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Où se trouve la vérité ? Dans le patient réexamen des faits qui préside à la fabrication artisanale du romancier ou dans les récits tout aussi construits qui forment la « version officielle », avec sa narration univoque et ses prétentions à l’authenticité ?[2]

La Crise d’octobre 1970 au Québec constitue un événement historique choquant, traumatisant, qui occupe une place privilégiée dans l’imaginaire social et culturel de la province. Les deux enlèvements politiques réalisés par des militants[3] du Front de libération du Québec (FLQ), la mort de Pierre Laporte, la proclamation de la Loi sur les mesures de guerre, l’intervention de l’armée et les rafles policières ont marqué la mémoire collective de la population du Québec[4]. Depuis les lendemains immédiats d’Octobre 1970 et jusqu’à nos jours, de nombreuses interprétations ont circulé sur cet événement. Pour plusieurs, le déploiement militaire et les arrestations massives visaient principalement à asséner un choc psychologique sur la gauche et le mouvement indépendantiste québécois. Le rapport Duchaîne sur les événements d’octobre 1970 confirmait déjà que l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre et l’action policière l’ayant accompagnée avaient « constitué une manoeuvre d’intimidation à l’égard de tous les groupements politiques québécois contestataires[5] ». Le fait que les agissements du FLQ aient servi de prétexte à une importante répression policière est corroboré par les chercheurs s’étant penchés sur cet épisode[6]. À l’extérieur du champ universitaire, de nombreuses théories ont circulé à propos de l’événement. De l’écrivain Jacques Ferron à l’ex-felquiste Pierre Vallières, en passant par quelques journalistes, les agissements du FLQ en octobre 1970 – voire avant – et, ultimement, la mort de Pierre Laporte, auraient été en lien avec des manipulations politiques et policières[7].

L’écrivain et chroniqueur littéraire Louis Hamelin est aussi de cet avis. La « version officielle » de la Crise d’octobre – telle qu’il la qualifie – est incomplète, voire tout simplement erronée. Dans un roman et un essai, dont les lancements ont donné lieu à de nombreuses interventions dans les médias, l’auteur a non seulement émis des doutes, mais argumenté, à sa manière, l’existence d’une « histoire secrète » de cet événement. À ce jour, les propos d’Hamelin n’ont pas reçu l’attention des historiens et autres spécialistes en études québécoises. À part dans les publications reliées au domaine des études littéraires où ils apparaissent généralement bien reçus, ses livres ne sont pas matière à comptes rendus dans les publications universitaires. Dans les revues d’histoire, il n’est pas coutume que les oeuvres récentes d’un romancier se méritent des commentaires. Or, il s’avère que Louis Hamelin défend des positions problématiques en ce qui a trait au processus d’écriture de l’histoire en général et à la connaissance historique de l’événement que constitue la Crise d’octobre en particulier, des avis qu’il émet non seulement dans ses bouquins, mais aussi dans les médias. Il convient ainsi que le point de vue d’Hamelin, communiqué avec le plus de clarté dans l’essai Fabrications, soit critiqué dans une perspective historienne[8]. Après la présentation des écrits en question, nous analyserons l’entreprise historico-littéraire de l’écrivain d’un point de vue méthodologique et épistémologique. Nous examinerons aussi en quoi son procédé argumentatif s’apparente à une rhétorique de la conspiration.

Parue en 2010, La constellation du Lynx a été accueillie par la critique comme un grand roman et couronnée de nombreux prix littéraires[9]. Inspiré par le genre de la non fiction novel américain, le livre se présente comme un récit polyphonique à deux trames, l’une entourant la Crise d’octobre et les nombreux acteurs y étant impliqués et l’autre se concentrant sur l’enquête menée par l’alter ego de l’auteur sur lesdits événements. Bien qu’assumant le caractère fictionnel de son entreprise, Hamelin a cherché à ce que son livre colle autant que possible à la réalité historique. Ainsi, la majorité des personnages du roman sont fortement inspirés des acteurs de la Crise d’octobre (les frères Rose de la cellule Chénier deviennent les Lafleur de la cellule Chevalier, Pierre Laporte devient Paul Lavoie, etc.), et Hamelin lui-même prend les traits de son alter ego, Sam Nihilo. On l’aura compris, cette fiction cherche à s’éloigner le moins possible de la réalité historique. Or, pour son auteur, l’histoire d’Octobre 1970 telle qu’usuellement relatée dans les manuels d’histoire et les médias est « plein[e] de trous » et « ne [tient] pas debout[10] ». Tout au long du roman, de nombreuses allégations quant au rôle trouble de certains acteurs de la crise contribuent à mettre en doute le savoir commun sur l’événement. Ainsi – et c’est l’un des principaux arguments d’Hamelin-Nihilo –, les ravisseurs et le lieu de détention de Pierre Laporte auraient été connus par certaines autorités durant toute la durée de la crise, qui aurait été volontairement prolongée.

