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Au fil des années, une véritable « école républicaine » a vu le jour en sciences sociales au Québec, alimentée, entre autres, par les travaux de Stéphane Kelly, Marc Chevrier, Louis-Georges Harvey et Danic Parenteau. Avec De la République en Amérique française. Anthologie pédagogique des discours républicains au Québec, 1703-1967[2], les principaux artisans de cette école ont voulu montrer que, tout au long de notre histoire politique et intellectuelle, certains thèmes chers aux républicains – la souveraineté du peuple, la lutte à la corruption, l’éducation civique – furent non seulement considérés, mais débattus, discutés, défendus par nombre de politiciens, de journalistes et d’intellectuels canadiens-français. Cette anthologie « pédagogique », expliquait-on dans l’introduction, « vise à faire connaître une troisième voie politique, à côté des voies libérale et conservatrice[3] ». Contrairement à ce qu’avait laissé voir l’historiographie traditionnelle, le monde des idées ne se départageait pas seulement entre les modernistes libéraux, convaincus que les sociétés étaient avant tout des agrégats d’intérêts, peu intéressés par la question du régime, et leurs vis-à-vis conservateurs, traditionalistes, ultramontains, attachés aux hiérarchies d’Ancien Régime, au respect d’autorités consacrées par l’histoire. Entre ces deux pôles, il aurait existé une autre voie moderne, inspirée par ce que des chercheurs ont appelé l’« humanisme civique[4] », tradition de pensée découverte sur les bancs des collèges classiques en étudiant la chute de la République romaine et l’avènement de l’Empire, mais aussi nourrie par les combats des peuples du Nouveau Monde pour leur émancipation du joug colonial. Cette troisième voie républicaine aurait accordé une grande importance à la question du régime, lequel devait proposer une citoyenneté plus active et une certaine manière de considérer les affaires de la Cité.

S’agissant du mouvement patriote des années 1830 au Bas-Canada, des idées chères à Louis-Joseph Papineau et de plusieurs propositions formulées dans les 92 Résolutions, la thèse de cette « école républicaine », développée de brillante façon par Louis-Georges Harvey, me semble très convaincante[5]. Pour la période qui suit cependant, j’ai quelques réserves. Certes, on décèle des thèmes républicains chez les Rouges qui vont contester l’hégémonie de l’Église et critiquer l’Acte de l’Amérique du Nord britannique en déployant des arguments connus : l’importance de recourir au peuple pour faire approuver un texte constitutionnel, la nécessité de distinguer les sphères temporelles et spirituelles, le souci de mieux former des citoyens, la hantise de la corruption. On retrouve ces mêmes thèmes chez des personnages comme Honoré Mercier, défenseur de l’instruction obligatoire, Télésphore-Damien Bouchard, anticlérical notoire, et plusieurs chantres de la décolonisation durant les années 1960. On reconnaît également une veine républicaine chez des artistes et des intellectuels engagés comme Louis Fréchette, Honoré Beaugrand ou Éva Circé-Côté, bien qu’il soit difficile, dans ces trois cas, de départager républicanisme et francophilie[6]. En fin de compte, je reste sceptique, parce que la revendication explicite et assumée de la république me semble plutôt rare dans notre histoire, du moins si l’on considère les intentions des acteurs, non pas seulement des morceaux de leurs discours.

Si, dans cet article, je me suis intéressé à la figure de Marcel Chaput, c’est précisément parce que la référence à la république sera chez lui claire, explicite, assumée, voire, par moments, revendiquée. Il s’agit d’offrir une « étude de cas », une contribution aux réflexions proposées par « l’école républicaine », laquelle a esquissé de nouvelles pistes de recherche aux historiens. Il ne s’agissait pas d’offrir une analyse globale de la pensée de ce pionnier du mouvement indépendantiste – ce travail reste à faire –, mais bien de voir la place qu’occupe l’idée républicaine dans l’univers intellectuel de Marcel Chaput, traversé par de multiples influences. Même si l’idée républicaine fut chez lui assumée, il ne s’agissait pas non plus de laisser croire que celle-ci fût centrale, incontournable, mais plus modestement de comprendre le sens qu’allait lui donner Marcel Chaput dans une époque de recadrage idéologique. Je précise que seule la période entourant la fondation et la courte vie du Parti « républicain » a retenu mon attention, donc la première moitié des années 1960. Dans le fonds Marcel-Chaput de la BAnQ, disponible à Montréal, je n’ai donc consulté que les documents qui concernaient cette période.

