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Dans l’un de ses ouvrages les plus importants, Paul Ricoeur en appelle à l’atteinte d’une « juste mémoire[1] », celle qui éviterait les pièges de la sur-commémoration, de la manipulation et de l’oubli coupable. Dans un ouvrage bien antérieur à celui-ci, il constatait également que l’atteinte de la vérité en histoire relevait d’une inclinaison presque naturelle de la Raison en même temps que d’une violence dans laquelle se dissimule toujours une volonté de pouvoir[2]. C’est dire que tant l’histoire que la vérité sont aux prises avec les tourments de l’existence sociale dans laquelle elles sont toujours instrumentalisées. Au coeur de ces tensions s’impose le sentiment d’une crise de l’histoire dans nos sociétés pluralistes, ouvertes et fragmentées. D’une certaine façon, on peut dire qu’il y a à la fois pas assez d’histoire, trop d’histoire et détournement de l’histoire. Le cas du Québec est exemplaire sous ces trois aspects.

L’histoire absente

Qu’il n’y ait pas suffisamment d’histoire dans le Québec d’aujourd’hui, cela se vérifie dans le fait que l’on ne la connaît plus et qu’on l’enseigne peu. On pense aux constats sur lesquels débouchent Gilles Laporte et Myriam D’Arcy, dans leur étude intitulée Je ne me souviens plus, parue à l’automne 2010 pour le compte de la Fondation Lionel-Groulx[3], qui déplorait l’absence quasi totale des cours d’histoire du Québec au niveau collégial. Un an plus tard, en 2011, le travail qu’a mené Éric Bédard en collaboration avec Myriam D’Arcy, L’histoire nationale négligée[4], montre que les départements d’histoire des universités francophones ont négligé l’enseignement et la formation en histoire politique et nationale alors que se maintient contre vents et marées l’intérêt des étudiants pour ces questions.

Cette inculture par rapport à l’histoire, on peut encore la constater dans un sondage commandité par la Coalition pour l’histoire en mars 2011 qui révèle que 94 % des personnes interrogées sont incapables d’identifier le premier premier ministre du Québec, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau (1867-1873)[5]. Cela peut paraître anecdotique, mais il me semble y trouver les traces d’un certain délaissement. J’y reviendrai plus loin.

L’excès d’histoire

En même temps on n’a jamais autant commémoré. Chaque date anniversaire de la Révolution tranquille est l’occasion de ressasser l’épopée de « l’équipe du tonnerre » et du « maîtres chez-nous ». Le débarquement de Normandie a été l’occasion d’une débauche de commémorations en 2009. Sans parler des commémorations entourant la fondation de Québec en 1608, du 375e de Montréal, des 150 ans de la Confédération à laquelle s’oppose une contre-commémoration placée sous le thème de « L’autre 150e »[6]. Cela sans parler des cinquante ans de l’exposition universelle de 1967 et de la visite de De Gaulle cette même année.

Quelles sont les raisons de cette névrose de la commémoration ? Les sociétés modernes avancées ont peine à se représenter sous la figure du commun. Au contraire, elles s’aperçoivent dans leurs divisions et à travers la pluralité des positions politiques, éthiques et identitaires qui les caractérise désormais. Dans ce contexte, le rapport à l’histoire est un enjeu de luttes sociales, car il s’agit de savoir quelle histoire pourra être accréditée. En d’autres termes, il s’agit pour elles d’essayer de se rassembler autour d’une histoire partagée dans laquelle se dessinerait la figure consensuelle du sujet collectif qu’elles devraient former. Or un tel partage paraît difficile dans les sociétés qui ont vu émerger une pluralité d’acteurs sociaux et de regroupements identitaires dont la cohésion nécessite la constitution d’une mémoire à chaque fois particulière que l’on dressera souvent à l’encontre des prétentions d’une histoire globale, et le plus souvent nationale[7]. C’est la raison également pour laquelle on assiste à une individuation du rapport à la mémoire alors qu’apparaissent au calendrier le mois de l’histoire des Noirs, de l’histoire des femmes, de la francophonie ou encore du patrimoine asiatique.

La pluralité des mémoires engendre à son tour une concurrence dans le cadre duquel on a pu se demander si Champlain avait été le fondateur de la Nouvelle-France ou le premier gouverneur général du Canada[8]. Dans une autre direction, on a vu en 2017 le gouvernement fédéral subventionner à la fois la fête nationale au Québec et celle de la Saint-Jean ailleurs au Canada. Il s’agissait alors manifestement de satisfaire tout le monde et de conforter les mémoires divergentes quant au parcours des francophones en Amérique.

