portrait partiel des interactions des êtres vivants entre eux et avec leur milieu. Du point de vue de l’écologie, de nombreuses interactions entre organismes sont pacifiques et mutuellement bénéfiques. En 1902, le géographe et anarchiste russe Pierre Kropotkin insiste sur l’importance du mutualisme, notamment pour s’opposer au darwinisme social qui se développe au début du XXe siècle :

Dans le monde animal nous avons vu que la grande majorité des espèces vivent en société et qu’elles trouvent dans l’association leurs meilleures armes dans la lutte pour la survie : bien entendu et dans un sens largement darwinien, il ne s’agit pas simplement d’une lutte pour s’assurer des moyens de subsistance, mais d’une lutte contre les conditions naturelles défavorables aux espèces. Les espèces animales au sein desquelles la lutte individuelle a été réduite au minimum et où la pratique de l’aide mutuelle a atteint son plus grand développement sont invariablement plus nombreuses, plus prospères et les plus ouvertes au progrès.

Kropotkine, 1902/2005

Cette intuition a depuis été largement documentée chez les espèces sociales, et étendue à des contextes interspécifiques. Les relations de mutualisme, de symbiose et d’entraide, mais aussi de facilitation et de commensalisme sont très importantes à l’échelle des communautés écologiques. Elles permettent notamment de réduire les contraintes physiques et biotiques auxquelles sont soumis les individus (Stachowicz, 2001). Qu’il s’agisse des nombreux avantages de la vie en groupe pour les relations intraspécifiques ou de la complémentarité des rôles écologiques dans les relations interspécifiques, les relations positives sont nombreuses et structurantes parce qu’elles ont tendance à améliorer la survie des individus qu’elles lient les uns aux autres, et, ce faisant, leur confèrent un avantage compétitif. Si une grande majorité des interactions positives aujourd’hui étudiées concernent des bactéries, des plantes ou des invertébrés, les animaux vertébrés sont également concernés, d’abord au sein de toutes les espèces sociales, mais également de façon surprenante entre des individus d’espèces très éloignées, comme le pluvian du Nil (Pluvianus aegyptius) qui trouve sa nourriture entre les dents des crocodiles, le labre nettoyeur (Labroides dimidiatus) qui débarrasse de nombreuses autres espèces de poissons de leurs parasites en les mangeant ou encore l’indicateur, petit oiseau tropical arboricole, qui guide les ratels vers les nids d’abeilles dont il dégustera la cire et les larves après le passage du mustélidé exclusivement intéressé par le miel.

À plus grande échelle, la résilience des communautés biotiques laisse penser que les interactions positives et négatives s’équilibrent d’une façon plutôt avantageuse pour les individus, ne serait-ce qu’en assurant la durabilité et la régularité de leur habitat et de leur accès aux ressources. C’est ainsi que l’on observe par exemple que même si la présence de grands prédateurs dans un milieu impose un stress important aux ongulés, sa disparition et l’augmentation subséquente de la densité des herbivores peut également avoir des effets très négatifs sur la qualité de vie des proies : surpâturage et raréfaction des ressources alimentaires, plus grande circulation des éléments pathogènes liée à la promiscuité, etc.

Admettons néanmoins, et nul ne pourrait le contester, qu’il y a de la souffrance dans le monde sauvage et qu’une partie au moins de cette souffrance peut être réduite sans entraîner de souffrances plus grandes encore. La question demeure de savoir si oui ou non, et, le cas échéant, quand et comment il convient d’intervenir pour réduire ces souffrances. Après avoir discuté la troisième prémisse de l’argument relative à l’ubiquité de la souffrance, nous allons examiner la première prémisse, selon laquelle il serait moralement requis de réduire les souffrances.