Fondateur du Parti « républicain » du Québec

Marcel Chaput est le fondateur du premier véritable parti indépendantiste de l’histoire du Québec : le Parti républicain du Québec, une formation politique éphémère, mais qui fera beaucoup de bruit durant l’année 1963. Sans contredit, il compte parmi les chefs historiques du mouvement indépendantiste québécois moderne[7]. Né en 1918, originaire de Hull, il n’a pas encore 20 ans lorsqu’il prononce son premier discours « séparatiste » en 1937 dans le cadre d’une activité organisée par l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française. Les auteurs qui l’inspirent alors sont d’horizons différents, mais à dominante traditionaliste : Dostaler O’Leary, Paul Bouchard, Jules-Paul Tardivel, Arthur Buies, Berthelot Brunet[8]. Vingt-trois ans plus tard, après avoir milité quelques mois à l’Alliance laurentienne de Raymond Barbeau[9], il fonde en septembre 1960, avec André d’Allemagne et d’autres amis, le Rassemblement pour l’indépendance nationale, le RIN. L’année suivante, il en devient le président. Cet engagement indépendantiste entraîne son expulsion de l’Ordre de Jacques-Cartier, une société secrète au service des Canadiens français, très active dans la région de la capitale fédérale[10]. Docteur en chimie de l’Université McGill, il est suspendu de la fonction publique fédérale en novembre 1961, au lendemain d’une conférence qu’il prononce à l’Université Laval lors d’un colloque sur l’avenir de la fédération canadienne organisée par des étudiants en droit, dont Brian Mulroney[11]. Dès son retour au travail, il offre sa démission. Ce geste plein de panache défraie les chroniques et fait de lui le premier sacrifié de la Cause. Il peut désormais se consacrer au mouvement indépendantiste à plein temps.

Au départ, le RIN se présente comme un mouvement social et un groupe de pression dont la principale mission est de faire connaître l’idée indépendantiste et de propager ses vertus. Marcel Chaput est cependant pressé de transformer le RIN en véritable parti politique, un point de vue que ne partagent pas – pas encore du moins – ses collègues de la direction[12]. Lors de l’élection québécoise du 14 novembre 1962, il décide donc de rompre les rangs et de se présenter comme candidat « indépendantiste indépendant » dans la circonscription montréalaise de Bourget. Sa performance est honorable : il récolte 3 299 votes. Le RIN, de son côté, appuie les Libéraux et leur programme de nationalisation de l’hydroélectricité[13]. Un mois plus tard, le 17 décembre 1962, cet admirateur de Jeanne d’Arc[14] fonde le Parti républicain du Québec, ce qui entraîne son expulsion du RIN. La vie du nouveau parti sera aussi courte que tumultueuse ! Après l’ouverture d’un secrétariat et la tenue d’un premier congrès à l’hôtel Reine-Élizabeth les 16 et 17 mars 1963 – lors duquel le programme et les statuts du parti sont adoptés – les problèmes financiers surgissent[15]. Pour les surmonter, Marcel Chaput a recours au jeûne, un moyen original, mais extrême. Il en effectue deux : celui de l’été 1963 lui permet d’amasser 100 000 $ alors que le second, organisé quelques mois plus tard, est un échec cuisant. Au début de l’année 1964, le Parti républicain se dissout ; quelques mois plus tard, Marcel Chaput retourne au RIN, transformé entre-temps en parti politique.

Durant ces années d’effervescence, Marcel Chaput publie Pourquoi je suis séparatiste[16], un ouvrage qui obtient un immense succès de librairie, J’ai choisi de me battre[17], un récit autobiographique fort instructif, et de nombreux textes dans Le Républicain[18] et L’Indépendance[19]. Au cours du printemps 1963, sous le chapeau « La République rendue facile ! », il répond aux questions des lecteurs dans Les Nouvelles Illustrées, un hebdomadaire de potins artistiques possédé par Pierre Péladeau, étoile montante du monde de la presse écrite, lequel lancera l’année suivante, le Journal de Montréal. Pendant plusieurs mois, une page complète de cet hebdo populaire allait lui permettre d’expliquer sa conception de l’indépendance du Québec et, parfois, sa vision de la République. Grâce à ce corpus de textes et aux discours regroupés dans ses archives personnelles, l’historien des idées ne manque pas de matière pour tracer les contours de la pensée de Marcel Chaput.