L’histoire est aussi un produit de consommation. On le constate à la multiplication des chaînes de télévision qui lui sont dédiées (History Channel ou Historia) ou encore à la tenue d’évènements commandités ou générateurs d’activités économiques comme la célébration festive de la bataille des Plaines d’Abraham ou les Fêtes de la Nouvelle-France commanditées par la Société des alcools du Québec jusqu’en 2015.

L’Histoire est par ailleurs largement sollicitée par le cinéma. Au Québec, on pense aux films Un homme et son péché, La petite Aurore l’enfant martyre, Louis Cyr : l’homme le plus fort du monde qui poursuivent un objectif mercantile et alimentent en même temps une mémoire folklorisée. Marcel Rioux disait de la société canadienne-française qu’elle s’était folklorisée aux lendemains de la Conquête. Coupé de la « grande tradition » à laquelle il avait pu se rattacher jusque-là (le catholicisme occidental), le rapport à la religion se serait à partir de là ritualisé ou routinisé[9]. On peut dire de la même manière que le rapport à l’histoire que l’on retrouve dans ce cinéma québécois ressassant personnages et évènements de l’histoire canadienne-française est folklorisé. Ce consumérisme a pour effet paradoxal d’illustrer l’inutilité de l’histoire, laquelle devient un objet de loisir à consommer.

L’histoire au service du présent

Il faut évoquer enfin un troisième phénomène qui, s’il n’est pas nouveau, apparaît avec une acuité particulière dans les sociétés fragmentées sur le plan identitaire. L’histoire y est souvent au service des impératifs du présent. J’ai évoqué plus haut la controverse au sujet de Samuel de Champlain dont on s’est demandé quel pays il avait finalement fondé. L’enjeu n’est pas banal et soulève la difficulté d’un rapport à l’histoire minimalement partagé. De même, afin de favoriser un vivre-ensemble harmonieux et respectueux de la diversité, l’ancien maire de Montréal, Denis Coderre, soutenait : « [n]ous sommes tous des immigrants[10] » et que sa ville serait située en « territoire non cédé[11] ». C’est dans la perspective d’une semblable réconciliation que Gérard Bouchard a proposé de considérer les Amérindiens en tant que premiers Québécois[12]. Je ne reviens pas sur la controverse qu’a soulevée la série documentaire Canada, the story of us de la CBC si ce n’est pour souligner les écueils auxquels se heurte désormais l’écriture d’une histoire nationale un tant soit peu consensuelle.

Ce qui distingue l’instrumentalisation contemporaine de l’histoire par rapport à autrefois, c’est peut-être une certaine insouciance par rapport aux faits (on pense aux « faits alternatifs », notion fabriquée par Kellyanne Conway, conseillère de Donald Trump). Quand, par exemple, éclate en 1960, au moment du 300e anniversaire de la bataille du Long-Sault, le conflit au sujet du personnage de Dollard des Ormeaux et de ses actes héroïques, le chanoine Groulx, dans son petit livre Dollard est-il un mythe ?[13], répond par des arguments afin de démontrer l’existence de Dollard et la nature de son expédition, en plus d’établir la valeur de son action. Quand, par contre, éclate la polémique autour de la signification de Champlain, André Pratte, rédacteur en chef du journal La Presse, nous invite à choisir l’interprétation qui nous convient le mieux[14].

Il y a donc à la fois pas assez d’histoire, trop d’histoire et de la mauvaise histoire. Un peu comme si nous ne savions plus quoi faire d’elle et des récits qui nous relient au passé.

Posons-nous maintenant la question de savoir non pas à quoi sert l’histoire mais à quoi elle devrait servir.

La futilité de l’histoire

Dans un extrait célèbre de La plaisanterie, l’un de ses premiers romans, publié en 1967, Milan Kundera écrit : « tout sera oublié et rien ne sera réparé ». Je cite le passage dans lequel se trouve cet extrait :

[…] la plupart des gens s’adonnent au mirage d’une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre […] La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés[15].

Son roman porte sur le destin d’un individu dans la Tchécoslovaquie des années 1950, celui de Ludvik, qui paiera cher une plaisanterie anodine aux conséquences désastreuses pour lui[16]. Une blague interprétée au premier degré le précipite dans une déchéance sociale aussi invraisemblable qu’injuste. Il prépare sa vengeance, laquelle lorsqu’elle éclate, est dérisoire (séduire l’amie de coeur de Pavel, celui qui l’avait dénoncé et fait exclure du Parti communiste) parce que celui sur lequel elle s’abat n’est aucunement affecté par le coup que lui a préparé Ludvik. Au bout du compte, l’injustice qu’a subie Ludvik ne sera ni pardonnée, ni réparée. Elle sera abolie par le passage du temps.

