Corps de l’article

Introduction

Au cours des dernières décennies, de nombreuses disciplines ont connu d’importants débats internes sur la place des idéaux. Par exemple, en économie du bien-être, plusieurs penseurs ont soutenu que nous ne devrions pas toujours tenter d’approximer l’allocation idéale des ressources (Lipsey et Lancaster, 1956 ; Ng, 2004). En philosophie politique, la pertinence des idéaux politiques, ou encore des scénarios de « conformité parfaite » avec certaines exigences de justice font l’objet de débats récurrents (Valentini, 2012). En éthique, certains philosophes se demandent s’il est judicieux de suivre les conseils prodigués par des conseillers idéaux (Smith, 1994 ; Sampson, 2022). Plusieurs épistémologues ont tenté d’identifier des principes de mesure satisfaisants pour approximer les attitudes d’un agent bayésien idéal (Carr, 2022 ; DiPaolo, 2019 ; Staffel, 2019 ; Zynda, 1996).

Dans plusieurs de ces débats sur les idéaux, on se rapporte fréquemment à la théorie des optima de second rang (DiPaolo, 2019 ; Landes, 2017 ; Lipsey et Lancaster, 1956 ; Ng, 2004 ; Räikkä, 2000 ; 2014 ; Staffel, 2019, 112 ; Wiens, 2020). Cette théorie est une contribution formelle au domaine de l’optimisation de l’utilité (ou du bien-être). Elle stipule que, dans certaines circonstances « imparfaites », l’approximation d’un idéal est sous-optimale. Par exemple, dans un monde économique qui obéit à la logique de la « concurrence parfaite » (c’est-à-dire sans monopole, sans barrières tarifaires, sans embargo, et ainsi de suite), la production de différents biens satisfait des ratios précis. En d’autres termes, il existe un ratio idéal régissant les biens B1, B2,…, et Bn. Or, dans notre monde qui ne respecte pas les exigences de la concurrence parfaite, il n’est pas nécessairement optimal de satisfaire ces différents ratios.

Pour illustrer cette idée, prenons un exemple classique en politiques publiques qui a déjà fait l’objet d’une application de la théorie des optima de second rang. Supposons que la construction d’une nouvelle autoroute est planifiée. On cherche à optimiser la fluidité du réseau routier. En d’autres termes, dans un monde idéal, compte tenu des différents modes de transport offerts à la population et du péage, la circulation y serait toujours fluide. Supposons également que, dans un monde idéal, les routes ne compteraient aucun péage. Malheureusement, notre monde est imparfait. En effet, le réseau routier est énorme et les options de rechange à l’automobile solo sont peu présentes. Cela dit, nous avons le plein contrôle sur le péage. Dans ces circonstances, devrions-nous tout de même tenter de nous rapprocher de l’idéal en n’imposant aucune tarification sur cette nouvelle route ? La théorie des optima de second rang nous met en garde contre cette décision. Dans nos circonstances imparfaites, pour maintenir une certaine fluidité du trafic, minimiser la barrière tarifaire à l’entrée de la route n’est pas nécessairement la meilleure décision que nous pouvons prendre, et ce, même si c’est la décision que nous prendrions dans un monde idéal[1].

Selon plusieurs philosophes, le modèle formel et les leçons de la théorie[2] trouvent des applications dans tous les champs concernés par la prise des meilleures décisions. Par exemple, David Wiens affirme :

Il s’agit [...] d’un théorème sur l’optimisation mathématique en général. Il est facile de perdre ce constat de vue, notamment parce que le théorème a surtout connu des applications en économie. Or, les implications du théorème pour ces domaines sont entièrement dues à la plausibilité d’une interprétation spécifique du modèle mathématique plus général. [...] [En conséquence,] nous pouvons étendre la portée du théorème au-delà des interprétations plausibles adoptées par les économistes

Wiens, 2020, 10, traduction libre

Il ne fait pas de doute qu’il existe plusieurs applications intéressantes de la théorie des optima de second rang en dehors de l’économie. Nul doute non plus que la principale conclusion de la théorie concernant l’approximation des idéaux devrait être prise au sérieux dans différents champs disciplinaires. Dès lors, les questions qui se posent sont : Quelles sont ces applications ? Et qui devrait prendre les leçons de la théorie au sérieux ?

Dans cet article, nous analysons la portée de la théorie pour les conseillers oeuvrant dans le secteur public. En d’autres termes, nous tentons de déterminer si les conseillers en politiques oeuvrant dans la fonction publique devraient se soucier de la théorie (et de sa conclusion principale). Par conseillers du secteur public, nous référons aux professionnels qui travaillent dans des agences publiques ou des ministères et qui font des recommandations au décideur. Il s’agit d’une description assez large de la notion de conseiller. Elle couvre des corps d’emploi diversifiés. Au Québec, cette description couvre, par exemple, les juristes du Bureau du coroner, mais aussi les éthiciens de la Commission de l’éthique en science et en technologie.

L’article se présente comme suit. Dans la section 1, nous résumons les grandes caractéristiques de la théorie des optima de second rang. Dans la section 2, nous présentons les conditions dans lesquelles la théorie pourrait s’avérer pertinente pour les conseillers du secteur public. Dans la section 3, nous étudions de plus près une de ces conditions, soit l’inséparabilité de différentes variables. Nous tentons de repérer des signes d’inséparabilité dans différents documents du secteur public. Pour ce faire, nous étudions 40 documents et avis du secteur public québécois comprenant 570 recommandations à l’attention du décideur.

Nous sommes en dialogue avec des auteurs comme David Wiens (2020), qui sont optimistes quant à l’application des outils issus de l’économie à une foule de problèmes généraux. Nous tentons de dégager, à partir des prémisses établies par Wiens, si la théorie des optima de second rang trouve des applications pour le travail des conseillers du secteur public. Nous concéderons donc certaines hypothèses faites par Wiens, notamment les quatre conditions dans lesquelles la théorie est applicable à un phénomène (voir la section 2). Évidemment, le lecteur peut rejeter ces hypothèses. Mais les rejeter a des implications qui vont largement au-delà du projet de cet article.