Les idées du chef indépendantiste et le programme du Parti républicain pourraient être étudiés de diverses façons. On pourrait se pencher sur son rapport à l’État-providence, sa vision internationale, sa perception du processus de décolonisation. À cheval entre le traditionalisme groulxien et l’idéologie de la décolonisation, Chaput est un cas intéressant qui mériterait une étude approfondie. « Je suis un homme de tradition, un homme de vision prospective dans la lignée du général de Gaulle ou de l’écrivain français Anatole France, confie-t-il un jour à son disciple Jean-Marc Brunet. Suis-je à gauche, au centre ou à droite ? Ne cherchez pas plus longtemps, je vais vous le dire : (…) je suis un révolutionnaire légaliste. Si la Cause l’exigeait, je n’hésiterais pas à déposer une bombe sous la statue du roi Machin, mais je ne me permettrais pas de brûler un feu rouge en m’y rendant[20] ». Pour nourrir les réflexions de notre « école républicaine », j’ai fixé mon attention sur la place qu’occupe l’idée républicaine dans l’économie générale de la pensée de Marcel Chaput à l’époque de la fondation du Parti républicain. Inspiré par le dernier livre de Danic Parenteau[21], je ne me suis pas seulement intéressé à la constitution d’un Québec souverain et républicain, mais aussi aux thèmes de prédilection du républicanisme : soit la souveraineté du peuple, la laïcité, la citoyenneté, l’identité nationale.

Fait à noter : aucun texte de Chaput ne figure dans l’anthologie des discours républicains citée plus haut. Connaissant le sérieux des responsables, on peut parier que ce n’est pas faute d’avoir cherché. Cette absence ne surprend guère cependant. Dans Pourquoi je suis séparatiste, Marcel Chaput élude très rapidement la question du régime politique d’un Québec indépendant. « Un jour, écrit-il, il faudra parler des modalités du pouvoir. Mais chaque chose en son temps[22] ». La question du « régime », explique-t-il plus loin, « n’entre pas dans les propos de ce livre. Quand viendra le moment, la population du Québec décidera par des voies démocratiques des institutions qui lui conviendront[23] ». Cette perspective semble avoir été celle de la plupart des militants indépendantistes de cette époque. C’est du moins celle que l’on retrouve dans le premier vrai programme du RIN, adopté le 21 octobre 1962 qui se concluait ainsi : « Le Rassemblement pour l’indépendance nationale réclame l’indépendance politique totale du Québec et la proclamation de la république[24] ». Dans le corps de ce programme, aucun plaidoyer du régime républicain, aucune description non plus des futures institutions d’un Québec indépendant.

Pourquoi Chaput élude-t-il si rapidement une question aussi fondamentale, lui qui fondera pourtant un parti « républicain » ? Des raisons tactiques ou stratégiques expliqueraient en partie ce silence. S’il quitte l’Alliance laurentienne de Raymond Barbeau, c’est en bonne partie parce que ce dernier liait l’indépendance à l’adoption d’un projet constitutionnel[25]. « Raymond Barbeau est un patriote renseigné et intelligent, mais c’est aussi un aristocrate qui, dans le temps, manquait de souplesse. Il exigeait une adhésion aveugle à un programme tout tracé d’avance, et nous, de Hull, nous avions des idées à nous[26] ». Aristocrate ? Chaput est poli. Au milieu de son second jeûne, que désapprouvait Barbeau, Chaput traite ce dernier de « fasciste notoire » et l’accuse d’avoir voulu faire main basse sur son parti « pour en faire l’instrument de son totalitarisme[27] ». Ce qui primait chez Marcel Chaput, et le distinguait de Barbeau, c’était sa volonté de fédérer les indépendantistes[28], quelles que soient leurs « idéologies ». D’aucune manière, selon lui, l’indépendance du Québec ne devait-elle être conditionnelle à l’adhésion à un programme ou à un régime.

Son silence sur les vertus du régime républicain tient probablement à une autre raison, plus fondamentale : son « primat du national[29] ». C’est qu’aux yeux de Chaput, les nations transcendaient les régimes. « Pour s’en convaincre, écrit-il dans Pourquoi je suis séparatiste, il suffit de regarder les Nations Unies. Chacun des 99 pays qui composent cette organisation mondiale est un pays indépendant. Et pourtant, vous avez dans ces pays toute la gamme des régimes et des idéologies politiques : démocraties, dictatures, monarchies constitutionnelles ou absolues, régimes présidentiels et autres. De même, plusieurs de ces pays ont changé, au cours de leur histoire, de système et de régime. Ainsi la France, qui est indépendante depuis des siècles, fut tour à tour monarchie, empire et république[30] ». Et il ajoute : « Pas plus au Québec qu’ailleurs, on ne recherche l’indépendance pour y instaurer un système politique particulier. Quant à moi, l’État souverain du Québec devrait être une République et une Démocratie[31] ». S’il élude la question du régime aussi rapidement, ce n’est donc pas seulement pour des raisons stratégiques, mais aussi parce que, par rapport à l’indépendance nationale, la question du régime, à l’instar des questions idéologiques plus générales, lui semble alors secondaire, et ce même s’il se dit clairement républicain. C’est qu’à ses yeux, les nations durent alors que, pour le meilleur et pour le pire, les régimes passent.