B. Non-interférence et souveraineté (critique de la prémisse 1)

La première prémisse de l’argument interventionniste – Il est moralement requis de réduire les souffrances des êtres sensibles – est clairement utilitariste. Il s’agit dans nos actions ou nos règles d’action de viser les meilleures conséquences possibles, l’utilité de ces conséquences s’évaluant à l’aune des quantités de souffrance et de plaisir résultant de nos actions (Singer, 1975/2015). Sans retracer l’abondante littérature et les nombreux arguments qui ont été développés pour défendre ou critiquer cette version utilitariste de l’éthique animale, il convient de souligner certaines limites de cette approche qui sont justement rendues manifestes par la question de la réduction de la souffrance chez les animaux sauvages.

D’une part, les animaux ont d’autres intérêts que celui de ne pas souffrir ou d’éprouver du plaisir qu’il conviendrait de prendre en compte dans la délibération morale. Ainsi, selon Nussbaum :

L’idée même d’un despotisme bienveillant des humains envers les animaux est répugnante d’un point de vue moral, car la souveraineté des espèces, comme celle des nations, a un poids moral. S’épanouir, pour une créature, c’est notamment être capable de régler certains problèmes de façon autonome, sans intervention humaine, même si celle-ci est bienveillante.

Nussbaum, 2006, traduit par les autrices

On peut remarquer qu’il y a dans ce passage une certaine confusion entre l’individu – ici la « créature » – et le groupe – « l’espèce ». Mais concentrons-nous sur la seconde partie de l’extrait, qui a trait à la capacité de l’animal à mener sa vie de façon autonome. Nous reviendrons sur la question de la souveraineté de l’espèce dans la section suivante. L’argument de l’épanouissement est repris et développé par Jennifer Everett (2001), qui propose que les animaux ne peuvent s’épanouir qu’à condition d’avoir la possibilité d’agir conformément aux traits et aux capacités qui leur sont propres. Or l’évolution de telles capacités est sous-tendue par des mécanismes écologiques qui génèrent nécessairement de la souffrance, comme la prédation ou la maladie. Une volonté de soustraire collectivement et systématiquement les populations à de tels mécanismes se traduirait nécessairement par une atteinte grave aux libertés des individus qui la composent, comme si l’on envisageait par exemple de confiner proies et prédateurs dans des espaces distincts. En revanche, une intervention ponctuelle dans un cas individuel bien particulier, comme libérer un flamand rose pris dans les glaces, serait acceptable à la condition qu’elle n’affecte pas les dynamiques écologiques et évolutives de la population concernée à travers un remodelage systématique de la nature.

Par ailleurs, comme le suggèrent les éthiques animales déontologiques développées notamment par Gary Francione (1999) ou Tom Regan (1983), nos responsabilités envers les animaux non humains ne s’expriment pas nécessairement en termes conséquentialistes. Dans un cadre déontologique, il ne s’agit plus de quantifier la souffrance afin de la réduire, mais de respecter certains droits moraux fondamentaux d’individus sensibles qui sont considérés comme sujets d’une vie, orientés vers des buts (Regan, 1983) ou qui ont un irréductible intérêt à vivre (Francione, 1996). Dans de telles approches, le coeur de nos responsabilités vis-à-vis des animaux non humains est défini par leurs droits à vivre et à être traités avec respect. Le critère d’intervention central relatif aux décisions éthiques concernant les animaux sauvages n’est donc plus forcément le soulagement de la souffrance, mais le respect de l’autonomie et de l’indépendance, qui se traduira plus souvent par un principe de non-interférence.

Ce principe de non-interférence semble cependant entrer en contradiction avec l’importance morale accordée à la vie des animaux, à leurs droits de base et à leur liberté. La prise de partie en faveur du non-interventionnisme a donc été étayée par différents arguments. Par exemple, Regan propose que l’obligation de lutter contre l’injustice l’emporte sur l’obligation de lutter contre l’infortune (Regan, 1983), tandis que Francione note que le devoir d’assistance à une personne en danger ne figure pas dans le Droit américain (Francione, 1999), et en conclut que le devoir d’intervention est facultatif en ce qui concerne les animaux. Selon Clare Palmer, qui insiste sur la différence entre faire du mal et ne pas venir en aide, le devoir d’assistance est déterminé par notre degré de proximité (émotionnel, causal, spatial) vis-à-vis des individus concernés. Les animaux sauvages étant par définition éloignés des humains et n’entretenant avec eux que des relations sporadiques et accidentelles, le devoir d’assistance à leur endroit serait donc relativement faible en comparaison de ce qu’il serait vis-à-vis des animaux domestiques (Palmer, 2010).

