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Les membres de l’élite qui s’établissaient en Nouvelle-France tentaient de reproduire un mode de vie propre à la France d’Ancien Régime. Dans cette société, la représentation était au coeur des rapports interpersonnels. Il fallait affirmer son rang pour le maintenir et pour justifier son autorité. La résidence était, par conséquent, un outil d’une grande valeur qui permettait à son propriétaire de se mettre en scène. D’ailleurs, le sociologue Norbert Elias dans son étude sur la société de cour française a déclaré : « Un duc qui n’aménage pas sa maison comme il convient à un duc, qui, de ce fait, ne peut satisfaire aux obligations sociales d’un duc, a pour ainsi dire cessé d’être un duc[1]. » Le pouvoir politique s’appuyait donc sur une représentation adéquate du rang de ceux qui l’exerçaient. L’apparence de la demeure et la manière de l’habiter étaient intimement liées à la reconnaissance publique des pouvoirs des individus. Par leur volonté de constamment embellir et rénover leur demeure de façon à ce qu’elle convienne à leurs besoins, le gouverneur, l’évêque et l’intendant illustrent l’intérêt de résider dans un lieu manifestant le statut social, et ce même à des milliers de kilomètres de Paris. Les autres membres de l’élite habitant les villes du Canada n’échappaient pas à cette logique d’Ancien Régime. Mais à quel point l’aristocrate arrivait-il à se démarquer du bourgeois et du commerçant grâce à l’aménagement intérieur de sa résidence ? De 1663, moment où la Nouvelle-France devient une province royale, à 1763, année de la signature du traité de Paris, nobles et bourgeois se construisaient, achetaient ou louaient des demeures en milieu urbain devant répondre à leurs besoins. Comment les aristocrates ont-ils importé dans la colonie les façons de faire architecturales de la société de cour métropolitaine ? Entretenaient-ils une image de supériorité vis-à-vis de la bourgeoisie coloniale ? Est-ce que la représentation du statut social propre à la société de cour française était un critère déterminant dans la conceptualisation du décor et de la distribution intérieure des résidences ? D’ailleurs, nous nous interrogerons à savoir de quelle manière la maison permettait une recherche d’avancement et de promotion sociale en plus d’affirmer ou non la situation hiérarchique de l’occupant. Comme plusieurs aristocrates étaient de court passage en Nouvelle-France, il est justifié de se demander si ce n’est pas essentiellement le décor, plus aisément transportable, qui mettait en évidence l’appartenance sociale. L’analyse des inventaires après décès concernant les membres de l’élite coloniale nous a permis de constater que le besoin de représentation et de différenciation sociale se manifestait dans les demeures des aristocrates et des bourgeois installés à Québec ainsi qu’à Montréal, et ce, suivant les mouvances sociales observées dans la métropole[2].

Dans un premier temps, nous ferons un rapide survol des caractéristiques propres à la société canadienne, afin de définir cette élite dont nous analyserons l’habitat. Ensuite, il sera question du concept de représentation, en le remettant dans son contexte des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette mise en scène de soi avait une influence certaine sur l’architecture des demeures particulières en France ; nous verrons comment cette idée a déjà été explorée pour comprendre l’architecture de la Nouvelle-France et de quelle façon les hauts dirigeants ont utilisé cet outil pour affirmer leurs pouvoirs. Nous terminerons avec un survol des maisons habitées par l’élite en milieu urbain. Nous verrons ainsi que dans la dernière partie du XVIIe siècle, les nobles habitaient des intérieurs ayant une distribution et une ornementation plus sophistiquées que ceux des bourgeois et des commerçants. Ces intérieurs permettaient de renforcer leur position d’autorité au sein de la colonie. Au XVIIIe siècle, cette tendance s’observe toujours, cependant les bourgeois les plus fortunés résidaient de plus en plus dans des logements s’apparentant à ceux du groupe dominant. La Nouvelle-France n’était pas imperméable aux idées propagées par les philosophes des Lumières. De fait, les roturiers aisés et proches des figures d’autorité s’arrogeaient également le droit de profiter d’intérieurs luxueux et craignaient moins d’être traités de parvenus.

La société canadienne

Les nobles et les bourgeois venus s’installer en Amérique septentrionale intéressent depuis longtemps les historiens et les archivistes canadiens. Depuis la deuxième moitié du XXe siècle, les historiens analysent de plus en plus les habitudes culturelles et les relations sociales de cette élite dirigeante. Les chercheurs s’affairent à trouver son champ d’influence politique et ce qui la distinguait de l’habitant, car la mobilité sociale, souvent mise en valeur par les historiens du début du XXe siècle, n’était pas banale ni fréquente dans la colonie[3]. Le rang et la fortune de chacun affectaient les sociabilités.

Pour bien comprendre les spécificités de l’élite en Nouvelle-France, il est d’abord nécessaire de définir ce groupe et son lieu de résidence privilégié. Nous tiendrons compte des particularités propres aux villes de Québec et de Montréal, car la proximité des lieux de pouvoir et la forte densité de population aisée pouvaient influencer les façons de se comporter.

Les historiens ont déjà mis en évidence la présence d’une structure sociale sur le territoire colonial. Pour l’historien Jacques Mathieu, celle de la France d’Ancien Régime s’est adaptée aux spécificités de la colonie, bien que les strates sociales aient été moins diversifiées en Nouvelle-France[4]. L’historienne Lorraine Gadoury a abordé la question de la noblesse en profondeur : elle a développé une vision favorable à une société bien hiérarchisée, mais nuancée. Selon elle, l’aristocratie supplantait les autres groupes, puisqu’elle avait conservé dans la colonie son aura divine. Les dirigeants ne pouvaient faire autrement que de favoriser les nobles dans leur prise de décision. Quant aux bourgeois et aux commerçants dont la pratique était lucrative, ils dominaient aisément les habitants[5].

Le gouverneur, l’évêque et l’intendant issus pour la plupart de familles nobles françaises étaient bien entendu au sommet de la pyramide sociale en Nouvelle-France. Autour de ces hommes gravitaient d’autres membres de la noblesse ayant un rôle militaire ou administratif. Une catégorisation des groupes constituant l’élite a été produite par l’archiviste et généalogiste René Jetté. Ce dernier a mis l’accent sur l’importance de ne pas considérer uniquement la richesse pour qualifier l’appartenance sociale des individus. Les possessions personnelles doivent être mises en relation avec la fonction et l’endogamie des unions pour déterminer la position hiérarchique de chacun[6]. À partir de cette technique d’analyse, Jetté a séparé l’élite coloniale en trois groupes. Le premier est composé de nobles, de membres du Conseil supérieur, d’officiers militaires, civils et de justice royale. Le deuxième comprend les officiers civils de deuxième rang, les marchands et les seigneurs[7]. Enfin, le troisième groupe au bas de l’échelle élitaire regroupait en milieu urbain les capitaines de milice, les médecins, les notaires, les arpenteurs et les artisans spécialisés[8]. Il persiste désormais peu de doutes chez la communauté historienne quant à la présence d’une structure sociale à plusieurs échelons dans la colonie.