La plaisanterie est évidemment inspirée par la situation dans laquelle se trouve Kundera en 1967 dans sa Tchécoslovaquie natale juste avant le Printemps de Prague en 1968. De nombreux lecteurs ont vu dans ce roman la représentation métaphorique du socialisme soviétique, son inhumanité, sa capacité à briser des destins, l’embrigadement des individus et le non-sens de l’existence en l’absence de liberté. Mais le côté le plus noir du roman tient dans cette thèse selon laquelle les injustices, les crimes à l’encontre de la dignité humaine, ne seront ni pardonnés ni réparés : ils seront oubliés.

Appliquée aux sociétés, la thèse de Kundera débouche indirectement sur la futilité de l’histoire : y a-t-il un sens à se souvenir, dans la mesure où, de toute façon, le passage du temps emportera tout et réduira à néant la tentative de la société de dégager un sens à l’existence sociale et à fixer les repères historiques qui lui permettraient de se représenter dans une certaine unité d’elle-même ? La réponse la plus élémentaire et en même plus la plus définitive à cette question me semble résider dans le fait qu’une société n’est telle que parce qu’elle existe dans la durée, comme sujet d’histoire, comme sujet dont le sens dépasse celui des destins individuels. Elle forme donc un sujet qualitativement différent du sujet individuel.

Or, écrire l’histoire, c’est justement ne pas oublier et, d’une certaine façon, réparer. Car, en se souvenant, les sociétés « réparent » ou en tout cas elles empêchent que quelque chose de la représentation qu’elles se donnent d’elles-mêmes se brise. Que faut-il entendre par là ? Simplement que se souvenir, écrire l’histoire, commémorer c’est aussi empêcher que les repères les plus significatifs de l’existence collective ne sombrent dans l’insignifiance. C’est pour empêcher, comme par anticipation, l’insignifiance et la dissolution que les sociétés s’astreignent à un « devoir de mémoire ». Les sociétés « réparent » ce qui autrement se donnerait comme pure contingence. Elles fabriquent du sens. Pour le dire à la manière de Ricoeur, les sociétés veulent se souvenir, pardonner et réparer. Mais pourquoi ?

Se souvenir pour quoi ?

Se souvenir, est-ce simplement rendre hommage aux grands personnages ? Commémorer de grands évènements dans un rituel servant à fabriquer les mythes de l’existence sociale ? Cela n’est que la surface des choses. Que faisons-nous en réalité lorsque nous nous souvenons de personnages ou d’évènements ? Quel est le sens de ces hommages que nous rendons rétrospectivement à des groupes de la société dont nous reconnaissons qu’ils ont été victimes de discriminations ? Se rappeler, commémorer, c’est autre chose en réalité que de rendre hommage aux grands hommes et aux grandes femmes politiques et autre chose que de souligner un évènement important, autre chose encore que de se rappeler les souffrances de jadis en vue d’une réparation des torts dont nous assumons collectivement la responsabilité. Se rappeler, c’est fabriquer du sens collectif au-dessus de la tête des acteurs.

Ici, nous quittons l’hagiographie, la grandeur des hommes et des femmes qui ont marqué l’imaginaire de la collectivité et la mise en scène des hauts faits d’armes. La célébration des personnages et des évènements ou le rappel des erreurs du passé ne sont que le prétexte ou, si on veut, la partie émergée d’une entreprise beaucoup plus importante qui consiste à mettre à l’abri les clés de la compréhension de nous-mêmes, les clés donnant accès à un sens à l’aventure commune, le fil d’une continuité sur lequel nous nous apercevons comme collectivité singulière et découvrons le sens de notre présence au monde.

Nous avons l’impression de nous adonner à un devoir de mémoire en ne laissant pas aux affres de l’oubli le souvenir des héros et des faits marquants de l’existence collective. Mais en réalité, nous tissons par cela les fils d’un sens, nous élucidons le sens du parcours commun, de l’histoire commune, même si dans nos sociétés plurielles et fragmentées, le sens de l’histoire commune est devenu plus difficile à discerner.