Ces réponses sont celles que peut produire l’éthique animale elle-même, considérée comme une réflexion sur les devoirs des agents moraux vis-à-vis des êtres sensibles en tant qu’individus. Mais notre relation aux animaux sauvages peut être envisagée dans une perspective non plus seulement éthique, mais également politique, comme le suggèrent Sue Donaldson et Will Kymlicka dans Zoopolis (2013). Il ne s’agit alors plus seulement de considérer les animaux comme sujets moraux individuels, mais de s’interroger sur ce qu’ils représentent politiquement en tant que communauté. Donaldson et Kymlicka défendent l’idée selon laquelle les animaux sauvages forment des communautés autonomes et souveraines, considérant que la reconnaissance de cette souveraineté est nécessaire à l’exercice de leur autonomie et donc de leur épanouissement. Cette souveraineté implique que les animaux sauvages soient protégés des interférences négatives directes, comme la chasse, ou indirectes comme les dérangements ou la destruction de leur habitat. Ils proposent que nos relations avec les animaux sauvages soient régulées par un cadre analogue à celui proposé entre communautés humaines autonomes dans un contexte de relations internationales, initialement établi en vue de protéger les intérêts – notamment territoriaux, sociaux et culturels – des nations et des communautés les plus faibles contre l’influence indue des nations les plus puissantes. Ce type de cadre, fondamentalement anti-impérialiste, implique en tout premier lieu le respect de l’autonomie des membres de ces communautés et de leur capacité à vivre, à relever leurs propres défis et à façonner leur communauté sans intervention extérieure; transposé à notre relation aux animaux sauvages, il proscrit donc absolument l’idée d’une intendance à grande échelle des conditions de vie des animaux et prône un principe général de non-intervention. Dans ce cadre général, Donaldson et Kymlicka admettent néanmoins que certaines interventions humaines ponctuelles peuvent être requises, par exemple afin d’aider des animaux sauvages à conjuguer avec des évènements extrêmes tels que des catastrophes naturelles ou des épidémies dévastatrices.

Si l’on confronte cet argument à la question du bien-fondé d’une intervention dans le cas de la vague de froid qui sévit en Camargue en 2012, la question se pose alors de savoir si elle relève de l’intervention « humanitaire » ponctuelle ou de l’ingérence dans un monde régi par des contraintes naturelles auxquelles nous ne devons pas nous substituer. Mais avant de trancher sur ce point, il convient de souligner, à la suite d’Oscar Horta (2013) ainsi que d’Andrée-Anne Cormier et Mateo Rossi (2016), une faiblesse de l’analogie entre communautés humaines souveraines et d’éventuelles communautés formées par les animaux sauvages, en faisant fi de l’importance des divergences d’intérêts entre individus dans le monde sauvage. En effet, la prédation, le parasitisme, la compétition entre espèces et entre individus structurent les communautés sauvages là où l’on peut considérer qu’il y a, au sein des communautés humaines, une forme institutionnalisée de convergence d’intérêts et de soucis pour le bien commun. Pour Horta, si l’on devait étendre les logiques de la politique internationale à notre rapport avec les animaux sauvages, c’est davantage à la notion d’intervention humanitaire en contexte de guerre civile généralisée qu’il faudrait avoir recours qu’à celle de respect de la souveraineté des peuples. En effet, on peut raisonnablement douter que des « communautés » où la survie de certains est systématiquement menacée par d’autres puissent être jugées compétentes à s’autodéterminer dans un sens analogue à celui qu’on reconnaît aux communautés politiques humaines. En s’appuyant sur une analogie forte entre communautés humaines et communautés écologiques non humaines, Donaldson et Kymlicka donnent prise à la critique antispéciste. Si l’on doit se comporter vis-à-vis des communautés non humaines sauvages comme on devrait le faire vis-à-vis de communautés humaines distantes, alors justement nous avons la responsabilité d’intervenir lorsque ces communautés échouent à protéger certains droits ou intérêts fondamentaux de leurs membres. C’est ici la tension entre la considération des intérêts individuels des humains dans des sociétés oppressives ou des non-humains dans le monde sauvage et la considération pour les communautés dans leur ensemble qui compromet la conclusion non interventionniste des auteurs.