Vivre noblement en Nouvelle-France

Pour pouvoir porter une particule nobiliaire, il fallait que la famille ait « vécu noblement[9] ». Cela signifiait de se voir attribuer minimalement l’appellation d’écuyer dans les actes notariés. Les aristocrates, s’ils désiraient le demeurer, ne devaient effectuer aucun travail manuel et principalement servir les intérêts du roi, soit en participant à l’effort militaire ou en prenant part aux affaires administratives de la colonie[10].

L’attrait pour le commerce était grand pour ces nobles venus s’installer au Canada, même s’ils ne devaient pas en théorie s’adonner à une telle pratique. Participer à une activité commerciale ne les empêchait donc pas de vivre noblement et cela a été officiellement autorisé par le roi en 1685[11]. D’ailleurs, en France, même si la pratique du commerce était prohibée pour un aristocrate, certains en faisaient la promotion, dont l’abbé Gabriel François Coyer[12]. Enfin, l’attrait pour l’activité marchande n’était pas exceptionnel chez les aristocrates dans la colonie, bien qu’il était mal vu dans la métropole.

Il fallait posséder les moyens pécuniaires pour vivre comme il se devait pour un aristocrate. Un historien anglophone s’est penché sur la problématique du maintien du rang en Nouvelle-France : il s’agit de Peter N. Moogk. Il en conclut que même loin de la France, le noble devait tout faire pour vivre et manifester son rang comme celui-ci l’exigeait. Le manque de richesse ne freinant pas son élan, le noble n’avait aucun scrupule à s’endetter pour l’acquisition d’objets d’apparat ou pour des denrées à l’image de sa prestance : « Social position demanded a certain “lifestyle” and, whether they could afford it or not, people in New France lived on a scale that was deemed appropriate to their rank[13]. » Cet endettement n’était pas nécessairement souhaité par le roi. Par contre, ce dernier tenait à ce qu’un noble vive comme il se devait[14]. Ce n’est donc pas la richesse qui différenciait l’aristocrate du bourgeois, mais le paraître.

Dans cette colonie où les revenus n’étaient pas comparables à ceux qu’un aristocrate français pouvait retirer de ses terres, il n’était pas toujours évident de conserver les moyens de vivre noblement. L’historienne Louise Dechêne l’a constaté grâce à l’étude de quelques inventaires. Comme les possessions territoriales étaient moins rentables au Canada qu’en France, la richesse qu’en retiraient les aristocrates ne suffisait pas à leur train de vie[15]. Ainsi, les nobles s’accrochaient au moindre élément rappelant leur condition sociale : « [a] u seuil de l’extrême indigence, quand le dernier fauteuil, le crucifix d’ivoire et la dernière cuiller d’argent ont disparu, il reste toujours au mur un lambeau de bergame “usée de nulle valeur”[16] ».

Enfin, la présence de cette société de cour dans la colonie permettait de rappeler aux habitants que même loin de la métropole, ils vivaient toujours dans un monde hiérarchisé où la représentation du rang était nécessaire et où le roi dominait. Ces hommes et ces femmes suppléaient à l’absence du souverain sur le continent ; par le fait même, ce dernier s’assurait que les habitants n’oublient pas que Sa Majesté exerçait son autorité autant au Canada qu’en France[17].

Être bourgeois, marchand ou commerçant en Nouvelle-France

Sous cette noblesse bien en vue, le groupe rassemblant les bourgeois et les commerçants était très actif. Au XVIIe siècle, si l’on se réfère au Dictionnaire universel de Furetière, le terme bourgeois pouvait simplement désigner l’habitant de la ville, mais il était également employé pour distinguer : « les gens du tiers Estat, à la distinction des Gentilshommes et des Ecclesiastiques, qui jouïssent de plusieurs privileges dont le peuple ne jouït pas[18]. » Bref, le bourgeois n’était pas un notable, mais il avait des relations particulières avec les représentants du pouvoir. La définition du bourgeois diffère quelque peu dans l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert. Dans celle-ci, il s’agit aussi d’un citoyen de la ville et d’une personne qui contribue activement au bien-être de la société dans laquelle il évolue[19].

En Nouvelle-France, les grands bourgeois pouvaient avoir un mode de vie semblable à celui de la noblesse. Quelques-uns ont même siégé au Conseil supérieur. Des alliances pouvaient être tissées entre ces deux communautés, mais les nobles demeuraient au sommet de la hiérarchie[20]. De plus, Dechêne a remarqué grâce à l’étude de certains inventaires après décès que même les bourgeois ou marchands les plus fortunés de la colonie se contentaient de quelques éléments ornementaux et d’une garde-robe simple. Ainsi, leur ameublement et leur habillement ne reflétaient pas exactement leur réussite financière[21]. Leur mentalité était par ailleurs bien différente de celle des nobles et ce faible attrait pour le luxe montre qu’ils n’aspiraient pas au mode de vie aristocratique. La situation de la bourgeoisie en Nouvelle-France n’avait rien d’exceptionnel et il était difficilement envisageable que ce groupe ait pu contrebalancer le pouvoir de la noblesse. Ses possibilités commerciales étaient limitées puisque la métropole gardait le monopole sur le commerce des fourrures et le marché colonial était restreint pour l’import-export[22]. Au Canada, plus de mariages se pratiquaient entre nobles et bourgeois qu’en France. Le nombre de familles bourgeoises pouvant profiter de ces unions était cependant restreint. Ces familles avaient des relations privilégiées avec l’aristocratie et occupaient souvent un poste de fonctionnaire[23]. De plus, ce type d’union était plus fréquent à la fin du Régime français[24].

Une élite urbaine

L’élite coloniale résidait essentiellement en milieu urbain. Même les grands seigneurs préféraient y avoir leur résidence. Louise Dechêne a fait ce constat concernant les seigneuries situées à proximité de Montréal. La noblesse seigneuriale préférait ses maisons dans la ville de Montréal plutôt que celles dans la campagne environnante[25]. Seulement 25 % des seigneurs résidaient dans leur fief, et il s’agissait essentiellement de bourgeois ; rares étaient les aristocrates qui faisaient le même choix[26]. L’idée de notabilité était difficilement accessible dans la vallée laurentienne étant donnée la faible densité de population qui pouvait en attester[27]. L’affichage du rang était par conséquent bien plus profitable en centre urbain.