Voilà pourquoi, selon moi, on ne retrouve ni dans les textes publics de cette époque ni dans les documents déposés dans son fonds d’archives, aucune réflexion de fond sur l’idéal républicain – son histoire, ses fondements philosophiques, sa nécessité politique. Il postule que la République est le meilleur régime pour un Québec indépendant, mais sans jamais creuser la question en elle-même et pour elle-même.

L’appel au peuple… de langue française

Cela dit, plusieurs de ses interventions donnent à voir un éthos républicain. Dans le programme du PRQ, l’orientation républicaine est évidente. L’article 2 explique que le PRQ, une fois élu, procédera, « après la déclaration d’indépendance du Québec, à l’instauration de la RÉPUBLIQUE DU QUÉBEC après avoir fait approuver par le peuple la constitution nationale[32] ». Cette approbation se ferait par voie référendaire. En réponse à un lecteur des Nouvelles Illustrées, Chaput prévoit que la période entre la prise du pouvoir du Parti et l’indépendance effective du Québec serait d’« environ un an[33] ». Le recours au référendum, cet appel au peuple si cher aux républicains, était donc un élément clef du processus d’accession à l’indépendance[34]. Aussi, le gouvernement d’un Québec souverain pourrait y recourir pour « certaines mesures d’urgence et d’importance nationale[35] ». Pas question donc, dans l’esprit de Chaput, de décréter unilatéralement l’indépendance du Québec à la suite d’une motion adoptée par une majorité de députés de l’Assemblée législative. La source ultime de la souveraineté n’était pas, comme en régime britannique, le Parlement, mais le peuple.

Probablement inspiré par la jeune Ve République gaulliste, le programme du PRQ comptait mettre en place un régime présidentiel, lequel prévoyait l’élection au suffrage universel du président et l’instauration d’une « assemblée nationale démocratique[36] ». Dans ce pays souverain, l’influence occulte des pouvoirs de l’argent sur les élus du peuple serait combattue. L’article 20 du programme prévoyait en effet que les partis politiques de la future république seraient tenus de « fournir un bilan financier annuel » et de limiter leurs dépenses électorales. L’État sévirait contre la corruption et les fonctionnaires seraient recrutés par voie de concours afin de les soustraire « à toutes influences politiques ».

Du programme du PRQ et des interventions de Marcel Chaput se dégagent une foi bien républicaine, voire jacobine[37], dans un État fort, unitaire, centralisé. Un État fort qui, pour le dire comme Danic Parenteau, serait le « dépositaire de la volonté du peuple », l’« incarnation institutionnelle d’une nation[38] ». C’est qu’aux yeux de Chaput, il était tout à fait normal qu’un État-nation ne veuille pas partager ses pouvoirs, ses juridictions ou sa souveraineté avec un autre État, fut-il fédéré. Il comprenait parfaitement la tendance centralisatrice à l’oeuvre au Canada anglais. « Je me permettrai de faire scandale, écrivait-il dans Pourquoi je suis séparatiste, en avouant qu’en principe je suis centralisateur. Car je souhaiterais que, dans un pays, il n’y eût pas dix systèmes scolaires différents, dix législations différentes, dix régimes d’impôts différents (…) Je le répète, si j’étais anglais dans un pays anglais, ou français dans un pays français, je serais centralisateur. Je ne puis donc pas reprocher aux députés anglophones d’Ottawa, dans leur croyance que le Canada est un pays anglophone, d’être centralisateur[39] ». Selon lui, seul un État fort était en mesure de planifier le développement économique, social et culturel de la nation de façon rationnelle et ordonnée. Comme la plupart des hommes politiques de sa génération, Chaput croyait qu’en réunissant les meilleurs experts – formés par une « Haute École d’Administration Publique[40] » – dans une fonction publique moderne et au sein d’un « Conseil d’Orientation Économique[41] », l’État, notamment par la mise en place de « plans quinquennaux[42] », arriverait à planifier rationnellement le développement d’une société et à orienter positivement son avenir.