Lancé au moment où l’on soulignait le 40e anniversaire de la Crise d’octobre, le roman allait amener Hamelin à donner son point de vue sur les événements dans les médias, notamment dans le quotidien Le Devoir. Dans un article d’opinion, Hamelin réitérait l’une des principales « thèses » de son livre, soit que la police antiterroriste occupait la maison voisine de celle où Pierre Laporte était tenu en captivité par la cellule Chénier[11]. En réponse à ce papier, le spécialiste de l’histoire du FLQ Louis Fournier qualifiait les « révélations » d’Hamelin comme étant « tirées par les cheveux et sans aucune crédibilité[12] ». Poursuivant la joute, Hamelin invitait ses détracteurs[13] à « ne pas être naïf[s] » en présupposant « que les bonshommes de l’escouade antiterroriste combinée avaient systématiquement les deux pieds dans la même bottine en 1970[14] ». Dans une entrevue accordée au magazine L’Actualité, Hamelin revenait sur sa théorie de la surveillance policière de la maison de la rue Armstrong – « c’est ma conviction la plus intime » – et commentait plusieurs des allégations contenues dans son roman. Ainsi, il affirmait que « la police antiterroriste et les services secrets ont très probablement surveillé les deux cellules [du FLQ] dès septembre [1970] » et insinuait que ces mêmes autorités auraient peut-être « fourni » l’un des otages, James Richard Cross, « qui avait déjà eu des contacts avec les services secrets britanniques[15] ». Ces interventions dans le champ médiatique nous permettent de constater que Louis Hamelin ne se présente pas seulement comme l’auteur d’un roman portant sur la Crise d’octobre, il se pose comme un fin connaisseur du sujet.

Quatre ans après La constellation du Lynx, Fabrications se présente en quelque sorte comme le « journal de bord » du roman, agrémenté de réflexions sur les rapports entre l’histoire et la fiction. L’écrivain y explicite ses méthodes d’écriture et d’enquête historique, celle-ci s’avérant problématique en regard de l’histoire comme discipline scientifique. Hamelin soutient notamment que l’imagination romanesque peut servir de méthode dans la quête de la vérité historique et élabore plusieurs de ses idées concernant les « trous » de « l’histoire officielle » émises en clôture de son roman. Pour l’auteur, les Fabrications correspondent à la fois au long processus d’écriture d’un roman historique et à la construction de « mythes » autour de certains événements, mais peut-être aussi à certaines falsifications. L’histoire de la Crise d’octobre serait non seulement mal connue, « trouée », elle serait à plusieurs égards carrément fausse.

La réception critique de l’essai, rédigé sous les auspices du prestigieux prix de la revue Études françaises, s’est, comme dans le cas du roman, à peu près cantonnée au domaine des études littéraires. Cet ouvrage au caractère hybride, juxtaposant réflexions historiques et littéraires, a été bien reçu dans cette discipline. Qualifié d’essai, Fabrications reste en quelque sorte une oeuvre littéraire, en témoignent les quelques « dialogues » entre Hamelin et son alter ego, Sam Nihilo. Dévoilant le procédé de fabrication de son roman, l’auteur discute de son « obsession » pour Octobre 1970 et de ses inspirations littéraires, résume certains entretiens avec des individus souvent anonymes, entretient le lecteur des divers foyers de son écriture, traite de son rapport aux sources – principalement des articles de journaux, des mémoires et des entrevues d’anciens acteurs de l’événement – et compare la Crise d’octobre avec d’autres « affaires louches » telles que l’affaire Moro en Italie et le Jubilee Plot de 1887. Le résultat en est un livre aux propos décousus, où l’auteur se permet beaucoup de digressions littéraires – voire ludiques – noyant ainsi l’aspect polémique dans une multitude de trames narratives. D’une certaine manière, il nous apparaît que l’auteur utilise son appartenance au monde de la création littéraire comme une porte ouverte pour échapper à la rigueur méthodologique.

Histoire « officielle », histoire « secrète »

La grande majorité des allégations de Louis Hamelin quant à l’« histoire secrète » de la Crise d’octobre ne sont pas neuves. L’auteur rapporte bien sûr les théories de Jacques Ferron et de Pierre Vallières auxquelles il fait plusieurs références. Il les considère, sans toutefois adhérer à l’ensemble de leurs élucubrations. Une importance est accordée à une série d’articles parus dans le Toronto Star à l’été 1973 qui, sous la plume des journalistes Ronald Lebel et Robert Mackenzie, mettait en doute les idées reçues sur Octobre 1970. Ces derniers rapportaient que les membres de la cellule Chénier avaient eu l’intention de « confesser » Laporte sur la corruption au Parti libéral et citaient des amis – anonymes – du ministre, selon lesquels ce dernier aurait pu être sauvé et que les lettres envoyées à sa conjointe et à Robert Bourassa contenaient des indices sur son lieu de détention[16]. Tous ces épisodes sont repris dans La constellation du lynx. Le court essai « Octobre en question » de Georges Langlois, quant à lui considéré comme une « lecture indispensable » par Hamelin, s’en prend aussi à la « version officielle » d’Octobre 1970. Langlois y énumère une série d’irrégularités liées de près ou de loin à l’événement, insinue que les autorités auraient volontairement prolongé – voire provoqué – la crise et relaie des hypothèses imputant un rôle important à Washington dans l’affaire[17]. En tant que professeur et auteur de manuels d’histoire dans le réseau collégial, Langlois a possiblement contribué à donner un vernis académique à ce genre de théories. À partir de ses propres recherches, Hamelin croit découvrir de nouvelles pistes corroborant l’existence d’une histoire secrète de l’événement.