L’intérêt de nos observations est à la fois théorique et pratique. D’une part, nos observations nous permettent de mieux cerner la pertinence de certains résultats abstraits et formels, comme la théorie des optima de second rang, dans des contextes concrets, par exemple la formulation de recommandations du secteur public. Cela nous permet de faire du progrès pour déterminer l’utilité de ces résultats théoriques. D’autre part, nos observations nous permettent de mieux prédire les contextes dans lesquels des recommandations du secteur public peuvent prêter flanc à des « problèmes de second rang ». Ces problèmes sont un obstacle à la prise de décisions optimales. Ils compliquent aussi la manière de mesurer les progrès réalisés par rapport à des ensembles de recommandations. À cet égard, l’article pave la voie à l’amélioration des recommandations du secteur public. À tout le moins, il nous permet de mieux cerner un problème potentiel entourant ces recommandations.

1. Un aperçu de la thÉorie des optima de second rang

Cette section présente la théorie des optima de second rang et ses conditions d’utilisation. Plus précisément, nous résumons les notions d’« idéal » et d’« approximation de l’idéal », concepts centraux de la théorie, ainsi que les conditions dans lesquelles il n’est pas judicieux d’approximer un idéal.

1.1 Comment la théorie définit-elle les idéaux ?

La question de savoir ce qu’est un idéal (et comment l’approximer) n’est pas triviale. Par exemple, on pourrait dire qu’un idéal est défini par certaines caractéristiques[3]. Supposons qu’une commission municipale se penche sur l’acquisition de nouveaux autobus. Le véhicule idéal pourrait être défini selon certaines caractéristiques comme le modèle, l’accessibilité, le lieu de fabrication, et ainsi de suite. « Approximer l’idéal » signifierait alors rechercher un véhicule ayant le plus de caractéristiques en commun avec le modèle idéal. Mais on pourrait aussi définir un idéal en fonction de la valeur prise par certaines variables[4]. Par exemple, le véhicule idéal pourrait avoir une capacité de 100 personnes. C’est la variable de la capacité qui définit alors l’idéal. « Approximer l’idéal » signifierait alors rechercher un véhicule qui a une capacité se rapprochant de 100 personnes. Il existe bien d’autres manières de définir un idéal et son approximation[5]. À la lumière de ce qui précède, il importe d’être très clair quand on réfère à un idéal et à son approximation.

La théorie des optima de second rang définit un idéal en fonction des relations entre différentes variables (Lipsey et Lancaster, 1956). Voici pourquoi. Afin de déterminer ce qu’est l’idéal à atteindre, la théorie identifie d’abord un objectif (désigné par une fonction F), les variables (a, b, c,...) importantes pour atteindre cet objectif, et au moins une contrainte initiale limitant les valeurs de ces variables (une fonction G=0). Ensuite, la théorie identifie les relations optimales entre les variables grâce à des techniques d’optimisation familières, comme la méthode des multiplicateurs de Lagrange.

Voici un exemple simple pour bien comprendre comment la théorie définit les idéaux. Vous faites partie d’un comité municipal qui cherche à réduire la congestion sur une artère à quatre voies de la ville. Vous cherchez donc à optimiser la fonction F de fluidité, c’est-à-dire à maximiser le nombre de personnes qui circulent entre deux endroits dans un temps donné. La circulation sera plus ou moins fluide en fonction des espaces réservés, qui permettent de réduire le nombre de véhicules qui circulent sur l’artère. Ainsi, nous pouvons exprimer la fluidité F comme étant une fonction de la fraction de l’espace réservé aux automobilistes (a), aux bicyclettes (b) et au transport collectif (c). Ici, la fonction F dépend d’au moins trois variables (a, b, c). Dans notre monde non idéal, la municipalité dispose d’un budget (et d’un espace) limité pour faire les travaux. Si vous installez des voies réservées à un système de transport collectif sur toute la longueur de la route, vous n’aurez peut-être plus les moyens d’installer un réseau cyclable urbain à haut niveau de service de la même ampleur. Cette contrainte (G = 0) limite la valeur conjointe que peuvent prendre les variables a, b et c.

Rappelons que, pour les économistes, l’identification des idéaux est une affaire d’optimisation. Il s’agit de déterminer les valeurs de certaines variables qui minimisent ou maximisent une fonction. Nous voulons identifier l’allocation des ressources qui optimise un objectif donné. Cela signifie que, parmi les valeurs de a, b et c qui satisfont notre contrainte, nous voulons trouver celles qui optimisent notre fonction. En d’autres termes, parmi les valeurs de a, b et c qui satisfont G=0, nous voulons trouver celles qui optimisent F.

Dans ce contexte, la méthode des multiplicateurs de Lagrange peut être utilisée pour trouver les optima d’une fonction soumise à certaines contraintes. C’est la méthode préconisée par les économistes dans le type de problème qui nous intéresse. En utilisant les multiplicateurs de Lagrange, l’optimisation d’une fonction F soumise à une contrainte G est donnée par :

Où F'i désigne la dérivée de F par rapport à la i-ème variable, G'i désigne la dérivée de G par rapport à la i-ème variable, et λ est un multiplicateur constant.

La méthode des multiplicateurs de Lagrange nous permet d’exprimer notre monde idéal en termes de ratios de dérivées. Voici comment nous pouvons exprimer ces ratios :

Ces rapports découlent directement de la méthode du multiplicateur de Lagrange. Il suffit de diviser forme: 2444353.jpg par forme: 2444354.jpg pour toutes les valeurs de i (c’est-à-dire i = 1, 2,… n-1). Dans notre exemple, les valeurs possibles de i sont a et b, et n prend la valeur de c. Lorsqu’on fait ces divisions, le multiplicateur de Lagrange est éliminé. On obtient alors les différents ratios ci-dessus.

Encore une fois, supposons que votre objectif est d’améliorer la fluidité (F) d’une route. Comme nous l’avons dit, F est une fonction de trois variables (a, b, c). Vous devez tenir compte d’une contrainte (G=0) pour réaliser les travaux. Alors, le monde idéal sera exprimé par deux ratios entre nos variables, comme suit :

Premier ratio: forme: 2444355.jpg

Second ratio: forme: 2444356.jpg

Ces deux ratios définissent notre idéal. En d’autres termes, notre idéal est caractérisé par la satisfaction de différents ratios entre nos variables.

1.2 Les conditions dans lesquelles la théorie nous met en garde contre l’approximation des idéaux

Supposons maintenant que l’on ajoute une contrainte à notre modèle. Cette contrainte additionnelle nous empêche d’atteindre le monde idéal. Par exemple, supposons qu’une contrainte nous empêche de satisfaire le premier ratio, comme suit :

Contrainte additionnelle : forme: 2444357.jpg

Nous ne pouvons pas satisfaire le premier ratio. Mais nous pourrions tout de même satisfaire le second. Est-il judicieux d’approximer l’idéal en satisfaisant le second ratio ? Ici, l’enjeu est de savoir si une conformité partielle est préférable à une absence totale de conformité. Nous ne pouvons pas atteindre l’idéal, mais nous pouvons l’atteindre en partie, et nous voulons savoir si cette option est judicieuse.