Un État fort, donc, mais résolument français. Si les principes directeurs V et VI du programme républicain garantissaient « le respect des minorités ethniques » et s’engageaient « à ne pratiquer aucune discrimination de race » ou « de langue », il était clairement établi que la future république serait de langue et de culture française. Aucune place ici pour l’optique différentialiste du multiculturalisme libéral. Chaput était dans le prolongement du programme du RIN adopté en octobre 1962, lequel commençait par cette intention clairement assimilationniste : « La nation est essentiellement une communauté historique et culturelle. Elle est pluraliste par ses éléments ethniques, sociaux, politiques et religieux, qui s’allient dans une culture commune à laquelle doivent s’assimiler les apports nouveaux[43] ». Dans l’esprit de Chaput, l’État du Québec serait avant tout au service de la nation canadienne-française, de la même manière que l’État d’Israël servait les desseins du peuple juif. Le chef indépendantiste avait d’ailleurs une grande admiration pour le jeune État sioniste. « Les Canadiens français ont dans le passé dit beaucoup de mal des Juifs, écrit-il dans Pourquoi je suis séparatiste ; nous pourrions peut-être ici en dire un peu de bien. Car nous avons beaucoup à apprendre d’eux. Par exemple que ce peuple disséminé de par le monde, ayant perdu depuis vingt siècles sa mère patrie, ayant oublié sa langue maternelle, a finalement décidé, à notre époque, de fonder son pays, Israël, l’ancienne Palestine. Au milieu d’un territoire aride, entourés d’ennemis séculaires, les Juifs du monde se sont groupés et ont bâti un pays[44] ». Chaput admire la volonté de Ben Gourion et de son peuple et s’inspire de certaines de leurs réalisations. Il est très impressionné par la renaissance de l’hébreu et croit, à l’instar du gouvernement israélien, qu’il faudrait proposer à la diaspora canadienne-française une « loi du retour[45] ». Aux yeux de Chaput, qui se conforme ici à une perspective républicaine d’inspiration jacobine, la langue et la culture française sont des facteurs d’unité et de cohésion. Normal dans ces conditions que l’État assure leur protection et en fasse la promotion.

Que faire alors de l’Université McGill et des institutions anglophones financées par l’État du Québec ? La solution mise à l’avant par Marcel Chaput est aussi simple que draconienne : couper les vivres. Dans un communiqué diffusé le 19 juin 1963, la direction du PRQ pose une question qui montre toute l’étendue de l’exaspération de son chef par rapport aux droits dont disposent les anglophones : « Resterons-nous encore longtemps des poires ? » ! Alors que les députés de l’Assemblée législative procèdent à l’étude des crédits, Chaput constate que les universités McGill, Bishop et Sir George William accaparent à elles seules 36 % du budget des universités québécoises. « Le Québec français, lit-on, doit subventionner deux minorités, anglo-québécoises et franco-canadiennes des autres provinces, alors que les provinces anglaises n’en subventionnent aucune ». Il propose donc de mettre fin à ce financement qui favorise « l’anglicisation de la jeunesse de langue française », en plus de perpétuer « la domination étrangère du Québec[46] ». Au lecteur Robert Trudel qui lui demande ce qu’il arrivera à l’Université McGill dans un Québec souverain, Marcel Chaput a cette réponse on ne peut plus claire : « Ou bien elle reste une université de langue anglaise, comme elle l’est présentement, et elle cesse de recevoir des octrois du gouvernement québécois parce que la République du Québec ne subventionnera que des institutions de langue française. Ou bien elle deviendra une université de langue française, financièrement supportée par le gouvernement du Québec indépendant[47] ».

Certains pourraient voir là une sorte de paradoxe. D’un côté, le PRQ interdit toute discrimination basée sur la langue, et de l’autre son chef annonce qu’il mettra fin aux subventions destinées aux universités de langue anglaise. D’autres pourraient y voir aussi de l’intolérance ou un esprit revanchard. Je crois qu’il n’en est rien. Nous sommes plutôt face à une forme assez classique de jacobinisme républicain. La république du Québec aurait été une communauté de citoyens égaux devant la loi – le PRQ prévoyait l’adoption d’une « charte des Droits de l’Homme[48] » –, mais partageant une même volonté commune d’assurer la survie et l’épanouissement d’une collectivité française en Amérique. Comme il l’expliquera lui-même en février 1963, la république qu’il appelait de tous ses voeux n’était pas fondée « par le sang ou par la race, mais la libre adhésion des habitants du Québec, de quelque ascendance qu’ils soient, à la langue et à la culture française ». Inspiré par Bourguiba, grand fondateur de la Tunisie moderne, Chaput expliquait, lors d’un banquet organisé en son honneur : « Le Parti Républicain du Québec est le parti de tous les Canadiens français comme celui de tous les Québécois, désireux de fonder, dans la liberté, le pays français que nos ancêtres avaient rêvé d’établir en cette terre d’Amérique[49] ». Tous les citoyens étant égaux devant la loi, Chaput ne pouvait concevoir que des minorités puissent avoir quelques privilèges particuliers, fussent-ils historiques. Cette république une et indivisible était à la fois le produit d’un consentement de ses citoyens et le fruit d’une histoire, l’expression d’une filiation qui plongeait ses racines dans un passé lointain et d’un projet d’avenir.

