Résumés
Résumé
Même s’il existe un large consensus dans le domaine des études sur le racisme concernant le fait que le concept de « racisme » est essentiellement « normatif », une discussion bat son plein dans ce domaine entre les nombreux partisans du normativisme et ceux qui prônent une position descriptiviste. C’est ce débat que je revisite dans cet article. Dans ce cadre, je m’intéresse moins au débat « sémantique » concernant le type de concept (évaluatif ou descriptif) qu’est celui de « racisme » qu’à la proposition d’auteurs comme Mills et Shelby au sujet de la nature du « phénomène » désigné par le terme (donc à un débat de nature plus « métaphysique »). J’aimerais expliquer et développer cette proposition et suggérer l’idée qu’elle pourrait permettre de mieux comprendre ce que je nomme le « spécisme ordinaire » (c’est-à-dire la forme la plus courante du spécisme dans les sociétés occidentales actuelles). Pour ce faire, je présente d’abord les différentes façons de comprendre le racisme et j’avance que les modèles agentiels devraient être supplémentés par une approche non agentielle du phénomène. Je montre ensuite comment cette proposition pourrait mieux rendre compte du spécisme ordinaire. Je réfléchis finalement sur les différents mécanismes par lesquels ce spécisme peut fonctionner et je propose un type d’investigation qui devrait être exploré plus avant par ceux et celles qui voudraient l’étudier et le contrer.
Abstract
Even though there is broad consensus in the field of racism studies regarding the idea that the concept of “racism” is essentially “normative”, there is an ongoing discussion between the many proponents of normativism and those advocating for a descriptivist position. This debate is revisited in this article. In this context, I focus less on the “semantic” debate about the type of concept (evaluative or descriptive) that “racism” is and more on the proposal by authors like Mills and Shelby concerning the nature of the “phenomenon” designated by the term (thus a more “metaphysical” debate). I would like to explain and develop this proposal and suggest the idea that it could help better understand what I call “ordinary speciesism” (i.e., the most common form of speciesism in contemporary Western societies). To do this, I first present the different ways of understanding racism and argue that agent-based models should be supplemented by a non-agent-based approach to the phenomenon. I then show how this proposal could better account for ordinary speciesism. Finally, I reflect on the various mechanisms through which this speciesism can operate and propose a type of investigation that should be further explored by those who wish to study and counter it.
Corps de l’article
INTRODUCTION
Le terme « spécisme » a été forgé explicitement sur le modèle de termes comme « racisme » ou « sexisme » pour indiquer une forme particulière de discrimination. Ainsi, Richard Ryder, qui a introduit le terme, écrivait :
J’utilise le mot « spécisme » pour décrire la discrimination généralisée pratiquée par l’humain contre les autres espèces et pour établir un parallèle entre celle-ci et le racisme. Le spécisme et le racisme sont deux formes de préjugés fondés sur les apparences.
Ryder, 1975, p. 16
Ce parallèle entre les notions continue d’informer la compréhension du phénomène, comme le montre cette citation récente de Singer :
J’ai soutenu que nous ignorons ou négligeons généralement les intérêts des membres sentients [sentient] d’autres espèces simplement parce qu’ils ne sont pas humains, et que ce parti pris en faveur des membres de notre propre espèce est, à bien des égards, parallèle aux préjugés qui sous-tendent le racisme et le sexisme.
Singer, 2016, p. 31
Le rapprochement entre les deux notions peut être vu comme ayant deux fonctions : 1) d’abord, il indique que nous avons affaire à deux phénomènes du même type qui obéissent en quelque sorte à une logique similaire (ce sont des formes de traitement différentiel d’individus fondées sur leur apparence ou sur leur appartenance présumée à un groupe); 2) ensuite, il avance que notre attitude à l’égard des animaux est tout aussi injustifiée, tout aussi moralement répréhensible ou problématique que celle du raciste à l’égard de ceux et celles qu’il considère comme appartenant à d’autres races que la sienne (voir entre autres Singer, 2012, p. 76-77).
Une fois posée, cette parenté entre les concepts peut être exploitée à des fins heuristiques. Par exemple, dans Bestial Inferiority, le regretté Charles Mills proposait qu’il existe une distinction entre « le racisme qui concède l’humanité de la race stigmatisée et le racisme qui la nie littéralement » (2016, p. 22), soit une forme de racisme qui pousse hors des frontières de l’humanité les membres de la race stigmatisée et les ravale au rang de bêtes. Si dans le premier cas, le racisme et le spécisme sont distincts l’un de l’autre, dans le second, le spécisme est mis au service du racisme.
Comme on vient de le voir, le rapprochement entre spécisme et racisme ouvre la porte à une meilleure compréhension sur le plan théorique (et empirique[1]) de certaines caractéristiques formelles d’un type de racisme, mais il pourrait également contribuer à une meilleure compréhension du spécisme ou de certaines formes de spécisme. C’est à ce projet que se consacre le présent article. L’idée derrière celui-ci est née à la lecture de textes qui tentent de répondre à la question : le spécisme est-il injuste « par définition » ? En effet, un certain nombre de philosophes (entres autres Horta, 2010; Horta et Albersmeier, 2020) soutiennent que la définition du spécisme inclut l’idée que ce dernier est moralement mauvais ou injuste (en ce sens, parler de « spécisme juste » serait un oxymore); alors que d’autres (comme Jaquet, 2019; Kagan, 2016) pensent que l’affirmation selon laquelle le spécisme (ou une forme de spécisme) est immoral(e) est une affirmation substantielle, quelque chose à quoi on arrive en invoquant des raisons, et non pas une vérité analytique.
Pour les premiers, quelqu’un qui tenterait de soutenir que le spécisme est justifié ne comprendrait tout simplement pas la signification du terme; alors que ce ne serait pas le cas pour les seconds. Ceux qui affirment que le spécisme est injuste par définition se trouvent cependant dans une situation relativement problématique dans la mesure où les débats se poursuivent quant à savoir si certains types de discrimination à l’égard des espèces animales non humaines sont injustifiés, ou encore quelle espèce mérite quel type de considération morale. Faudrait-il dire à ceux et celles qui participent à cette discussion et qui défendent des positions spécistes que leur position est incohérente ? Cette attitude serait fâcheuse, puisque, contrairement au cas du racisme et du sexisme où l’affaire semble être entendue, la discussion autour de la justification du spécisme n’est pas close. C’est d’ailleurs ce que reconnaît Albersmeier (2021) qui écrit que « nous devons reconnaître qu’en fait, la discussion sur la justification de la considération morale préférentielle des humains à un niveau général est en cours. Il n’en va pas de même de l’attribution d’une pertinence morale […] au sexe et aux caractéristiques “raciales” » (p. 524; je souligne).
Malgré ce qu’en dit Albersmeier, et bien qu’il existe un large consensus dans le domaine des études sur le racisme concernant le fait que le concept de « racisme » est essentiellement « normatif »[2], une discussion d’un type semblable à celle qui bat son plein actuellement autour du spécisme a pourtant lieu dans le domaine de la recherche sur le racisme. En effet, s’opposant aux nombreux partisans du normativisme — dont Garcia (1996; 1998), Arthur (2007) et Glasgow (2009) —, des auteurs comme Charles Mills (2003; 2017) et Tommie Shelby (2002; 2003; 2014) proposent une interprétation descriptiviste du concept. L’existence d’un tel débat a probablement de quoi surprendre ceux et celles qui, comme Albersmeier, croyaient la chose entendue. Ce sont les termes de ce débat que j’aimerais revisiter dans les pages qui suivent en tentant de comprendre ce qui motive la position, de prime abord si surprenante pour plusieurs, des descriptivistes. Comme nous le verrons, celle-ci dépend d’une proposition de Mills et Shelby au sujet de la nature des « phénomènes » désignés par le terme. J’aimerais expliquer et développer cette proposition et suggérer l’idée qu’elle pourrait permettre de mieux comprendre ce que je nommerai le « spécisme ordinaire », c’est-à-dire, en première approximation, la forme la plus courante du spécisme dans les sociétés occidentales actuelles (celui exprimé entre autres par le comportement et les attitudes de certains membres de ces sociétés)[3].
Pour ce faire, je présenterai d’abord les différentes façons de comprendre le racisme et je suggèrerai que les modèles « agentiels » (section 1) devraient être supplémentés par une approche non agentielle du type de celle proposée par Mills et Shelby (section 2). Récemment, le cognitivisme de cette dernière approche (c’est-à-dire le rôle important qu’y jouent les croyances) a été remis en question par des autrices comme Sally Haslanger et Michelle Maiese qui proposent d’enrichir l’approche non agentielle avec des éléments affectifs, mais également avec des éléments corporels et de l’environnement physique et social. Combinée avec certaines thèses de la tradition de la psychologie écologique du psychologue J.J. Gibson, cette approche non agentielle augmentée permet selon moi de mieux comprendre le racisme dans toutes ses dimensions. Je soutiendrai ensuite que cette approche augmentée est probablement la meilleure pour comprendre ce que j’ai nommé le spécisme ordinaire (section 3). Je réfléchirai brièvement sur les différents mécanismes par lesquels ce spécisme peut fonctionner et je suggèrerai un type d’investigation qui devrait être exploré plus avant par ceux et celles qui voudraient l’étudier et le contrer. Dans cette dernière section, ma proposition sera donc essentiellement programmatique. Elle visera à montrer comment l’approche augmentée qui a été développée pour comprendre le racisme pourrait être utilisée pour jeter un nouvel éclairage sur le spécisme ordinaire.
1. LE DÉBAT SUR LE CARACTÈRE MORAL DU RACISME
Le débat auquel je m’intéresse dans cet article est celui qui a lieu dans le cadre de la discussion autour des théories philosophiques sur le racisme. Ces théories ont plusieurs buts, que je n’énumérerai pas tous ici. Un de ces buts est d’expliquer en quoi consiste le phénomène qu’on nomme le racisme. En ceci, on pourrait dire que ces théories ont une dimension « métaphysique » : elles répondent à la question « Qu’est-ce que le racisme ? » Ce faisant, elles fournissent également un critère de démarcation entre les cas qui constituent ou non du racisme. Elles permettent donc d’arbitrer les disputes autour de la question du racisme de certaines personnes, paroles, actions, idées, lois, institutions, certains objets, etc. Cet arbitrage serait possible parce que les théories philosophiques identifieraient l’élément central ou essentiel du racisme, celui dont la présence (ou l’absence) permet de conclure que le cas sous considération est bien (ou n’est pas) du racisme. C’est au moment de stipuler cet élément que certains théoriciens et théoriciennes introduisent les considérations sémantiques dont il était question en introduction (c’est-à-dire : quelle est la manière de mieux comprendre le terme « racisme » ?). Dans cette section, je vais présenter quelques-unes de ces théories en mettant moins l’accent sur les considérations sémantiques que sur la question de la compréhension du phénomène qu’est le racisme.
Les théories philosophiques sur le racisme se divisent en deux grandes familles : les théories agentielles (agent-based) et les théories structurelles, systémiques ou institutionnelles (pour des descriptions plus complètes de membres de ces deux familles, voir Glasgow, 2009; Faucher et Gratton, 2018; Zack, 2003). Comme leur nom l’indique, les théories agentielles situent la source du racisme à l’intérieur des agents; en d’autres mots, elles font dépendre le racisme de caractéristiques possédées par les agents individuels ou par leurs actions. Les théories structurelles, systémiques ou institutionnelles, pour leur part, situent la source du racisme à l’extérieur de ceux-ci, dans l’organisation de la société, ses lois et structures ou dans des facteurs extra-individuels, comme des idéologies (c’est-à-dire dans un ensemble d’idées, de croyances, de patrons de raisonnement propre à un groupe, une société ou une époque qui influence ou détermine le contenu de l’esprit des membres de ces groupes, sociétés ou époques).