La théorie des optima de second rang stipule que, dans certaines conditions précises, si une contrainte nous empêche de satisfaire l’un des ratios définissant notre idéal, il n’est pas optimal de satisfaire les ratios restants. Ces conditions sont un peu techniques, mais de façon générale, elles ont à voir avec la séparabilité des différentes variables de notre fonction F et de notre contrainte G[6]. Lorsque les variables de notre fonction F ou de notre contrainte G sont inséparables, il est préférable de ne pas approximer l’idéal.

Quels indices nous permettent de croire que nos variables sont inséparables ? Un bon signe que nos variables sont inséparables est que, si l’on souhaite optimiser notre fonction F, l’on ne peut pas simplement optimiser la valeur des variables x1, x2,..., xn indépendamment les unes des autres. L’optimisation de notre fonction sous certaines contraintes nécessite de prendre en compte la valeur de toutes les variables simultanément.

Voici des signes importants qui suggèrent que les variables de notre fonction sont inséparables :

  1. Synergie. Certaines variables de la fonction ont un effet combiné plus marqué que leurs effets individuels respectifs. Prenons l’exemple de la fluidité. Une route comportant seulement des voies réservées aux automobiles ne donnera pas une bonne fluidité. Une route comportant une seule voie réservée aux autobus, et uniquement aux autobus, déplacera également peu de gens. C’est en combinant différentes variables qu’on améliore la fluidité.

  2. Substitution. Certaines des variables de la fonction sont en partie substituables. Encore une fois, supposons que vous comptez améliorer la fluidité. Vous pourriez opter pour l’installation d’un tramway au centre de la voie. Or, si vous n’avez pas le budget nécessaire, vous pourriez plutôt opter pour un service rapide bus (SRB) au même endroit. Ici, les différentes mesures sont substituables.

  3. Atténuation. Les effets individuels des variables de la fonction peuvent s’annuler ou s’atténuer mutuellement. Reprenons l’exemple de la fluidité. Une voie réservée à un service d’autobus régulier peut être intéressante. Un service rapide bus (SRB) peut également être intéressant. Mais des voies réservées aux autobus et un SRB sur le même tronçon pourraient atténuer l’impact sur la fluidité. Cela pourrait empêcher l’installation d’un réseau cyclable, par exemple. Ici, les effets individuels des deux mesures (voie réservée aux autobus et SRB) s’annulent mutuellement.

L’idée derrière ces exemples est que l’on doit réfléchir aux interactions entre nos différentes variables. En d’autres termes, que l’on soit en présence de dynamiques comme la synergie, la substitution ou l’atténuation, il faut porter une attention particulière aux relations entre nos différentes variables.

2. Pourquoi la thÉorie des optima de second rang pourrait s’avÉrer pertinente pour les conseillers du secteur public

Quel est l’intérêt de la théorie des optima de second rang pour les conseillers du secteur public ? Comme nous l’expliquons dans cette section, la théorie des optima de second rang trouve des applications au-delà de l’économie. Le modèle général sous-jacent à cette théorie peut être séparé de son interprétation économique. Du moment que l’on opère cette séparation, on peut appliquer la théorie à des problèmes sociaux, environnementaux, éthiques ou politiques.

Dans ce contexte, les conseillers en politiques publiques pourraient devoir prendre les leçons de la théorie en compte. Les conseillers doivent faire plusieurs recommandations aux décideurs[7]. Or, les décideurs ignorent régulièrement certaines des recommandations faites par les conseillers. La question qui se pose alors est : si une partie des recommandations est ignorée par les décideurs, est-il néanmoins judicieux d’entériner les autres recommandations ? C’est, encore une fois, le problème de la conformité partielle. Comme on l’a vu dans la section précédente, la théorie apporte un éclairage pertinent au problème de la conformité partielle.

2.1 Au-delà de l’économie : Les généralisations récentes de la théorie des optima de second rang

Comme le note Wiens (2020, sect. 3), le modèle mathématique qui sous-tend la théorie des optima de second rang s’applique à de nombreux problèmes d’optimisation. Lorsqu’on prête attention à la preuve du théorème de Lipsey et Lancaster, on voit qu’il s’agit d’un argument concernant l’optimisation mathématique en général qui est applicable à l’économie du bien-être. Mais ce n’est pas un théorème propre à l’économie du bien-être (Wiens, 2020, p. 10). En d’autres termes, bien que Lipsey et Lancaster aient donné une interprétation économique à ce modèle, rien ne nous empêche de lui donner une interprétation politique, éthique, environnementale ou sociale.

Dans la section précédente, nous avons vu les conditions générales dans lesquelles la théorie trouve des applications. Les voici en bref. Pour que le modèle mathématique qui sous-tend la théorie soit applicable à un problème donné, les quatre conditions suivantes doivent être réunies :

  1. Nous voulons maximiser une fonction F ;

  2. La fonction F est soumise à au moins une contrainte initiale G ;

  3. Les fonctions F et G dépendent d’au moins trois variables continues ;

  4. Les variables ne sont pas séparables (que ce soit dans F ou dans G).

Nous n’avons même pas besoin d’identifier les fonctions particulières qui correspondent à ces quatre paramètres. En d’autres termes, la théorie s’applique à un problème même si l’on ignore à quoi les fonctions F et G ressembleraient exactement. Si, dans un problème donné, nous savons que F et G satisfont les quatre critères ci-dessus, alors la théorie s’applique au problème. Comme l’affirme Wiens :

Du moment que nous faisons la distinction entre le modèle mathématique et son interprétation économique commune, nous favorisons le développement de nouvelles applications du théorème. Pour chaque interprétation plausible du modèle, nous obtenons un nouveau théorème des optima de second rang, étendant ainsi la portée de cette théorie au-delà du domaine de la théorie sociale appliquée

Wiens, 2020, p. 2, traduction libre

Naturellement, si nous pouvons séparer la théorie de son interprétation économique, nous pouvons appliquer la théorie à une foule de problèmes, dont ceux que doivent résoudre les conseillers en politiques du secteur public.