Cette cohérence toute républicaine en faveur de l’unilinguisme français, partagée par les fondateurs du RIN, ralliait la plupart des indépendantistes de la première heure et l’intelligentsia de gauche qui militait pour la décolonisation du Québec. Premier député indépendantiste de l’histoire du Québec, François Aquin défendra cette cause lors du premier congrès du Parti Québécois. Il se heurtera toutefois à la perspective de René Lévesque, beaucoup plus accommodante et libérale. À mon avis, les grilles républicaine et libérale éclairent beaucoup mieux ces débats initiaux sur l’unilinguisme français que les couples conceptuels et manichéens de nos commentateurs d’aujourd’hui : « ouverture/fermeture ; modernité/réaction ; tolérance/xénophobie ».

Religion, citoyenneté et démocratie

Pour mieux saisir la place de l’idée républicaine dans la pensée de Chaput, tournons-nous maintenant vers des thèmes importants comme ceux de la laïcité, de la démocratie et de l’éducation.

La laïcité, on le sait, est l’un des axes clefs de la pensée républicaine. Voilà pourquoi la question religieuse était un sujet sensible pour ces indépendantistes de la première heure[50]. Raymond Barbeau était un traditionaliste qui ne pouvait concevoir que le Canada français puisse un jour abandonner son héritage chrétien[51]. À l’autre bout du spectre, Pierre Bourgault et les jeunes qui allaient fonder Parti pris rêvaient déjà de « révolution[52] ». Le Québec de 1963 était encore largement clérical et la grande majorité des Canadiens français fréquentaient la messe dominicale et considéraient que le catholicisme faisait intégralement partie de leur identité nationale. L’article trois de la constitution du Parti fondé par Marcel Chaput se lisait donc comme suit : « L’objectif suprême du PARTI RÉPUBLICAIN DU QUÉBEC est l’épanouissement complet de la nation canadienne-française comme nation française et chrétienne dans le respect de la personne humaine, de la famille et des libertés civiles[53] ». Si la nation canadienne-française était chrétienne, la future république du Québec respecterait cependant les athées ou les agnostiques en instaurant des « écoles non-confessionnelles pour ceux qui en désirent, là où la densité de la population non confessionnelle est suffisante[54] ». Cette future république ne serait pas non plus fermée aux adeptes des religions non chrétiennes, minoritaires. « Le Québec que nous entendons libérer ne sera pas un Québec uniquement pour protestants, juifs ou catholiques, déclarait Chaput devant les militants de l’Alliance laurentienne, le 17 février 1963. Il sera le Québec de tous ceux qui, sans distinction de religion ou de race, voudront l’agréer pour leur patrie et l’habiter sous la protection de lois égalitaires[55] ». S’il fallait respecter les agnostiques et les minorités religieuses, pourquoi dès lors ne pas carrément opter pour la neutralité ? Par réalisme, expliquait Chaput, parce qu’il fallait bien refléter les valeurs de la majorité historique. Si la république du Québec devait être « chrétienne », c’était « non pas pour imposer le crois ou meurs des temps anciens, mais parce que 95 pourcent de la population du Québec est chrétienne et qu’il serait antidémocratique d’imposer le neutralisme religieux[56] ». L’argument de Chaput était celui du nombre : pourquoi imposer la neutralité à un peuple qui ne la réclamait pas ?

Cela dit, on sent parfois chez Chaput un certain agacement par rapport à la dimension religieuse du nationalisme traditionnel qui prescrivait l’obéissance aux autorités établies et suintait la résignation et le fatalisme. Comme les autres indépendantistes de cette époque, il milite contre le symbole du « mouton » mis de l’avant par la Société Saint-Jean-Baptiste lors des défilés de la Saint-Jean. Cet agacement ne semble pas avoir ébranlé sa foi catholique ni mis en question son adhésion à l’Église catholique cependant. Alors qu’il est en plein jeûne, un communiqué du PRQ explique que « demain, dimanche, M. Chaput quittera le secrétariat pour la deuxième fois en 13 jours, pour aller à la messe avec son épouse[57] ». Dans l’édition spéciale du Républicain consacrée au congrès de mars 1963, une page complète reproduit l’encyclique Pacem in Terris qui, explique Chaput, respectait les nations et leur liberté[58]. Rome restait donc une référence. J’aurais aimé trouver, dans la correspondance personnelle de Chaput, des réflexions sur la question religieuse et sur le rôle de l’Église canadienne-française, ne serait-ce que pour vérifier si le chef indépendantiste communiait aux critiques des plus jeunes. Hélas, rien. Chose certaine, à moins d’avoir été inattentif, le concept de laïcité n’apparaît nulle part dans le programme du PRQ ou sous la plume de son chef fondateur. Aucune pensée claire, donc, sur ce thème pourtant central au républicanisme, à peine une justification sur le « neutralisme ». Sur le plan religieux, la naissance de la république ne marquerait donc pas une rupture avec l’ordre ancien.