Les historiens et autres chercheurs s’étant penchés sur le cas de la Crise d’octobre n’ont jamais nié que la connaissance de cet événement comportait des zones d’ombre, des angles morts causés en partie par le fait qu’une partie des sources – notamment politiques et policières – ne peuvent être consultées et que certains acteurs – notamment la GRC – sont restés muets. Comme le souligne Manon Leroux :

Le discours des acteurs d’Octobre, essentiel, mais incomplet, indispensable, mais parfois douteux, est truffé de silences. Ces silences ont donné, depuis trente ans, l’occasion aux imaginations de s’emballer, ont ouvert la porte aux plus folles élucubrations comme à des théories plus modestes. Nombre d’entre elles n’ont jamais reçu de démenti ferme[18].

Auteur d’un mémoire de maîtrise portant sur l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre et l’intervention de l’armée au Québec en octobre 1970, Sébastien Campeau a consulté de nombreuses archives militaires. Il affirme lui aussi que « le rideau n’est pas complètement levé sur cet aspect [militaire] de la crise » et s’avance jusqu’à dire que de par « le nombre élevé d’arrestations et d’accusations portées, nous serions tentés de souscrire à la théorie du complot contre le mouvement nationaliste québécois, mais il n’existe aucune preuve à ce jour[19] ». Ainsi, les spécialistes de la question ne prétendent pas détenir une connaissance complète de l’événement. Faute de preuves solides sur lesquelles appuyer les nombreuses « théories » sur l’événement, les chercheurs se doivent de garder leur sang-froid et par le fait même, leur crédibilité.

Autant dans Fabrications que dans la « Note de l’auteur » clôturant La constellation du lynx, ainsi qu’à l’occasion de ses interventions médiatiques, Hamelin s’en prend à ce qu’il qualifie d’« histoire officielle » de la Crise d’octobre. L’auteur n’explicite jamais réellement ce qu’il entend par cette appellation. On peut supposer qu’il se réfère, d’une part, au récit des événements tel que relaté dans les médias lors de commémorations et, d’autre part, à quelques ouvrages dont ceux de Louis Fournier et de Francis Simard, commentés dans son essai[20]. Les chercheurs l’ayant abordé n’ont jamais clamé que l’état des connaissances sur l’événement était complet, figé et sans possibilité d’amendement. Au contraire, ils apparaissent avoir fait preuve de prudence en laissant leurs conclusions ouvertes. Hamelin se réfère-t-il à eux lorsqu’il honnit « l’histoire officielle » ? Difficile à déterminer, mais il n’en reste pas moins qu’il ne les mentionne à aucun moment, ni dans la « Note de l’auteur » de son roman, ni dans son essai. Ce mutisme face aux publications académiques portant sur la Crise d’octobre mine assurément son argumentaire. De ce fait, le vocable d’« histoire officielle » apparaît exposé tel un épouvantail commode utilisé par l’écrivain pour vernir son image de franc-tireur.

L’imaginaire comme méthode historique ?

À de nombreuses occasions – particulièrement dans son essai –, Hamelin a souligné que La constellation du lynx constituait, d’une part, le résultat de huit années de recherches et, d’autre part, le fruit de l’imagination romanesque. Soulignant avoir utilisé ses capacités créatrices comme « un outil de forage […] pour creuser la vérité », l’auteur ajoute qu’ « au fil de [ses] lectures et de [ses] conversations, [il en est] tranquillement venu à la conclusion que la fiction officielle devait être combattue par la fiction[21] ». Hamelin revendique ainsi le droit de recourir à des inventions pour pallier les zones d’ombre des événements d’octobre 1970. Ces méconnaissances sont bien réelles, notamment parce que certaines archives ne sont pas déclassifiées ou demeurent sur le coup d’un scellé, en particulier celles relevant des dossiers internes de la police. Néanmoins, à aucun moment Hamelin ne semble relever le caractère particulier des archives policières ou des agences de contre-intelligence, qui sont par nature des documents confidentiels, non destinés à une divulgation publique de manière plus générale. Comme si tous les documents auxquels les chercheurs ne peuvent avoir accès cachaient des éléments particulièrement compromettants. Face à une situation que certains pourraient considérer comme partiellement « bloquée » pour la recherche, le romancier se donne le droit d’utiliser son imagination – et de tirer des conclusions rapides à partir du croisement de certains « indices » (nous y reviendrons) – pour pallier les éléments pour lesquels il n’a pas de fondements. Ainsi, Hamelin souligne – en entrevue – que « par le roman, [il] a pu [s]’aventurer dans des zones que les historiens officiels ne peuvent explorer », que « seule cette forme littéraire [lui] permettait d’ouvrir des pistes et d’embrasser l’histoire dans toutes ses contradictions, ses ambiguïtés, ses coins d’ombres[22] ».