2.2 La pertinence éventuelle de la théorie pour les conseillers du secteur public

Les conseillers du secteur public doivent faire des recommandations au décideur. Or, on sait que le décideur rejette parfois certaines des recommandations qui lui sont faites. En d’autres termes, les conseillers du secteur public savent que leurs recommandations feront souvent l’objet d’une conformité partielle : certaines recommandations seront mises en branle, et d’autres seront ignorées.

Prenons un exemple simple. Dans un hôpital de Lanaudière, en 2020, Joyce Echaquan, une femme atikamekw, meurt dans des circonstances tragiques. Les événements entourant sa mort mènent à une enquête du Bureau du coroner du Québec. En 2021, la coroner Géhane Kamel dépose son rapport d’enquête sur les circonstances du décès de Joyce Echaquan. Dans sa première recommandation, Kamel invite le gouvernement du Québec à reconnaître l’existence du racisme systémique (Kamel, 2021, p. 20). Or, il est de notoriété publique que le gouvernement du Québec n’a aucune intention de reconnaître le racisme systémique (Legault, 2021). La coroner sait donc que sa première recommandation risque d’être ignorée. La situation vécue par Kamel est loin d’être unique. Les conseillers du secteur public (et en particulier ceux qui oeuvrent dans des organismes indépendants de la volonté du cabinet ministériel) n’ont aucune garantie que toutes leurs recommandations seront acceptées.

Dans les situations où des recommandations risquent d’être ignorées, la théorie peut être pertinente. Supposons que l’on fait plusieurs recommandations au décideur. Certaines de ces recommandations sont ignorées. Est-il toujours néanmoins préférable de mettre en branle les autres recommandations ? Ici, on a affaire à un problème d’approximation. La conformité parfaite avec les recommandations du conseiller peut être considérée comme un « idéal[8] ». Cet idéal est inat- teignable, puisque le décideur rejette certaines des recommandations. Or, le décideur pourrait approximer l’idéal et mettre en application toutes les autres recommandations. La théorie nous met en garde contre l’approximation des idéaux (dans certaines circonstances, du moins). Donc, dans des scénarios de conformité partielle où les avis du secteur public sont en partie ignorés, on pourrait observer des problèmes d’optima de second rang.

Les enjeux entourant ce problème d’approximation sont à la fois théoriques et pratiques. Sur le plan théorique, la question est de savoir s’il y a un lien entre la conformité parfaite et la conformité partielle à des recommandations. Lorsqu’il est impossible d’atteindre un idéal, sous quelles conditions est-il préférable de l’approximer ?

Sur le plan pratique, la théorie nous invite à mieux réfléchir à la manière de mesurer la « progression » des gouvernements et des décideurs par rapport aux recommandations qui leur sont faites. Pour comprendre cette idée, prenons un exemple simple. Au Québec, des organismes publics sont mandatés pour faire le suivi de recommandations et identifier des cibles à atteindre. Mais qu’est-ce qu’une bonne cible à atteindre, surtout en contexte de conformité partielle ? Dans le rapport de suivi 2020-2021 de l’application des recommandations du vérificateur général du Québec et du commissaire au développement durable (Vérificateur général du Québec et Commissaire au développement durable, 2021), la cible à atteindre consiste en un pourcentage d’application. Plus précisément, selon ce rapport de suivi, l’important est qu’un pourcentage élevé des recommandations proposées soient mises en application. Donc, si 200 recommandations ont été faites, et qu’une cible de 75 % a été déterminée, alors le rapport de suivi sera positif si 150 des recommandations ont été mises en application.

Cette forme d’analyse est courante[9]. Elle repose sur un postulat d’approximation, selon lequel il est généralement bénéfique d’approximer un idéal. Or, la théorie nous met en garde contre cette manière de concevoir les idéaux. Dans les contextes de conformité partielle, il peut être préférable de s’éloigner de l’idéal. En effet, l’atteinte de la cible peut être trompeuse lorsqu’il y a présence d’interactions. Par exemple, dans les cas de synergie, l’atteinte de la cible est moins désirable si seulement l’une des deux recommandations synergiques est appliquée. Si la théorie trouve des applications pour les recommandations du secteur public, alors il faudrait repenser la manière de mesurer la progression des décideurs et des organisations pour l’atteinte de recommandations.

2.3 Contre les grandes généralisations

Bien sûr, pour que la théorie soit applicable aux recommandations issues du secteur public, les quatre conditions décrites dans la section 2.1 doivent être réunies. Pour rappel, ces conditions d’applicabilité sont :

  1. Nous voulons maximiser une fonction F ;

  2. La fonction F est soumise à au moins une contrainte initiale G ;

  3. Les fonctions F et G dépendent d’au moins trois variables continues ;

  4. Les variables ne sont pas séparables (que ce soit dans F ou dans G).

Les trois premières conditions sont relativement faciles à repérer dans les avis du secteur public. La quatrième condition est plus difficile à cerner.

De façon générale, les recommandations faites dans les avis des organismes publics sont motivées par l’atteinte de certains objectifs. Ces objectifs sont décrits dans les publications des organismes ou sont inscrits dans leur mission. Par exemple, un des objectifs centraux du Bureau du coroner est de prévenir des décès (Loi sur la recherche des causes et des circonstances des décès, 1983, art. 3), un des objectifs centraux de la Commission de l’éthique en science et en technologie est de bien encadrer le développement technoscientifique (Loi sur le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche, de la Science et de la Technologie, 2013, art. 73), et ainsi de suite. L’atteinte de ces objectifs dépend de différentes variables et contraintes auxquelles nous faisons face. Par exemple, l’objectif « prévenir des décès dans le secteur de la santé » est une fonction du nombre d’employés dans les hôpitaux, des procédures à suivre pour intervenir auprès de certaines clientèles, de la formation offerte aux employés sur les bonnes procédures à suivre, et ainsi de suite. Ces variables sont saillantes dans les recommandations des organismes. Lorsque le Bureau du coroner recommande au CISSS de Lanaudière de revoir « ses ratios infirmières et préposées aux bénéficiaires » dans les établissements de soins (Kamel, 2021, p. 20), c’est précisément parce que le nombre d’employés est une variable centrale pour la prévention des décès dans le secteur de la santé. De façon similaire, lorsque nous tentons d’atteindre l’objectif « prévenir des décès dans le secteur de la santé », nous devons composer avec certaines contraintes, comme les ressources financières disponibles, les infrastructures disponibles, et ainsi de suite[10].