S’il n’est jamais question de laïcité, le thème d’une citoyenneté active, si cher aux républicains, est aussi absent. Cette question n’est pas réfléchie. Par citoyenneté active, j’entends notamment un citoyen éclairé et bien formé qui prend part aux grands débats de son époque et qui accepte de prendre les armes lorsque son pays est en danger. Les républicains ont généralement accordé une importance capitale à l’éducation et à la formation d’un sens civique ; ils accordaient aussi beaucoup d’importance à l’organisation d’une milice ou d’une armée, laquelle prévoyait l’enrôlement des citoyens qui, généralement, avaient donné quelques années de leur vie au service militaire obligatoire.

Dans ses rares interventions où il traite d’éducation, Chaput se montre surtout préoccupé par la transmission de la culture française. L’éducation qu’il faut mettre à l’honneur est plus « nationale » que « citoyenne ». S’il se réjouit des grandes réformes de la Révolution tranquille, il craint l’américanisation des esprits. Dans un discours qu’il prononce devant l’Association des instituteurs et institutrices de Mont-Laurier, le 3 novembre 1963, il se dit favorable à la création d’un grand ministère de l’éducation. Il se méfie cependant de ceux qui cherchent à réorienter le système scolaire. « Est-ce que le ministre de la Jeunesse a tenu compte du danger qu’il y aurait à confier l’orientation pédagogique du futur ministère à des conseillers imbus de conceptions américaines ? [59] » Ce que craint par-dessus tout Chaput, c’est l’acculturation, c’est-à-dire la « dénationalisation du corps enseignant et de la jeunesse », l’éclipse de « l’âme française ». Il s’en prend aux manuels traduits de l’anglais et aux méthodes d’enseignement inspirées par la pédagogie « anglo-américaine ». Ces approches, craint-il, risquent d’approfondir l’« aliénation culturelle » des Canadiens français et de miner « la confiance de nos écoliers dans les possibilités de la culture française ». À l’instar de Daniel Johnson à l’époque, il pointe directement du doigt le sous-ministre Arthur Tremblay : « Est-ce qu’il va continuer de modeler l’école sur celles des États-Unis ? demande-t-il. Est-ce qu’il permettra que nos instituts de pédagogie demeurent, pour ainsi dire des succursales des universités U.S.A. ? » S’agissant d’éducation, donc, le souci de Chaput porte sur son nécessaire caractère français et national, plus que sur des considérations proprement républicaines sur un citoyen actif et éclairé qui, un jour, devrait participer à la vie de la Cité.

Cette préoccupation culturelle est la même lorsqu’il aborde directement l’armée de la future république. À un lecteur des Nouvelles Illustrées qui lui demande s’il y aura une armée dans la future république, il répond oui « comme tous les pays du monde ». Mais, s’empresse-t-il d’ajouter, cette armée « ne sera plus sous l’autorité d’Ottawa ou de Londres, mais uniquement aux ordres du Québec[60] ». Nulle part n’est-il question d’instaurer un service militaire obligatoire ou de fonder une armée du peuple, comme en Israël par exemple.

Enfin, Marcel Chaput défend une conception républicaine de la démocratie, plutôt que libérale. Le 5 mai 1963, il participe à l’émission Tribune libre diffusée sur les ondes de Radio-Canada. Sur le plateau de télévision, il se trouve aux côtés d’intellectuels chevronnés : Léon Dion, Jean-Charles Harvey, Yves Michaud et Paul Lacoste. Alors que le Front de libération du Québec fait éclater ses premières bombes, on lui demande s’il est plus indépendantiste que démocrate. Bien que le PRQ se dissocie clairement des méthodes du FLQ, Chaput refuse cette opposition. « Chez un peuple, écrit-il dans Les Nouvelles-Illustrées, il est impossible d’atteindre la démocratie avant que ce peuple n’ait accédé à l’indépendance[61] ». L’indépendance, explique-t-il, « est la première exigence de la démocratie ». Et il poursuit :

« Si l’on accepte pour définition que la démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, comment le peuple canadien-français peut-il jouir de la démocratie, ou la pratiquer, quand la moitié des décisions importantes affectant la vie de ce peuple sont prises par un autre peuple, le peuple anglo-canadien. On est donc loin, dans ces conditions, du gouvernement par le peuple ; et tout aussi loin de la démocratie. Non, il ne peut y avoir de hiérarchie où la démocratie passe avant l’indépendance. Si hiérarchie il y a, ce doit être indépendance d’abord ».