3. AU-DELÀ DES INDIVIDUS NON-HUMAINS

En proposant d’envisager nos responsabilités vis-à-vis du monde sauvage dans un registre politique plutôt que seulement moral, Donaldson et Kymlicka ouvrent pourtant une piste très prometteuse, mais qu’ils n’explorent peut-être pas jusqu’à son terme. Car, penser politiquement notre relation aux animaux sauvages, c’est la penser comme une relation non plus seulement à des individus, mais aussi à des communautés ayant leur propre fonctionnement, leur propre territoire et visant des finalités qui nous échappent radicalement.

En tant que citoyen.nes d’un État, nous sommes libres de visiter et même d’habiter le territoire d’un autre État souverain, mais nous ne sommes pas libres de le contrôler, de l’envahir ou de le remodeler unilatéralement en fonction de nos besoins et de nos désirs, ou de notre propre conception de ses besoins et de ses désirs. […] De façon similaire, reconnaître un droit à la souveraineté des animaux sauvages sur leur habitat, c’est les considérer comme des entités souveraines reposant sur des revendications similaires d’autorité. Cela implique que lorsque nous visitons leur territoire, nous le fassions non pas en tant qu’intendants ou que gestionnaires, mais en tant que visiteurs d’un territoire étranger.

Donaldson and Kymlicka, 2013, traduit par les autrices

Car s’il y a quelque chose comme une compétence à la souveraineté dans le monde sauvage, plus que par les individus, elle est portée par les communautés elles-mêmes. Individuellement, les animaux sont capables de se maintenir en vie, de se reproduire, les plus sociaux d’entre eux savent également protéger leurs proches. Cela peut définir leur autonomie individuelle ou, éventuellement, leur souveraineté à l’échelle des petits groupes sociaux intraspécifique. Mais étant donné le caractère structurant de la prédation, du parasitisme, de la pénurie des ressources, si les communautés souveraines auxquelles font référence Donaldson et Kymlicka lorsqu’ils considèrent nos relations avec le monde sauvage sont des communautés biotiques interspécifiques complexes, alors c’est à l’échelle de la communauté dans son ensemble que l’on doit chercher les signes de compétence à la souveraineté. La résilience, la diversité, la capacité à préserver son identité face au changement sont autant de marqueurs du caractère auto-organisé des communautés biotiques sur lesquels asseoir l’idée de communautés souveraines.

Finalement, ce passage de l’éthique au politique dans Zoopolis ouvre une voie de réconciliation entre l’individualisme qui caractérise les éthiques animales et le holisme qui caractérise les éthiques écocentrées (Callicott, 1980). Dans cette dernière section, nous verrons comment la prise en compte de valeurs écocentrées peut, dans une perspective pluraliste, enrichir notre appréhension du problème de la souffrance des animaux sauvages.

A. Des valeurs écocentrées

Individualisme vs holisme

Déjà identifié il y a longtemps par J. Baird Callicott (1980) puis réaffirmé à de nombreuses reprises (Sagoff, 1984), le point de divergence entre éthiques animales et éthiques environnementales repose principalement sur la différence de leur centrage respectif, sur des organismes individuels pour les premières ou sur des entités collectives pour les secondes. Dans le débat sur l’interventionnisme, cette divergence se réaffirme en opposant des partisans d’une intervention justifiée par la détresse d’êtres sensibles individuels et ceux qui défendent des valeurs qui ne sont pas centrées sur les individus, comme la naturalité ou l’intégrité écologique. Nous ne souhaitons pas redéployer cette vieille querelle entre approche individualiste et holiste de nos responsabilités vis-à-vis du monde naturel, mais insister sur le fait que la proposition de Donaldson et Kymlicka est une façon de réhabiliter les intuitions fortes des éthiques écocentrées, et notamment la conception holiste d’une communauté biotique irréductible à la somme des individus qui la composent et dotée d’un bien propre distinct de celui de ses parties. Comme le reconnaissent bien des éthiciens de l’environnement, les entités collectives qui les intéressent ne se substituent pas aux individus comme sujets de considération morale, mais s’y ajoutent :