Québec était la ville la plus attractive pour l’élite. Comme les hommes détenant les pouvoirs les plus grands y possédaient leur principale demeure, les décisions militaires, juridiques et financières s’y prenaient[28]. Il est donc logique qu’un plus grand nombre de fonctionnaires, de nobles et de marchands aient choisi cette ville comme principal port d’attache. La ville s’est développée parallèlement entre la Haute-Ville et la Basse-Ville. Les lieux de pouvoir et les communautés religieuses étaient pour la plupart dans la plus haute partie. Les nobles choisissaient également cette dernière pour établir leur demeure. Quant à la Basse-Ville, ce sont surtout les marchands et les bourgeois qui s’y installaient, car la proximité du port était bien plus profitable pour eux[29]. Comme Québec était le centre institutionnel, c’était l’assise du pouvoir royal, donc une ville servant à la représentation du roi[30]. C’était d’ailleurs la volonté de Louis XIV, qui a tout fait pour que Québec soit le « lieu symbolique du pouvoir royal[31] » en Nouvelle-France.

La ville de Montréal étant positionnée stratégiquement pour le commerce des fourrures, elle a progressivement attiré une part de l’élite marchande, en plus de celle attitrée à sa défense[32]. Le développement de ce centre urbain est particulier, car la congrégation religieuse des Sulpiciens a joué un rôle majeur puisqu’ils en étaient les seigneurs à partir de 1663[33]. Cette communauté a fait en sorte que Montréal possède une Haute-Ville et une Basse-Ville. Tout comme Québec, cette ville était géographiquement hiérarchisée : les institutions se concentraient dans la haute et les commerçants dans la basse[34].

Représentation : un concept clé pour comprendre l’architecture aux XVIIe et XVIIIe siècles

Avant toute chose, il est nécessaire de remettre l’idée de représentation dans son contexte d’Ancien Régime. Cette compréhension du concept mettra en évidence l’importance des études multidisciplinaires, plus particulièrement l’apport de l’histoire de l’architecture, pour saisir correctement les comportements sociaux, les choix et la culture des membres de l’élite canadienne.

L’Ancien Régime était marqué par un usage particulier de la représentation de soi où la frontière entre la vie publique, politique et privée était mal définie. L’élite de la société, pour conserver sa situation enviable, devait maintenir un rythme de vie à l’image de son rang et devait ainsi faire preuve de bienséance. Par conséquent, l’apparence de sa demeure était primordiale. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, on concevait la résidence d’une manière bien différente d’aujourd’hui. Celle-ci permettait d’extérioriser son rang dans l’espace public. D’où l’apparition de l’idée de convenance architecturale qui dictait tant la grosseur de la maison que son ornementation.

Dans son ouvrage La société de cour (1969), Elias a abondamment examiné ce besoin d’affirmation du rang sous le règne absolutiste de Louis XIV. Il a clairement établi que pour le noble, la manière d’aménager sa demeure était indispensable à la représentation de son prestige. Au sein de cette société d’Ancien Régime, les formes architecturales découlaient de l’organisation hiérarchique de son élite. Elias a aussi différencié les comportements des aristocrates et des bourgeois à partir de l’aménagement intérieur de leur demeure. Alors qu’il était typique pour le couple aristocratique que l’homme et la femme possèdent chacun leur appartement et que les visiteurs soient admis dans les pièces les plus intimes de l’occupant comme la chambre, pour les bourgeois, certaines pièces étaient dédiées à la vie familiale et d’autres à la vie publique[35].

Plusieurs historiens après Elias ont analysé le style de vie des élites et se sont intéressés à la représentation du rang et du prestige durant les XVIIe et XVIIIe siècles. La contribution de l’historien et philosophe Louis Marin est tout aussi cruciale pour l’élaboration du concept de représentation. Dans Le portrait du roi (1981), il a produit une analyse sémiologique de la vie de cour, dans laquelle l’architecture fait partie d’un ensemble de signes affirmant l’autorité souveraine du roi de France[36]. Pour Marin, la résidence du monarque était plus qu’un outil de représentation, elle était l’emblème de sa puissance, une « expansion » de son propre corps[37]. L’architecture devient une parure qui doit confirmer le pouvoir et le statut social. Natacha Coquery, historienne de l’art, a axé une partie de ses recherches sur la consommation du luxe pour agrémenter l’hôtel aristocratique au XVIIIe siècle. Elle abonde dans le même sens et qualifie la maison du noble tel : « un instrument essentiel d’auto-affirmation dans la compétition pour le prestige […] un patrimoine symbolique qui classe son possesseur dans la société et lui dicte insidieusement des manières d’être et des rapports emblématiques avec le reste de la cité[38]. » La demeure était assurément un instrument indispensable à l’aristocrate, lui permettant de se mettre en scène devant ses semblables. La vie privée de ce dernier, à l’intérieur de sa résidence, servait la représentation de son rang et celle du pouvoir royal, puisque c’est le souverain qui autorisait le noble à maintenir sa position hiérarchique.

Le terme bienséance était employé pour définir les relations sociales et le bon comportement, alors que le mot convenance s’appliquait aux choix architecturaux de celui qui se faisait bâtir. De nombreux architectes et intellectuels d’Ancien Régime ont développé l’idée de convenance dans leurs écrits. En fait, une maison convenait à son propriétaire si elle affirmait avec justesse son statut social. L’architecte Pierre Bullet, dans son traité publié en 1691, l’aborde ainsi :

[l] a théorie de l’architecture est un amas de plusieurs principes qui establissent, par exemple, les regles de l’analogie, ou la science des proportions, pour composer cette harmonie qui touche si agréablement la vûë, & qui instruisent des regles de la bienséance, pour ne rien faire qui ne soit d’un caractere convenable au sujet que l’on s’est proposé, ce caractere doit estre exprimé par le choix de certains membres, dont l’ordonnance & l’arrangement doivent faire connoistre que le tout & les parties ont ensemble un rapport mutuel à l’espece de bastiment dont il s’agit.[39]

L’architecte devait alors savoir comment adapter ses plans et ses choix de matériaux spécifiquement aux exigences de son commanditaire[40]. Chez l’élite, la convenance supplantait la commodité, même si les notions de confort et de vie privée gagnaient en popularité[41]. Par le fait même, la convenance architecturale permettait de contraindre les élans d’ostentation de certains propriétaires[42]. Pour les nobles et les bourgeois, c’était une règle qui définissait la façon dont ils pouvaient décorer et diviser leur résidence selon leur rang.

