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Si, en 2002, Pierre Nora constate que depuis la moitié des années 1970, on assiste à une « poussée mémorielle », à « l’avènement mondial de la mémoire », au passage « d’une conscience historique de soi [à] une conscience mémorielle », à « l’ère de la commémoration »[1], vers la fin de la deuxième décennie du XXIe siècle, personne ne doute que nous sommes entrés de plain-pied dans ce phénomène. À la fois symbole de la mémoire collective et lieu de pratiques mémorielles, les monuments peuvent être en même temps considérés comme outil, moyen, instrument de propagande politique dans l’invention de l’histoire[2]. Ceux-ci entrent dans la structure symbolique de la ville moderne aux temps de consolidation des États-nations.

Quel est le sort des monuments de la mémoire collective au temps de la modernité tardive ? Ne faudrait-il plutôt parler de sauvegarde de la mémoire des monuments dans le contexte de pluralisme interprétatif et revendicatif ? Comment vivre ensemble en présence d’un passé dont les monuments sont en guerre ?

Des éléments de réponse à ces questions seront cherchés à partir de la thèse qui veut que depuis l’avènement des nations, les pratiques mémorielles représentent une lecture du passé à la lumière de l’idée nationale, elle-même évoluant au gré des vicissitudes politiques d’une société donnée. Il est important donc de savoir à tout moment, surtout à l’heure actuelle, en quoi consiste la cause nationale, qui la porte et comment, et quelles sont les conséquences de ce processus pour le vivre-ensemble. La société bulgare, étant le terrain d’observation privilégié, servira à contextualiser la réflexion, non pas pour se figer dans une posture particulariste, mais pour mettre les particularités observées dans un cas spécifique au profit de la compréhension d’un phénomène commun aux sociétés contemporaines indépendamment de leur histoire et contexte géopolitique.

Mon propos sera développé en trois temps. Tout d’abord, je vais présenter un seul monument dont l’histoire liée à trois régimes politiques (le régime monarchique non démocratique des années 1930, le régime communiste des années 1945-1989 et le pluralisme démocratique depuis 1989 jusqu’à nos jours) se révèle pourtant significative de la constance dans l’attitude des Bulgares à l’égard de leur passé. Ensuite, je décrirai rapidement la nouvelle vague de pratiques commémoratives qui déferle présentement sur le pays. Je terminerai en présentant un projet de conservation des monuments et des pratiques rituelles qui leur sont associées comme une alternative à la conflictuelle réinterprétation et réappropriation de l’histoire et à la lutte pour l’héritage du passé.

D’un monument à l’autre – l’histoire au gré de la politique

En 1981, à l’occasion du treize centième anniversaire de la Bulgarie, fondée selon l’historiographie académique en 681, le gouvernement communiste de l’époque entreprend un vaste programme de valorisation de l’histoire nationale et du présent socialiste à travers le pays. Ce programme culmine dans l’inauguration du Palais de la culture à Sofia et du monument « Mille trois cents ans de Bulgarie » qui fait partie de ce nouveau complexe représentant la Bulgarie moderne[3]. Inauguré en 1981 par le président du Parti communiste bulgare et du pays de l’époque, le monument est conçu et réalisé dans l’objectif de présenter ensemble le passé douloureux et glorieux de la Bulgarie, le présent du socialisme réussi et son futur prospère. Ces trois temporalités sont illustrées par trois compositions sculpturales – Tsar Siméon et les écrivains incarnant l’Âge d’or de la littérature médiévale bulgare (fin IXe, début Xe siècles), La Pieta comme expression de l’hommage aux morts pour le pays, et L’ouvrier symbolisant la créativité et l’inventivité des Bulgares. Situés en ligne ascendante, les trois blocs en béton se terminent par une aile comme symbole des horizons de la pensée, de la liberté de l’esprit et de la quête irrésistible de la perfection humaine.