Selon Chaput, « il ne peut y avoir de vraie démocratie chez un peuple qui n’est pas indépendant ». Comme il l’explique dans Pourquoi je suis séparatiste, « pas de libération intérieure sans libération extérieure[62] ». On ne peut être libre individuellement si on n’est pas d’abord libre collectivement. La liberté libérale n’a de sens que dans le cadre d’une nation libre de décider de son avenir et de prendre en charge son destin. Dans son livre-phare, Chaput croit que les dirigeants de Cité libre font fausse route en recherchant uniquement la liberté intérieure sans se soucier du cadre global qui restreint la liberté du peuple canadien-français. Cela dit, le séparatisme doit lui aussi rechercher la liberté intérieure, une fois l’indépendance acquise. « Cité libre et le Séparatisme représentent deux libérations complémentaires et indispensablement liées l’une à l’autre[63] », écrit-il. S’il cible directement les libéraux de la mouvance Cité libre, on a le sentiment qu’il envoie aussi un message aux indépendantistes de l’Alliance laurentienne tentés par les régimes autoritaires.

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Lorsque Marcel Chaput nous dit qu’il est républicain, il faut le croire, même si, dans ses écrits, le combat en faveur de la laïcité n’est pas le sien et qu’on trouve peu de traces d’une conception plus exigeante de la citoyenneté. Le parti qu’il fonde est néanmoins « républicain ». Il souhaite convertir le peuple du Québec à la cause indépendantiste, non par la force, mais par le discours, les arguments, la politique. La République à laquelle il rêve serait une et indivisible ; de langue et de culture française ; conduite par un président élu par le peuple.

Mais s’il faut absolument hiérarchiser, je dirais que Marcel Chaput était indépendantiste avant d’être républicain. Sa famille intellectuelle n’était d’ailleurs pas celle des républicains canadiens-français, des Patriotes à Honoré Beaugrand en passant par les Rouges, mais plutôt celle du nationalisme traditionaliste, de Jules-Paul Tardivel à Paul Bouchard en passant par Lionel Groulx. C’est du moins ce qui frappe lorsqu’on lit son récit autobiographique[64]. Présenter le programme républicain de Chaput comme une version plus douce de celui de Raymond Barbeau, tous les deux ancrés dans un « nationalisme de transition » et marqués par les valeurs du traditionaliste, me semble juste[65]. Cela dit, son expérience de l’Alliance laurentienne semble l’avoir immunisé contre une trop grande rigidité doctrinale – fixée soit sur la question du régime, soit sur les questions sociales. L’indépendance ne devait être captive d’aucun système, fût-il corporatiste, marxiste, ou autre. Sa décision de quitter le RIN en 1962 était dictée par un désaccord stratégique bien davantage que par une divergence idéologique ou programmatique[66]. Cette première scission du RIN annonçait en partie celle qui allait survenir en 1964 et opposer une certaine gauche montréalaise à une droite traditionaliste, surtout présente en région[67].

Ce qu’il fallait avant tout viser, c’était la liberté de la nation, non l’édification du genre humain. Cette quête était normale, saine. Les peuples « n’ont pas besoin d’excuses pour vouloir être libres. Si la perfection des hommes était une condition de l’indépendance des peuples, le monde serait un immense camp de concentration, car même les peuples souverains depuis des siècles ne sont pas encore parfaits[68] », écrivait-il dans Pourquoi je suis séparatiste ? De retour au RIN, Marcel Chaput ne semble pas avoir poussé davantage son projet républicain. Le programme adopté lors du congrès de mai 1965 témoignait surtout d’une foi technocratique. Sur le plan du régime politique, l’indépendance nationale ne marquerait pas une rupture fondamentale. C’est une assemblée constituante qui aurait la mission de tracer les contours des institutions nouvelles. Si le premier choix des membres du RIN était de vivre dans une « république démocratique », on considérait néanmoins qu’il était prématuré, voire « oiseux », « d’entrer dans le détail de cette Constitution[69] » …

Dès les premières heures du mouvement indépendantiste moderne, tout indique que la question du régime politique ait été secondaire – régime entendu au sens constitutionnel classique, mais aussi au sens de conception particulière de la société, « pratique sociale[70] ». Le nouveau cadre à l’intérieur duquel allait se déployer la souveraineté politique du peuple québécois importait, finalement, assez peu. Avec le recul, on constate que ce sont les questions identitaires et sociales qui accaparèrent l’attention des souverainistes québécois. Avant d’être un républicain, le souverainiste québécois était un défenseur de la cause du français ou un promoteur de la justice sociale.