Avant de présenter les théories philosophiques particulières de chacune de ces grandes familles, j’aimerais faire quelques remarques. Tout d’abord, dans le contexte du débat sur la nature du racisme, la plupart des théories ont été « réductionnistes » ou « unificatrices », c’est-à-dire qu’elles ont présupposé que tous les cas de racisme pouvaient être réduits ou unifiés par un seul type d’éléments de base. On pourrait opposer à ce réductionnisme une forme de « pluralisme » où chaque théorie rend compte d’un aspect ou d’une forme que peut prendre le racisme, sans épuiser complètement le phénomène. C’est à cette dernière forme de position que je souscris au sujet du racisme, mais également du spécisme. Il faudra donc entendre ma proposition concernant le « spécisme ordinaire » comme ne rendant compte que d’un aspect (sur lequel j’aimerais attirer l’attention) du phénomène qu’est le spécisme. Elle n’exclut donc pas d’autres types d’explications du phénomène.
Ensuite, plusieurs personnes engagées dans le débat sur le racisme tentent de produire une analyse du concept de « racisme » tel qu’il est compris et utilisé par les locuteurs compétents de notre communauté linguistique (ou de produire une révision mineure de cet usage qui permet d’en conserver le noyau central, c’est par exemple le but de Blum, 2002a). Leurs analyses peuvent donc être qualifiées de « conservatrices », non pas au sens politique du terme, mais au sens où elles ne visent qu’à comprendre le mieux possible le concept existant, sans le remettre en question. D’autres analyses sont plus « révisionnistes » ou « radicales », en ce qu’elles s’éloignent du sens commun, entre autres parce qu’elles visent à rendre compte le mieux possible du « phénomène » qu’est le racisme, même si cela les éloigne de ce que l’on pense communément de celui-ci. Dans une large mesure, les théories agentielles ont été conservatrices et les théories structurelles ou institutionnelles ont été révisionnistes (sur ces questions, voir Urquidez, 2020).
Dans la mesure où le concept de spécisme n’est pas un concept du sens commun, on pourrait penser que les considérations précédentes ne s’appliquent pas aux théories de ce domaine. Cependant, puisque ce concept est modelé (entre autres) sur celui de racisme, il n’est pas immunisé contre celles-ci. De fait, les propositions de Ryder et Singer, avec leur recours aux notions de « préjugés fondés sur l’apparence » et de « parti pris en faveur des membres de notre propre espèce », semblent parfois porter sur un modèle agentiel du spécisme qui correspond à ce que certains croient être le modèle sous-jacent à l’usage ordinaire du concept de racisme. C’est l’adoption exclusive de ce modèle que j’entends rejeter. Pour le dire autrement, la conception du racisme que je défendrai sera révisionniste et je veux soutenir qu’une conception semblable devrait être adoptée pour le spécisme. Je proposerai donc une reconstruction révisionniste du concept de spécisme.
Ces quelques précisions faites, nous pouvons revenir aux différents types de théories philosophiques sur le racisme. Le modèle agentiel du racisme se décline en plusieurs versions : parmi celles-ci, les théories doxastiques et les théories affectives ou volitionnelles. Je présenterai brièvement ces versions du modèle agentiel ainsi que les critiques qui leur ont été faites. Ces critiques convergent vers un modèle différent du phénomène sur lequel portera le reste de cette section. C’est ce modèle qui devrait, c’est du moins mon avis, inspirer une nouvelle approche du phénomène qu’est le spécisme.
Pour les tenants de l’approche doxastique, le racisme dépend essentiellement (ou d’abord et avant tout) d’un ensemble de croyances : généralement, les croyances que les races existent et qu’elles sont moralement significatives (c’est-à-dire qu’elles justifient un traitement différentiel des individus). Kwame Anthony Appiah semble adopter une telle théorie lorsqu’il écrit que le racisme implique le fait d’avoir des dispositions à « approuver certaines propositions fausses, à la fois morales et théoriques, à propos des races — des propositions qui soutiennent des politiques et des croyances qui désavantagent une race (ou des races) par rapport à d’autres […] et à le faire même face à des preuves et des arguments qui devraient conduire à abandonner ces propositions » (Appiah, 1990, p. 8). Pour Appiah, le racisme consiste donc dans le fait d’avoir certaines attitudes épistémiques à l’égard de croyances (fausses) sur les races : à la fois une tendance à accepter des propositions ou à former des croyances qui perpétuent les injustices et une tendance à les conserver en dépit de données qui les contredisent.
Un autre exemple de cette approche est la position de Naomi Zack (2002). Celle-ci défend une version doxastique un peu plus complexe que celle de Appiah, puisqu’elle conçoit le racisme comme dépendant de l’acceptation d’un « paradigme » racial (entendu au sens kuhnien du terme)[4]. Selon elle, un paradigme réfère à « un ensemble de domaines [ranges] de croyances à propos de certaines choses » (1999, p. 299)[5]. Plus précisément,
Les ingrédients d’un paradigme racial, de toute époque, incluraient une taxonomie de la race, des critères d’appartenance à différentes races et son application aux individus, des coutumes sociales et des lois relatives à la race, des croyances morales à propos de différentes relations raciales, des attentes liées au changement dans les domaines sociaux en ce qui concerne la race, des idéologies raciales, et des croyances à propos du lien entre la race physique et les caractéristiques psychiques des humains.
Zack, 2002, p. 110
Comme le révèle la citation, les paradigmes contiennent plusieurs types de croyances ainsi que des attentes et des normes concernant les membres de différentes races, mais également, et de façon centrale, des taxonomies et des règles particulières pour attribuer une race à des individus (on pourrait dire que les paradigmes découpent le monde d’une certaine façon et qu’ils stipulent des moyens d’identifier les entités qu’ils postulent)[6]. Ils contiennent également des pratiques et des structures sociales qui font en sorte que les paradigmes ne sont pas simplement des systèmes symboliques abstraits, mais également et peut-être surtout, des façons concrètes d’organiser la vie sociale. Finalement, comme dans le cas des paradigmes scientifiques décrits par Kuhn (et en accord avec ce que Appiah proposait concernant les croyances racistes), les paradigmes raciaux peuvent être maintenus face à des données qui les contredisent et ils finissent par disparaître (pour être remplacés par de nouveaux paradigmes) lorsque leurs derniers défenseurs s’éteignent.
Parmi les objections les plus fréquentes aux théories doxastiques, il y a celle selon laquelle il ne semble pas que le racisme se résume uniquement et principalement à l’adoption de fausses croyances concernant les races et à une attitude de résistance cognitive à la révision de celles-ci face à des données qui vont à leur encontre. En d’autres mots, le problème du racisme ne serait pas d’abord et avant tout un problème « épistémique ». C’est ce genre de diagnostic erroné que reproche Peter Singer à la version du racisme et du sexisme proposée par Kagan (2016). De l’avis de Singer, cette dernière soutiendrait
que le racisme et le sexisme sont des préjugés parce que les racistes et les sexistes ont des fausses croyances empiriques malgré le fait que leurs preuves ne répondent pas aux normes sur lesquelles ils insisteraient normalement pour évaluer de telles affirmations. Cela peut être vrai de certains racistes et sexistes », mais comme il le remarque, « […] il difficile de croire que ce à quoi nous devrions nous opposer dans la conduite de ceux qui ont pratiqué le commerce d’esclaves […] c’est qu’ils n’ont pas appliqué les normes de preuves appropriées pour évaluer leurs croyances sur les capacités des Africains. Il est beaucoup plus plausible de penser que ce qui est le plus répréhensible dans leur comportement, c’est qu’ils ne se souciaient tout simplement pas des intérêts des Africains ».
2016, p. 33; je souligne
La conception du racisme que défend Singer semble beaucoup plus près d’une autre forme de théorie agentielle, soit celle défendue par Jorge L. Garcia (1996/2003; 1999; 2001). Dans son article désormais classique intitulé « The Heart of Racism », ce dernier écrivait que le racisme
[…] dans sa forme centrale et la plus vicieuse, c’est la haine, la malveillance, dirigée contre une personne ou des personnes en raison de leur race assignée. Sous une forme dérivée, on est raciste quand soit on ne se soucie pas du tout, soit on ne se soucie pas assez (c’est-à-dire autant que la moralité l’exige) ou on ne se soucie pas de la bonne manière des personnes identifiées à un certain groupe racial, et où ce mépris est basé sur la classification raciale.
Garcia, 1996/2003, p. 259; je souligne
Au coeur du racisme se trouverait donc un ensemble d’émotions et d’attitudes affectives moralement problématiques : la haine, la malice, la malveillance, la dureté, la froideur, la cruauté, le mépris ou l’indifférence. Cette analyse répondrait ainsi à un des desiderata posés par Garcia lui-même pour une définition du terme: l’analyse doit rendre clair ce qui est moralement problématique avec le racisme[7]. Ce serait ainsi la connexion avec des sentiments humains moralement problématiques qui expliquent pourquoi le racisme est toujours mauvais.
Mais ce genre de théories[8], en voulant réduire le racisme à un seul type d’attitudes moralement vicieuses (une forme de malveillance), rencontre un problème noté par David Haekwon Kim et Ronald Sundstrum : celui d’une granularité insuffisamment fine pour rendre compte des diverses formes que prend le racisme [9]. En effet, notent-ils,
[L]es explications [du type de celle de Garcia] tendent à avoir une généralité qui obscurcit les particularités importantes des types de racisme spécifiques aux groupes : par exemple, le racisme génocidaire à l’égard des membres des Premières Nations diffère notablement du racisme esclavagiste envers les Afro-Américains et du racisme antisémite dirigée contre les juifs qui est distinct par son expression et ses effets historiques des autres.
Kim et Sundstrum, 2014, p. 21
En réponse à ce problème, mon collègue Edouard Machery et moi-même avons proposé une théorie « émotionnelle » du racisme qui distingue différentes formes de racisme à partir des émotions diverses (colère, peur, dégoût, haine, mépris, etc.) qui dominent l’attitude des individus à l’égard de groupes ou de membres de groupes qui ont été identifiés à certaines races (Faucher et Machery, 2009). Dans le cadre de la théorie émotionnelle, si le racisme pose un problème moral, celui-ci ne provient pas d’un type d’attitude unique (nécessairement vicieux), mais d’une diversité d’attitudes qui sont moralement problématiques pour des raisons différentes (par exemple, dans certains cas, à cause de leurs effets plutôt que leurs causes). Cette théorie, du moins dans ses dernières versions (Faucher, 2018), se démarque de celle de Garcia en ce qu’elle ne prétend pas rendre compte de l’ensemble des phénomènes que l’on voudrait désigner en utilisant le vocable « racisme ». Elle est donc ouvertement pluraliste (encore plus pluraliste que ce que nous suggérions dans notre article de 2009 où le pluralisme concernait la « composition » émotionnelle différente de formes particulières de racisme) : même si elle se concentre sur des facteurs individuels (des émotions et des croyances agissant de concert pour former une « attitude » affective générale vis-à-vis d’un groupe racisé) pour expliquer ce que nous considérons comme du racisme, elle ne prétend pas être exhaustive. En effet, elle admet qu’il existe d’autres facteurs (plus sociaux ou structuraux, par exemple la présence de croyances sociales concernant le fait qu’un groupe social soit la source d’une épidémie, ou une certain ensemble de stéréotypes véhiculés à propos d’un groupe, ou encore la difficulté d’un groupe à atteindre un certain statut social à cause d’un obstacle structurel) dont il faudra tenir compte pour expliquer le phénomène (par exemple, ceux-ci doivent être invoqués pour expliquer la provenance des attitudes affectives).