Dans cette société hiérarchisée, les gens du commun étaient en mesure, à la lecture d’un bâtiment, de reconnaître le statut de son occupant. C’est d’ailleurs ce qui renforçait les qualités représentatives des édifices et, par le fait même, l’idée de convenance architecturale[43]. Louis Savot, médecin ayant écrit sur l’architecture française, a bien montré que les bourgeois, les marchands et les artisans connaissaient les codes de construction : « chacun d’eux sçait les formes, mesure, & proportions que doit avoir chacune de ces parties, suivant leur besoin, qualitez, & facultez[44] ».

L’appartement : une distribution intérieure au service du rang de l’occupant

Comme la mise en scène de son statut personnel était essentielle et que la convenance promouvait une juste correspondance entre toutes les parties du bâtiment, une grande attention était accordée à la portée significative de la distribution intérieure et de son décor. Le plan privilégié se nommait l’appartement. Il se composait de pièces en enfilade s’ouvrant l’une sur l’autre. Corollairement, il était nécessaire de parcourir toutes les pièces pour parvenir à la dernière. On retrouvait rarement un corridor permettant un parcours extérieur à l’appartement. Un appartement parfait comprenait une antichambre, une chambre, un cabinet et une garde-robe[45]. L’architecte Augustin-Charles d’Aviler a défini la distribution comme suit : « [c] ’est la division des pièces qui composent le plan d’un bâtiment, & qui sont situées et proportionnées à leur usage. Cette division forme un art qui demande une grande attention. Car il faut s’assujettir aux vûes de celui qui fait bâtir, & en même tems soumettre ces vûes, sans les altérer, à la beauté & à la commodité[46]. » Cet aspect de l’architecture est devenu, au début du XVIIIe siècle, aussi important que l’élévation des façades ou l’aménagement des jardins d’apparat. Encore là, chacun devait privilégier une distribution suivant son état : « Que les bâtimens pour les commerçans ayent leurs magasins proche de leur comptoir, & soient exposés suivant la nature des marchandises qu’ils doivent contenir ; de même les bâtimens particuliers destinés aux artisans, doivent être distribués d’une manière convenable à leur état : on doit préférer à la magnificence, la situation de leurs boutiques, leurs ateliers, chantiers, etc.[47] »

Les architectes désirant partager leur art se sont aussi évertués à enseigner le bon goût par l’ajout de décorations tant à l’extérieur qu’à l’intérieur des demeures. Le décor ou l’ornement de type architectural se définit par l’utilisation d’ordres architecturaux sans fonction structurante. Il agrémente les balustrades, les portes, les cheminées, les planchers et les murs grâce à l’utilisation de lambris et de moulures[48]. Les maîtres français ont particulièrement tenu à perfectionner cet art. Ainsi, les ouvrages théoriques et les encyclopédies abordent précisément la manière convenable de faire pour posséder une demeure ornée avec goût[49]. Jacques-François Blondel est l’un des architectes qui s’est le plus appliqué à produire des ouvrages permettant de bien guider les architectes de la relève. Il y mentionne souvent l’importance du bon goût et, plus particulièrement, le respect des convenances et de la symétrie si chère à l’architecture classique[50].

Dans un appartement, le décor devait être en parfaite harmonie avec la fonction de la pièce où il se situait. Il était nécessaire d’observer une gradation de la magnificence dans les espaces qui précédaient les lieux les plus fastueux[51]. Cette caractéristique met l’accent sur l’importance du parcours du visiteur et sur la participation primordiale du décor à la mise en scène du statut de l’occupant. Bon nombre d’ouvrages théoriques produits durant l’Ancien Régime ont comme objectif d’aider les acteurs de la construction et les commanditaires à créer des décors respectant la situation sociale de chacun. Une demeure avec une ornementation luxueuse devait être réservée à ceux qui occupaient une place dans la société le justifiant. Bref, dans cette société de cour hautement hiérarchisée et basée sur l’apparence, la résidence du noble et du bourgeois était un instrument indispensable à leur ascension. En définitive, la maison, espace que nous associons aujourd’hui à la vie privée, était à l’époque le lieu d’une mise en scène de la structure sociale. Peu à peu, elle s’est transformée en un lieu à caractère intime.

Convenance et architecture intérieure en Nouvelle-France : un bref état de la question

Plusieurs historiens de même que des historiens de l’art et de l’architecture ont déjà abordé brièvement et exhaustivement des questions relatives à l’aménagement intérieur des demeures coloniales. Marc Grignon est le principal historien de l’architecture qui a poussé plus avant la question de la représentation du statut social à l’aide de l’architecture. Il a émis l’hypothèse que le commanditaire étant soucieux de l’image que projetait l’édifice qu’il ordonnait, sa demeure devait le représenter et convenir à sa personne. Le responsable du chantier se préoccupait, quant à lui, plus des questions de solidité, ce qui entraînait des frictions entre le concepteur et l’ordonnateur[52]. Dans une étude plus récente, ce chercheur affirme que : « the competition for prestige that one can find in Quebec City between various colonial officials and religious institutions during the same period constitutes an extension of the court society in the colonial context, and prestige is an essential preoccupation in the field of architecture[53]. » Enfin, l’affirmation du prestige semblait si importante que les conditions climatiques et les matériaux disponibles dans la colonie ne devaient pas être vus comme un obstacle à la construction de résidences propres à illustrer la situation sociale des membres de l’élite[54].

Le concept de convenance architecturale a aussi été analysé en regard de l’architecture bourgeoise. Françoise-Laure Burlet, qui a concentré ses recherches sur la demeure de Charles-Aubert de la Chesnaye, un bourgeois anobli, a tenté de voir comment sa maison affirmait sa situation sociale. Ses conclusions sont que la conception de la demeure de ce bourgeois fortuné a suivi sa progression sociale[55]. Malgré une apparence noble, soit celle d’un hôtel particulier, cette demeure était habitée d’une façon bourgeoise, car une grande partie était réservée pour une vocation commerciale[56]. Dans un autre ordre d’idées, Pierre-Édouard Latouche a étudié l’architecture domestique bourgeoise de Montréal à partir d’actes notariés. Il émet le point de vue qu’un changement de mentalité a amené l’architecture intérieure à privilégier l’intimité. Les espaces de la vie publique et privée se dissociant de plus en plus, l’ordonnateur, au XVIIIe siècle, avait tendance à faire construire sa demeure en pensant avant tout à ses propres besoins[57]. L’historien et ethnologue Jean-Pierre Hardy, qui s’est intéressé davantage à l’histoire sociale de la Nouvelle-France, a aussi abordé cette idée d’intimité grandissante. Il soutient que pour l’élite, incluant bourgeoisie et noblesse, la conception de la maison a évolué au XVIIIe siècle « répondant ainsi à l’importance grandissante de l’“individu privé” au détriment de l’“individu public”[58] ». Ce changement a eu pour conséquence de rendre moins fréquents les aménagements des pièces en enfilade, dans l’optique de créer des zones plus intimes. Cela n’était pas particulier à la colonie : l’auteur affirme plutôt que l’élite canadienne suivait les tendances européennes[59].

