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Que vais-je garder de l’oeuvre philosophique de Ruwen ?

Certainement un humour rare dans l’exercice de la philosophie.

Où trouve-t-on cet humour et cette légèreté dans la philosophie : sûrement pas chez Hegel ou Habermas ni non plus chez Deleuze.

En fait, elle se trouve dans la philosophie analytique. Évidemment pas tout ; elle a engendré son lot de lourdeur aussi, mais il existe une certaine tradition qui commence sans doute avec Russell et « l’actuel roi chauve de France », sorte de Dagobert de la philosophie analytique.

Mais pourquoi donc ces exemples cocasses et ces analogies loufoques, qui semblent des jeux d’enfants dans l’exercice de la philosophie morale ?

Parce que le traitement distanciant est deux fois nécessaires : d’abord contre l’étouffement, et peut-être pour dépasser la colère, mais surtout à la fin pour en revenir aux arguments : il faut d’abord briser le paisible sens commun ou l’évidence confiante du pathos pour qu’on puisse enfin évaluer de façon un peu rationnelle ces maux dont on nous parle avec des trémolos dans la voix et au nom de l’évidence: pornographie, pratiques sexuelles considérées comme déviantes, prostitution, PMA et GPA, etc.

Bref, il y a un lien intime entre l’écriture humoristique qui distancie, le refus du paternalisme plus ou moins bienveillant—mais souvent pas bienveillant du tout—et la nécessité d’en revenir, de façon obstinée et têtue, enfin à des arguments.

Ruwen ne défendait pas beaucoup de thèses très spécifiques en métaéthique—c’est-à-dire quant aux fondements de la morale—je pense à cause d’un scepticisme quant à la possibilité d’arriver vraiment à des réponses. Son approche de la justification morale est de ce fait strictement cohérentiste—et en cela dans la tradition ouverte par Rawls d’une argumentation qui essaie de s’extraire des questions fondamentales—Bref, la cohérence doit être le test ultime dans nos jugements moraux ; il n’y a pas d’intuition qui vaille par elle-même.

D’où l’importance des expériences de pensées qui visent souvent à tester une généralité à ses limites, des analogies, des renversements de perspectives. Car il faut être frappé soudain par une nouvelle lumière; il faut que se révèle que l’évidence n’est pas si évidente, qu’une façon de regarder nous a rendus aveugles, tous procédés argumentatifs qui visent à mettre le roi à nu et qui sont, de ce fait, si réjouissants. D’où encore, l’intérêt de Ruwen pour certains résultats que nous offrent les travaux de la psychologie morale récente qui montrent à quel point nos jugements moraux sont parfois guidés par des différences—l’odeur des croissants chauds par exemple—qui, à l’examen, n’ont aucun rôle à jouer dans l’établissement de jugements moraux qui pourraient prétendre à une légitimité.

Une société s’accompagne de normes. Certaines normes sont plus centrales, d’autres sont disputées, certaines ont le vent en poupe.

À certains moments sur certains thèmes, notre société fait un progrès moral : la reconnaissance de la gravité et de l’étendue du viol et de la pédophilie ou la nécessité d’avoir un traitement égal des hommes et des femmes dans toutes les circonstances de la vie.

Ces nouvelles normes qui sont progressivement intégrées dans la loi reposent souvent sur l’empathie.

Mais il y a des causes maudites : la prison, la prostitution, la pornographie, l’immigration, l’obésité, la pauvreté. On avance et puis on recule. Ici, l’empathie fonctionne en courant alternatif, ou toujours contre d’autres sentiments hostiles ou de dégoûts : parce qu’il y a là une faute, une misère, une erreur, une faiblesse, un vice, une marge, une imperfection, un manque de sagesse, de confiance ou encore de maturité.

C’est ici qu’il faut sans doute se sentir aussi soi-même mis à la marge pour continuer d’éprouver de l’empathie.

Et c’était quelque chose de très original chez Ruwen, le goût de dire ce qui pour tant d’autres est honteux et d’en souligner l’innocence. C’est d’un seul coup reconnaître un vice, ce qui est compris comme un vice, et refuser de le reconnaître comme vice. D’où la libération produite par ses textes. Et c’est aussi ce qui rendait sa conversation si plaisante : une conversation délicieusement transgressive. Et Ruwen avait en effet un goût pour la provocation. Je me rappelle comment à la suite d’une rencontre pour un journal avec un de ces philosophes qui se scandalisent, il m’avait raconté le plaisir enfantin qu’il avait pris à mettre son interlocuteur hors de ses gonds—certes un truc assez facile avec celui dont il me parlait—cela en disant tranquillement ce que l’autre ne voulait pas entendre : avec un lancinant : « mais où est le problème dans la soi-disant disparition de telle ou telle valeur ? Non, vraiment, je ne vois pas où est le problème. Est-ce que vous pouvez m’expliquer ou me donner un argument ? » Donc, transgressif ou provocateur, certes, mais d’abord vicieux et innocent en même temps.

Et la question de l’autonomie vient se loger là. Dans le paternalisme, il y a toujours l’idée d’expliquer à autrui qu’il se trompe sur l’objet de son désir : « vous désirez cela, mais je vais vous donner autre chose qui est mieux pour vous ». Et peut-être parfois, serait-il effectivement mieux de désirer autre chose. Mais seul le désir actuel nous permet de jouir de la vie, pour autant qu’on puisse. « Pourquoi donc n’y aurions-nous pas droit tant que nous ne faisons de mal à personne ? Pourquoi devrais-je y renoncer si je ne le veux pas moi-même, ou si je ne peux le vouloir ? » Même si tout cela n’est peut-être pas pour le mieux, c’est là aussi notre plaisir, à nous autres vicieux et —voulons-nous dire—, à nous autres, innocents.

Bref, l’oeuvre de Ruwen est si particulière parce qu’elle autorise, et je me souviens que plusieurs fois il m’avait raconté à quel point il était heureux des remerciements de personnes qui s’étaient senties autorisées par tel ou tel texte.

En cela, il était particulièrement bienveillant: autoriser et se réjouir.

Et c’est pourquoi il nous manquera beaucoup et longtemps, car si on peut reprendre un certain nombre de thèses et d’arguments et les discuter et approfondir, il était un mélange unique : obstination teigneuse et légèreté enfantine dans la défense de l’autonomie : autoriser et se réjouir.