À la lumière de ce qui précède, on peut voir comment le travail mené par les organismes du secteur public satisfait aux trois premières conditions d’applicabilité de la théorie. L’objectif d’un tel organisme peut être compris comme la fonction qu’il tente d’optimiser. Par exemple, pour le Bureau du coroner, il s’agit de minimiser la fonction « le nombre de décès évitables » Cette fonction dépend de différentes variables, comme les processus disponibles, les ressources investies dans la formation, le nombre d’employés disponibles, et ainsi de suite. Cette fonction est aussi sujette à certaines contraintes, comme les ressources disponibles.

On pourrait objecter que les variables mobilisées dans les problèmes de politiques publiques ne sont pas toujours continues. Pour rappel, la théorie stipule que notre fonction à optimiser doit dépendre d’au moins trois variables continues. Or, dans les problèmes de politiques publiques, certaines des variables ne semblent pas mesurables de la sorte. Par exemple, les degrés de discrimination, de reconnaissance ou de liberté ne sont pas des quantités naturelles que l’on peut mesurer sur une échelle continue allant de 0 à 1.

Les auteurs comme Wiens répondraient sans doute à cette objection en rappelant que les économistes ont développé plusieurs méthodes permettant de mesurer des phénomènes « discrets » avec des variables continues[11]. Le monde de la santé illustre bien la façon dont ces méthodes sont employées. Comme le disent Bognar et Hirose :

La santé n'est pas une sorte de quantité naturelle mesurable sur une échelle commune – contrairement à la distance ou à la tension artérielle […]. On ne peut pas se contenter de regarder la « quantité » de santé dont les personnes disposent, car la santé ne se présente pas ainsi

Bognar et Hirose, 2022, p. 29, traduction libre

Or, il est évident qu’une personne atteinte d’un cancer avancé est en moins bonne santé qu’une personne aux prises avec des maux de dents ponctuels. Différentes méthodes (l’approche des paris standards ou l’approche des comparaisons, par exemple) nous permettent d’ordonner les états de santé, du meilleur au pire. Et ces approches nous permettent également d’exprimer les états de santé sous la forme d’une échelle continue. Pensons, par exemple, à des unités de mesure comme l’année de vie pondérée selon l’incapacité (DALY) ou l’année de vie pondérée selon la qualité (QALY) (Bognar et Hirose, 2022, chap. 2). La santé ne se présente donc pas sous la forme d’une échelle continue, mais on peut néanmoins la mesurer ainsi en passant par différentes méthodes courantes en économie.

Évidemment, ces méthodes soulèvent des enjeux. Nous ne cherchons pas à convaincre le lecteur que ces méthodes sont parfaitement acceptables. Nous tentons ici d’esquisser deux points. D’une part, pour des auteurs qui cherchent à appliquer les outils issus de l’économie à d’autres problèmes (comme Wiens), il est sans doute naturel d’employer ces méthodes de mesure. En conformité avec notre approche concessive, nous ne remettrons donc pas ces méthodes en cause. D’autre part, on peut rejeter ces méthodes, mais on se retrouve alors face à un problème qui dépasse largement la question étudiée dans cet article. Rejeter ces méthodes remet bien sûr en cause l’application de la théorie au travail des conseillers, mais cela complique aussi grandement l’application de nombreux outils économiques aux politiques publiques (l’analyse coût-efficacité, notamment). En d’autres termes, ce n’est pas un problème spécifique à notre projet.

Qu’en est-il de la quatrième condition ? Comment peut-on confirmer que les variables de nos fonctions sont inséparables ? Dans la littérature sur les optima de second rang, l’inséparabilité entre les variables des fonctions à optimiser est souvent abordée de manière très succincte. Par exemple, dans son analyse de la condition de séparabilité dans les fonctions de production, Ng déclare que « la présence de la non-séparabilité dans des exemples simplifiés de fonctions de production simples suggère que l’hypothèse de séparabilité est très restrictive dans l’économie réelle, où l’on compte des milliers de produits et d’intrants » (Ng, 2004, p. 195, traduction libre). Les observations de Blackorby, Russell et Schworm (1991) vont dans le même sens. Selon ces auteurs, la condition de séparabilité est déraisonnable dans les scénarios où l’on compte plusieurs agents ayant différentes préférences. De façon similaire, Wiens déclare : « Ce qu’il faut noter pour notre projet, c’est que la condition de séparabilité est une hypothèse très restrictive » (Wiens 2020, p. 9, traduction libre).

Essentiellement, Russell et Schworm, Blackorby, Ng et Wiens font valoir le même point : après avoir déterminé la forme mathématique que prendrait la condition de séparabilité, ces auteurs suggèrent que cette condition risque de ne pas être observée « à grande échelle », dans des problèmes d’optimisation comprenant plusieurs biens et plusieurs agents. Or, ces déclarations générales sur la condition de séparabilité sont peu éclairantes pour notre projet. L’hypothèse de séparabilité est sans doute déraisonnable dans des problèmes d’optimisation des échanges de centaines de biens entre plusieurs agents, mais qu’en est-il de la séparabilité dans les problèmes analysés par les conseillers du secteur public ? Et quelle est l’ampleur de l’inséparabilité entre les variables ? Les auteurs précédents nous disent que l’inséparabilité entre les variables risque de prévaloir dans bien des situations. Mais dans quelle proportion des cas observerons-nous de l’inséparabilité, exactement ?

Si nous voulons confirmer que des variables sont inséparables l’une de l’autre, et si nous souhaitons bien identifier l’ampleur des problèmes d’optima de second rang pour le secteur public, nous devons mener une recherche plus élaborée. Plutôt que de se fier à de grandes déclarations sur l’hypothèse de séparabilité, nous jugeons opportun d’étudier différents avis du secteur public pour y repérer, concrètement, des formes d’inséparabilité. C’est la piste que nous explorons dans la prochaine section.

3. L’inséparabilité dans les recommandations du secteur public

Faisons le point. Nous avons résumé les conditions dans lesquelles la théorie des optima de second rang peut trouver des applications. Nous avons expliqué en quoi cette théorie pourrait être pertinente pour les conseillers du secteur public. Nous avons vu que trois de ces quatre conditions sont satisfaites dans les travaux des conseillers. La quatrième condition d’inséparabilité entre les variables est toutefois plus difficile à confirmer. Comment pouvons-nous déterminer si cette condition est satisfaite ?

