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Jacques Portes, un ami du Québec, s’est éteint à Paris le 21 novembre dernier. J’ai fait sa connaissance à Chicoutimi en 1969. Je l’ai eu comme professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) qui venait d’accueillir ses premiers étudiants.

Jacques est né le 27 juin 1944 à Castelnaudary (Aude) proche de Toulouse. Il fait ses études à l’Université de Paris où il obtient un certificat d’études littéraires générales (CELG) en 1962, une licence d’enseignement histoire-géographie en 1964, un diplôme d’études supérieures en 1965 et son agrégation en histoire en 1966. Pendant deux ans, il est professeur au lycée des garçons de Reims. En août 1968, il est arrivé à Chicoutimi à titre de coopérant.

On se rappellera que ces jeunes Français, en vertu des ententes de coopération franco-québécoise, séjournaient au Québec ou dans les nouveaux pays africains issus de la colonisation pour une durée de seize mois. Autrement, ces diplômés hautement qualifiés devaient faire leur service militaire. Jacques, dont le père était ingénieur dans l’armée de l’air française, a préféré la coopération en Amérique du Nord au service militaire.

Ces volontaires du service national actif (VSNA) ont été nombreux à venir au Québec, entre 1964 et 1974, plus de 2000. En raison de leur niveau d’études et devant la rareté des diplômés universitaires québécois, ils vont oeuvrer dans les centres de formation des maîtres et dans le réseau universitaire en plein développement avec la création de l’Université du Québec. Le gouvernement québécois espérait que ces coopérants deviennent des immigrants et s’établissent dans la province. Dans le cas de Jacques, même s’il est reparti, il a quand même pris racine au Québec ; sa fille et son petit-fils vivent à Montréal.

Pour les coopérants eux-mêmes, l’expérience d’un mode de vie américain dans un milieu culturel français, en pleine effervescence avec la Révolution tranquille, avait de quoi les séduire. En 1967, une forte accélération de la coopération suit la visite du général de Gaulle. Jacques fait partie de cette vague. Il enseigne d’abord à l’école normale des soeurs du Bon-Pasteur de Chicoutimi. Cette vénérable institution catholique, qui formait des religieuses ou des frères enseignants et qui accueillait des laïcs, a été intégrée à l’UQAC lors de sa création en 1969. Ce fut, sans doute, tout un choc de passer d’une institution non confessionnelle à une maison d’enseignement dirigée par des religieuses pour ce jeune professeur dont la grand-mère avait enseigné à l’éducation nationale jadis créée par Jules Ferry, défenseur de l’école publique laïque. De plus, la nouvelle université était logée dans l’ancien édifice de l’Orphelinat Immaculé de Chicoutimi des Petites Franciscaines de Marie. Jacques rejoint l’UQAC et fait partie de sa première cohorte de professeurs en histoire.

Pour ma part, je suis entré à l’UQAC l’année de sa fondation, après mes études aux cégeps de Jonquière et de Chicoutimi, les deux créés en 1967 et issus des collèges classiques. La plupart des professeurs qui m’ont enseigné à l’époque étaient des oblats ou des prêtres du séminaire. Certains d’entre eux étaient excellents, mais tous manquaient de formation. Les diplômés universitaires québécois étaient rares en région. Avec ces jeunes Français, nous étions privilégiés d’avoir des professeurs à peine plus âgés que nous.

Portes, comme on l’appelait – on ne tutoyait pas nos professeurs – était un excellent enseignant. Il était un bon communicateur comme on peut le constater encore sur le Web. Nous étions quelques-uns à attendre avec impatience ses cours et les longues discussions qui s’ensuivaient. Il m’a donné le goût de devenir historien. À l’époque, les méthodes d’enseignement étaient assez rudimentaires. La plupart de nos professeurs religieux étaient plutôt portés sur le cours magistral. Il fallait apprendre les dates par coeur, ce que je n’ai jamais su faire. C’était l’histoire événementielle, l’histoire des grands hommes. L’enseignement de Jacques était vivant, il nous interpellait durant ses cours et il utilisait l’analyse de texte. Technique que j’adorais et qui m’a bien servi par la suite. Jacques insistait sur l’histoire comparative. Qu’est-ce que les révolutions avaient en commun ? Pourquoi ces grandes victoires des peuples étaient-elles suivies de dictature ? Qu’est-ce qui distinguait les colonies américaines ?

Son enseignement faisait plus appel à notre jugement et à notre compréhension des événements qu’à notre mémoire. Les périodes et les sujets étudiés étaient fascinants. En ces années de contestations étudiantes, à l’époque de la Crise d’octobre, en pleine Guerre du Vietnam, Jacques nous donnait de nouvelles perspectives, ouvrait nos consciences et nos horizons aux problèmes sociaux et à la politique internationale. Il insistait sur le comportement des masses. Il enseignait l’histoire des pays socialistes, des pays capitalistes, des révolutions (France, Russie et Chine), du Japon, du tiers-monde et bien sûr celle des États-Unis. J’ai alors appris que la hausse du prix du pain était une cause de la Révolution française, et j’ai compris le mythe de la Frontière et de la Destinée manifeste dans l’histoire américaine.

Jacques est retourné en France en 1971. Il a poursuivi ses études à l’Université de Paris 1 où il a complété un doctorat de 3e cycle en 1974. Sa thèse avait pour titre : La France, quelques Français et le Canada, 1850-1870. Il est devenu docteur d’État à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne en 1987 avec comme thèse : Une fascination réticente : les États-Unis dans l’opinion française, 1870-1914.