Quelques mois après l’inauguration du monument, certaines plaques commencent à tomber, ce qui se produit de temps à autre au fil des années. Entre 1988 et 2011, plusieurs expertises démontrent que le monument se trouve en mauvais état et le risque de dégâts est réel. En 2012, dans une Bulgarie démocratique gouvernée depuis 2009 par le centre droit, pour des raisons de sécurité, la mairie de Sofia dominée par les représentants du parti au pouvoir fait démonter plusieurs statues du monument et met une clôture autour du monument. En 2014, la mairie de Sofia toujours de la même obédience politique prend la décision de démonter le monument et d’ériger ou plutôt de reconstituer à sa place le Mémorial des soldats bulgares des 1er et 6e régiments d’infanterie morts dans les guerres balkaniques (1912-1913) et dans la Première Guerre mondiale.

Pour comprendre l’histoire de ce Mémorial des soldats bulgares, il faut remonter à l’année 1934 quand ce Mémorial a été construit et inauguré par le roi Boris III. Sous son règne, l’Assemblée nationale avait voté la Loi de protection de l’État[4] qui, depuis son entrée en vigueur en 1924 jusqu’en 1943, avait fait l’objet d’amendements de plus en plus conservateurs et répressifs. Une dizaine d’années après la Guerre de 1914-1918, la Bulgarie sévèrement pénalisée financièrement et territorialement par le Traité de Neuilly sort de la crise et rend hommage à ses soldats dont « le sacrifice courageux était dévoué au Roi et à la Patrie » (écriteau sur un des murs du Mémorial). Construit dans l’espace libre entre les deux casernes, le Mémorial est composé de trois murs sur lesquels se trouvent les plaques émaillées avec les noms des morts. Devant le mur central est érigée une statue de lion tenant la carte de la Grande Bulgarie – le rêve échoué des Bulgares[5]. Affecté par les bombardements de Sofia lors de la Deuxième Guerre mondiale, non entretenu sous le régime tsariste et encore moins sous le régime communiste, le Mémorial a été détruit en 1979 par le gouvernement communiste lors de la construction du Palais de la culture et du monument « Mille trois cents ans de Bulgarie ». La statue de lion en bronze et les plaques avec les noms des morts ont été enlevées et transférées au Musée d’histoire militaire.

C’est en fonction de ce contexte historique particulier qu’une bataille de la mémoire s’engage à partir de 2014 à la suite de la décision de la mairie de démonter le monument « Mille trois cents ans de Bulgarie » et de reconstituer le Mémorial des soldats bulgares. Deux plaintes sont alors portées contre la décision de la mairie et déposées par l’architecte du monument auprès de la Cour administrative de Sofia. Elles sont toutefois rejetées par la Cour administrative suprême en 2016. Entre-temps, avant la décision définitive de la marie, il y a des discussions publiques « pour » et « contre » le monument, l’association « Transformateurs » organise même un concours de rénovation du monument et de réhabilitation de l’espace environnant dans l’objectif d’incorporer des éléments du Mémorial de 1934, concours qui se termine sans succès. Le démontage du monument « Mille trois cents ans de Bulgarie » commence en juillet 2017, mais il est interrompu pour quelques jours car la grue qui démonte les statues est incendiée. Alors qu’une nouvelle machine est montée, le monument âgé de 36 ans finit par être complètement démoli en 25 jours. Selon le projet de la mairie de Sofia, les statues démontées seront exposées dans le Musée d’histoire nationale. L’armature en béton sera recyclée. Le 8 novembre 2017, la statue de lion en bronze qui était sur le Mémorial de 1934, placée et conservée durant les décennies écoulées dans le Musée d’histoire militaire, a été remise à la place libérée par le Monument de 1981 récemment démoli.

Dirions-nous que la boucle est bouclée ou plutôt que la roue de l’histoire tourne en montrant la même régularité, à savoir la tendance à imposer la vision de l’histoire politiquement consacrée, à la généraliser en substituant à un fait historique jugé insignifiant, compromettant ou défavorable par le pouvoir institué un autre (fait) sans considérer ce dernier comme un maillot de la logique du processus historique.

