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Marqués du triangle rose de Ken Setterington, ouvrage d’abord publié en anglais en 2013 sous le titre Branded by the Pink Triangle, est une oeuvre remarquable par sa composition, son ton et sa profonde volonté d’humaniser l’innommable, soit la persécution des homosexuels par le régime nazi entre 1933 et 1945. Cette population était notamment spécialement identifiée par un triangle rose dans les camps de concentration.

Ken Setterington est conteur, auteur, bibliothécaire et critique de livre pour enfants. Lui-même homosexuel et voulant partager son désarroi face à la condition de persécution vécue par les homosexuels dans le monde, à cette époque comme aujourd’hui, l’auteur écrit avec une émotion certaine et un profond respect envers les survivants et leur mémoire. Ouvrage introductif simple sans être simpliste, Setterington parvient à nous offrir un petit livre nécessaire sur cet épisode historique. Souvent perçu comme secondaire dans la grande littérature érudite sur le nazisme, cet épisode traduit au contraire parfaitement bien la nature criminelle du régime incarné par Hitler et ses sbires. L’auteur ne défend pas une problématique complexe et ne cherche pas à se perdre dans un argumentaire et la défense d’une hypothèse historique. Son but est tout autre ici, celui de faire connaître avec justesse et humanité la difficile réalité de la vie sous le Troisième Reich pour la communauté homosexuelle en insistant sur les parcours personnalisés de survivants.

En à peine 163 pages, une préface, dix petits chapitres et une conclusion, Ken Setterington relate le parcours des homosexuels en Allemagne surtout, mais aussi en Europe de 1871 à nos jours. Pour lui, les conditions de vie des homosexuels, toutes proportions gardées, étaient enviables avant l’arrivée au pouvoir des nazis. Il explique l’origine du paragraphe 175 condamnant les pratiques homosexuelles, article de loi introduit dans la constitution de l’Empire allemand en 1871. Cependant, avant l’avènement des nazis en 1933, il était peu ou pas mis en application par les autorités. Il va même plus loin et parle d’un âge d’or à Berlin pendant la période des années 1920 pour la communauté homosexuelle masculine et féminine. Après ce premier chapitre de mise en contexte, les chapitres 2 à 7 traitent directement de la persécution nazie en démontrant combien l’avènement d’Hitler au pouvoir a modifié leur situation[1]. Setterington démontre très bien que ce sont les hommes homosexuels qui sont la cible principale du pouvoir nazi, alors que les lesbiennes sont perçues comme asociales et donc « récupérables »[2]. Les hommes homosexuels sont systématiquement traqués avant la guerre et jetés à la fois en prison puis en camp de concentration. Leur sort dans les camps est très spécifique en raison de la décision nazie de leur imposer une couleur particulière, le rose, pour les « marquer » face aux autres prisonniers[3]. L’auteur utilise beaucoup de témoignages de survivants pour expliquer comment ce marquage a été une horreur, les estimations en faisant la population carcérale la plus touchée avec les Juifs avec près de 60 % de morts (p. 83). Cependant, Setterington explique aussi que cette « condition » a permis à plusieurs concentrationnaires de survivre, au prix d’humiliations sexuelles et de dépendances extrêmes face aux kapos qui les « protégeaient ». Loin d’être uniquement une série de faits décrivant les atrocités, les derniers chapitres visent aussi à montrer que leur condition a évolué depuis la guerre, malgré une période difficile de 1945 à 1969[4], et que la cause homosexuelle, au début des années 2000, est en voie d’obtenir sa place à la fois dans la cité, mais aussi dans la mémoire historique. L’approche du sujet par l’auteur demeure chronologique, les chapitres se succédant pour établir une trame narrative qui va de la fin du 19e siècle jusqu’à 2012, au moment de la mort du dernier survivant homosexuel des camps de concentration. La conclusion, dont le titre est « Ça ira mieux », traduit l’espoir que Setterington laisse entrevoir sur le devoir de mémoire des survivants et sur la reconnaissance actuelle des gouvernements sur le sort de ces hommes et femmes. Cela permet d’espérer, tout en restant vigilant, que la noirceur recule un peu partout dans le monde en ce qui concerne la persécution des homosexuels.