Les rapports entre histoire et fiction sont depuis longtemps sujets à controverses. Au début des années 1990, la publication du livre Certitudes meurtrières de l’historien Simon Schama avait suscité des discussions sur la fiction et l’écriture de l’histoire. L’utilisation de l’imagination dans la construction d’une partie du récit – notamment les « mémoires » d’un soldat anglais lors de la bataille des Plaines d’Abraham – et l’aspiration à présenter l’histoire à partir de multiples focalisations induisait la thèse de l’incertitude dans l’interprétation historique. Bien que se distanciant des positions déconstructivistes niant la possibilité d’une connaissance réelle du passé, Schama assumait ce qu’il qualifiait d’« axiome assez banal », soit « que toute prétention à la connaissance historique est fatalement circonscrite par la personnalité et les préjugés du narrateur[23] ». Lors d’une entrevue, l’historien explicitait son point de vue :

What I’m resistant to is the notion that all history is fiction and fiction is history. […] I want to say that there is a kind of event that did happen, but it can’t be very clearly determined, even with the resources we have available.

Il revenait à ce moment sur l’utilisation de l’imagination pour rendre compte de la subjectivité des acteurs du passé :

There are virtues and vices of that. If you are looking to history to offer an authorized view of events, to tell you that this is the way it really was, then clearly fiction at any point is going to preclude that. On the other hand, if you want to explore the ambiguities of history, if you’re interested in a number of interpretations, then imagined writing can actually enrich those possibilities[24].

Commentant Certitudes meurtrières, l’historien Cushing Strout voyait, dans les incertitudes de Schama concernant l’interprétation historique ainsi que dans son utilisation des techniques de la fiction, « a sort of intellectual holiday » lui octroyant le droit d’entrer dans la conscience de ses acteurs. Strout s’expliquait conséquemment assez mal cette dérogation aux canons de la pratique historienne[25]. Peut-être que l’idéal – inaccessible – de Schama concernant une véritable connaissance historique, qu’il assimilait à une communion avec les morts ou à un voyage dans le temps, est tout simplement risible. Comme le soulignait Strout,

This antithesis between a mystical communion that is ‘’real’’ knowledge and a frustrated chasing of shadows, which is the poor historian’s lot, is hyperbolic and melodramatic. The historian’s resources are poor only when measured by this irrelevant and utopian standard of a metaphysical mystery of time-travel[26].

Louis Hamelin déplore la même évidence que Schama : « l’impossible accès aux faits eux-mêmes, cette dépendance du chercheur envers la réverbération éclatée de la réalité qui nous parvient sous la forme d’images et de textes[27] ». Moins rodé que l’historien britannique à la méthode et aux problèmes de la connaissance historique, l’écrivain connaît néanmoins bien les rouages de l’écriture d’un bon roman. Il sait construire une mise en intrigue haletante et façonner la psychologie de ses personnages pour les rendre intéressants au lecteur. Dans un texte publié dans une revue littéraire, Hamelin expose plus précisément sa position sur le rapport entre l’esthétique littéraire et l’authenticité :

Dans la littérature de fiction, le critère esthétique prime sur celui, volatile par nature, de l’authenticité. D’un point de vue romanesque, vérité personnelle et véracité historique représentent au mieux une plus-value. Comme l’oeuvre de fiction, une théorie du complot est donc d’abord “bonne” ou “mauvaise” (c’est-à-dire : agréable à consommer ou non). Plutôt que fausse ou vraie… [28]

Ainsi, l’imaginaire d’Hamelin ne sert pas qu’à combler candidement les « trous » de l’histoire, il est utilisé pour agrémenter les qualités littéraires et narratives du produit fini : un roman.

Des poulets et des hommes

Il peut spontanément paraître étrange de critiquer la méthodologie d’un romancier. Les prétentions d’Hamelin à une forme de vérité historique nous incitent néanmoins à analyser sa démarche. Mentionnons d’abord que Fabrications ne contient ni note bibliographique ni appareil critique, et que le lecteur doit rechercher les références de l’écrivain – plutôt imprécises – dans le corps du texte, lorsqu’il les mentionne.