L’éthique de la Terre est un addenda à nos éthiques humaines familières, elle ne s’y substitue pas. Mon objectif principal dans cette étude est d’unifier ces éthiques familières avec l’éthique de la Terre et même l’éthique de la planète pour articuler une théorie éthique qui les embrasserait toutes.

Callicott, 2014, traduit par les autrices

Même si Callicott lui-même se refuse à qualifier sa démarche de pluraliste, l’analogie de Donaldson et Kymlicka entre nos relations aux communautés écologiques sauvages et aux communautés humaines souveraines permet de mieux cerner l’articulation nécessaire entre des considérations centrées sur les intérêts individuels et des considérations centrées sur les collectifs. Les individus ont un intérêt à vivre dans des communautés souveraines, mais en retour, les contours mêmes de ce qui constitue les intérêts individuels dépendent de leur insertion dans la communauté. Il n’y a pas lieu de choisir entre le respect des individus et celui des communautés, mais plutôt d’équilibrer nos responsabilités de façon à ménager au mieux les uns et les autres.

Dans le cas qui nous occupe concernant la réduction de la souffrance des animaux sauvages, plutôt que de nous aider à trancher en faveur de l’une ou l’autre position, l’expérience vécue de la confrontation personnelle à la souffrance d’un animal sauvage permet d’éprouver directement la complémentarité des approches individualistes et holistes pour appréhender la complexité de la situation à laquelle on fait face. Alors que l’assistance ponctuelle à un individu en détresse contribue non seulement à réduire ses souffrances, mais lui permet aussi de retrouver son autonomie, des interventions massives et régulières affecteraient l’intégrité et l’identité même de la communauté biotique sauvage.

Wilderness et naturalité

Il y a une valeur chère aux environnementalistes qui vient immédiatement à l’esprit lorsqu’il est question d’évaluer notre devoir d’intervention dans le monde sauvage, c’est celle de la naturalité ou du caractère sauvage des entités naturelles. L’éthique environnementale s’est beaucoup penchée sur la question de la wilderness (Callicott et Nelson, 1998; Nelson et Callicott, 2008) qui se trouve réactivée aujourd’hui dans plusieurs publications. Or cette valeur, portée par des intuitions fortes de nombreux conservationnistes et environnementalistes, est récalcitrante à la distinction entre individualisme et holisme. Le caractère sauvage peut être attribué à des individus autant qu’à des collectifs et se trouve valorisé également qu’il s’agisse du statut particulier de l’animal sauvage autonome ou de l’écosystème sauvage indépendant. Par ailleurs, cette valeur paraît relationnelle, mais dans un sens particulier, pour ainsi dire en creux, prenant sa source non pas dans une relation spécifique des humains avec des entités naturelles, mais dans l’absence de telle relation.

Ned Hettinger défend par exemple le respect pour la nature indépendante (Hettinger, ce dossier, p. 65-84). Bien entendu, la naturalité n’est pas une qualité facile à définir et il faut la considérer en termes de degrés. Une entité est plus ou moins naturelle selon qu’elle est plus ou moins influencée par les activités humaines. Il y a différentes raisons de valoriser la nature indépendante, certaines centrées sur les êtres humains, comme source de contentement esthétique, d’inspiration ou de connaissance; d’autres centrées sur des individus non humains, comme forme privilégiée d’exercice de l’autonomie; d’autres encore centrées sur des entités écologiques supra-individuelles, liées à l’intégrité écologique, l’endémisme ou la spécificité de l’histoire évolutive.