Pour atteindre cet objectif, nous étudions les recommandations mises de l’avant par des organismes publics. Nous avons analysé 570 recommandations issues de 40 documents publiés par des organismes du secteur public du Québec (Canada). Ces documents incluent des mémoires déposés lors de commissions parlementaires, des rapports d’enquête et des avis rédigés à l’attention des ministres. L’important pour notre démarche est que ces documents comprennent des recommandations.

Les documents étudiés dans notre analyse proviennent de quatre organismes québécois, soit la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST), le Bureau du coroner (BC), le Protecteur du citoyen (PC) et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ). Ces organismes poursuivent différents objectifs, tels que baliser le développement technoscientifique (CEST), prévenir des décès (BC), veiller à l’intégrité et à l’amélioration des services publics (PC) et veiller au bon respect des chartes des droits et des libertés (CDPDJ). Nous avons étudié les 10 publications les plus récentes comprenant au moins quatre recommandations de chacun de ces organismes[12].

Comme on l’a vu dans la section 1, il existe de bons indices que des variables sont inséparables les unes des autres. Trois de ces indices sont la présence de synergie, de substitution ou d’atténuation entre les variables. Nous avons donc tenté d’identifier ces relations entre les recommandations des 40 documents étudiés. En d’autres termes, pour chaque document analysé, nous nous sommes demandé si les différentes recommandations présentent des formes claires de synergie, de substitution ou d’atténuation. Cette section présente nos observations.

3.1 Un aperçu des résultats obtenus

Sur le total des 40 documents analysés, nous avons pu relever la présence claire d’un des 3 types d’interactions dans 17 d’entre eux, soit 42,5 %. Quatre étaient issus des documents du BC, trois de la CDPDJ, cinq du PC et cinq de la CEST.

Au moment de collecter les données, nous avons fait l’hypothèse que la présence d’interactions dans un avis est corrélée avec le nombre de recommandations de l’avis. En d’autres termes, nous pensons que, plus un avis compte de recommandations, plus il est susceptible de comprendre des recommandations « inséparables ». Si cette hypothèse est fondée, nous pourrons utiliser le nombre de recommandations d’un avis comme un prédicteur fiable de la présence de recommandations inséparables dans un avis.

Afin de confirmer cette hypothèse, nous avons mené une analyse de régression logistique[13]. Notre modèle prend la présence d’interactions dans un avis comme variable dépendante binaire et le nombre de recommandations dans un avis comme variable indépendante. Notre modèle a une p-valeur inférieure à 1 %, ce qui nous permet de rejeter l’hypothèse nulle selon laquelle il n’y aurait pas de lien entre le nombre de recommandations et la présence d’interactions. Le pourcentage de variance expliqué par le modèle est de 38 %. En ce qui a trait à la performance sur le plan prévisionnel, il est possible de faire de bonnes prédictions concernant la présence d’inséparabilité en se basant uniquement sur le nombre de recommandations présentes dans l’avis. Prenons les seuils suivants :

  1. Si l’avis compte moins de 15 recommandations, prédire qu’il ne contiendra pas de recommandations inséparables.

  2. Si l’avis compte 15 recommandations ou plus, prédire qu’il contiendra des recommandations inséparables.

Avec cette règle de prédiction basée sur le seuil « 15 recommandations », 82,4 % de tous les avis comprenant des recommandations inséparables ont bien été identifiés, et 82,6 % de tous les avis ne comprenant pas des recommandations inséparables ont bien été identifiés. Pour notre jeu de données, la fiabilité globale de cette règle de prédiction est de 82,5 %.

Dans les sections qui suivent, nous nous pencherons sur les trois types d’interactions que nous avons tenté d’observer. Pour chacun d’entre eux, nous présenterons d’abord les résultats obtenus, puis nous donnerons un exemple évocateur du type d’interaction, et nous commenterons brièvement les résultats.

3.2 La synergie entre les recommandations

Nous avons relevé la présence claire de synergie dans 14 des documents analysés, soit 35 %. Plus précisément, il s’agit de trois documents du BC, un document de la CDPDJ, cinq documents du PC et cinq documents de la CEST qui comportaient au moins une interaction synergique entre différentes recommandations.

Tel que nous l’avons mentionné dans la section 1.2, nous pouvons relever une interaction de nature synergique entre deux recommandations lorsque l’effet de leur application commune est supérieur à la somme des effets de leurs applications respectives. Par exemple, dans le rapport spécial du Protecteur du citoyen intitulé Aide financière aux études : Mieux accompagner les étudiantes et étudiants en faisant preuve de transparence et d’écoute, 23 recommandations sont émises. Parmi celles-ci, nous avons répertorié la synergie suivante entre deux recommandations :

  • Recommandation 3 : S’assurer, au plus tard le 1er octobre 2022, que les membres du personnel de l’Aide financière aux études, tant en première instance qu’au Bureau des recours, consignent des notes d’analyse complètes et détaillées qui comprennent les éléments suivants :

    • Les renseignements recueillis et pris en considération aux fins de la décision ;

    • Les faits constatés ;

    • La manière dont ils ont appliqué les règles aux renseignements et aux faits ;

    • Les motifs justifiant la façon dont ils ont pondéré les éléments de preuve et les considérations pertinentes ;

    • Les raisons qui ont pu les mener à accorder plus de poids à un élément de preuve ou à rejeter certains renseignements.

  • Recommandation 4 : Mettre en place, au plus tard le 1er octobre 2022, des ateliers de formation concernant spécifiquement les notes d’analyse pour les agents et agentes de traitement de première instance et les agents et agentes du Bureau des recours. (Protecteur du citoyen, 2022, p. 46).

Pour évaluer si nous avons affaire à un cas de synergie, nous devons donc vérifier que l’effet de la mise en application commune des recommandations 3 (demander aux agents de consigner des notes d’analyse) et 4 (mettre en place un atelier de formation concernant les notes d’analyse) a un effet supérieur à la somme des effets de leurs applications respectives. Demander aux agents de consigner des notes d’analyse sans leur expliquer comment le faire a un effet négligeable et offrir un atelier de formation aux agents pour une tâche qu’ils n’ont pas à remplir a également un effet négligeable. Il s’ensuit que la somme des effets de leurs applications individuelles respectives est également négligeable. Prises individuellement, ces mesures peuvent même être contre-productives, puisqu’elles engendrent des coûts sans vraiment régler le problème. Inversement, lorsque nous appliquons les deux recommandations en même temps, les agents sont chargés de consigner leurs notes d’analyse et sont à même de le faire. Ainsi, leur mise en application commune a un effet supérieur à la somme des effets de leurs applications respectives. Par conséquent, il y a une interaction synergique entre les recommandations 3 et 4.