Certains chercheurs se sont plus attardés à l’étude des ornements présents dans les maisons de la colonie. De son côté, Louise Dechêne a soutenu l’idée que les aristocrates peinaient à se trouver des maisons convenables et que pour pallier ce problème, ils importaient des meubles raffinés alors que les marchands se satisfaisaient d’un mobilier plus simple[60]. Yvon Desloges a fait une analyse quantitative de l’environnement domestique dans la ville de Québec à partir des inventaires après décès. Le décor intérieur se résume pour lui à ce qui est mobile, donc les cadres, les tapisseries, les rideaux, l’éclairage… L’élite y est séparée en deux groupes soit les marchands et les ménages associés au service du roi. C’est ce dernier groupe qui possédait une plus grande quantité d’objets luxueux, mais la différence avec les commerçants n’était pas si marquée[61]. L’historien conclut que le décor intérieur des ménages de Québec était « sobre mais néanmoins au goût du jour et surtout utilitaire[62]. » Pierre-Olivier Ouellet, historien de l’art, a poussé encore plus loin cet aspect en focalisant sur la circulation et la possession des tableaux en Nouvelle-France. Comme peu de peintures datant de cette période ont été conservées, l’inventaire a mis en évidence l’abondance jusque-là méconnue des objets artistiques dans les demeures de l’élite urbaine[63].

Lutte de pouvoir et d’architecture entre l’intendant, le gouverneur et l’évêque de Nouvelle-France

En Nouvelle-France, pour le gouverneur, l’évêque et l’intendant, le lieu de travail et de résidence était le même : « homme et fonction [étaient] imbriqués et il n’exist [ait] pas de sphère publique et privée clairement distinctes, de sorte qu’il n’exist [ait] guère d’intendance hors de l’intendant[64] ». Ceux-ci étaient donc en constante représentation. Tous les aspects de leur existence revêtaient un caractère public. Que ce soit leur habillement, leur alimentation ou leur façon d’habiter leur demeure, tout devait permettre une représentation adéquate de leur rang et de leur fonction, au risque sinon d’être dévalorisé et de ne plus pouvoir remplir leur rôle convenablement[65]. Les demeures financées par le roi et réservées aux plus hauts dirigeants de la colonie au sein de la ville de Québec ont été améliorées et agrandies jusqu’à la fin du Régime français. Leur construction témoigne d’un surenchérissement de prestige entre les différents commanditaires. Le château Saint-Louis a pris place en surplomb de la Basse-Ville et a été grandement amélioré de 1692 à 1694 sous les ordres de Louis de Buade comte de Frontenac[66]. Dans les mêmes années, le bâtiment abritant la brasserie de l’ancien intendant Jean Talon est transformé en palais de l’intendant et l’évêque Jean-Baptiste de La Croix de Chevrières de Saint-Vallier entame la construction du palais épiscopal[67].

L’intendant Jean Talon possédait, lors de son passage dans la colonie, sa propre demeure située entre la Haute-Ville et la Basse-Ville. Celle-ci a été prêtée à l’intendant lui ayant succédé. Cependant, un incendie survenu en 1682 a rasé cette demeure, ce qui a forcé l’intendant Jacques de Meulles à se loger ailleurs. Celui-ci s’est retrouvé dans une résidence bien loin du centre institutionnel de la ville[68]. Trouvant sa demeure inappropriée à sa fonction, il écrit au ministre de la Marine : « Monsieur le gouverneur et Monsieur de Québec sont tous deux fort bien logés, c’est assurément une plus grande nécessité de loger commodément l’intendant à qui tout le monde a affaire[69]. » Comme de Meulles ne réussissait pas à obtenir un lot près du château Saint-Louis et du palais épiscopal, il a opté pour le réaménagement de la brasserie. Ce projet était toutefois conditionnel au développement d’une seconde Basse-Ville, du côté de la rivière Saint-Charles. Il considérait que cette dernière serait plus pratique que la Haute-Ville, qu’il s’était soudainement mis à dénigrer. De Meulles s’est expliqué au roi en ces termes :

Par ce dessein vous donneriez naissance à une ville qui seroit autant grande qu’on voudroit. Le port y est aussy beau qu’a Québec […]. En donnant les terres gratis a ceux qui voudront bastir ; je m’assure qu’en trois ans il y aura autant de maisons qu’a la basse ville et a l’avenir il s’y formera une ville de conséquence. La haute ville de Québec est une petite montagne qui ne s’habitüera jamais parce que l’Évesché […] est le plus bel endroit. Et le reste est serré d’une montagne plus haute qu’on appelle le Cap au diamant ou on ne se donnera jamais la peine de bastir parce qu’il en couteroit trop pour voiturer les provisions, et que presque toute l’année ils sont obligés d’envoyer quérir de l’eau à la rivière qui en est fort éloignée.[70]

L’intendant ne voulait pas se retrouver seul dans cette Basse-Ville encore peu développée, car dans la même missive, il informe le ministre que si ce projet ne lui convenait pas, il serait préférable qu’il se loge en Haute-Ville près de l’évêque et du gouverneur. À quoi bon avoir une demeure qui affiche son rang si personne ne peut la contempler ?

À son retour dans la colonie en 1689, le comte de Frontenac s’est empressé de demander au ministre de rénover le château Saint-Louis, car l’image qu’il projetait ne lui convenait pas. Pour obtenir les fonds nécessaires à la reconstruction de sa demeure, il a partagé au ministre ses craintes quant à l’état de délabrement du bâtiment : « Vous connaissez le peril evident ou il est, Et que je seray bien heureux, Si jy puis passer encore Ces huit sans estre accablé sous ces ruines Ce que je suis assuré Vous ne Voudriez pas[71] ». Le gouverneur est très sévère, alors que son prédécesseur Joseph-Antoine Le Febvre De La Barre avait surtout mentionné dans ses dépêches le mauvais état de l’enceinte du château et de sa couverture[72]. Frontenac fait donc reconstruire le château Saint-Louis. Il ne pourra réaliser le projet en entier faute de fonds ; le château aura donc une allure asymétrique. Comme son épouse ne l’a jamais accompagné en Nouvelle-France, ce n’était pas problématique, puisqu’il n’avait besoin que de son propre appartement[73].