Pour Hamelin, les témoignages des acteurs individuels ne sont pas suffisants, manquent de crédibilité parce que ceux-ci chercheraient à préserver leur image devant l’Histoire. C’est le croisement des témoignages avec les sources de l’époque qui permettrait d’obtenir une image plus fiable du passé. Là-dessus, n’importe quel historien serait d’accord avec le romancier. Ceci étant dit, les sources qu’il convoque – autant dans son roman que dans son essai – sont somme toute peu nombreuses. Au-delà des références purement littéraires, on note un certain nombre d’articles de journaux – parfois recopiés –, des extraits de minutes de procès, des allusions aux commissions d’enquête sur l’événement et sur les corps policiers, ainsi que des entretiens informels avec différents acteurs – souvent anonymes – plus ou moins rattachés aux événements d’octobre. Ainsi, Hamelin nous entretient de ses rencontres avec « Cam », individu nébuleux ayant supposément oeuvré dans la sécurité internationale, et avec « S », un ancien policier de la GRC. Ces derniers n’apparaissent pas lui en apprendre beaucoup et l’auteur semble accorder davantage d’importance aux contextes de ces entretiens qu’à la teneur des propos tenus par ses interlocuteurs. Les silences, regards, attitudes et réponses évasives sont ainsi pris en considération, parce qu’ils apparaissent confirmer les doutes entretenus quant aux failles de l’« histoire officielle ». Il est par ailleurs critiquable que l’auteur attribue une telle place à ce genre d’entretiens dans son essai, alors qu’il se targue d’être plutôt méfiant envers les témoignages individuels. À ses yeux, autant les acteurs du FLQ veulent préserver leur image de révolutionnaires « durs » et pas dupes, autant les éléments politico-policiers cherchent à cacher leur sinistre implication dans la mort de Laporte.

On peut supposer que les sources journalistiques exhibées par Hamelin ne constituent qu’un petit échantillon de ce qu’il a consulté. Les articles qu’il daigne présenter apparaissent tous orientés dans le sens de sa thèse, soit l’existence d’une histoire « secrète » de la Crise d’octobre. Deux microcorpus d’articles de journaux sont décortiqués par Hamelin. Le premier concerne une supposée déclaration policière communiquée aux médias présents devant la maison de la rue Armstrong, le 19 octobre 1970. L’auteur cite le Montréal-Matin du lendemain : « D’après les renseignements recueillis par les policiers au cours de la matinée d’hier, une seconde maison installée sur le terrain adjacent aurait également servi de repaire à des membres bien connus du [FLQ] ». Hamelin indique que le Montreal Star, Le Petit Journal, Le Soleil et Le Nouvelliste rapportent aussi cette information, les deux derniers journaux s’appuyant sur une dépêche de La Presse canadienne. En recoupant par la suite d’autres informations relayées par différents journaux, soit que la « maison était déserte depuis un mois » (Presse canadienne) et que « peu de temps avant la découverte du corps de M. Laporte, une familiale venait se garer devant la porte et ses occupants vidaient la maison de tout son contenu » (Montréal-Matin), Hamelin tire ses conclusions. Selon lui, les allées et venues des occupants de cette maison concordent avec la chronologie des déplacements de la cellule Chénier au cours des mois de septembre et octobre. Ainsi, « la “petite histoire” racontée aux journalistes pendant la matinée du 19 octobre doit constituer une fabrication évidente, une tentative limpide de déguiser l’identité des véritables occupants du bungalow voisin[29] ».

Le deuxième ensemble d’articles analysé par Hamelin est constitué de trois textes aux propos sensiblement différents. D’abord, un article du Montreal Star daté du 24 novembre 1970 rapporte une rencontre entre les deux cellules du FLQ le 3 novembre précédent. Les sources anonymes du journaliste racontent qu’elles détiennent l’homme ayant effectué la liaison et décrivent leurs techniques d’interrogatoire. L’article se conclut en citant l’une des sources anonymes : « [w]hile both groups each kidnapped a hostage, one group is definitely against the death penalty – for anyone – for themselves as well as for their hostage ». Un autre article, tiré du Montréal-Matin du 24 novembre, rapporte le sort de Richard Bros, un sympathisant du FLQ arrêté à Londres et retrouvé pendu dans sa cellule, qui aurait eu des contacts avec des felquistes impliqués dans les enlèvements. Enfin, le troisième article, signé par le journaliste Pierre Bouchard du Journal de Montréal, rapporte la même nouvelle et s’interroge sur le sort de Jacques Lanctôt, « qu’on dit tour à tour abattu par la police, “liquidé” par les terroristes ou encore en fuite dans un coin reculé de la planète […], ou encore […] est-il à Londres ? » En procédant à une lecture « herméneutique » – l’expression est d’Hamelin – de ces articles, le romancier croit faire une découverte : que la police ou les services secrets ont fait passer un message aux felquistes par la plume des journalistes, qui se résumait essentiellement à un avertissement concernant la vie de Cross. Hamelin conclut par la suite son « herméneutique » par cette question : « Comment a-t-on su qu’il arrivait aux ravisseurs de Cross d’acheter, à la demande de leur otage, les journaux anglais de Montréal, dont le Star ?[30] »