Or une raison de valoriser et de préserver la nature sauvage ou indépendante est le simple fait qu’elle se raréfie au point où elle disparaîtra peut-être bientôt. En effet, si le débat sur la valeur de la naturalité est aujourd’hui réactivé (Maris 2015; Maris 2018; Minteer and Pyne, 2015; Wuerthner et al., 2014), c’est en partie pour répondre à un discours de plus en plus affirmé sur la mort de la nature qui légitimerait pour de bon l’emprise des activités humaines sur l’ensemble du système terrestre. Or étonnamment, ce discours prométhéen qui érige l’âge de l’Anthropocène comme celui de l’artificialisation totale du monde est reçu de façon assez similaire dans une version environnementaliste et dans une version animaliste.

B. Anthropocène de la prospérité et anthropocène de la compassion

Les défenseurs de l’interventionnisme dans le cadre d’une biologie de la compassion à grande échelle présentent une version intéressante d’un discours plus général concernant la centralité des activités humaines dans le monde. Ce faisant, en dépit des distances marquées et revendiquées qu’ils souhaitent tous prendre vis-à-vis de l’environnementalisme, ils se retrouvent très proches d’un certain projet environnementaliste qui se proclame « écomoderniste » (Asafu-Adjaye et al., 2015) ou qui en appelle à une « nouvelle Conservation » (Kareiva et al., 2012). En effet, pour les uns comme pour les autres il s’agit de reconnaître l’incroyable puissance humaine et d’en user de façon éclairée afin de piloter les systèmes naturels, soit pour optimiser la durabilité et l’épanouissement des sociétés humaines dans le cas de la nouvelle conservation, soit pour soulager les souffrances de tous les êtres sensibles pour les partisan.es de l’interventionnisme. Loin de regretter l’influence globale des activités humaines, et contre l’Anthropocène aveugle et insoutenable de la crise écologique, ils invitent donc à s’appuyer sur la technologie et l’innovation, mais également à développer de nouvelles formes de gouvernance qui canaliseront ces potentialités au profit d’un Anthropocène de la durabilité pour les un.es, ou d’un Anthropocène de la compassion pour les autres.

Les propositions les plus ambitieuses de McMahan ou Pearce en termes d’ingénierie génétique, par exemple, font écho à celles de certain.es environnementalistes concernant les capacités de la géo-ingénierie à intervenir à grande échelle sur les cycles planétaires pour influencer le climat. Le père du terme « Anthropocène », Paul Crutzen, écrit ainsi :

Une tâche colossale attend les scientifiques et les ingénieur.es, qui est de guider la société vers une gestion environnementale durable dans l’ère de l’Anthropocène. Cela va nécessiter des comportements humains appropriés à toutes les échelles, et pourrait impliquer de grands projets internationaux de géo-ingénierie, par exemple pour optimiser le climat.

Crutzen, 2002, traduit par les autrices

Dans les deux cas, le projet sous-jacent est d’ériger l’humain en démiurge absolu, faire de lui, ne serait-ce que de façon fictive à travers le pari de l’infaillibilité de ses interventions, le juge omniscient et l’architecte omnipotent d’une planète sous son entière tutelle.

On peut également remarquer l’indifférence de ces auteurs pour la dimension politique des enjeux qu’ils soulèvent. Il n’est pas toujours facile de savoir s’il s’agit de simples angles morts de leur pensée ou si leur silence au sujet des institutions et des modes de gouvernance susceptibles de concrétiser leurs projets dénote une méfiance de ces penseurs vis-à-vis des systèmes démocratiques. Chez les avocat.es d’un anthropocène de la durabilité, on voit notamment se dessiner une forme de tyrannie des expert.es, parfois explicitement assumée comme chez l’inventeur de l’hypothèse Gaïa, James Lovelock :

Il se peut que nous réalisions dans quelques années, comme nous l’avons fait en 1939, que la démocratie doit être temporairement suspendue et qu’il nous faille accepter un régime de discipline, à l’image de celui qui fit du Royaume-Uni un refuge précaire, mais légitime à la civilisation. La survie nécessite un degré rare de compréhension et de leadership, et elle peut requérir, comme en temps de guerre, la suspension de la gouvernance démocratique le temps de faire face à l’urgence.