De son côté, Monseigneur de Saint-Vallier aura réussi à acquérir le terrain de Jean Talon. Il y fera ériger son palais épiscopal, mais comme Frontenac, il ne sera jamais en mesure de réaliser le projet entièrement. Si l’on se fie aux écrits de Claude-Charles Bacqueville de La Potherie, si le palais avait été terminé, il aurait été plus somptueux que ceux érigés en France pour les évêques[74].

Ce n’est que plus tard que l’inachèvement du château Saint-Louis est devenu dérangeant pour l’une de ses occupantes, la marquise de Vaudreuil, Louise-Élisabeth de Joybert de Soulange et de Marson, épouse du gouverneur Philippe de Rigaud de Vaudreuil. Sa demeure ne convenait pas à ses propres besoins de représentation. Elle écrit au conseil de marine que même : « un gouverneur qui seroit sans famille ny seroit logé ny commodément ny convenablement, il n’y a qu une chambre a feu dans tout l’apartement, et Mr de Vaudreuil estant obligé d’y travailler, elle n’a que l’antichambre ou elle puisse recevoir du monde[75] ». Il faut dire que dans les mêmes années, l’intendant, en raison d’un incendie majeur de sa résidence, a pu reconstruire entièrement le palais, et ce dans le respect des normes architecturales classiques. Le palais de l’intendant paraissait désormais beaucoup mieux que le château Saint-Louis[76], ce qui était contre nature puisque le gouverneur général était le premier représentant du roi en Nouvelle-France. Pour ce dernier, il était primordial que ce soit cette impression qui ressorte des représentations cartographiques de la ville de Québec[77]. Enfin, la recherche de prestige à travers l’image que projetait la résidence était une préoccupation constante pour les représentants du pouvoir royal. Ce sujet revenait fréquemment dans leur correspondance. Par contre, les fonds alloués pour ces dépenses étaient rarement à la hauteur des aspirations des commanditaires. Il n’en demeure pas moins que l’apparence des demeures du gouverneur, de l’intendant et de l’évêque était incomparable à celle des maisons des particuliers. D’ailleurs, le cas contraire aurait été inconvenant.

L’inventaire après décès pour comprendre la manière d’habiter sa demeure en Nouvelle-France

Qu’en est-il de l’élite qui entourait ces hauts placés ? Pour pouvoir amener quelques pistes de réflexion, six cent trente-cinq inventaires après décès d’artisans, de bourgeois, de marchands, de fonctionnaires et de nobles des villes de Québec, Montréal et Trois-Rivières ont été soigneusement analysés. L’inventaire après décès est donc la source première utilisée pour élargir notre perspective en ce qui a trait à l’architecture intérieure. Son analyse permet de mieux saisir la distribution de la maison chez les privilégiés. Cet acte était confectionné par le notaire au lieu de résidence du défunt quelques temps ou quelques années après son décès. Le notaire accompagné de témoins produisait une liste détaillée de toutes les possessions du trépassé, et ce en mentionnant la plupart du temps la pièce où il se trouvait. De ces six cent trente-cinq inventaires dépouillés, pour la présente étude trois cent vingt-huit seront pris en compte, soit ceux qui concernent le groupe des marchands et des bourgeois de même que ceux des nobles et des fonctionnaires[78]. Un autre critère pour la sélection des inventaires est la mention d’au moins une pièce de la résidence.

L’utilisation d’écrits notariés pour étudier l’architecture n’amène pas autant de précisions que l’observation de bâtiments toujours existants ou de plans anciens. Cependant, comme peu de constructions datant de la Nouvelle-France ont su traverser les époques sans altérations et qu’un nombre relativement restreint de plans ont été sauvegardés, l’acte notarié est une source d’information pertinente. Il ne faudrait pas croire que ce document est une source totalement objective. Laurence Fontaine, historienne à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, en vante la grande richesse, mais elle présente également l’acte notarié comme une « rencontre de volontés[79] » entre le notaire, le particulier et les pouvoirs officiels. Cet écrit est parfois subjectif et répond aux besoins des acteurs qui en sont les instigateurs. De fait, l’inventaire après décès ne traduit pas une réalité absolue, son contenu dépend des connaissances et de la formation du notaire de même que de la façon dont les témoins perçoivent et occupent la maison inventoriée. Cela en fait une source d’informations appropriée pour étudier l’occupation des demeures en Nouvelle-France, sans toutefois oublier que l’acte résulte en partie de volontés personnelles.

Pour l’étude de l’architecture en Nouvelle-France, il n’y a pas de projet de recherche où la principale source première est l’inventaire après décès. Pourtant, ce dernier renferme plusieurs renseignements pertinents pour comprendre l’articulation des résidences. Comme il a été peu employé par les historiens de l’architecture, son examen exhaustif donne lieu à une nouvelle compréhension de la façon de vivre à l’époque coloniale. Les devis et les marchés de construction qui ont été maintes fois dépouillés informent le chercheur sur les manières de construire, mais ils ne donnent pas un aperçu de l’utilisation des espaces intérieurs.

Outre le manque d’objectivité auquel nous avons déjà fait référence pour l’acte notarié, il incombe de reconnaître d’autres limites à l’inventaire. D’abord, en étudiant essentiellement ce type d’acte, nous excluons les membres de l’élite qui ne sont pas décédés en Nouvelle-France. Ensuite, chaque notaire, bien qu’il devait se conformer à la coutume de Paris, avait sa façon de produire son inventaire en fonction de ses connaissances ; tous ne possédaient pas la même précision pour qualifier les pièces dans lesquels ils se situaient. Les notaires décrivaient l’ensemble des objets appartenant à la succession, cependant cela ne voulait pas dire qu’ils se rendaient dans toutes les pièces de la maison ; parfois, les objets pouvaient être déplacés et même rassemblés. Aussi, selon le contrat de mariage, le notaire n’était pas tenu d’inventorier ce qui était exclu de la succession, par exemple le mobilier de la principale chambre à coucher. Ainsi, à cause de cette pratique, dans certains inventaires où un veuf ou une veuve était encore en vie, on pourrait croire qu’il n’y avait pas de chambre. Dans d’autres cas, le mobilier de la chambre était énuméré pour mémoire, sans estimation du prix des articles. En somme, l’inventaire n’est pas nécessairement à l’image de la réalité. Néanmoins, l’analyse d’un grand nombre de ce type d’acte permet d’observer des tendances puis de choisir des cas représentatifs.