Est-ce que ce genre de théories, que ce soit celle de Garcia ou la nôtre (avec son insistance sur les facteurs individuels), réussit à jeter un quelconque éclairage sur le spécisme ? Le spécisme est-il d’abord et avant tout un phénomène agentiel ? Découle-t-il d’abord et avant tout d’attitudes affectives ou émotionnelles moralement problématiques ?
On peut penser que les théories agentielles expliquent de façon quasi exhaustive certaines formes de spécisme. Par exemple, quelqu’un dont le logis est infesté de rats ou de pigeons peut haïr ces animaux ou éprouver du dégoût à leur endroit et avoir envie de s’en débarrasser violemment sans autre forme de procès, ni remord. Dans ce cas, le spécisme est clairement agentiel : il réside dans quelque chose comme la haine, la peur ou le dégoût de l’animal (ou des conséquences de sa présence) et il motive manifestement des comportements violents et cruels. Mais ce genre d’attitudes particulières ne caractérise pas, c’est du moins ce que j’aimerais soutenir, ce que l’on pourrait nommer le « spécisme ordinaire », c’est-à-dire celui d’une grande partie de la population occidentale actuelle, dont le spécisme ne semble pas à première vue motivé par la malveillance ou une quelconque attitude affective moralement suspecte (comme le dégoût ou la haine). En effet, comme certains l’ont remarqué :
Les intérêts d’un individu non humain peuvent être négligés simplement parce qu’ils ne sont pas considérés comme suffisamment importants pour être pris en compte : une attitude hostile n’est pas vraiment nécessaire pour que cela se produise […] Les animaux non-humains sont régulièrement blessés par des humains non pas parce que ceux qui les paient [ces humains] veulent leur infliger [aux animaux non-humains] des dommages, mais parce que la production d’un certain nombre de biens ou de services dont de nombreux humains veulent profiter l’implique. La mort, la privation de liberté et la souffrance des animaux qui en découlent pourraient être définies, dans la plupart des cas, comme une sorte d’effet dérivé [by-product] de ce processus. Les consommateurs n’aiment [généralement] pas faire de mal aux animaux en tant que tels.
Horta, 2010, p. 216; je souligne
Charles Mills fait un constat similaire :
Certes, lorsque nous achetons un steak au supermarché, ou un manteau de cuir au magasin de vêtements, ce n’est pas avec des « sentiments particuliers » ou de la « malveillance » à l’égard de leur source […] [A]vant l’avènement de ce mouvement [le mouvement de libération animale de Singer], je suis sûr qu’il ne serait même pas venu à l’esprit de la plupart d’entre nous que ce fondement de la société humaine puisse être moralement caractérisé en termes d’actes répréhensibles et d’exploitation systémiques. Nous étions des spécistes « innocents », mais des spécistes quand même […] Ce n’est pas que, à cause de la méchanceté individuelle, nous choisissions d’ignorer le statut moral des animaux [...], les haïssant et étant déterminés à ignorer leurs droits; c’est plutôt que, en raison de la façon dont nous les catégorisons, nous ne les considérons pas comme ayant droit à un tel statut en premier lieu.
Mills, 2003, p. 60; je souligne
Ces citations mettent en évidence le fait que le spécisme ordinaire n’est probablement pas mû généralement par la haine ou la malveillance, mais qu’il est le fait de ce que Mills nommait des spécistes « innocents » (au sens où ils n’ont pas d’attitudes affectives « vicieuses », ou encore que leurs attitudes sont dominées par des attitudes affectives, comme la peur ou la colère). Elles situent également la source des comportements des spécistes dans la façon dont sont catégorisés certains animaux[10]. Cette conception pourrait être considérée comme une forme de théorie doxastique du spécisme. En effet, elle situe la source de cette attitude dans le fait que certains animaux sont considérés comme appartenant à une catégorie d’individus qui ne mérite pas les mêmes égards que d’autres, donc sur une croyance ou un ensemble de croyances concernant cette classe d’individus. J’aimerais cependant soutenir que ce genre d’approche ne réussit pas à rendre compte de la complexité des phénomènes en jeu dans cette forme de discrimination. Pour ce faire, il faut plutôt se tourner vers une explication différente, une approche similaire à celle proposée par Tommie Shelby et par Charles Mills dans leurs textes sur le racisme comme idéologie.
2. LES THÉORIES NON AGENTIELLES DU RACISME
Il existe de nombreuses théories non agentielles du racisme (Brown et al., 2003; Carmichael et Hamilton, 1967; Feagin, 2006; Headley, 2000; Loury, 2008; 2009). Celles-ci ont en commun de placer la source du racisme non pas d’abord dans les agents[11], mais plutôt dans des structures ou des systèmes supra-individuels. Comme je l’annonçais plus haut, la théorie non agentielle sur laquelle je vais m’attarder est celle de Tommie Shelby qu’il présente parfois (voir 2015) comme une version de la théorie doxastique (à mon avis de façon erronée, j’expliquerai pourquoi dans ce qui suit). Comme la position de Mills sur cette question est similaire, dans les grandes lignes, à celle de Shelby, j’y prendrai également appui.
Revenons d’abord sur la question du caractère normatif ou non du concept de racisme. On l’a vu, pour des philosophes comme Garcia, une définition du racisme doit inclure l’idée que ce dernier est fondamentalement mauvais ou immoral. Garcia soutient au surplus que l’immoralité du racisme découle du fait qu’il implique des dispositions affectives ou volitionnelles moralement vicieuses (la haine, le mépris, etc.). Dans un commentaire sur les positions de Garcia, Mills rejette l’idée que l’affirmation « le racisme est immoral » soit une vérité analytique. Selon lui, « l’immoralité nécessaire du racisme est quelque chose au sujet duquel il faut argumenter, pas quelque chose qui peut être stipulé par avance » (2003, p. 24; voir également Shelby, 2002, p. 412)[12]. Non seulement Garcia n’aurait pas fourni ce genre d’argument, mais il y a des raisons de penser qu’il a tort de soutenir cette position. C’est que la moralisation du racisme aurait selon Mills deux effets pervers : d’abord, elle limiterait par avance ce qui peut compter comme du racisme (par exemple, dans le cas de Garcia, quelque chose ne pourrait pas être du racisme si ce n’est pas le résultat ou l’expression d’une quelconque mauvaise volonté); elle aurait aussi pour effet de conduire à formuler des explications douteuses au sujet des mécanismes qui (re)produisent le racisme (par exemple, toujours dans le cas de Garcia, à poser que le racisme des structures et institutions découle d’individus vicieux au « coeur impur », alors que ce n’est pas nécessairement le cas).
On peut comprendre ce que dit Mills en distinguant, comme le fait Shelby (2014), le point de vue du sens commun sur le racisme de celui des chercheurs et chercheuses en sciences sociales (les sociologues, historiens et historiennes, et psychologues) ainsi que de celui du « critique social ». Selon Shelby, tenter de saisir le concept de racisme du sens commun (comme souhaite le faire Garcia et dans une certaine mesure Blum, 2002a) constitue une erreur, ne serait-ce que parce qu’« il y a tout lieu de croire que des conflits d’intérêt substantiels se reflèteront dans ce que les membres de chaque groupe racial respectif considèrent comme constituant du racisme […] » (2014, p. 62). En effet, certains groupes dominants pourraient privilégier une définition très étroite du racisme (par exemple une conception qui place les intentions malveillantes au coeur du phénomène) telle que presque personne (ou du moins, pas eux) ne pourrait être accusé de racisme; alors que des membres de groupes stigmatisés pourraient plutôt favoriser des conceptions plus expansives (au risque parfois de causer une inflation conceptuelle, comme le pense Blum, 2002a; 2002b). Ne serait-ce que pour cette raison (c’est-à-dire le fait qu’il n’existe pas une conception du racisme unique que l’on pourrait identifier comme celle du sens commun et que celles qui existent peuvent être motivées par des raisons prudentielles et stratégiques), il y a lieu d’éviter de prendre le sens commun comme point de départ pour la théorisation du racisme.
Une autre façon de concevoir le racisme est offerte par des chercheurs et chercheuses en sciences sociales qui utilisent le terme de façon moralement neutre pour « désigner un phénomène particulier à être compris et expliqué empiriquement » (Shelby, 2014, p. 63)[13]. Par exemple, imaginons que l’on veuille expliquer des disparités entre groupes racisés concernant l’atteinte de certains niveaux de scolarité. On pourrait postuler l’existence de plusieurs facteurs potentiellement à l’oeuvre, dont l’attitude (pas nécessairement pleinement consciente) du personnel enseignant vis-à-vis des enfants provenant de différents groupes racisés ou l’investissement différentiel des gouvernements dans les infrastructures éducatives, etc. Ces recherches pourraient considérer ces facteurs comme étant une forme de racisme parce qu’ils dépendent de stéréotypes historiquement ou traditionnellement associés aux membres de différents groupes racisés qui sont véhiculés dans la société ou bien parce qu’ils ont une incidence négative importante spécifiquement sur les membres de groupes racisés historiquement dominés (et ce, sans que ne soient nécessairement impliquées de quelconques attitudes malveillantes).
Le rôle des chercheurs et chercheuses en sciences sociales consisterait donc à découvrir et cerner les différents mécanismes par lesquels les inégalités raciales se perpétuent ou les différentes formes que peut prendre l’oppression raciale (par exemple, les psychologues parleront d’attitudes comme le « racisme implicite ou aversif » et les sociologues des configurations idéologiques comme le « racisme du laissez-faire » ou le « racisme indifférent à la couleur [colorblind racism][14] »). Dans ces cas, et contrairement aux chercheurs des années 1950 qui voyaient le racisme d’abord comme le fait d’individus haineux et/ou remplis de préjugés (Allport, 1954), ils feront du racisme le produit de ce qu’il convient de nommer des idéologies raciales. Bonilla-Silva et ses collègues illustrent ce genre de position lorsqu’ils écrivent : « Les conséquences raciales […] ne sont pas le produit d’individus “racistes”, mais de la cristallisation de la domination raciale en structure raciale » (2004, 558) qui est accompagnée par une idéologie dominante dont la logique centrale est perçue comme le sens commun (Bonilla-Silva, 1997, p. 474).
Quant au rôle du critique social, il est d’informer le public sur les nouvelles formes que peut prendre le racisme (par exemple, le « racisme culturel », le « racisme indifférent à la couleur », le « racisme environnemental », ou encore le « racisme implicite ou aversif ») et de modifier dans une certaine mesure son appréciation du phénomène sur la base de données factuelles (par exemple, en montrant que les obstacles rencontrés par les gens appartenant à des groupes raciaux minorisés tiennent parfois à des pratiques qui n’impliquent pas nécessairement de malveillance, comme l’embauche sur la base du bouche-à-oreille; voir Cabezas, 2022). Son rôle consiste également à fournir une évaluation « morale » de celui-ci (au sens où il doit expliquer pourquoi le phénomène est moralement préoccupant, plutôt que de présupposer que tous les phénomènes racistes sont préoccupants pour la même raison)[15]. C’est pour cette raison que Shelby écrit que « la recherche en sciences sociales sera donc essentielle pour garantir que nos évaluations morales sont convenablement informées par les faits pertinents » (2014, p. 63) et qu’il pense qu’il vaut mieux rejeter la position normativiste concernant le concept de racisme au profit d’une position descriptiviste.