Face à une telle « analyse », un constat s’impose : l’écrivain ne procède pas à la critique des sources journalistiques. Il est difficile de voir où il veut en venir en identifiant certaines sources, de manière presque tout à fait isolée, dans une réflexion où un nombre important de témoignages et de faits historiques ainsi que d’éléments de contextes sociaux sont mis de côté. Dès le départ, le rapport de l’auteur aux sources ne sert qu’à étayer une thèse déterminée à l’avance. Lorsqu’il explique sa démarche, il se décrit méfiant envers l’interprétation historique et affirme que la vérité peut se trouver à la source : « personnellement, j’aime croire que des écrits qui, avec le recul, nous apparaissent collés aux faits, sont susceptibles de renfermer des détails et des indices qui auront disparu du contenu décanté des synthèses plus tardives ». Autant Hamelin manifeste une suspicion certaine par rapport aux témoignages des acteurs du passé, autant son rapport aux sources écrites – surtout lorsqu’elles relèvent d’une certaine littérarité – témoigne d’une forme de fétichisme. En effet, il apparaît sélectionner ses documents en fonction de leur potentielle résonance avec la thèse de l’« histoire secrète », sans prendre en compte leur contexte de production (notamment, les conditions d’énonciation des articles journalistiques). En choisissant de ne mentionner que des sources qui témoignent d’éléments irréguliers – ou non retenus – dans le récit usuel de l’événement, Hamelin contribue à fabriquer sa propre version de l’histoire. Il ne s’agit pas d’affirmer que ces sources sont sans intérêt, mais que leur isolement par rapport à l’ensemble de la production journalistique durant la période étudiée ne constitue pas une assise solide pour développer une interprétation historique crédible.

Un rapide survol de quelques journaux québécois en octobre 1970 permet de constater que les hypothèses étaient nombreuses et que la machine à rumeurs tournait à vive allure. On notera à ce sujet l’ouvrage du spécialiste des communications Bernard Dagenais consacré à la couverture médiatique de la crise, un événement « à partir [duquel] chacun a tissé “sa réalité” ». Ayant étudié de manière approfondie une trentaine de quotidiens, hebdomadaires et mensuels représentant tous les genres de médias écrits, Dagenais pointe vers la difficulté de n’y lire qu’un récit et démontre par le fait même qu’il y a une juxtaposition de réalités et de perceptions différentes pour un seul événement. Bien conscient que « le réel se reconstruit […] au fur et à mesure des préoccupations des acteurs sociaux », il explique que les failles et les incohérences inhérentes au discours journalistique peuvent contribuer à alimenter des scénarios occultes. Cette analyse s’inscrit dans une réflexion plus large sur les particularités de l’écriture de presse, qui « par les exigences de la mise en page ou de la mise en onde, morcelle la réalité et présente de façon contiguë, sans lien direct, des éléments de cette réalité[31] ».

En utilisant les sources journalistiques pour alimenter une recherche, chacun doit s’enquérir de leurs conditions de production et de diffusion – public cible, impératifs commerciaux, difficulté à avoir accès à des sources fiables, nécessité de protéger certains informateurs, etc. Par ailleurs, dans le contexte précis de la Crise d’octobre et compte tenu de l’adoption de la Loi sur les mesures de guerre, il serait intéressant de questionner ses impacts sur les bureaux de rédaction, à savoir si une attention particulière a été portée aux informations publiées et s’il a existé diverses formes de censure ou d’autocensure. Tandis que l’entreprise de Louis Hamelin se rapproche du cadre de la recherche journalistique (sources anonymes, attention particulière accordée à un détail précis qui suffirait à justifier une enquête, méfiance générale, etc.), l’écrivain ne semble pas particulièrement porté à remettre en contexte les articles de journaux qu’il mentionne. En ne focalisant que sur les fragments de sources qui corroborent ses idées, Hamelin en vient à leur accorder une importance disproportionnée.

Interprétation historique et rhétorique de la conspiration

Une interprétation crédible d’un événement en particulier se base généralement sur une bonne connaissance du contexte historique dans lequel il se situe. Le chercheur peut recourir à la comparaison, en particulier lorsque le phénomène apparaît unique dans le cadre national étudié. Lorsqu’il lui vient de comparer la Crise d’octobre avec des événements contemporains similaires (violence politique, enlèvements), Hamelin adhère à tous coups aux lectures plutôt conspirationnistes de ces événements. Concernant la gauche américaine des années 1960-1970, Hamelin convoque Norman Mailer, qui en était venu à penser « que l’histoire de la gauche pendant les années soixante […] a été aux deux tiers fabriquée par la police secrète d’Amérique[32] ». L’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges italiennes en 1978, auquel Hamelin fait souvent référence en raison des ressemblances de l’affaire avec la crise québécoise, est aussi considéré comme le résultat de manipulations policières. Si on ne se fiait qu’aux exemples d’Hamelin, toute l’histoire de la violence politique contemporaine en Occident apparaîtrait en grande partie comme une série de provocations policières.