Parmi les trois types d’interactions que nous avons tenté d’observer, c’est la synergie que nous avons relevée le plus fréquemment. Ce résultat était prévisible, puisque les conseillers élaborent leurs recommandations dans une perspective de conformité totale, c’est-à-dire en se demandant ce qui se produira si le décideur met toutes les recommandations en application. Ainsi, des mesures proposées peuvent être pertinentes seulement lorsqu’elles sont combinées à d’autres. C’est de cette façon que des interactions synergiques se manifestent entre des recommandations qui ont une faible incidence lorsqu’on les analyse individuellement. Cependant, nous n’avons pas relevé de cas de synergie mentionné explicitement par les conseillers du secteur public.

3.3 La substitution entre les recommandations

Nous avons relevé la présence claire de substitution dans trois des documents analysés, soit 7,5 %, dont deux provenant de la CDPDJ et un provenant du BC. Nous n’avons pas relevé ce type d’interaction dans des rapports du PC et de la CEST.

Comme mentionné à la section 1.2, deux recommandations présentent un certain degré de substitution lorsqu’elles sont en partie « remplaçables » l’une par l’autre. Par exemple, dans le Rapport d’enquête concernant les décès de Yan De Montigny, Yves Noël, Luc Leclerc, Tony Naud et François Bédard, la coroner Me Karine Spénard émet 26 recommandations au ministère de la Sécurité publique, dont les deux suivantes :

  • De cré́er un poste à̀ l’admission dans chaque é́tablissement de dé́tention, qui sera consacré́ uniquement à l’é́valuation du risque suicidaire et qui sera séparé de la fonction de classement de la personne incarcéré́e ; […]

  • De scinder l’activité́ d’é́valuation du risque suicidaire à̀ l’admission et celle du classement, de façon à permettre plus de temps pour l’é́valuation du risque suicidaire que pré́sente une personne incarcé́rée[.] (Spénard, 2021, p. 35-36)

Pour évaluer la présence d’un cas de substitution dans deux recommandations, nous devons vérifier l’incidence de leur mise en application commune et de leurs mises en application respectives. Appliquées individuellement, les deux recommandations ont sensiblement le même effet : plus de temps alloué à l’évaluation du risque suicidaire. Si on tente d’appliquer les deux recommandations en même temps, l’effet demeure sensiblement le même, c’est-à-dire que l’effet de l’application des deux recommandations en même temps est similaire à l’effet de l’application d’une seule des deux. Nous avons donc affaire à un cas de substitution.

La présence de ce type d’interaction dans les recommandations permet une certaine flexibilité dans l’application des recommandations d’un rapport. Pensons aux recommandations en santé publique. Pour sensibiliser la population aux risques de la dépendance chez les étudiants, un conseiller en santé publique peut recommander une campagne d’information dans les transports en commun, l’achat de publicité sur les réseaux sociaux, ainsi que la création d’une trousse d’activités pour les enseignants du secondaire. Ces différentes stratégies risquent de sensibiliser certains groupes de la population étudiante en double ou en triple. Ces mesures sont donc substituables. En ayant plusieurs options substituables, le décideur peut ignorer certaines recommandations sans pour autant avoir une incidence négative sur l’effet de la mise en application entière du rapport. Or, la contrepartie de cette flexibilité est la possibilité de faire du travail « inutile ». Si le décideur met en pratique toutes les recommandations, il n’en verra pas de bénéfice significatif comparativement à la mise en pratique d’une partie des recommandations. Sans doute par souci de concision, les auteurs des avis font rarement appel à ce type d’interaction.

3.4 L’atténuation entre les recommandations

En ce qui a trait à l’atténuation, aucun document que nous avons analysé n’en présentait de façon claire.

Ce résultat était prévisible, car émettre des recommandations qui s’atténuent entre elles est contre-productif. La présence de recommandations conflictuelles peut avoir deux effets : ou bien elle complique la tâche des décideurs, ou bien elle rend moins désirable l’effet de la mise en application entière du rapport. Ces deux effets sont contre-productifs. À la lumière de ce qui précède, il n’est pas surprenant que nous n’ayons relevé aucun cas d’atténuation entre des recommandations. Comme discuté dans la section 3.2, les conseillers ont peu intérêt à proposer des recommandations dont l’effet combiné serait moindre que leurs effets individuels.

3.5 Retour sur les optima de second rang

Comme nous l’avons expliqué dans la section 2, nous cherchons à déterminer si le modèle et les leçons de la théorie des optima de second rang sont pertinents pour les conseillers du secteur public. Nous avons vu que, pour que la théorie soit applicable à un problème, il y a quatre conditions importantes à satisfaire. Trois de ces conditions sont relativement faciles à confirmer dans les problèmes analysés par les conseillers du secteur public. La quatrième condition d’inséparabilité entre les variables est la plus difficile à confirmer.

Les observations précédentes nous permettent de faire du progrès quant à cette quatrième condition. Dans 42,5 % des avis que nous avons étudiés, nous avons observé des interactions significatives entre les recommandations. Cela indique que la condition d’inséparabilité entre les variables est satisfaite dans une proportion importante des cas. Nos observations nous permettent aussi de mieux prédire si la condition d’inséparabilité sera satisfaite ou non. Nous reviendrons sur ce point dans la conclusion.

4. Conclusion, limites méthodologiques et discussion

4.1 Résumé des résultats obtenus et progrès théoriques

Pour répondre à notre question directrice, à savoir si les conseillers du secteur public devraient se soucier de la théorie des optima de second rang, nous avons procédé en trois temps.

Dans un premier temps, nous avons donné un aperçu de la théorie des optima de second rang. À titre de rappel, un idéal est défini par la satisfaction de différents ratios entre nos variables. Or, dans notre monde non idéal soumis à diverses contraintes, ces ratios ne peuvent pas toujours être adéquatement satisfaits. La théorie est intéressante en raison de ses implications pour l’approximation des idéaux. Elle nous permet d’entrevoir des problèmes à trop idéaliser des ensembles de recommandations.

Dans un second temps, nous avons tenté de déterminer si ce cadre théorique s’applique au cas particulier des recommandations dans le secteur public. En nous basant sur les travaux de Wiens (2020), nous avons supposé que le cadre s’applique et s’avère pertinent pour les conseillers du secteur public si quatre conditions sont réunies. Or, une de ces conditions (l’inséparabilité entre les variables du problème) est particulièrement difficile à confirmer.