Ces remarques métaphilosophiques étant faites, j’aimerais maintenant discuter de la théorie de Shelby (2002; 2003; 2014) qui, comme on le verra, s’inspire de celle de sociologues comme Bonilla-Silva (2001) ou Bobo (Bobo et Fox, 2003). Cette discussion me permettra de mettre en relief un élément important du spécisme ordinaire. Selon Shelby,
Dans sa forme la plus élémentaire, le racisme est une idéologie : un ensemble largement répandu de croyances associées et de jugements implicites qui déforment des réalités sociales importantes et qui fonctionnent, à travers cette distorsion, pour provoquer des relations sociales injustes […] Ils ne contiennent pas seulement des fausses croyances; le plus souvent, ils masquent également des informations pertinentes, organisent les faits de manière trompeuse ou reposent sur des arguments fallacieux. En raison de ces défauts épistémiques, les idéologies constituent une vision déformée ou biaisée qui occulte les injustices sociales.
2016, p. 22-23; voir également 2014, p. 66
Dans le contexte de la discussion sur le racisme et de la posture du critique social que prend Shelby, il faut comprendre l’usage du terme « idéologie » comme étant évaluatif, c’est-à-dire que, contrairement à certains usages moralement neutres du terme où l’idéologie est définie par exemple simplement comme un ensemble d’idées définissant une forme particulière de gouvernement (le communisme, par exemple) ou de configuration économique (l’économie de marché), parler d’idéologie raciste du point de vue du critique social, c’est imputer des caractéristiques négatives à un système de croyances qui, à elles seules, sont suffisantes pour vouloir le rejeter (Shelby, 2003, p. 157).
Pour Shelby, le racisme est constitué d’abord et avant tout par un ensemble cohérent de croyances largement partagées par les membres d’un groupe particulier (par exemple un groupe dominant), ensemble qui influence la façon dont ce groupe voit et conçoit les choses et qui a une incidence significative sur les institutions (lois, éducation, justice), mais aussi sur certaines pratiques. Cet ensemble est formé de croyances explicites, mais également de croyances implicites (d’attentes, de stéréotypes, d’associations) qui ne sont parfois pas identifiées comme telles par ceux et celles qui les ont (même si elles donnent néanmoins lieu à une forme de conscience sociale)[16].
Dans « Racism, Ideology, and Social Movements » (2017), Sally Haslanger note que si l’on veut expliquer l’existence et la persistance des inégalités raciales, des injustices raciales et des maux raciaux, il faut faire référence à autre chose qu’à un ensemble de croyances fausses largement partagées. Elle juge en effet cette conception de l’idéologie comme étant trop « cognitiviste ». Selon elle, l’idéologie agirait également sur notre attention, notre perception, notre mémoire, nos façons de sentir, etc. Elle influencerait non seulement nos croyances, mais également un ensemble de mécanismes non cognitifs (par exemple, les mécanismes affectifs) et parfois subdoxastiques (sous le niveau de la conscience et non propositionnels). Discutant du fait que nos esprits sont façonnés par l’idéologie à travers un processus de socialisation, elle écrit : « [c]e que nous absorbons par la socialisation n’est pas seulement un ensemble de croyances, mais un langage, un ensemble de concepts, une réactivité à des caractéristiques particulières des choses (et pas d’autres), un ensemble de significations sociales[17] » (2017, p. 9).
Cette position rappelle celle de Zack dont nous avons parlé à la section précédente et semble beaucoup plus proche de celle de Kuhn que ce que cette dernière en dit. Rappelons-nous que dans sa Structure des révolutions scientifiques (1983), Kuhn soutient que les scientifiques qui appartiennent à des paradigmes différents vivent dans des mondes différents en ce qu’ils voient et interprètent les phénomènes de façons radicalement différentes. On peut penser que dans le cas des paradigmes raciaux (ou, dans le cas qui nous intéresse, dans celui des idéologies raciales), en plus des croyances, il y a les différentes catégories, les normes, les attentes, etc., qui influencent ce qui est perçu et ce qui ne l’est pas, ce qui est considéré comme naturel et ce qui ne l’est pas, ce qu’il est rationnel de faire et ce qui ne l’est pas, mais aussi les différentes attitudes à l’égard des membres de certains groupes, les rôles que ces individus peuvent ou ne peuvent pas prendre, etc. Pour cette raison, Haslanger préfère parler des idéologies comme étant constituées de « technés » culturelles : soit un ensemble d’outils culturels — comprenant certes des croyances, mais également des schémas, des scripts, des patrons de raisonnement, des associations, des stéréotypes, des attentes, des normes, etc. — qui guide ce qu’elle nomme « l’orientation pratique » d’un groupe à l’égard d’un autre[18].
Dans ce qui suit, j’aimerais proposer une façon un peu différente de comprendre ce que dit Haslanger[19]. On pourrait penser au processus de socialisation qui prend place dans une idéologie comme à une forme de « façonnage culturel » des affordances sociales et des habitudes affectives, tel que le propose Michelle Maiese dans une série d’articles récents (2022a; 2022b).
Pour bien comprendre cette proposition, il faut d’abord expliquer ce que sont les affordances. Le terme provient de la psychologie écologique de Gibson (1979) qui distingue les propriétés physiques « objectives » ou « neutres » des objets des propriétés qu’elles « offrent » aux organismes comme possibilités d’action et comme valeurs (positives ou négatives pour l’organisme). Ce sont ces dernières qu’il nomme « affordances ». Par exemple, selon les capacités et les besoins de différents organismes, un même objet (par exemple, une roche) peut être perçu comme une cachette par une petite souris qui cherche à éviter un prédateur, comme une arme par quelqu’un qui veut se défendre ou comme un joli souvenir par un vacancier. Ainsi, les organismes n’évoluent pas dans un monde préordonné ou déjà découpé; ils construisent ce monde par leurs interactions avec celui-ci.
Selon la théorie de Gibson, les affordances sont apprises (parfois découvertes par l’organisme lui-même, parfois elles lui sont enseignées) et sont ensuite perçues directement par les organismes, qui n’ont pas généralement à réfléchir au sujet de ce qu’il convient de faire avec l’objet (la perception de l’objet comme permettant un certain type d’action devient « habituelle »). L’ensemble des affordances d’un groupe d’organismes constitue ce que l’on nomme un paysage d’affordances, et c’est à travers lui que les organismes particuliers découpent un espace d’affordances, selon leurs capacités et besoins généraux respectifs[20].
Le paysage d’affordances comprend des objets qui sont naturellement dans l’environnement (des pierres, des arbres, des rivières, etc.) ou ce que l’on nomme des « affordances naturelles » (Ramstead et al., 2016). Mais parce que les êtres humains sont des constructeurs de niches, une partie de ce paysage comprend des artéfacts spécialement conçus pour certains usages (des chaises, des escaliers, des pelles, etc. que ce l’on nomme des « affordances conventionnelles »). Comme les humains sont des êtres éminemment sociaux, leur paysage d’affordances ne contient pas uniquement des affordances physiques, mais aussi des « affordances sociales ». Par exemple, le visage d’un congénère orienté dans ma direction peut m’offrir la possibilité d’établir un contact visuel et de diriger l’attention de celui-ci vers un objet. Parce qu’ils sont de surcroît des créatures culturelles, les humains se bâtissent également une « niche culturelle », composée de concepts, de scripts, de pratiques, de normes, de règles, de rôles, d’institutions, mais aussi d’habitudes corporelles de plus bas-niveau (des façons de tendre la main pour saluer, de s’assoir dans un restaurant distingué, de diriger ses saccades visuelles pour lire, etc.), de routines, de savoir-faire. Par exemple, les contrats peuvent être conçus comme des « institutions mentales ou cognitives[21] » qui comprennent des schémas conceptuels, des scripts, des rôles qui étendent et informent nos processus cognitifs (nous permettant de percevoir ou de penser des choses que nous ne pourrions pas sans eux), mais également nos actions. En effet, les contrats sont des outils que nous pouvons utiliser pour résoudre certains problèmes que nous ne pourrions pas résoudre autrement (assurer une stabilité dans les échanges économiques entre deux partenaires, par exemple), qui permettent certains types d’interactions entre les agents ou qui nous indiquent ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire, ou ce que nous devons ou ne devons pas faire, dans certaines circonstances.
La culture nous fournit donc des outils nous permettant de nous coordonner et d’exécuter certaines tâches qu’il nous serait impossible de faire autrement et individuellement (par exemple faire respecter une entente avec un partenaire plus important ou puissant). Tout comme l’utilisation d’outils matériels (comme le marteau) demande le développement d’habitudes corporelles (comment tenir celui-ci), mais également d’habitudes mentales (déterminer le meilleur endroit où planter un clou), l’utilisation d’outils culturels demande le développement d’habitudes variées.
Prenons l’exemple d’un musée d’art (que Gallagher et ses collègues considèrent comme un exemple d’institution cognitive). Une des fonctions principales des musées d’art est la conservation et la présentation des oeuvres d’art sélectionnées (en fonction de leur valeur présumée) à des fins d’appréciation et d’éducation. Pour tirer profit de cet outil, il faut apprendre à y naviguer non seulement physiquement (par exemple, apprendre où se placer par rapport aux toiles, dans quel sens visiter les salles, comment y circuler, etc.), mais également cognitivement (posséder un certain nombre de connaissances, par exemple sur les grands courants, les styles ou des artistes en particulier, mais aussi savoir utiliser les vignettes ou savoir sur quel aspect d’une toile faire porter son attention) et affectivement (être calme, être disposé à vivre une expérience esthétique, etc.)[22]. La fréquentation répétée des musées permet le développement des habitudes corporelles, cognitives et affectives, qui font en sorte qu’il devient possible de tirer progressivement un meilleur profit des affordances culturelles qui s’y trouvent.
Les outils culturels, comme les musées, les contrats, mais également la science et la justice, ont donc une fonction régulatrice: ils règlent nos comportements, pensées et affects de façon à permettre l’accès à certaines affordances autrement inaccessibles. Mais cette fonction régulative s’accompagne d’une certaine normativité que l’on pourrait qualifier de « située ». Les comportements qui s’éloignent de ceux prescrits dans les contextes particuliers (par exemple, pensez aux comportements qu’il est jugé normal d’avoir dans un service funéraire ou dans un musée et ceux qui le sont dans une fête amicale), les attitudes cognitives ou affectives qui ne correspondent pas à celles exigées et attendues, sont considérés comme déviants, anormaux ou irrationnels[23].
Comment ce qui précède nous aide-t-il à comprendre le racisme ? En utilisant le concept développé par Gallagher et ses collègues[24], on pourrait dire qu’il a existé et qu’il existe encore à certains endroits et à certains moments de l’histoire quelque chose comme une « institution cognitive de la suprématie blanche ». Cette institution comprend une face « matérielle » et une face mentale ou cognitive. La face « matérielle » inclut des choses comme un ensemble de lois et de politiques, un système pénitentiaire, une structuration particulière du territoire (qui fait en sorte que les membres d’un groupe stigmatisé tendent à vivre dans certains quartiers, qu’ils ont un accès différent à certaines ressources, qu’ils sont exposés de façon différente à certains produits toxiques, etc.), des pratiques de travail ou de recrutement, etc. La face mentale ou cognitive (ce que l’on appelle classiquement l’idéologie) comprend pour sa part des façons de conceptualiser les individus (de les catégoriser comme appartenant à telle ou telle race), des règles pour les identifier à tel ou tel groupe racial, des scripts raciaux, des normes concernant les différents comportements qu’il est possible/attendu/convenable/rationnel d’adopter dans différents lieux par différents types d’agents, les façons d’utiliser certains artéfacts ou certains espaces. Ces différents éléments prennent parfois une forme propositionnelle, mais ils regroupent aussi des savoir-faire, des patrons d’attention, des associations, des routines, des façons stéréotypées de s’engager avec le monde, des façons de ressentir, etc.