De nouvelles pratiques commémoratives

Avant d’interpréter cette régularité et ses multiples formes d’expression contemporaine, un phénomène de mode dans la société bulgare d’aujourd’hui mérite d’être évoqué. Il s’agit des ritualisations historiques du passé sous forme de reconstitutions artistiques, théâtrales, visuelles, « réelles » des événements clés de l’histoire bulgare. Depuis longtemps connues et organisées plutôt par les structures étatiques, ces reconstitutions sont aujourd’hui portées par différents groupes d’enthousiastes, d’amateurs d’histoire, bref, de citoyens ordinaires, au moins en Bulgarie. Sans pouvoir les dénombrer – ces initiatives sont si nombreuses, si contagieuses (il y en a partout dans le pays) et d’une inventivité sans bornes –, je vais essayer de montrer quelques traits communs qui me semblent susceptibles de fournir des éléments pour une réflexion plus approfondie sur la question des commémorations et des usages publics du passé. Ces initiatives commémoratives citoyennes sont produites de la mobilisation des gens qui se déclarent animés par une fierté patriotique, défenseurs des valeurs nationales, des traditions ancestrales, de l’authentique esprit bulgare. L’organisation et la réalisation des mises en scène populaires de tout ce qui est considéré comme « génie bulgare » et « gloire nationale », des batailles importantes jusqu’à des rites folkloriques en passant par des traditions culinaires, se font bénévolement. Ce sont les initiateurs et les participants qui investissent du temps et de l’argent, qui cherchent des moyens et des ressources, et tout se passe en dehors ou à côté des canaux institués de sauvegarde, de préservation et de conservation du patrimoine. À cela s’ajoutent également de nombreuses initiatives citoyennes de construction des monuments en mémoire d’un héros national ou régional, d’un événement historique de portée nationale ou locale, d’un moment excavé de l’oubli.

En résumé, on est en face des processus simultanés aux sens opposés. D’une part, il y a des mouvements toujours citoyens qui revendiquent l’évacuation, le déplacement, la déconstruction des monuments jugés valorisant le régime communiste même si ces monuments célèbrent des moments de l’histoire nationale. Ici, une précision s’impose : il ne s’agit pas de gestes de vandalisme, de cas de profanation des monuments. D’autre part, il y a des initiatives également citoyennes de construction des monuments commémorant aussi bien des héros incontestés et incontestables durant les trois régimes politiques dans l’histoire contemporaine du pays que des personnages au renom redoutable, pas si héroïques et glorieux. D’un côté, contestation de monuments, de l’autre, une sorte de course frénétique aux actes commémoratifs (construction de nouveaux monuments, mises en scène « artistiques et bénévoles » des batailles historiques à travers le pays, etc.). D’une part, l’État qui efface les traces du passé proche (communiste) et cherche des repères et des sources de légitimité dans le passé lointain ; d’autre part, une société civile qui, dans la multiplicité de ses acteurs, se rue sur le passé en le privatisant et en mettant sur la scène publique sa propre version de l’histoire chargée d’émotions, de sentiments, d’affects.

Sans doute, la situation dans la Bulgarie contemporaine ne diffère- t-elle pas trop de celle au Québec. Ici et ailleurs, on vit à l’époque qui a mis fin au Grand récit, aux acteurs institués détenant le monopole interprétatif du passé commun et de l’histoire nationale. L’émergence même de différents groupes de citoyens qui s’emploient à des pratiques mémorielles conçues et réalisées selon leur propre interprétation de l’histoire en dehors ou à côté de la politique institutionnelle et institutionnalisée n’est qu’une confirmation d’une des transformations postmodernes, celle de la fragmentation de l’histoire nationale et nationalisée. Tout en exprimant des tendances plus ou moins identiques, la société bulgare de par les particularités de son évolution met en lumière, me semble-t-il un phénomène qui mériterait notre attention si la question de vivre-ensemble continue d’être notre préoccupation et notre vocation comme chercheurs.