Lovelock, 2006, traduit par les autrices

Il n’est plus question de démocratie, d’altérité, de diversité des représentations et des valeurs. L’urgence de la crise environnementale pour les un.es et l’impératif hédoniste pour les autres justifient que des modifications majeures et irréversibles des conditions d’existence soient décidées par le haut, par des intendant.es humain.es autoproclamé.es.

La destruction des milieux naturels et la négation des intérêts des animaux non humains ont cela de commun qu’elles sont les fruits d’une vision du monde occidentale anthropocentrée qui érige l’être humain, et plus particulièrement l’homme moderne occidental, en maître et possesseur de la nature. Que le maître devienne éclairé et guide la planète vers un développement dit durable, qu’il devienne bienveillant et assure à toutes les créatures sensibles une vie plaisante et pacifiée, il n’en demeure pas moins le maître et le possesseur. Contre cette vision descendante et, dans une certaine mesure, totalisante d’une nature entièrement rationalisée et gérée dans le but d’optimiser la satisfaction des intérêts des humains, voir des animaux non humains, nous défendons la nécessité de multiplier les cadres et les points de vue.

C. Pluralisme axiologique et politique

Contre la prétention à un principe général capable d’appréhender – et de résoudre – l’ensemble des problèmes que posent nos décisions d’intervenir dans la nature sauvage ou de s’en abstenir, nous pensons qu’une approche pluraliste, attentive à la diversité des points de vue et des valeurs en jeu, est nécessaire (Stone, 1987). En adoptant un cadre pluraliste, il ne s’agit plus de choisir entre un souci pour les animaux et un souci pour la nature, mais de tenir en tension l’un et l’autre, acceptant la contrainte que cela représente de ne pas pouvoir se fier à un principe unique pour déterminer l’action juste, mais prenant chaque fois la responsabilité, et donc le risque, de délibérer et donc de se tromper. Mais ne pas choisir entre des principes qui peuvent s’avérer parfois contradictoires n’implique pas de s’en remettre à l’arbitraire ou à l’opportunisme.

Pour évaluer la pertinence d’intervenir pour réduire la souffrance des animaux sauvages, il faut en effet trouver un compromis entre différentes valeurs : l’intérêt à ne pas souffrir et l’autonomie des animaux, la préservation de la naturalité ou de l’intégrité de la communauté biotique, mais également des valeurs humaines comme le respect de ses propres émotions et une forme d’humilité ou de déférence vis-à-vis d’un monde qui nous est étranger et dont nous ne connaissons pas les règles. Ces différentes valeurs ne seront pas les mêmes dans toutes les circonstances, et leur poids respectif dans une délibération globale variera inévitablement d’une situation à l’autre (Bovenkerk et al., 2003). Il est donc impossible de délivrer une conclusion définitive à la question abstraite de la pertinence d’une intervention en général. Il s’agira de peser, de délibérer, éventuellement d’impliquer d’autres personnes ou parties dans la délibération, parce qu’elles ont une expertise pertinente ou qu’elles sont parties prenantes des enjeux dont il est question. Cela n’est d’ailleurs pas fondamentalement différent de ce à quoi sont habitué.es les gestionnaires d’espaces protégés, qui composent bien souvent entre différentes valeurs (biodiversité, naturalité, efficacité), différentes visions du monde (anthropocentrée, écocentrée) et différents intérêts (écologiques, touristiques, économiques). Mais à la gamme de leurs considérations habituelles, la question du bien-être d’animaux non humains individuels mériteraient de prendre une part plus explicite qu’elle ne l’a été jusqu’ici.