Apprendre à naviguer dans l’institution cognitive de la suprématie blanche, c’est apprendre à percevoir un paysage d’affordances dans lequel certaines personnes et certains lieux offrent certaines possibilités d’action et d’interaction dans certains contextes. C’est aussi apprendre quelle portion de ce paysage est mon « espace d’affordances », quelles sont les personnes avec qui je peux (ou ne peux pas) ou devrais (ou ne devrais pas) interagir et de quelle manière, etc. Et de la même façon que Gibson disait que la perception des affordances naturelle est directe, qu’elle se fait sans inférences conscientes, le paysage d’affordances produit par l’institution cognitive du suprématisme blanc finit par être considéré comme allant de soi, comme définissant ce qui est « normal » ou « rationnel » (ou « déviant » et « pathologique »), sans que les participants ne perçoivent son caractère conventionnel. Ce paysage devient alors « naturel » pour ceux et celles (ou à une grande partie de ceux et celles qui n’en subissent pas les effets négatifs) qui l’habitent.
Cette description des idéologies comme de vastes systèmes de croyances, de concepts, et d’attitudes de toutes sortes qui composent (en partie) les « institutions cognitives » rend compte du sens « moralement neutre » dont parlait Shelby. Il faut lui ajouter un élément supplémentaire pour rendre compte des idéologies telles qu’il les conçoit, c’est-à-dire de façon évaluative. Ainsi, les idéologies racistes ou plus généralement ce que nous nommons l’institution cognitive de la suprématie blanche sont des systèmes qui « déforment », « obscurcissent », « masquent » ou « produisent une distorsion de » la réalité. Elles causent, par exemple, ce que Mills nomme « l’ignorance blanche », que ce dernier conçoit comme « une ignorance chez les Blancs — une absence de croyance, une fausse croyance, un ensemble de fausses croyances, une vision systématique et déformante — qui n’est pas contingente, mais causalement liée à leur blancheur » (2015, p. 217).
Dans le cas de l’institution de la suprématie blanche, cette ignorance n’est pas simplement une ignorance des faits (par exemple, sur les différences dans l’accès à certaines ressources), mais une ignorance morale : elle est constituée de « non-savoirs moraux », des façons de se représenter les situations en occultant le caractère moralement problématique de celles-ci. Selon Mills, l’ignorance est causée de façon prépondérante dans le monde actuel par la « suppression sociale de la connaissance pertinente » (Mills, 2015, p. 21). Medina (2017, p. 250) parle pour sa part d’une « invisibilisation sociale des expériences et des perspectives des groupes opprimés », d’un genre « d’insensibilité ou d’engourdissement », d’une ignorance active où « l’on résiste ou bloque l’apprentissage, […] à cause d’un manque d’intérêt dans le fait de mieux connaître ou comprendre, à cause d’intérêts directs à ne pas savoir ». On pourrait dire que l’idéologie ou, dans notre cas, l’institution cognitive de la suprématie blanche brouille le paysage d’affordances morales, qu’elle fait en sorte que certains états du monde qui devraient commander une réaction morale particulière ne sont pas perçus comme tels[25]. Je reviendrai à la prochaine section sur cette idée qui me semble importante pour comprendre le spécisme ordinaire.
Pour revenir à la question du statut moral du racisme, Shelby prétend que toutes les formes ou expressions de racisme méritent notre attention, mais que le statut normatif de chacune peut varier. Pour cette raison, il pense qu’il est préférable de rester agnostique concernant le fait que toutes les manifestations de racisme sont « immorales » (entendu dans le sens où elles découleraient d’une attitude vicieuse ou d’une personne moralement mauvaise, malveillante ou malhonnête). Il oppose donc aux conceptions à « visée étroite [narrow scope] » de Blum et Garcia, qui limitent le racisme à un ensemble circonscrit de cas qui partagent une source « morale » commune (située à l’intérieur de l’agent), une conception à « visée large » (wide scope). Dans le cadre de cette dernière, « ce ne sont pas toutes les formes ou expressions du racisme qui résultent d’une défaillance morale [a moral failing] » (2014, p. 61) de la part des agents. Ainsi, on peut imaginer que, dans le système actuel, certaines personnes avec les meilleures intentions du monde contribuent au maintien d’un système d’oppression[26]. Ces pratiques sont moralement préoccupantes parce qu’elles créent ou perpétuent des hiérarchies sociales injustes et qu’elles peuvent se produire même si les agents n’abritent pas d’états mentaux intrinsèquement mauvais.
C’est pour cette raison que le critique social, dont parle Shelby, qui est intéressé par la caractérisation morale du racisme ne devrait pas seulement (et peut-être pas d’abord) mettre l’accent sur ce qu’il nomme la « moralité personnelle » (2014, p. 58), mais aussi (et peut-être surtout) sur la « moralité politique » (qui est concernée par le rôle de certains arrangements sociaux dans la création et la perpétuation d’injustices touchant certains groupes raciaux). C’est que, malgré la variété des formes que peut prendre le racisme, d’un point de vue pratique (qui est celui du critique social) il est peut-être plus urgent de comprendre le racisme comme un « système d’oppression » qu’en termes strictement de préjugés ou d’attitudes individuels. C’est par exemple l’avis de Mills, qui écrit:
[…] le type de racisme le plus important, en termes de nombre de personnes touchées et du niveau d’oppression impliqué, est […] la forme systémique sociale, et que de nombreux Blancs ont historiquement été des « racistes innocents », dans le sens où ils ont tenu pour acquis l’infériorité des personnes de couleur […] Mais néanmoins, leur racisme a contribué à reproduire une oppression systématique, de sorte que leurs croyances ont été loin d’être innocentes dans leurs conséquences.
2003, p. 61
En dépit de sa conception à visée large, plus inclusive des différentes formes de racisme, Shelby (comme Mills) en vient donc à adopter lui aussi une position unificatrice ou réductrice du racisme. En effet, tout comme Garcia pour qui il existe une forme centrale de racisme (qui est liée selon lui à un caractère vicieux ou à certaines dispositions volitionnelles comme la malveillance ou le mépris) dont les autres dérivent par un genre de contamination, Shelby (comme Mills) soutient que le caractère raciste de certaines choses découle du fait qu’elles sont « infectées » par une idéologie raciste qui sert à générer ou perpétuer des arrangements sociaux injustes en légitimant ou en masquant leur rôle[27]. Le problème des croyances et attitudes, mais aussi des autres choses que l’on peut qualifier comme racistes, se situerait ainsi sur un plan fonctionnel :
Le caractère moralement troublant de ces croyances et présupposés, source de préoccupation morale, ne réside pas dans leur contenu spécifique, mais dans leur fonction sociale : ils contribuent à la production et à la reproduction d’arrangements sociaux injustes en masquant le fait que ces arrangements sont injustes.
2014, p. 70
Ainsi, une action (un vote, par exemple), une croyance (concernant la source de certaines inégalités), une blague (au sujet d’un groupe racisé), un drapeau (qui célèbre le passé esclavagiste) ou une institution (comme les banques qui évaluent les propriétés résidentielles), sont racistes si elles contribuent au maintien et à la reproduction d’un système social oppressif à l’avantage des Blancs en les masquant, en les transformant en quelque chose qui a l’air de l’ordre des choses (ou qui est inoffensif), d’une réalité naturelle et évidente. Par exemple, l’idéologie « insensible à la couleur » (colorblindness) peut être considérée comme raciste parce qu’en affirmant que l’ensemble des groupes d’individus d’une société sont désormais égaux, qu’ils vivent dans une ère postraciale où les différences de races ne sont plus importantes, elle conduit à attribuer la cause des problèmes des groupes racisés qui ont été historiquement dominés aux membres de ces mêmes groupes et elle dédouane ainsi les membres des groupes dominants de se pencher sur les conditions historiques qui ont conduit aux problèmes ou injustices qui affectent les groupes dominés et à fournir une réparation pour les torts subis par ces derniers.
Selon cette conception, l’idéologie (ou l’institution cognitive de la suprématie blanche dont elle fait partie) peut donc être condamnée pour deux raisons : une raison morale (et ici, encore une fois, on parle d’une moralité « politique » plutôt qu’individuelle) et une raison épistémique. Selon Shelby :
Le racisme devrait […] être compris comme un problème de justice sociale, où ce qui importe est la liberté de base, l’allocation des ressources vitales, l’accès à l’éducation et aux perspectives offertes par le marché du travail, et à l’État de droit qui sont en jeu. [… Mais] en plus de leurs conséquences sociales oppressives, les idéologies souffrent de déficiences épistémiques. Elles expriment des prétentions erronées à la connaissance; elles trompent et déforment, elles créent et propagent des mythes; elles désinforment et dissimulent. Et, ce qui est plus important encore, elles légitiment la domination du groupe par leurs fausses représentations.
2014, p. 68
Si on s’entend généralement sur le fait que les idéologies produisent et maintiennent des relations sociales injustes (par le biais de ces outils culturels, dont parle Haslanger), on s’entend peut-être un peu moins sur le problème épistémique. Certes, les idéologies déforment et, parfois, rationalisent la domination. Mais la rationalisation est plutôt le fait des idéologies explicites. Et il semble que si on adopte une conception plus large des idéologies, si l’on n’en fait plus uniquement une affaire de croyances, leur problème n’est peut-être plus qu’épistémique. En effet, le problème n’est pas uniquement que les croyances de ceux et celles qui adhèrent à une idéologie sont fausses. Le problème est plutôt dans la façon dont le monde est perçu, compris, expérimenté, comment les agents se guident et agissent dans celui-ci, comment ils s’y sentent et ce qu’ils ressentent à l’égard de ceux qui s’y trouvent, et dans les pratiques auxquelles l’idéologie donne lieu (ou qu’elle masque). En gros, le problème de l’idéologie réside plus dans sa façon de « faire des mondes » (en structurant les affordances de façon systématique et biaisée en faveur d’un groupe) et dans des « façons de voir ces mondes » (de percevoir ces mêmes affordances). Le problème serait donc en quelque sorte à la fois ontologique (la création d’une certaine réalité sociale, d’un certain paysage d’affordances culturelles et morales) et imaginatif (« imaginatif » au sens où le monde créé est vu comme naturel, allant de soi, comme justifié par les faits, comme ne devant pas être remis en question, etc., à tel point que ceux qui sont sous le coup de l’idéologie ne peuvent plus imaginer les choses autrement[28]).
3. RETOUR SUR LE SPÉCISME
Comment les remarques précédentes sur le racisme pourraient-elles nous éclairer sur la nature du spécisme ordinaire ? Wyckoff, dans « Analysing Animality : A Critical Approach », soutient que la discussion récente au sujet du spécisme s’est peut-être un peu trop concentrée sur les agents — les spécistes — et leurs états mentaux, et pas assez sur le fait que le contenu de l’esprit de ceux-ci dérive d’institutions ou d’idéologies qui ne peuvent être réduites aux états psychologiques d’acteurs humains individuels (Wyckoff, 2015, p. 529). Pour cette raison, il propose de parler de « spécisme structurel » par opposition au « spécisme psychologique », ce dernier étant considéré comme un produit dérivatif du premier (Wyckoff, 2015, p. 531). Comme dans le cas de Shelby et Mills pour le racisme, il voit le spécisme essentiellement comme produisant ou reproduisant, comme justifiant ou masquant, une forme d’injustice, une oppression systématique des animaux non humains par certaines institutions sociales humaines (comme l’élevage industriel ou intensif ou encore la recherche biomédicale) plutôt que, d’abord, comme le résultat des préjugés ou des attitudes affectives des individus (ceci ne revient pas à nier que ces préjugés ou attitudes ont peut-être eu un rôle crucial à un moment dans la construction ou le maintien du système de domination, mais plutôt à affirmer qu’à l’heure actuelle ceux-ci sont informés en très grande partie par l’idéologie). Dans ce système oppressif, le rôle de l’idéologie spéciste est entre autres de naturaliser la subordination (au sens où elle la rend naturelle, comme allant de soi), de limiter les possibilités imaginatives (ce qui fait en sorte que, pour les agents, les choses ne pourraient pas être autrement)[29].