Fin du XVIIe siècle : la convenance dans une colonie en développement

À la fin du XVIIe siècle, la colonie a connu un grand essor de peuplement. Les membres de l’élite canadienne se construisaient et habitaient des maisons qui répondaient à leurs besoins professionnels et familiaux. Les lieux de pouvoir les plus prestigieux se trouvant dans la ville de Québec, les aristocrates qui y habitaient tenaient particulièrement à affirmer leur statut. Cela transparaît dans la description des pièces de leur demeure.

Prenons par exemple l’inventaire des biens et meubles de Marie Sevestre et de Jacques Loyer de Latour[80]. Entre 1663 et 1702, 54 % des marchands et des bourgeois résidaient dans des maisons composées d’au moins quatre pièces à Québec et à Montréal. Sevestre et Loyer de Latour habitaient la Basse-Ville de Québec, le lieu privilégié par les représentants de ce groupe social, car la proximité des quais était des plus avantageuses pour leur commerce. Le notaire s’est donc rendu à leur maison en 1669. La description qu’il en donne indique que cette dernière était constituée d’une chambre, d’un cabinet, de même qu’un magasin à côté. S’y trouvaient également une cuisine, une grande chambre et un grenier. La grande chambre désignait la plus belle pièce, où dormaient les principaux occupants dans un lit à baldaquin. On remarque dans cette distribution intérieure la présence d’un magasin à même la maison, puisqu’à cette époque, vie professionnelle et vie privée se déroulaient sous le même toit.

Voyons maintenant la résidence de l’écuyer Monsieur Demeloize[81], dont l’inventaire a été rédigé le 16 mai 1699[82]. Déjà, l’emplacement de sa maison, en Haute-Ville sur la rue Saint-Louis, témoignait de son statut de noble. Au rez-de-chaussée, il y avait une chambre basse ornée de sept petits morceaux de « vieille tapisserie de Bergame », une cuisine et un cabinet. À l’étage se trouvaient deux autres chambres avec tapisserie et un petit cabinet. Le grenier était occupé par un garde-meuble, une pièce qui permettait d’entreposer les meubles propres pour chaque saison. La présence de tapisserie distinguait nettement cet intérieur par rapport à celui du bourgeois. Chez ces derniers, les tentures ornant les pièces y étaient plus rares. En effet, 70 % des nobles et des fonctionnaires en possédaient contre 46 % des marchands et des bourgeois. Lorsque ces derniers en avaient, les tentures étaient de qualité inférieure et seulement dans la plus belle pièce de la demeure. La tapisserie était à la fois un ornement et un attribut ajoutant du confort, car elle permettait de diminuer les courants d’air en améliorant l’isolation des murs.

Pour Montréal, contrairement à Québec, il n’était pas rare que la description des pièces dans les inventaires après décès mette en évidence une activité commerçante chez la noblesse. Il était très mal vu en Europe pour l’aristocrate d’avoir une telle pratique bien que ce soit toléré au Canada[83]. Comme Montréal était une plaque tournante du commerce des fourrures, nombreux sont ceux qui en ont profité pour s’enrichir. Quatre aristocrates installés à Ville-Marie tenaient magasin au sein de leur foyer, alors qu’un seul cas a été observé pour Québec durant cette période. Par exemple, l’inventaire des biens de Philippe Carrion écuyer et sieur Dufresnay[84] écrit en 1683 mentionne la présence d’un magasin à même la résidence de celui-ci. La distribution intérieure incluait également une chambre avec deux grands miroirs et une tapisserie de Bergame, à côté de laquelle se trouvait un cabinet.

1700 à 1730 : des pièces plus variées pour une meilleure mise en scène

La bienséance et la convenance s’inscrivaient dans les moeurs. Les maisons possédaient dans l’ensemble une distribution précise qui s’ajustait toujours à la fonction et au statut de son occupant. Au début du XVIIIe siècle, les pièces étaient mieux définies et elles étaient même parfois situées selon la position des jardins ou d’une vue particulière. Le bourgeois habitait généralement une demeure avec un nombre de pièces comparable à celui des aristocrates, toutefois plusieurs avaient une vocation commerciale. Plus précisément, 55 % des marchands et bourgeois possédaient une maison d’au moins quatre pièces, de même que 63 % des nobles et fonctionnaires. Des cas types propres à chaque ville permettent de s’apercevoir que cette société coloniale tentait de reproduire son mode de vie hautement hiérarchisée sur le nouveau continent, et ce dans tous les centres urbains.

L’inventaire après décès concernant la succession des marchands bourgeois Marie-Marguerite Duroy et Claude Chasle[85], dont la maison était bâtie sur la rue Sous-le-Fort à Québec, présente un intérieur sophistiqué aménagé pour répondre aux besoins professionnels de ses propriétaires. Leur maison en maçonnerie comportait deux étages et était couverte de bardeaux. Une cuisine occupait le rez-de-chaussée, de même qu’un magasin et à côté de ce dernier prenait place un cabinet ou un magasin selon le notaire. À côté de la cuisine se trouvait la chambre la plus ornée de la demeure. La cheminée y était en pierre avec une boiserie en bossage ; elle était aussi garnie de faïences décoratives et une grande tapisserie dite à « points d’hongrie » recouvrait les murs de cette pièce. La porte de cette chambre s’ouvrant sur la cuisine était surmontée d’une boiserie. Le premier étage était occupé par une autre chambre, un cabinet et une chambre servant de magasin. Le mélange des fonctions est flagrant dans certaines pièces ; le notaire ne semblait pas être en mesure de trancher entre un usage commercial ou une pièce destinée à la vie privée de ces bourgeois.

Du côté des aristocrates, la description de leur résidence se rapproche tranquillement de la description d’un hôtel particulier modeste en France. Les pièces y prenaient place en enfilade et étaient situées en fonction de la rue et des jardins. Chez Charles Dalogny marquis de Lagroys et son épouse Geneviève Macart marquise Lagroys[86], le rez-de-chaussée s’articulait ainsi : une cuisine, un cabinet avec vue sur le jardin dans lequel une tapisserie à « points dhongrie » était tendue, un cabinet avec vue sur la rue et une chambre où la marquise est décédée. Cette pièce était décorée de tapisseries de verdures, d’une autre grande tapisserie, d’un portrait de Louis XIV et de faïences sur le manteau de la cheminée. À l’étage supérieur se trouvait un petit cabinet et trois chambres : une grande, une petite avec vue sur la rue et une autre donnant côté jardin ornée de tapisserie et d’un portrait de la marquise de Vaudreuil.