Ce qui se transforme, c’est le rôle et la place de l’État et de la société civile dans leur rapport à l’idée nationale, et par conséquent à l’histoire nationale. Avant et après 1989, on observe un usage politique de l’idée nationale par l’État pour imposer sa vision comme commune, voire universelle. Après 1989, on assiste à un usage citoyen de l’idée nationale par la société civile pour imposer un point de vue particulier sans prétendre ni à son universalité, ni à sa dimension commune. Même si ce qui est commun est en perpétuel débat[6], ce qui semble alarmant, c’est que par rapport au passé, il n’y a plus de socle commun sur lequel le débat puisse se faire. Les goûts, les préférences, les intérêts par rapport à l’histoire nationale et au passé national sont si différents et divergents qu’ils paraissent irréconciliables.

Alors y a-t-il de l’avenir pour le passé commun ? Est-ce que l’avenir de l’histoire commune est sans horizon et sans issue ?

Une alternative à la lutte mémorielle

En quête de réponses, je présenterais une alternative qui s’avère à la croisée des analyses scientifiques et de l’action citoyenne. Il s’agit du projet de la Fondation « Avenir pour Sofia » qui se propose de créer un Parc-musée des mémoriaux qui doit rassembler, dans un espace commun, tous les monuments à Sofia qui ont été construits, démontés, abandonnés avant, durant ou après le communisme[7]. Selon les initiateurs de la Fondation, le projet vise deux objectifs. Premièrement, un tel parc-musée respecterait les besoins des communautés citoyennes, religieuses, culturelles porteuses de formes de mémoire historique en leur permettant de pratiquer des rites liés à ses formes (mettre des gerbes, organiser des commémorations, etc.). Deuxièmement, ce projet respecterait également ceux qui désirent des espaces urbains libérés d’idéologies politiques et ouverts à des pratiques artistiques critiques.

En état de projet, cette idée soulève de nouvelles questions. Les différentes communautés ont-elles besoin de mémoire commune et de quelle mémoire commune ont-elles besoin ? Comment, selon quelles règles, pouvons-nous discuter pour nous mettre d’accord sur les valeurs à partir desquelles nous construisons cette mémoire commune (vie humaine, dignité humaine, droit à la réalisation de soi, etc.) ? Comment arrivons-nous à vivre ensemble en respectant, cultivant et tolérant nos différences ? Pourrions-nous vivre dans un espace politiquement aseptisé ?

Ces questions ne sont que la continuation des débats sur la mémoire et l’héritage du communisme. Depuis une dizaine d’années, les chercheurs bulgares en sciences sociales mènent ces débats dans l’espace public et dans ses deux lieux emblématiques – l’hebdomadaire Култура/Kultura/Culture[8] et Червената къща/La maison rouge/The Red House – Centre de culture et de débat (en.redhouse-sofia.org). Si les réponses claires et réconciliables tardent à venir, c’est parce que nous oublions souvent que « l’espace public est un espace de mémoire commune[9] » et que toute forme de mémoire est dépositaire de vérités de différents ordres – événementiel, factuel, émotionnel, moral, discursif, etc. Rassembler les artefacts mémoriaux dans un espace commun ne servira à rien avant que la question de l’articulation, sans doute extrêmement difficile, mais non impossible, entre les valeurs hétéroclites ne soit résolue. Il ne s’agit pas de chercher à réconcilier les valeurs hétéroclites, mais d’expliciter, pour chaque monument, l’ensemble des circonstances, des événements, des contingences qui l’ont fait « naître » ou disparaître. C’est là, me semble-t-il, que réside le défi majeur des sciences humaines et sociales qui consiste à comprendre comment les sociétés contemporaines se saisissent de leur histoire et comment les tensions qui en surgissent peuvent être surmontées pour continuer à vivre ensemble. Un défi qui ne pourrait être relevé qu’à travers des recherches respectant les règles de chaque discipline, des débats scientifiques et des discussions publiques.