C’est pourquoi, dans un troisième temps, nous avons tenté de déterminer si la condition d’inséparabilité entre les variables est satisfaite dans les documents produits par les organismes publics. Pour ce faire, nous avons étudié 570 recommandations provenant de 40 avis du secteur public québécois en y cherchant trois indices d’inséparabilité (synergie, substitution et atténuation). Au terme de cette analyse, nous avons relevé des indices d’inséparabilité dans 17 d’entre eux, soit 42,5 %.

À l’issue de notre étude, il apparaît clair que la théorie des optima de second rang peut s’avérer pertinente dans le cadre du travail des conseillers du secteur public, parce qu’elle permet de tirer des conclusions qui peuvent être mises en pratique dans bon nombre de leurs travaux. Évidemment, nous avons supposé, dans le cadre de cet article, que les travaux de Wiens sur la généralité de la théorie des optima de second rang sont exacts. On peut remettre les travaux de Wiens en cause. Mais si nous concédons cette hypothèse, la théorie trouve des applications pour le travail des conseillers du secteur public.

Nos observations nous permettent aussi de mieux prédire les conditions dans lesquelles des avis du secteur public sont susceptibles de faire l’objet de « problèmes de second rang ». Nous pouvons identifier au moins deux indices importants d’inséparabilité. Le premier indice est le nombre de recommandations d’un avis. Comme on l’a vu dans la section 3.1, plus un avis comporte une quantité importante de recommandations, plus il est susceptible de faire l’objet d’un « problème de second rang ». Moins de 10 % des avis étudiés comptant moins de 10 recommandations comprennent des recommandations inséparables. Or, plus de 80 % des avis étudiés comptant plus de 20 recommandations comprennent des recommandations inséparables. Le nombre de recommandations est donc un bon indice de la présence d’inséparabilité.

Le second indice concerne les recommandations « sans effet » individuel. Comme on l’a vu dans la section 3.2, certains avis du secteur public comprennent des recommandations qui, prises individuellement, n’ont à peu près aucun effet désirable. Or, ces recommandations sont pertinentes et ont des retombées significatives lorsqu’on les combine avec d’autres mesures. Il s’agit d’un signe clair et fréquent de synergie entre deux recommandations. La synergie est l’interaction la plus souvent observée dans les avis du secteur public. Les recommandations « sans effet » individuel sont donc un bon indice de la présence d’inséparabilité. Elles sont incluses dans un avis en vertu de leur effet combiné, et non de leur effet individuel.

En résumé, si un conseiller travaille sur un petit nombre de recommandations, et que toutes les recommandations semblent séparables les unes des autres (c’est-à-dire que le conseiller peine à voir des effets de synergie ou de complémentarité entre elles), il peut sans doute ignorer la théorie. Mais si un conseiller travaille sur un grand ensemble de recommandations, et que plusieurs recommandations sont complémentaires ou synergiques, il devrait prendre les leçons de la théorie en compte. Plus précisément, le conseiller gagnerait à tenter d’évaluer les possibilités que ses recommandations fassent l’objet d’une conformité partielle, et quelle incidence cela pourrait alors avoir sur la qualité des décisions publiques. Dans le cas de mesures synergiques, la question se pose sérieusement, puisque deux mesures synergiques peuvent, individuellement, avoir un effet nul ou négatif.

4.2. Limites méthodologiques et avenues de recherche futures

Notre méthodologie de recherche comprend certaines limites qu’il importe de clarifier. Une des limites importantes de notre méthodologie concerne la relation entre recommandations d’un avis et variables d’un problème. Nous nous sommes concentrés sur des interactions entre des recommandations, alors que la théorie des optima de second rang s’intéresse à des interactions entre des variables pertinentes dans un problème. Or, il y a une différence entre une recommandation d’un avis et une variable d’un problème à résoudre. Et cette distinction pourrait avoir une incidence sur nos conclusions.

Voici un exemple illustrant cette possibilité. Supposons qu’un conseiller propose les deux recommandations suivantes aux dirigeants d’un hôpital :

  1. Recruter davantage de personnel de soutien.

  2. Recruter davantage de personnel soignant.

Ici, nous avons affaire à deux recommandations distinctes. Supposons que ces deux recommandations sont synergiques en vue de certains objectifs. On pourrait alors se dire que les interactions entre ces recommandations reflètent des interactions entre différentes variables. Or, il se pourrait que les recommandations 1 et 2 ne renvoient pas à des variables distinctes. Par exemple, les deux recommandations pourraient renvoyer à une variable unique, comme la variable « personnel disponible ». Des interactions entre des recommandations peuvent donc ne pas refléter des interactions entre différentes variables.

Une autre limite de notre méthodologie de recherche concerne le choix des organismes publics étudiés. Bien que nous ayons ciblé des recommandations d’organismes ayant des objectifs assez différents les uns des autres, elles présentent certains traits communs. Par exemple, la Commission de l’éthique en science et en technologie (CEST), le Bureau du coroner (BC), le Protecteur du citoyen (PC) et la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) sont des organismes indépendants. Dans le secteur public, un organisme est dit indépendant lorsqu’il n’est pas tenu de proposer des politiques et des mesures cohérentes avec les intentions du gouvernement. Par exemple, un organisme public indépendant comme la Commission de l’éthique en science et en technologie peut critiquer ouvertement les intentions du gouvernement, alors que le ministère de la Santé n’a pas la même latitude.

La question de la dépendance pourrait faire une différence dans notre analyse. Par exemple, les organismes qui ne sont pas indépendants pourraient être plus sûrs d’être écoutés par le décideur, puisqu’ils doivent proposer des mesures et des politiques cohérentes avec les intentions déclarées du gouvernement. Dans des recherches futures, nous comptons étendre notre analyse à plus de types d’organismes publics. Cela nous permettra de mieux cerner les conditions dans lesquelles nos observations sont plausibles.

Finalement, nous nous sommes concentrés sur les recommandations se retrouvant dans des documents publics. Ce type de documentation n’est pas forcément représentatif du travail général mené par les conseillers. La majorité des conseillers oeuvrent « à l’interne », au sens où ils émettent des recommandations qui ne sont pas diffusées publiquement. Ces recommandations sont généralement présentées sous une forme différente, soit une courte fiche comprenant un nombre restreint de recommandations. Des recherches futures, dont notamment des entretiens avec les conseillers qui mènent ce type de travail « interne », nous permettront de déterminer si nos observations s’appliquent à un large éventail de pratiques des conseillers.