On l’a vu à la section précédente, une partie du travail de l’idéologie se fait à travers les catégories utilisées pour penser les animaux ou parler d’eux. Ces catégories se retrouvent dans de nombreuses institutions cognitives (le droit, la science), dont dans « l’institution cognitive de la cuisine ». Doit-on le rappeler, ce que nous considérons comme de la nourriture est quelque chose qui est déterminé en grande partie (mais pas complètement) par notre culture. En effet, parmi toutes les choses qui pourraient être comestibles pour les créatures humaines, seule une partie est considérée comme de la nourriture (par exemple, les Occidentaux ne considèrent généralement pas les insectes comme de la nourriture, même si ces derniers sont comestibles, nutritifs et plus économiques que la viande). On pourrait dire que cette institution vient régler pour nous ce que l’on nomme dans la littérature le « dilemme du généraliste » (Rozin, 2015). En effet, certains animaux ne se nourrissent que d’un type d’aliment (les insectivores, par exemple, ne mangent que des insectes) et ils sont équipés de mécanismes innés qui les guident dans leurs choix alimentaires. Le coût (évolutionniste) de ce genre de stratégie est le manque de plasticité : si la source de nourriture vient à manquer, il n’y a pas de solution de repli. Par exemple, si les eucalyptus venaient à disparaître de son environnement, le koala ne pourrait pas se mettre à manger autre chose, et il disparaîtrait lui aussi. Les omnivores comme nous peuvent combler leurs besoins nutritifs en utilisant une vaste gamme de nutriments provenant de différentes sources, ce qui nous a permis de nous adapter à différents environnements. Cependant, cet avantage adaptatif vient également avec un coût : puisqu’il y a peu de facteurs innés qui déterminent nos préférences alimentaires, nous devons apprendre ce qui est comestible et ce qui ne l’est pas. Et comme il n’y a pas de façon simple de détecter et de prédire les propriétés nutritives ou toxiques à partir d’une base sensorielle (pensez aux différences visuelles entre l’amanite des Césars qui est comestible et l’amanite tue-mouche qui est toxique ou aux effets d’une diète constituée uniquement de « succulents » burgers des chaînes de restauration rapide), les omnivores courent le risque de s’égarer dans le domaine de ce qui pourrait potentiellement être de la nourriture et d’en payer chèrement le prix. La culture vient en aide aux humains par le biais de l’institution de la cuisine, c’est-à-dire par le biais d’un outil culturel qui permet entre autres aux membres de cette culture de déterminer quelle nourriture est comestible et laquelle ne l’est pas, comment l’apprêter, avec quoi la combiner, comment la manger, etc.[30]
La cuisine peut donc être considérée comme institution cognitive puisqu’elle permet d’augmenter les capacités cognitives des individus (mais aussi d’économiser leurs ressources cognitives) qui n’ont plus à tout goûter pour décider ce qu’il convient de manger, et qui peuvent ainsi profiter de « toute la sagesse et [d]es traditions accumulées sur ce qui est comestible et sur ce qu’il convient de manger [qui] sont transmises […] d’une génération à l’autre » (Rozin, 2007, p. 12). Cette institution, comme les autres institutions dont nous avons parlé plus haut, vient entre autres avec un ensemble de catégories qui produisent une découpe préalable du monde pour ceux et celles qui en font partie ou qui l’utilisent et qui limitent leur imagination (il est difficile pour un Occidental de s’imaginer manger un chien ou une coquerelle, et cela peut même en révulser plus d’un).
Comme nous l’avons vu avec Shelby, certaines des formes que prend une institution cognitive ne sont pas moralement neutres (on pourrait dire que les outils culturels qu’elle offre permettent le maintien d’un système oppressif). C’est le cas des cuisines basées sur un régime carné, comme le sont en grande partie les cuisines occidentales. Par exemple, le fait de classer certains animaux dans la catégorie « alimentaire », parler de leurs muscles et viscères en termes de « viande » ou « d’abats », est une façon de les situer dans un système de production ou de consommation d’aliments, permettant de ce fait de les voir comme servant les intérêts humains et justifiant un certain type de traitement (qui n’est pas le même que celui des animaux de compagnie). Comme l’écrit justement Florence Burgat :
La viande partage les animaux, ou plus exactement parvient à extraire du monde animal ceux qui, avant même d’être nés, sont destinés à être cuisinés. Ceux-là tombent dans la catégorie alimentaire; ils ne sont pas vraiment des animaux […] Par le truchement de ce partage, il devient […] possible d’« aimer les animaux » et de le clamer haut et fort, […] voire d’être un « protecteur des animaux » et, dans le même temps, de participer à l’exploitation animale industrielle […] de la plus grande envergure. Cette viande est donnée, pensée et mangée comme n’ayant rien à voir avec les animaux […][31].
2014, p. 488-489
La viande devient, pour reprendre l’expression de Burgat (2014, p. 492), une « matière comestible sans généalogie[32] ». Le consommateur la retrouve au supermarché dans ces immenses réfrigérateurs, déjà découpée, souvent désossée, transformée, méconnaissable, une marchandise parmi d’autres à mettre dans son panier au gré de ses désirs. Pour utiliser les termes que nous avons introduits à la section précédente, ce paquet de viande emballée devient une simple affordance alimentaire pour le consommateur qui n’y voit plus qu’une source non problématique de protéines (on pourrait même dire que le caractère conventionnel de l’affordance disparaît et laisse place à l’impression d’une affordance naturelle). Ce même consommateur, comme le mentionnait Burgat, peut se soucier du bien-être des animaux, préférer les viandes d’élevage en liberté aux viandes produites de façon industrielle, par exemple, sans être troublé par le fait que le destin de ces animaux est de finir dans son assiette. C’est ce paradoxe que l’on retrouve dans ce que l’on nomme en anglais le « happy meat[33] » :
En produisant et en consommant de la « viande heureuse », le consommateur et le producteur expriment un sentiment de responsabilité pour le bien-être des animaux d’élevage, même si […], il existe simultanément « un puissant intérêt direct à rester insensible à certains types de vérité, par exemple l’expression du simple désir de continuer à vivre et d’échapper à la mort de la part d’animaux agricoles ».
Taylor, 2013, p. 546
Selon Wyckoff, tout comme dans le cas des catégories de sexe ou de race, les catégories que nous employons pour référer aux animaux (« viande », « animal de compagnie », « modèle animal », « animal nuisible », « animal sauvage », etc.) ne sont pas complètement transparentes pour nous et sont informées par une certaine idéologie dont le but est de masquer et légitimer ce qui serait autrement une injustice visible. Comme le rappelle Haslanger, « [n]ous devons être attentifs à la possibilité que ce qui se passe dans nos têtes soit non seulement incomplet, mais masque activement ce qui se passe sémantiquement. Une partie du travail de l’idéologie peut être […] de nous induire en erreur sur le contenu de nos propres pensées. » (2005, p. 12) Ainsi, l’approche structurelle nous conduit-elle à adopter une forme d’externalisme sémantique au sujet de la signification des catégories ou concepts que nous utilisons : leur véritable signification découle de leur rôle dans le maintien d’un système d’oppression et non pas des intentions particulières des individus qui les emploient (peut-être avec d’autres desseins ou avec de bonnes intentions).
Dans le cas du système spéciste ou de la suprématie humaine (tout comme dans celui de la suprématie blanche), le rôle des différentes catégories pourrait être vu comme limitant les capacités imaginatives (ne pas penser à la vie et à la mort de l’animal nécessaire à la production de ce morceau de viande). Il pourrait aussi consister à structurer un paysage d’affordances particulier qui « commodifie » certains animaux. Parce que le spécisme ou le suprématisme humain s’articule de façon différente dans différentes cultures et à différentes époques (le rôle des animaux n’étant pas toujours le même, aliment dans une culture à un moment, non comestible dans l’autre), et parce que les outils culturels offerts par l’institution cognitive qui l’accompagne diffèrent également selon les mêmes lignes, il pourrait être important d’adopter envers eux une approche généalogique à la Nietzsche ou à la Foucault. C’est du moins l’avis de Haslanger (2005) et Wyckoff (2014). Ce type d’approche permettrait de comprendre comment et pourquoi certains concepts ont été incorporés dans une matrice de pratiques sociales qui a évolué et qui évolue encore. L’examen généalogique a cet avantage qu’il permet, comme le notait Hacking dans son livre sur la construction sociale (2000), de montrer que ce qui nous semble naturel ne l’est pas, que les choses auraient pu être autrement (et qu’elles peuvent toujours l’être). Il constitue donc un puissant solvant idéologique, permettant de mettre au jour l’appareillage idéologique derrière ce qui nous semble naturel. Pour utiliser le langage introduit à la section précédente, la démonstration que le spécisme ordinaire dépend du façonnage de nos habitudes comportementales, cognitives et affectives, et qu’il a pris historiquement différentes formes, pourrait permettre de montrer que nous nous sommes emmurés cognitivement dans un certain monde d’affordances et que nous avons perdu de vue les autres affordances que pourraient offrir les animaux non humains. Elle pourrait également montrer sa relation avec d’autres systèmes (comme le capitalisme, la suprématie blanche, etc.) et avec d’autres pratiques et tendances culturelles.
C’est un peu à ce genre d’entreprise que Chloë Taylor (2013) nous convie. Elle voit dans l’invention des fermes-usines et des abattoirs industriels un moment emblématique de la modernité qui mériterait, au même titre que l’invention de l’asile ou du système pénitentiaire, un traitement foucaldien. Dans ce genre de moments apparaissent non seulement de nouvelles catégories qui reflètent et permettent de nouveaux partages du monde (dont le partage entre humanité et animalité), mais également, comme le notait Foucault, de nouveaux régimes de pouvoir (du pouvoir souverain aux différentes formes de biopouvoir en passant par le pouvoir pastoral). Loin de moi l’idée de poursuivre ici un tel projet; je pense toutefois qu’il pourrait bien constituer une des façons d’ébranler les bases du spécisme ordinaire[34] et, pour cette raison, je crois qu’il faudrait s’y investir plus intensément.