Il devient professeur d’histoire et de géographie au lycée de Rueil-Malmaison de 1971-1975 et au lycée d’Orléans de 1975 à 1976. En 1976, il revient à l’Université de Paris 1 comme assistant d’histoire et comme maître-assistant en 1983, puis maître de conférences en 1989. En 1989, il est professeur de civilisation des États-Unis à l’Université Charles-de-Gaulle de Lille III. Il y dirige le Centre de Recherches l’ELAN (Étude Lilloise sur l’Amérique du Nord). En 1995, il obtient le poste de professeur d’histoire de l’Amérique du Nord à l’Université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis où il deviendra professeur émérite. En 2004, il a participé à deux séminaires : « Libertés publiques et menace nationale aux États-Unis » à l’UQAM et « Faire l’histoire du Canada à l’étranger » au CELAT, à l’Université Laval. Il a pris sa retraite en 2012.

Sa production historique est impressionnante. Il était un travailleur acharné avec beaucoup de projets. Il a dirigé plusieurs thèses, publié des manuels scolaires, donné une foule de conférences et collaboré à un grand nombre de revues et de journaux, en France et au Québec, notamment dans Le Monde diplomatique en septembre 1994 à l’occasion des élections québécoises, dans la revue Historiens & Géographes et dans le Bulletin d’histoire politique (BHP). Il a réalisé des émissions, souvent sur le Québec, à la radio (France culture). Il a commenté la politique américaine sur la chaîne d’information politique et parlementaire française Public Sénat et sur le Canal 5. Il a publié une trentaine d’ouvrages. Jacques s’est spécialisé en histoire américaine dès son agrégation en 1966. Son séjour au Québec arrivait à point. Il fallait selon lui « franchir l’océan Atlantique » pour avoir accès aux immenses ressources documentaires américaines. Il a produit plusieurs ouvrages sur l’histoire américaine dont son Histoire des États-Unis de 1776 à nos jours, parue en 2010, un classique. Il a publié un livre sur la guerre du Vietnam et des biographies de présidents états-uniens. Il s’est intéressé à l’histoire du cinéma américain. En dépouillant les archives des compagnies cinématographiques américaines, il avait trouvé le rapport d’un observateur analysant la société québécoise dans les années 1950 : une société cléricale dominée par une élite de 200 personnes. Dans la foulée de sa thèse de doctorat, il a publié des articles et des ouvrages sur les relations France-Québec où il dénonçait l’indifférence de la France. Bref, il était l’un des meilleurs spécialistes français de l’histoire politique et culturelle des États-Unis. Il a obtenu plusieurs prix et bourses de recherche au Canada et aux États-Unis. Il avait « rugi de plaisir » en 1994 lorsqu’il a reçu le prix du meilleur livre étranger sur les États-Unis décerné par l’Organization of American History, pour Une fascination réticente : les États-Unis dans l’opinion française, 1870-1914 paru en 1990, traduit en anglais et publié aux États-Unis en 2000. Il aura réussi à se faire reconnaître aux États-Unis et en France par ses ouvrages fouillés et originaux malgré la compétition des historiens américains et en dépit des éditeurs ou des médias français qui préfèrent les sujets généraux aux recherches plus pointues. Il était déçu de ne pas avoir trouvé d’éditeur pour un livre sur le juge Earl Warren.

Jacques avait de nombreux amis historiens au Québec et il a participé à plusieurs congrès et colloques dont ceux de la Société du patrimoine politique du Québec, notamment celui sur Hector Fabre en 2010 avec sa communication « La vision de la France à travers L’Événement ».

En plus de ses travaux et recherches sur l’histoire, Jacques Portes a été membre du conseil d’administration de la Commission franco-québécoise sur les lieux de mémoire communs. Il était membre du comité scientifique du BHP depuis 2013. Il a également fait partie du comité consultatif de la Revue d’histoire de l’Amérique française depuis 1999. Il a agi souvent comme lecteur externe de textes. En France, il a été notamment président de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie de 2007 à 2011.

Après mes études à Chicoutimi, j’avais évoqué avec Jacques la possibilité d’aller étudier en France, finalement je suis allé à l’Université Laval pour faire ma maîtrise. Je le voyais régulièrement dans des colloques ou dans des congrès. À compter de 2009, nos rencontres se sont accentuées avec mes fréquents voyages en France. Il connaissait bien son pays et il le critiquait volontiers. On parlait aussi du Québec, de l’indépendance. Il n’était pas surpris du comportement des Québécois à cet égard. Avec Jacques, c’était Histoire de France 101. Avec lui, j’ai visité la Bretagne, Saint-Malo et le mont Saint-Michel. Il a été, à Paris, un guide extraordinaire. Je garde le souvenir d’une soirée de théâtre à la Comédie française. Mais sa passion était l’histoire américaine. Il racontait ses voyages au Yukon suivant la trace de Raymond Auzias Turenne pour Itinéraire d’un cow-boy français ou dans le Wyoming pour son Buffalo Bill.

Je l’ai revu quelques semaines avant son décès à la Salpêtrière à Paris. Il était hospitalisé à la suite d’une maladie dégénérative fulgurante. Il était parfaitement conscient de son état. Bien qu’il ne parlait plus, il pouvait écrire et faire des gestes. On a pu échanger sur Trump, sur le Québec et sur la politique française. Cette relation entre un ancien étudiant et un ancien coopérant français est peu banale.