L’intérêt de cette discussion pour celles et ceux qui s’intéressent à la protection de la nature et à l’éthique environnementale, c’est que la question de l’opportunité d’intervenir dans le monde naturel est posée sur de nouvelles bases. En effet, comme le souligne Oscar Horta (2010), les interventions dans le monde sauvage sont nombreuses. Ceux qui s’opposent à des interventions massives en vue de réduire les souffrances animales ne peuvent le faire sous le simple prétexte que l’on doit laisser la nature suivre son libre cours alors qu’ils acceptent de bon gré d’intervenir lorsque cela vise les objectifs traditionnels de la conservation (protection, mais aussi renforcement, voire réintroduction de populations vulnérables, restauration écologique, gestion, voire éradication des populations exotiques envahissantes, etc.). Plutôt que d’être simplement écartée ou décrédibilisée, la question de la souffrance animale devrait faire partie du débat et être prise en compte par la conservation au même titre que d’autres considérations.

CONCLUSION

Revenons maintenant à nos étangs de Camargue de février 2012. Que fallait-il faire pour ces flamants pris dans la glace? Comment convenait-il de se comporter dans une situation si tragique? Il n’y a probablement pas de réponse univoque, mais un faisceau de considérations et des responsabilités différentes en fonction des personnes, de leurs engagements, et de leur relation à la situation. Cet exemple illustre la nécessité d’appréhender nos relations et nos responsabilités vis-à-vis de la nature et des animaux sauvages de façon pluraliste. Dans cet épisode, il n’y a pas un problème moral, mais une diversité de situations et de responsabilités :

  • La rencontre personnelle avec un animal agonisant qui crée un lien sensible immédiat et dont découle un devoir d’assistance.

  • Le rôle des gestionnaires de milieux naturels de protéger l’intégrité des milieux naturels, de permettre aux écosystèmes de maintenir ou de retrouver leur propre trajectoire d’évolution en évitant une trop grande ingérence ou en calibrant celle-ci de façon à ce qu’elle ne soit que ponctuelle.

  • Notre responsabilité en tant que société face à l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des évènements climatiques extrêmes dans un contexte de dérèglement climatique d’origine anthropique qui nous oblige à prendre nos responsabilités et à tout faire pour réduire et mitiger les émissions de gaz à effet de serre afin d’éviter que la situation ne s’empire. Parallèlement, il convient de favoriser les options d’adaptation à ce nouveau régime climatique qui sont en phase avec l’autonomie des individus et des communautés.

C’est peut-être là une voie inattendue de réconciliation entre les éthiques animale et environnementale : une approche non interventionniste, qui fait le pari de l’humilité et de la discrétion et qui invite les humains à quitter pour de bon le centre de la scène dans les quelques reliques de nature sauvage dont ils n’ont pas encore pris totalement le contrôle.

Le débat sur l’interventionnisme dans le monde sauvage n’a peut-être pas véritablement eu lieu, en partie parce qu’il est confortable, du point de vue de l’argumentation, de prendre le point de vue extrême de part et d’autre de la discussion et de refuser d’entrer en dialogue tant les conclusions de ses adversaires semblent inappropriées. Il est tout à fait prévisible qu’une personne engagée dans la protection de la nature ne juge même pas utile de répondre à celui qui envisage de reprogrammer les prédateurs pour en faire des herbivores et inversement, on ne s’étonnera pas que ceux qui se dévouent à la cause animale ne trouvent pas de prise pour une discussion sereine avec quelqu’un qui se satisferait de dire que la souffrance des animaux ne peut être mauvaise puisqu’elle est naturelle. Et pourtant, respecter les animaux non humains, c’est tout à la fois reconnaître leur altérité véritable, et ce faisant s’abstenir de choisir pour eux quel genre de vie il leur conviendrait de vivre, et respecter leur territoire, leur habitat, leurs conditions d’existence, ce qui implique de protéger les milieux naturels qu’ils produisent et dont ils dépendent (Bekoff and Pierce, 2017). Les conservationnistes et les écologues sont directement interpellés par ces enjeux. On parle depuis quelques années d’une approche compassionnelle de la conservation (Bekoff, 2013), ouvrant une voie pluraliste, non anthropocentrée, qui intègre la considération pour le bien-être animal dans les enjeux de protection de la nature et de conservation de la biodiversité. Nous espérons que cet article contribue à prolonger et à diffuser cette discussion qui doit se poursuivre entre éthique animale et conservation.