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La troisième édition du livre Do Think Tanks Matter ? Assessing the Impact of Public Policy Institutes de Donald E. Abelson explore les activités des think tanks au Canada et aux États-Unis. Cette nouvelle édition demeure une source d’information prodigieuse qui prolonge et articule plus pleinement la thèse de l’auteur tout en offrant de nouvelles études de cas et une mise à jour des données quantitatives.

Comme l’indique son titre, l’objectif de Do Think Tanks Matter ? est d’explorer la question à savoir si les think tanks ont un impact sur l’action publique. La ligne directrice du livre – qui traverse chaque édition – est que cette question est plus complexe et plus difficile à répondre que son apparente simplicité le laisse entendre. Plus précisément, Abelson conclut que les think tanks peuvent avoir une influence, mais que celle-ci varie d’un organisme à l’autre, peut prendre plusieurs formes et ne s’applique pas de manière égale à toutes les étapes de l’action publique. Les engagements des think tanks peuvent d’ailleurs être intermittents et consacrés à des objectifs qui ne passent pas directement par les décideurs politiques. L’auteur note aussi des différences dans le fonctionnement et le rôle de ces organisations dans les deux pays étudiés.

Les chapitres couvrent un éventail de thèmes : (a) les types de think tanks et les époques de leur émergence ; (b) les approches théoriques par lesquelles ils sont étudiés ; (c) les facteurs contextuels et institutionnels qui modulent leur capacité d’influencer les politiques ; (d) les stratégies et les modes d’intervention de ces organisations ; et (e) les rendements de plusieurs d’entre eux en matière de visibilité médiatique et d’intervention auprès du Congrès, du Parlement et de la fonction publique. Cette édition comporte également de nouvelles études de cas, dont un examen des rapports entre les think tanks et Donald Trump ainsi qu’une analyse (un peu préliminaire) de la participation des think tanks canadiens et américains dans les débats récents entourant le projet de pipeline Keystone XL. Enfin, les annexes offrent une mine d’information impressionnante, dont les profils de plusieurs think tanks et un nombre important de tableaux et graphiques détaillant les rendements mentionnés plus haut.

L’auteur rappelle les multiples points d’accès politiques et gouvernementaux que peuvent exploiter les think tanks américains grâce au caractère décentralisé du gouvernement des États-Unis et l’absence relative de discipline de parti. Il montre aussi comment les membres du personnel de recherche des think tanks américains interviennent dans les campagnes présidentielles et viennent à occuper divers postes au sein des équipes de transition et de la haute fonction publique. Il établit ensuite un contraste avec le Canada où divers facteurs institutionnels limitent le recours aux think tanks – par exemple la courte durée des périodes électorales, les contrôles exercés par les partis politiques, et les fonctions d’analyse et de coordination monopolisées par la fonction publique. Cependant, Abelson interpelle aussi d’autres facteurs affectant la capacité des think tanks à avoir une influence, dont leurs missions, les aptitudes de leurs directeurs, leurs ressources et leurs stratégies. Il remarque d’ailleurs, fort utilement, qu’à l’exception de quelques géants américains, la plupart de ces organisations sont très similaires au Canada et aux États-Unis dans la mesure qu’ils composent avec des accès et des ressources limités.

Do Think Tanks Matter ? offre un traitement nuancé du rôle des think tanks. L’auteur soulève les tensions et les contradictions qui sous-tendent leurs activités et les multiples rapports qu’ils entretiennent avec diverses parties prenantes (par exemple, les décideurs politiques, le grand public, les médias, les bailleurs de fonds et divers associations et organismes non gouvernementaux). Les think tanks sont présentés comme des organismes fort diversifiés qui exercent une influence limitée, mais aussi fort inégale malgré l’inscription de plusieurs d’entre eux dans les réseaux des élites politiques et économiques. Abelson induit ces organisations d’une certaine spécificité : ils interviennent grâce à la crédibilité et les accès que leur confère la reconnaissance de leur expertise. Mais il s’intéresse surtout à leur participation inégale à différents stades du processus politique. Dépendamment de leurs ressources, de leurs accès et de leurs priorités, les think tanks vont privilégier différents modes d’intervention correspondant à des auditoires distincts et des étapes particulières de l’élaboration des politiques (par exemple, infléchir les débats publics ou intervenir plus formellement dans la conception des politiques). Les rendements analysés par Abelson montrent que les think tanks qui jouissent d’une plus forte présence médiatique tendent à intervenir plus souvent dans les commissions parlementaires, mais ils suggèrent aussi que cela ne se traduit pas forcément en des rapports plus étroits avec la fonction publique.

Le livre dans son ensemble est d’une utilité indéniable et va sans doute demeurer une référence incontournable pour des années à venir. Il apporte aussi un nombre d’observations importantes qui font état de l’honnêteté intellectuelle de l’auteur et de sa contribution à défaire plusieurs mythes qui entourent encore ces organisations controversées. Or, les analyses figurant dans Do Think Tanks Matter ? manquent généralement d’ancrage social. La typologie classique de ces organisations (c’est-à-dire universités sans étudiants, organismes de recherche contractuels, et think tanks militants) est critiquée, mais elle n’est pas vraiment dépassée et les divers types qui y sont rajoutés ne découlent pas d’un principe de classification généralisable. Sur ce point, la contribution importante de Thomas Medvetz (Think Tanks in America, Chicago, University of Chicago Press, 2012, 329 p.) – qui supplante les différences entre think tanks d’un ancrage social concret – est largement ignorée.

Do Think Tanks Matter ? n’offre pas de réponse définitive à la question qu’il pose. Celle vers laquelle il tend est que cela dépend des circonstances. Néanmoins, il fait bien cas des difficultés associées à cette énigme et les pistes qu’il propose sont intéressantes. En suggérant qu’il faudrait peut-être (a) considérer de plus près les objectifs que les think tanks se donnent eux-mêmes et (b) interroger plus systématiquement les opinions qu’ont les décideurs politiques au sujet de l’utilité de ces organisations, Abelson s’éloigne de la tâche (probablement futile) d’isoler l’influence exacte des think tanks sur telle ou telle politique et se rapproche d’une appréciation de leurs rôles et fonctions. À ce sujet, les remarques de l’auteur concernant les « niches » que cherchent à occuper différents think tanks sont d’une acuité exemplaire. Malheureusement, cette oeuvre ne mène pas à une analyse plus poussée de la spécificité de ces niches. Ainsi, partant du livre d’Abelson, on peut conclure que les rapports entre les think tanks et les pratiques, normes et sous-groupes propres aux espaces correspondant aux « étapes » du processus d’élaboration des politiques (par exemple, la fonction publique, l’arène politique, l’espace médiatique, les disciplines académiques, etc.) devraient être examinés de manière plus systématique.