Dans la masse d’allégations qu’Hamelin sort de son sac concernant l’histoire « secrète » d’Octobre 1970, il en est une dont il se targue d’être à peu près certain : que la détention de Pierre Laporte par les membres de la cellule Chénier fut surveillée par la police ou les services secrets. Pour étayer son argument, l’écrivain fait même référence au principe philosophique du « rasoir d’Ockham », selon lequel les hypothèses suffisantes les plus simples sont les plus vraisemblables. En plus des supposées déclarations policières faites aux médias devant la maison de la rue Armstrong le matin du 19 octobre, Hamelin fait du livreur de poulet Roger Masse l’un des maillons de sa théorie. Ce dernier, convoqué comme témoin dans les procès de Francis Simard et de Paul Rose, s’était montré réticent à collaborer, comme en témoignent les extraits des minutes de procès choisies par Hamelin. La coïncidence qui fait de ce livreur le cousin d’un ancien policier et le fait qu’il ait été surpris, quelques jours avant l’enlèvement de Laporte, en train de perturber une séance au Palais de justice de Montréal qui voyait comparaître trois membres du FLQ – anecdote rapportée par Jacques Ferron et confirmée par le cousin policier lors d’une conversation téléphonique avec Hamelin – convainquent l’écrivain de son rôle secret. L’entretien téléphonique avec le cousin du livreur est rapporté par le romancier de manière à accentuer ce qu’il considère comme des silences révélateurs, qui induiraient le rôle trouble du livreur, soit qu’il était lui-même de connivence avec la police. En manipulant des détails qui relèvent de l’anecdote et du ouï-dire, Hamelin réinvente la notion d’hypothèse suffisante la plus simple :

[…] il m’est apparu que le rasoir d’Ockham tranchait en faveur de l’hypothèse d’une surveillance du cottage de la rue Armstrong par des équipes de l’escouade antiterroriste et/ou de la police secrète canadienne. C’était, entre autres, la seule manière entièrement satisfaisante d’expliquer le comportement étrange du petit-cousin Roger et l’ahurissant hasard de sa présence dans la salle du tribunal pendant un procès felquiste cinq jours avant d’aller livrer du poulet barbecue aux complices des accusés[33].

On pourrait tout aussi bien supposer que Roger Masse était simplement sympathisant des felquistes, tout en occupant un emploi de livreur pour un restaurant de volaille de la Rive-Sud de Montréal. Si Hamelin est conscient des limites assez évidentes de la seule hypothèse du livreur de poulet, il la juxtapose avec un autre élément constituant selon lui une anomalie majeure, la déclaration de la police sur la maison voisine de la rue Armstrong, contribuant encore une fois à la circularité de son raisonnement.

Dans son obstination à écarter la possibilité que les autorités policières aient effectivement été lentes à retracer et à arrêter les ravisseurs de Cross et de Laporte, Hamelin ignore sciemment les analyses réalistes de gestion de crise effectuées par des spécialistes en contre-terrorisme. Doug Munroe, qui a étudié Octobre 1970 en regard de la stratégie policière et organisationnelle des autorités, explique que durant cet événement, comme dans n’importe quelle crise, l’action stratégique des gouvernements n’est pas réductible à une somme de calculs froids dont l’exécution serait parfaitement maîtrisée. Au contraire, il considère qu’il s’agit d’une erreur, dans un contexte tel que celui d’Octobre 1970, d’appréhender l’existence d’un lien direct entre la volonté des autorités politiques et son application dans le réel. En d’autres mots, il serait hasardeux dans ces circonstances de considérer l’action des autorités comme le simple résultat de décisions stratégiques rationnelles. Munroe précise :

Simple strategic choice accounts of state counterterrorism efforts are insufficient and misleading. They create the image of a world where everything is neatly connected to everything else, over-emphasizing the role of leaders and decisions while obscuring contingency, accident, politicking, and zeal. They present the illusion of simple, transparent relationships between intent and action, action and outcome[34].

Finalement, le climat de crise complexifie nécessairement l’activité normale des autorités policières. Contrairement à ce qu’induit Hamelin, lorsqu’il annonce d’emblée qu’il ne croit pas à ce qu’il appelle « le mythe de l’inefficacité policière », la stratégie policière n’est pas forcément cohérente et proactive. En choisissant de focaliser sur diverses irrégularités de l’histoire, détails qu’il relie la plupart du temps à des manipulations politico-policières, l’écrivain contribue à forger une version inversée du mythe, dans laquelle la police s’avère nécessairement « efficace ». Cette obsession n’est pas sans rappeler les différents procédés qui alimentent les nombreuses théories de la conspiration. À ce sujet, dans une entrevue qu’il a accordée au magazine L’Actualité en septembre 2010, Hamelin se décrivait comme « un “conspirationniste” critique », pour se distinguer de ceux qu’il qualifie de conspirationnistes « trop imaginatifs », associés aux théories délirantes à propos d’événements tels que l’assassinat de John F. Kennedy ou les attentats du 11 septembre 2001[35]. La méthode de raisonnement d’Hamelin et la manière de présenter ses idées dans les médias le rangent néanmoins dans la catégorie diffuse du conspirationnisme. Si l’auteur cherche à se distancier en partie de ce qualificatif, c’est surtout parce qu’il considère qu’« aujourd’hui, l’étiquette de “conspirationniste” sert à dévaluer d’avance tout effort de réflexion sur ce que, pour [sa] part, [il] préfère appeler des “manipulations politico-policières” ». Il ajoute aussi que chez les théoriciens du complot, « il y a des gens sérieux, et il y en a d’autres…[36] »