CONCLUSION
Revenons pour conclure à la question qui donne son titre à cet article : comment les théories philosophiques sur le racisme pourraient-elles éclairer le spécisme ordinaire ? Disons que dans un premier temps la considération des théories agentielles éclaire de façon négative le spécisme ordinaire en montrant que l’approche centrée sur les agents ne suffira probablement pas à expliquer ce phénomène, tout comme elle ne suffit pas non plus à expliquer le racisme. Il est nécessaire d’adjoindre à ce type d’approche une approche non agentielle ou idéologique, semblable à celle qui a été développée pour le racisme par des auteurs comme Shelby et Mills. Une telle approche pourrait être enrichie, comme je l’ai montré, par l’adoption d’une conception moins « cognitiviste » de l’idéologie, comme celle proposée par Haslanger ou Maiese, qui inclue non seulement des croyances, mais aussi des phénomènes non cognitifs, subpersonnels et même corporels et environnementaux. J’ai également soutenu que l’on gagnerait à envisager l’idéologie comme faisant partie d’institutions cognitives où elle pourrait être considérée comme fournissant des outils qui (re)structurent le paysage d’affordances culturelles des humains. Dans le cas du spécisme, j’ai présenté le cas de la cuisine occidentale à base carnée comme un des endroits où se manifeste le spécisme contemporain. Le problème moral de l’idéologie spéciste (et plus généralement de l’institution cognitive de domination spéciste), comme avec toutes les idéologies entendues au sens de Shelby, est qu’elle maintient et reproduit une forme d’oppression. J’ai brièvement tenté de montrer comment fonctionnait cette idéologie (en modelant le paysage d’affordances des individus) et j’ai suggéré l’adoption d’une approche généalogique qui pourrait jouer un rôle libérateur (ou du moins permettre une forme de résistance idéologique) en montrant que les choses pourraient être autrement et que l’ordre ou la hiérarchie humain/animal n’est pas un fait naturel[35].
Parties annexes
Notes
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[1]
L’existence d’un lien étroit entre les deux phénomènes est confirmée par certains travaux empiriques. Voir entre autres les travaux de Hodson (Hodson et al., 2014; Dhont et al., 2016).
-
[2]
Dans le contexte de notre discussion, le normativisme est la position selon laquelle le terme « racisme » implique, par définition, un opprobre moral. Arthur résume ainsi cette position : « Lorsque l’on qualifie une action de “terrorisme” ou une politique de “génocidaire”, par exemple, nous faisons plus que décrire de façon neutre l’acte ou la politique; nous sous-entendons aussi qu’il y a une raison de les condamner. De tels concepts sont normatifs; ils charrient avec eux une évaluation aussi bien qu’une description […] Racisme et raciste sont des concepts normatifs dans le même sens […] Dire que le racisme d’une personne doit être admiré n’est pas simplement controversé; cela suggère que le locuteur ne comprend pas le concept de racisme » (2007, p. 13; je souligne). À l’inverse, un concept sera dit descriptif lorsqu’il n’implique pas par définition un tel opprobre (ce qui n’empêche pas qu’il puisse être utilisé la majorité du temps pour le convier).
-
[3]
Ce que je nomme « spécisme ordinaire » est un phénomène situé spatio-temporellement. Dans l’usage que je fais du terme, il désigne ce qui est exprimé par le comportement et les attitudes des membres de certaines sociétés occidentales actuelles dans leurs transactions quotidiennes avec les animaux non humains. Il pourrait également être exprimé par certaines lois, configurations physiques, normes sociales, etc., qui sont informées par ces comportements et attitudes. Ce spécisme est semi-articulé, intuitif, différent d’un « spécisme philosophique » qui invoquerait des raisons explicites de ne pas accorder les mêmes considérations morales pertinentes aux animaux non humains qu’aux humains. Dans ce texte, les frontières spatio-temporelles de ce spécisme ne sont pas précisées. Il est possible (en fait probable) qu’il existe d’autres formes de spécisme ordinaire (auquel cas, il faudrait probablement indexer celui-ci pour indiquer qu’il est le fait d’une société particulière). Je reviens sur cette possibilité à la section 3.
-
[4]
Bien que dans cette section nous rejetons la position de Zack à cause de son emphase sur les croyances, nous pensons que sa suggestion permet de comprendre un aspect crucial du racisme. Nous y reviendrons à la prochaine section.
-
[5]
Elle parle de « domaines de croyances » parce que, selon elle, il existe une certaine variation dans les différentes conceptions à l’intérieur d’un paradigme, si bien qu’un paradigme racial « peut contenir des croyances contradictoires sur certains sujets, même s’il comprend des croyances centrales partagées » (1999, p. 300).
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[6]
Comme l’admet Zack elle-même, une théorie du racisme doxastique n’est pas suffisante pour comprendre le racisme puisqu’« il y a un important résidu de malveillance psychologique et morale à l’égard des gens de différentes races, qui n’est pas complètement capturé par cette analyse sémantique et paradigmatique du racisme comme étant basée sur l’information empirique disponible » (2003, p. 246; je souligne). C’est la même chose pour Appiah qui, dans un texte subséquent (2002) à celui que nous avons mentionné plus haut, rappelle lui aussi l’importance des attitudes affectives pour comprendre le racisme. En ce sens, tous deux semblent croire qu’une approche purement doxastique du racisme n’est pas tenable, et ils se rapprochent de la position de Garcia que je présente plus loin dans cette section.
-
[7]
Ce desiderata découle du fait que Garcia (comme plusieurs autres) souscrit à une position normativiste sur le plan sémantique. Il défend cette position à plusieurs endroits. Par exemple, il écrit que le racisme « […] est toujours un mal moral [moral evil] » (1996/2003, p. 259) ou « qu’il est toujours et de façon inhérente mauvais [wrong] » (2001, p. 134) ou encore que ce dernier « est un concept moral, un terme désignant un type d’attitude moralement vicieuse » (1999, p. 18).
-
[8]
Il existe également une version mixte de la théorie agentielle défendue par Blum (2002a; 2002b), qui emprunte à la fois à la théorie doxastique et à la théorie affective. Pour ce dernier, le racisme prend en effet deux formes : l’infériorisation raciale (doxastique) et l’antipathie raciale (affective).
-
[9]
Certaines théories doxastiques peuvent également présenter le même problème si elles sont formulées de façon trop générale et abstraite, mais la plupart des historiens ou des sociologues ou même des philosophes (tel que le démontrent les citations précédentes de Zack ou encore Mills) sont sensibles aux différentes formes qu’a pris le racisme à travers le temps et les cultures. Je remercie Valéry Giroux pour la remarque.
-
[10]
Je ne veux pas nier que les autres formes de racisme ou de spécisme impliquant la haine ou la malveillance ne dépendent pas de la façon dont sont catégorisés les membres des groupes racisés ou des autres espèces (pour une remarque similaire concernant le racisme, voir Mills, 2002; voir également Faucher et Machery, 2009 où nous défendons justement cette idée), mais que dans le cas de certaines formes de racisme, tout comme dans celui du spécisme ordinaire, les émotions négatives ne sont peut-être pas dominantes. Ce qui caractériserait les spécistes ordinaires est plutôt une apathie ou un engourdissement émotionnel qui doivent être expliqués, entre autres, en faisant référence à une certaine façon de conceptualiser les animaux. Pour cette raison, cette forme de spécisme semble plus à même d’être éclairée par l’approche du racisme proposée dans la prochaine section. Cette dernière ne place pas les émotions au centre de l’explication du phénomène, même si elle leur accorde un rôle important.
-
[11]
Quoique l’on puisse penser que les agents contribuent au maintien et à la reproduction de l’oppression raciale, et qu’on ne peut comprendre complètement le phénomène sans s’attarder à certains de leurs états mentaux qui y participent; voir à ce sujet Machery, Faucher et Kelly, 2010.
-
[12]
Un peu plus loin, dans le même texte, Mills (2003, p. 58) remarque que « nous ne devrions pas débuter en acceptant de façon a priori la position selon laquelle le racisme dans ces différentes variétés est toujours mauvais [wrong] avant de chercher à faire une analyse du racisme, car cette hypothèse a priori risque de fausser le projet d’investigation. Plutôt que d’aborder les choses de manière neutre, nous pourrions nous retrouver à nier que certains phénomènes qui, à première vue, semblent racistes, ou ont été considérés par beaucoup comme racistes, le sont car ils ne passent pas le test d’(im)moralité. »
-
[13]
Cabezas (2021) parle du rôle « explicatif » du concept de racisme qu’il distingue du rôle « moral ». Les chercheurs et chercheuses dont parle Shelby invoqueraient ainsi le racisme comme un élément explicatif et non comme l’expression d’une condamnation morale.
-
[14]
Pour le racisme aversif, voir Dovidio et Gaertner Gaertner, 1986; pour le racisme du laissez-faire, voir Bobo et Smith, 1995; et pour le racisme indifférent à la couleur, voir Bonilla-Silva, 2001.
-
[15]
Parfois, ce rôle consiste à critiquer l’évaluation morale qui est faite d’un phénomène. Par exemple, il y a quelques années, les données recueillies par les psychologues concernant certaines attitudes ou biais implicites semblaient démontrer que plusieurs inégalités raciales, plusieurs cas de traitement distinct des membres de groupes racisés étaient causées par des attitudes et des biais à l’égard de ces mêmes groupes qui échappaient au contrôle conscient de ceux qui les avaient (pour une revue de cette littérature, voir Brownstein, 2017). La question restait toutefois celle d’identifier la nature du problème moral posé par le phénomène et cette question ne pouvait être résolue que par une compréhension profonde (et en partie empirique, mais aussi philosophique) du phénomène. Arkes et Tetlock (2009) affirmaient que puisque les biais implicites ne reflètent pas une quelconque animosité raciale, mais plutôt les stéréotypes culturels ambiants, ceux et celles qui sont porteurs de ces biais ne peuvent être dits racistes. Mais le fait de ne pas déclarer racistes les biais implicites (et ceux et celles qui les ont) dépend dans ce cas-ci de l’adoption d’une conception particulière du racisme, où ce dernier est appréhendé de façon agentielle et comme résultant de la présence de l’animosité raciale. On pourrait vouloir réviser cette évaluation en faisant valoir un certain nombre de raisons (par exemple l’incidence des biais, le fait qu’ils découlent d’une certaine idéologie et qu’ils servent à masquer ou perpétuer l’oppression raciale; pour une proposition dans ce sens, voir Faucher, 2016).
-
[16]
Comme il l’écrit : « Ces hypothèses sont souvent tenues sans pleine conscience, créant diverses formes de préjugés inconscients. Pour cette raison, les gens peuvent en fait être surpris d’apprendre qu’ils entretiennent des préjugés raciaux ou acceptent implicitement des stéréotypes dégradants. » (2014, p. 67) Les chercheurs en psychologie sociale semblent de plus en plus croire que certains de ces préjugés inconscients, soit les biais implicites, ne reflètent pas nécessairement les attitudes individuelles des agents, mais plutôt quelque chose qui ressemble à l’idéologie dont parle Shelby; voir par exemple, Payne et Hannay, 2021.
-
[17]
Je pense que, malgré ce qu’il a écrit, Shelby ne serait pas en désaccord avec l’élargissement du contenu de l’idéologie proposé par Haslanger. Par exemple, il disait récemment que : « […] puisque la plupart d’entre nous avons été socialisés dans une culture informée par les croyances et attitudes racistes des générations passées, nous sommes tous susceptibles d’endosser des stéréotypes raciaux à propos des autres, d’avoir des angles morts raciaux [racial blind spots] et des formes inconscientes de préjugés raciaux » (2014, p. 65-66).
-
[18]
L’orientation pratique inclut « […] les attitudes propositionnelles, mais également les mécanismes psychologiques — cognitifs, conatifs, perceptuels, agentiels — qui classent, informent et filtrent ce qui peut être l’objet de nos attitudes » (Haslanger, 2017, p. 13). Ces attitudes et mécanismes ont une incidence sur les pratiques des agents, c’est-à-dire sur ce qu’ils font et ne font pas, mais également sur ce qu’ils jugent qui doit être fait ou non, ou sur ce qu’ils sentent ou non. Lorsqu’une techné culturelle détermine une orientation qui mène à un traitement injuste d’un groupe par un autre, Haslanger considère que l’on a affaire à une idéologie.