Une des grandes forces de son livre est de faire parler les homosexuels persécutés survivants en exploitant leurs écrits et témoignages ultérieurs. C’est une histoire par le bas, qui vise à donner la parole justement à ceux qui en ont été privés avant, pendant et après la guerre par la persécution nazie. Setterington cite au départ quelques directives nazies, la révision du fameux paragraphe 175 de la loi allemande et les extraits pertinents où Hitler se prononce sur le sort à réserver aux homosexuels, ainsi que les paradoxes de cette condition. Cependant, l’essentiel de son ouvrage est au service de la mémoire des persécutés, leur laissant, le plus souvent possible, la parole face aux atrocités vécues, mais aussi de leurs parcours singuliers dans une société qui les rejette. Loin d’être unilatérale, cette « exclusion » est moins personnelle, les familles somme toute semblent accepter leurs fils tels qu’ils sont, alors que la société allemande, et européenne, il est important de le rappeler, a systématiquement cherché à exclure et persécuter la population homosexuelle à partir de l’avènement des nazis en 1933. Ainsi, il garde la mémoire vivante des survivants homosexuels des camps suivants : Gad Beck, Rudolf Brazda, Peter Flinsch, Richard Grune, Josef Kohout, Stefan Kosinski et Pierre Seel.

Évidemment, toute analyse historique de ce type d’ouvrage entraîne une certaine critique quant à la qualité de la recherche et de la problématique. Un des principaux écueils de la lecture, qui n’est pas de la responsabilité de l’auteur originel, concerne la traduction de Daoud Najm, dont les quelques erreurs récurrentes et le manque de richesse de la langue nuisent parfois à la qualité d’écriture originelle de Setterington. Pour l’historien professionnel et le monde académique, ce petit livre souffre d’un manque d’appareil critique systématique et d’un plus grand recours à la diversité des sources offertes sur le sujet. Il serait cependant injuste d’en tenir rigueur à l’auteur qui cherche ici à transmettre à un public plus large à la fois l’histoire de la persécution des homosexuels sous le régime nazi, mais également de sa continuité après la guerre. Le devoir de mémoire transcende ici les critiques possibles sur cet ouvrage. Setterington a particulièrement le souci de citer ses sources et justement d’y recourir énormément, principalement pour donner la parole aux persécutés, un des points forts de son apport historique[5]. Le recours aux photos d’époque des persécutés, de leurs lettres, de leurs carnets, mais aussi des photographies personnelles de l’auteur qui est allé visiter les camps ainsi que les monuments qui leur sont dédiés, rajoute une couche supplémentaire d’humanité et crée un lien entre le lecteur et les sujets du livre, qui est le bienvenu pour un sujet aussi sombre. L’auteur joint également une petite chronologie rapide des principaux enjeux liés à l’homosexualité en Allemagne et ailleurs, de 1871 à 2012 (p. 150-158)[6]. De plus, même courte, la bibliographie de deux pages à la fin de l’ouvrage est une bonne introduction générale à la question des homosexuels sous le régime nazi et du contexte social de l’homosexualité pendant cette période (p. 160-161).

Marqués par le triangle rose est une excellente introduction à une partie méconnue de l’Histoire qui mérite, en cette ère de redéfinition des rapports genrés, toute sa place pour les jeunes et les moins jeunes dans la connaissance d’un autre épisode noir du nazisme. Laissons-nous sur les mots d’un survivant des camps, Josef Kohout, qui traduisent avec émotion et justesse la nécessité du devoir de mémoire sur le sort des homosexuels sous le régime nazi : « Qu’ils ne soient jamais oubliés, ces foules de morts, nos anonymes et immortels martyrs » (p. 132)[7].