Les spécialistes de rhétorique Emmanuelle Danblon et Loïc Nicolas soulignent judicieusement que le simple fait de pister les traces d’un complot en particulier implique soit un doute, soit une assurance préalable de son existence. Ce cheminement implique l’appréhension, avant même le début des recherches, de signes qui tendent vers un tel constat. Pour Danblon et Nicolas, « cette attitude consiste à suivre à la trace, c’est-à-dire à pister et à interpréter des résidus, déchets, débris apparemment anodins, à les faire parler pour qu’ils nous racontent leur histoire : une présence cachée, une cause, une raison[37] ». Pour le professeur Brian L. Keeley, la détection d’irrégularités parmi les données dans le cadre de la recherche scientifique a souvent abouti au lancement de nouveaux champs de recherche dépassant le paradigme préexistant. Les efforts pour comprendre ces irrégularités peuvent mener à l’élaboration de nouvelles théories, ou permettre l’infirmation d’hypothèses jusqu’alors communément acceptées. La particularité des « conspirationnistes », c’est qu’ils considèrent la seule existence d’irrégularités comme invalidant les autres hypothèses. Keeley ajoute : « given the imperfect nature of our human understanding of the world, we should expect that even the best possible theory would not explain all the available data. One’s theory should not fit all the available data, because not all the available data are, in fact, true[38] ». Le problème méthodologique fondamental des théories de la conspiration, c’est qu’elles cherchent davantage à invalider d’autres hypothèses qu’à fournir de nouvelles explications scientifiques. Face à celles-ci, Keeley conclut en avertissant les chercheurs confrontés à ce genre de théories : « the best we can do is track the evaluation of given theories over time and come to some consensus as to when belief in the theory entails more skepticism than we can stomach[39] ». On peut constater que la démarche de Louis Hamelin résonne à plusieurs niveaux dans la description de la rhétorique du complot établie par les divers spécialistes s’étant penchés sur ce mode de raisonnement.

* * *

Comme l’ont mentionné les quelques chercheurs s’étant penchés sur les événements d’Octobre 1970, il reste certainement plusieurs zones d’ombres pour lesquelles des explications plausibles n’ont pas encore été fournies, des éléments qui peuvent déborder du cadre de compréhension générale qui s’est développé dans les quarante-cinq dernières années, particulièrement dans le domaine de l’histoire. Il s’avère important de souligner la pertinence que pourrait revêtir une analyse historique plus approfondie de l’événement, qui prendrait en considération les différentes sources, entreprise qui s’attarderait à recouper les témoignages, les déclarations et les rapports policiers, les minutes de procès, les articles de journaux et autres éléments factuels ; un travail qui n’a pas encore été réalisé. On pourrait alors potentiellement découvrir certaines incohérences, qui susciteraient peut-être à leur tour des recherches plus pointues ou qui aiguillonneraient les chercheurs vers de nouvelles sources. Pourtant, il semble incontestable que la méthode – voire l’absence de méthode – d’Hamelin ne propose pas une lecture crédible des irrégularités qu’il soulève. S’il souhaitait mettre en lumière les failles de l’histoire en utilisant notamment un large éventail de procédés littéraires ou fictionnels, le romancier n’arrive pas à dépasser le cadre de son propre récit. Dans l’entrevue accordée au magazine L’Actualité, à la question posée par son interlocutrice à savoir pourquoi ne pas avoir écrit un essai au lieu d’un roman s’il était aussi convaincu de la véracité de son propos, Hamelin répondait qu’il écrirait peut-être ce livre un jour, mais que le genre de l’essai l’aurait obligé à plus de prudence[40]. Au final, Hamelin n’aura pas été plus prudent, ni plus convaincant.

Pierre Nora, commentant les rapports entre l’histoire et la fiction, mettait en garde les historiens :

Sans doute n’y a-t-il pas d’histoire sans imagination historique, ni sans le pathétique qui s’attache à toute chose disparue ; mais si l’écriture romanesque reste celle à qui tout est permis, à qui tout est demandé, l’historien est au contraire celui qui sait et qui dit ce que l’histoire permet et ce qu’elle ne permet pas. Il faut, surtout par les temps qui courent, l’affirmer avec force : quel que soit son pouvoir thaumaturgique, il n’y a pas d’historien sans attachement absolu au principe de réalité[41].

Les interventions de Louis Hamelin sur l’événement historique que constitue la Crise d’octobre nous rappellent que l’histoire est un champ poreux. En ce sens, les historiens doivent savoir rester prudents et investir l’espace public pour éviter que La constellation du lynx soit un jour considéré comme une référence sur l’histoire du Québec.