En définitive, ces deux intérieurs précédemment décrits avaient un décor recherché et une distribution typique des maisons d’Ancien Régime en France. Pour le bourgeois, il était toujours de coutume que ses activités commerciales s’exercent à même sa maison ; cela ne nuisait pas, par ailleurs, à ses besoins de représentation. Quant à l’aristocrate, surtout lorsqu’il demeurait à Québec près du gouverneur et de l’intendant, sa résidence affirmait son rang et, par le fait même, facilitait ses échanges avec ses semblables. Pour ce qui est de la présence de tentures de tapisseries pour cette période, la différence entre les deux groupes à l’étude est encore majeure. 65 % des nobles et fonctionnaires en avaient dans au moins une pièce contre 36 % des bourgeois et des marchands.

1730 à 1763 : nouvelle pièce et nouvelles mentalités

Les bourgeois s’enrichissant parfois davantage que les nobles en Nouvelle-France, le luxe leur devenait tout aussi accessible. La tendance européenne visant une plus grande intimité[87] s’imposait également dans les villes de la Nouvelle-France et s’observait chez tous les groupes de l’élite coloniale. Des exemples précis permettront de constater la progression de l’intimité dans les intérieurs résidentiels, notamment avec la présence de plus en plus fréquente d’une « salle ». Alors qu’à la fin du XVIIe siècle, 4 % des demeures comptaient une salle, la proportion augmente à 21 % pour la deuxième période à l’étude. Finalement, de 1730 à la fin du Régime français, 61 % des maisons avaient une pièce portant cette appellation. Celle-ci était visiblement un espace de réception supplémentaire limitant l’accès à la chambre. Le mobilier y étant moins luxueux, c’est toujours la chambre qui était privilégiée pour recevoir les invités les plus notables selon les coutumes d’Ancien Régime. Plus l’invité était distingué, plus il cheminait dans l’enfilade des pièces de l’appartement[88]. Par exemple, un aristocrate pouvait recevoir des marchands et des bourgeois dans sa salle, alors qu’il aurait certainement accueilli un autre aristocrate ou même le gouverneur dans sa chambre.

Julien Trottier Des Rivières et Marie Catherine Raimbault[89], bourgeois de la ville de Montréal, habitaient une maison rue Saint-Paul à l’image de cette nouvelle façon de concevoir la vie privée. La description qui en est faite en 1738 confirme toujours la présence de magasins à même la demeure. Le rez-de-chaussée était également occupé par une cuisine, un cabinet avec une tapisserie à « points dhongrie », une chambre munie d’une tenture de tapisserie de verdure et, à côté de celle-ci, il y avait une salle aussi décorée de tapisserie. Désormais, la présence de tentures dans les maisons était semblable chez les deux groupes analysés : 71 % des nobles et des fonctionnaires en exposaient dans leur logis, alors que la proportion de marchands et de bourgeois en détenant était de 69 %.

Toujours à Montréal, la demeure où est décédé Claude-Michel Bégon[90] réaffirme l’idée que la chambre n’était plus le principal lieu de réception. La distribution du rez-de-chaussée chez les Bégon comprenait une cuisine, un cabinet donnant sur une salle, une chambre garnie de tapisseries qui s’ouvrait sur un cabinet et un autre petit cabinet décoré d’une tenture de serge bleu. Ce bâtiment était adjoint à un second dans lequel on pénétrait d’abord dans une salle munie de tapisseries de Flandre, cette pièce s’ouvrait sur plusieurs cabinets. La salle permettait désormais d’accueillir un grand nombre de personnes pour un bal ou un repas, alors que la chambre permettait de recevoir des gens importants dans un climat plus intime. Celle-ci était un espace où le noble pouvait mettre en scène son rang, grâce à un décor plus sophistiqué, pour ceux détenant un statut équivalent ou supérieur au sien dans la hiérarchie coloniale. Ainsi, lorsqu’Élisabeth Bégon recevait le gouverneur Roland-Michel Barrin marquis de la Galissonière tous les jours durant son séjour à Montréal en février 1749[91], il est fort probable qu’elle l’accueillait au sein de sa chambre. Sa relation privilégiée avec ce dernier en faisait une intermédiaire de choix pour adresser des demandes au gouverneur de la part de ceux qui n’avaient pas accès aussi facilement à cet homme de pouvoir[92].

Conclusion

En somme, le développement architectural dans les villes de la Nouvelle-France est indissociable du concept de représentation tel que compris durant l’Ancien Régime. Cela s’explique du fait que la représentation adéquate du rang, permise entre autres par l’aménagement d’une maison respectant les convenances, renforçait le pouvoir politique des individus. Une demeure devait être le reflet du rang de son occupant, à l’image du courant classique qui prônait la plus grande symétrie. Les lieux de pouvoir construits à Québec suivant ce style architectural avaient l’ambition d’imposer le statut de leurs occupants. D’ailleurs, ces derniers ne se lassaient pas de faire des requêtes au secrétaire d’État à la marine pour y apporter des améliorations. Si les fonds n’avaient pas été un problème, Frontenac et Saint-Vallier auraient réalisé des projets monumentaux.

Enfin, les demeures habitées par des nobles étaient souvent constituées d’un plus grand nombre de pièces destinées à l’occupant et à ses visiteurs, tandis que les maisons des bourgeois servaient en même temps de magasins et d’entrepôts à marchandises. L’emplacement des espaces prestigieux était plus stratégique chez la noblesse. Aussi, la fréquence grandissante de l’emploi du mot « salle » pour désigner une pièce distincte semble témoigner d’un besoin d’intimité croissant à la fois chez la bourgeoisie et la noblesse. Cette tendance s’observe en Europe au même moment. L’étude des inventaires après décès amène des éléments d’analyse nouveaux pour faire une histoire sociale et culturelle de l’architecture résidentielle de la Nouvelle-France. Cela permet de mettre en valeur le rôle de la maison pour exprimer le statut social de son occupant. Durant l’Ancien Régime, vivre dans une résidence affirmant son rang et respectant les convenances facilitait la reconnaissance sociale et renforçait les pouvoirs politiques, car pour les exercer correctement l’individu devait être en représentation constante. La vie privée et la vie publique étaient à ce moment indissociables.