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[19]
En fait, je veux proposer un cadre compatible avec ses propres positions, entre autres, celle selon laquelle l’explication des phénomènes sociaux demande d’abandonner l’individualisme méthodologique et de considérer l’interdépendance entre le matériel, le culturel et le psychologique dans les systèmes sociaux (voir Haslanger, 2022). Le cadre est cependant un peu différent en ce qu’il ne considère pas le « façonnage » idéologique comme quelque chose que les agents subissent de façon purement passive.
-
[20]
Ainsi un panier de basket dans une cours d’école offre un certain type d’affordance aux humains et, pour cette raison, il fait partie de leur paysage d’affordances. Mais en fonction des goûts, intérêts et aptitudes de chacun, le panier peut être perçu comme offrant telle ou telle affordance. Le joueur de basket le voit comme un endroit où pratiquer ses lancers, alors qu’un quidam se rendant au supermarché peut le voir comme un obstacle sur sa route. Chacun découpe et occupe donc un espace particulier à l’intérieur de ce paysage d’affordances. On parlera par ailleurs de « champ d’affordances » pour désigner le découpage ponctuel de l’espace d’affordances en fonction des besoins et capacités immédiates de l’organisme. Ainsi, le joueur de basket qui pense à faire ses courses ne portera peut-être pas (ou pas autant) attention au panier.
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[21]
L’expression est de Gallagher et ses collègues dans une série d’articles : Gallagher, 2013; Gallagher et Crisafi, 2009; 2020; Gallagher et Petracca, 2022; Slaby et Gallagher, 2014. Selon eux, une institution cognitive « consiste en ces pratiques, règles et structures qui ont été instituées à des fins cognitives (telles que la formulation de jugements, la prise de décisions et la résolution de problèmes) dans le cadre d’activités antérieures qui sont à la fois cognitives et sociales ». (Slaby et Gallagher, 2014, p. 2). Dans le cadre de leurs discussions, les auteurs mentionnent surtout de grandes institutions cognitives formelles comme le droit, la science, la médecine, le journalisme ou les musées. Krueger et Maiese (2018) proposent de leur côté l’existence d’institutions plus locales et plus informelles, comme les soirées cocktails ou faire la queue en attendant son avion.
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[22]
Il convient de noter que certaines des dispositions cognitives et affectives des agents peuvent être induites par l’organisation physique ou matériel des lieux. L’architecture des musées ou la façon dont sont exposées les toiles peuvent avoir un impact sur la nature de l’expérience de ceux et celles qui s’y trouvent.
-
[23]
Comme l’écrit Maïese (2021, p. 280), « […] une grande partie de l’impact des institutions [cognitives] provient de leur influence normative. En plus d’impliquer des schémas conceptuels et des technologies qui nous aident à atteindre des objectifs particuliers, ces institutions exigent des modèles spécifiques de pensée, de comportement et d’attention. Les institutions [cognitives] fournissent le contexte de pratiques situées qui sont guidées par des normes et des attentes partagées; ils guident notre réflexion sur ce que nous pouvons et ne pouvons pas faire, ainsi que sur ce que nous devons faire. Cela donne lieu à des “chemins de moindre résistance” qui incitent ou sollicitent les participants à agir, penser et ressentir de certaines manières plutôt que d’autres ».
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[24]
Dans certains textes, Gallagher (Gallagher et Crisafi, 2020) propose de comprendre l’idéologie (comme ensemble de schémas mentaux partagés) comme le contenu (ou la face mentale) d’une institution cognitive qui, elle, serait un véhicule de ce contenu. Ailleurs, il écrit que l’institution peut refléter une idéologie (Gallagher et Petraca, 2022), ce que l’on pourrait considérer comme une formulation différente de la même idée. Dans les deux cas, l’idéologie est une composante de l’institution cognitive qui comprend également d’autres éléments structuraux. On peut penser que certains de ces autres éléments ont une origine distincte de l’idéologie; mais dans d’autres cas, l’idéologie pourrait être responsable de leur apparition et de leurs formes.
Dans un autre de ses textes, notant que les institutions cognitives n’existent pas isolément les unes des autres, Gallagher mentionne qu’il existe des institutions cognitives englobantes dont les principes et orientations déteignent sur les autres. Il donne l’exemple du capitalisme (Slaby et Gallagher, 2014, p. 19; pour un usage semblable de l’idée appliqué à la « neuronormativité », voir Krueger et Maiese, 2018; Catala, Faucher et Poirier, 2021). Je vois le spécisme comme une institution de ce type, quoique peut-être de moins haut niveau de généralité (le capitalisme pouvant influencer la forme que prendra le spécisme, ce dernier serait moins général que le premier).
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[25]
Dans ces cas, l’idéologie opère comme ce que Bonilla-Silva (1997) nomme un « cul-de-sac cognitif » dans lequel s’engouffrent ceux qui tentent d’expliquer les phénomènes raciaux de façon prévisible. Maiese parle pour sa part de « mur cognitif », c’est-à-dire « une croyance, un souvenir, une image mentale stéréotypique, un sentiment ou une émotion enracinée ou habituelle qui agit comme un écran efficace contre la réalité ou la vérité manifeste telles qu’elles sont présentées par la perception sensorielle, une preuve testimoniale fiable ou un argument rationnel » (2022a, p. 350). Notons que l’institution cognitive de la suprématie blanche se manifeste sous plusieurs formes. Il peut s’agir bien sûr de croyances ou d’absence de croyances. Il peut s’agir aussi d’habitude affectives – être à l’aise ou non dans certains lieux ou situations, ressentir de l’empathie pour la souffrance des membres d’un groupe racial, ou au contraire ne pas en ressentir (ce que Maiese nomme une habitude d’insensibilité [2022b, p. 913] qui s’exprime à la fois par l’absence d’empathie ou de culpabilité et par le refus actif de faire l’expérience de ces émotions). Elle peut prendre en outre la forme d’habitudes comportementales – regarder ou non dans les yeux, changer de côté de trottoir, éviter certains lieux. Enfin, il peut s’agir d’habitudes de pensée – l’évocation spontanée de certains stéréotypes ou associations, le fait de juger comme irrationnelles certaines réactions, etc. Elle se manifeste également dans certains patrons d’attention et d’inattention, de raisonnement, mais aussi dans la perception d’affordances.
-
[26]
Pour un exemple d’un tel cas, où des parents blancs bien intentionnés « s’emparent » des écoles de quartier fréquentées en majorité par des enfants provenant de groupes racisés et stigmatisés, on peut écouter l’excellent balado Nice White Parents: https://www.nytimes.com/2020/07/23/podcasts/nice-white-parents-serial.html.
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[27]
Shelby (2016) distingue entre des formes extrinsèques et intrinsèques de racisme institutionnel. Dans la forme extrinsèque, quelque chose est du racisme si cette chose a des répercussions négatives sur un groupe racisé dominé. La forme intrinsèque demande que ces répercussions soient causées ou qu’elles impliquent une idéologie raciste. Cabezas (2022) discute des problèmes que causent cette distinction pour Shelby. Pour les besoins de cet article, nous supposerons que Shelby n’adopte que la forme intrinsèque de racisme institutionnel.
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[28]
Maiese compare le résultat du façonnage culturel induit par la suprématie blanche à une sédimentation ou à une rigidification des habitudes comportementales, cognitives et affectives qui ressemble un peu à l’acquisition d’une mauvaise habitude dont on ne peut pas se débarrasser (par exemple, la dépendance à certaines drogues). Les mauvaises habitudes conduisent à une perte de plasticité qui mène à ignorer l’existence de certaines affordances. Elles conduisent donc à un rétrécissement du champ d’affordances.
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[29]
Dans son commentaire d’un texte récent de Haslanger, Mills affirmait lui aussi que « notre psychologie morale comme animal humain [est] corrompue par l’idéologie spéciste et les pratiques sociales, car pour que le système [de domination spéciste] puisse fonctionner, nous devons être socialisés de manière vicieuse pour apprendre à ignorer la souffrance animale non-humaine en dehors de cas très limités » (2019, p. 68).
-
[30]
Dans ce domaine, on retrouve également des règles concernant l’ordre des mets, la façon ou le moment de les consommer, le comportement autour de la nourriture (par exemple, on ne mange pas et on ne se comporte pas de la même façon dans un restaurant cinq étoiles que dans un restaurant de restauration rapide) ou quelle nourriture convient à qui (ce qui convient à un enfant ne convient peut-être pas à un adulte et vice versa). Les fonctions de cette institution ne se résument donc pas à régler le dilemme de l’omnivore.
-
[31]
Mills (2019, p. 68) exprime une position similaire concernant le rôle des catégories dans la perpétuation du système de domination : « Ainsi, nous apprenons à ne pas nous soucier de la douleur animale non humaine et de la souffrance infligée par nos pratiques sociales, par exemple l’histoire derrière cette viande « dé-historisée », enveloppée dans le plastique, que nous achetons dans les supermarchés […] Nous apprenons à tenir pour acquis la division catégorielle entre « humain » et « animal » comme une partition naturelle du monde […] nous apprenons à opérer dans un univers de discours dans lequel certaines questions morales sont simplement occultées de façon a priori depuis le début à cause du simple fait de la géographie ou de la taxonomie conceptuelle […], et donc, ce que nous avons le droit de faire aux animaux [non humains] ne découle pas de la conclusion d’un raisonnement, mais est plutôt un artéfact de la façon dont ils sont culturellement classifiés. »
-
[32]
Cette transmutation de l’animal en viande et l’engourdissement moral qui s’ensuit n’est pas uniquement le fait des catégories, mais également d’une transformation de l’environnement physique (au moins dans certaines parties du monde): désormais, en Occident, l’élevage, l’abattage et la transformation de la viande sont rendues quasi invisibles aux consommateurs, à tel point que plusieurs enfants ne se doutent même plus que la source du bacon ou des croquettes de poulet est animale (Hahn et al., 2021). On pourrait dire que cette ségrégation de l’espace est « oppressive », au sens où elle contribue au maintien d’un système de suprématie humaine en « informant les habitudes d’attention et de catégorisation ainsi que les attitudes qui sont typiquement adoptées par les gens qui vivent et agissent dans ce cadre [spéciste] » (Liao et Huebner, 2020, p. 98).
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[33]
Par exemple, sur le site de Happy Meat Farms, une compagnie de production de viande dont on dit qu’elle fût mise sur pied par une personne que l’on décrit comme une « amoureuse des animaux, dégoûté par la maltraitance et la cruauté envers les animaux », on parle « des produits à base de viande les plus humains » ou encore de la volonté d’un « meilleur futur à la fois pour les animaux et les humains » (happymeatfarms.com).
-
[34]
Ce n’est assurément pas le seul. Une des raisons pour lesquelles nous continuons à consommer de la viande comme société tient aussi à la facilité avec laquelle il est possible de l’obtenir, à la difficulté qu’il y a à l’heure actuelle à manger autrement (à cause d’habitudes enracinées, mais aussi de la disponibilité et du coût de certains produits alternatifs), donc en gros, à des facteurs structuraux. L’approche généalogique constitue donc un pan plus « théorique » d’une critique sociale du spécisme. Une telle critique devrait également passer par une réforme des structures de production et de distribution des produits alimentaires.
-
[35]
L’écriture de ce texte a été rendue possible grâce à une subvention Savoir du CRSH. J’aimerais remercier François Jaquet et Valéry Giroux pour les suggestions de lecture, les encouragements et les commentaires sur les premières versions de ce texte. J’aimerais également remercier les deux personnes qui ont anonymement évalué ce texte. Un remerciement spécial à Michelle Maiese pour ses réponses concernant la place des idéologies dans les institutions cognitives.
Bibliographie
- Albersmeier, Frauke, « Speciecism and Speciescentrism », Ethical Theory and Moral Practice, vol. 24, 2021, p. 511-527.
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