Revenons un instant sur l’affaire Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, ce premier ministre de l’histoire du Québec que plusieurs ont semble-t-il oublié. À première vue, l’exercice qui consistait à sonder la mémoire historique à son sujet était un peu vain dans la mesure où il y aurait eu d’autres moyens de vérifier la connaissance de l’histoire canadienne-française. La conception de l’histoire qui sous-tendait ce sondage semblait renouer avec le bon vieux temps où l’on apprenait par coeur le nom des personnages et les dates importantes. Mais, à bien y regarder, l’exercice n’est peut-être pas si ridicule parce que l’histoire circonscrit toujours le territoire d’une tradition. Bien sûr, cette tradition ne se résume pas à une galerie de personnages et d’évènements. C’est une matrice de sens, l’espace à l’intérieur duquel une collectivité se représente dans son unité, dans ses conflits et surtout dans la manière de les interpréter et de les comprendre. Ce travail d’élucidation constitue la tradition d’une société, c’est-à-dire la manière avec laquelle elle a pris l’habitude d’interpréter ce qui lui arrive, d’appréhender l’inédit et de se représenter de manière cohérente la continuité de son parcours historique.

C’est cela que l’histoire a tâche de transmettre. Mais, même si elle ne saurait s’y réduire, il faut bien en effet que cette tradition ait des repères dans le temps, dans l’espace, qu’elle puisse se rapporter à des acteurs. On a reproché aux méthodes pédagogiques d’antan le bourrage de crâne, grâce auquel d’ailleurs les plus vieux se rappelaient de Chauveau, de se limiter à faire apprendre par coeur des évènements, des dates et de noms de personnages. Il faut dépasser la critique superficielle que l’on peut adresser à ces méthodes anciennes et retrouver l’intention qui se trouvait derrière elles. Quelle était-elle sinon celle de fixer les balises de ce territoire mémoriel et de la tradition à l’intérieur de laquelle l’agir collectif pouvait ensuite trouver sens ? Cette intention consistait donc à dessiner les contours d’une tradition.

Que dire alors de l’incapacité à nommer le premier premier ministre du Québec ? Peut-être culpabilise-t-on l’ignorance des gens à partir de mauvaises prémisses. Sans doute y a-t-il des choses plus importantes dont on devrait se souvenir un peu mieux, les évènements entourant l’Acte d’Union de 1840 par exemple. Mais le fait de connaître ces personnages renvoie justement à la nécessité de pouvoir reconnaître les balises dont je viens de parler sans lesquelles le parcours historique québécois devient difficile à interpréter.

Pourquoi se souvenir, ai-je demandé ? L’histoire, en dépit de ce qu’en disent empiristes et scientistes, porte un projet normatif même lorsqu’il ne dit pas son nom, celui de créer du commun à partir de la rencontre chaotique du particulier, de l’unité à partir de la dispersion, du sens au-dessus de la pratique empirique des acteurs.

L’histoire comme projet normatif

L’histoire porte donc un projet normatif. C’est celui que l’on retrouve, par exemple, sous la forme d’une intention dans Recours aux sources[17] d’Éric Bédard. C’est aussi celui que portait déjà Lionel Groulx et qu’il n’a jamais mieux formulé que dans ces paroles de 1937 que j’aime citer parce qu’elles répondent au moins partiellement à la question de savoir à quoi sert l’histoire, sinon de relier le passé et l’avenir :

J’espère avec tous les ancêtres qui ont espéré : j’espère avec tous les espérants d’aujourd’hui ; j’espère par-dessus mon temps, par-dessus tous les découragés. Qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, notre État français, nous l’aurons : nous l’aurons jeune, fort, rayonnant et beau, foyer spirituel, pôle dynamique pour toute l’Amérique française. Nous aurons aussi un pays français, un pays qui portera son âme dans son visage[47].

Se souvenir, c’est mettre en sens, c’est produire un récit sans lequel la société, être collectif irrémédiablement attaché au temps et à la durée, n’existe tout simplement pas. Les individus qui perdent le fil de leur propre histoire, le sens qu’acquiert leur existence dans la représentation d’une certaine continuité, peuvent, comme Ludvik dans La plaisanterie, s’enfermer dans le non-sens, celui qui, dans certains cas, les conduira au suicide.

La question qu’il vaut de se poser consiste à savoir si cette possibilité existe pour les sociétés. Peuvent-elles renoncer à se représenter comme sujet d’elles-mêmes, comme sujet historique ? Si nous devions répondre par l’affirmative à cette question, alors il faudrait admettre que nos sociétés dans lesquelles on trouve à la fois trop peu d’histoire et trop d’histoire sont plus vulnérables que nous le pensons.