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Il n’est pas simple de brosser un tableau du statut du français et de la francophonie dans l’Ouest canadien au cours des trois derniers siècles. Il y a certes des réponses convenues qui insisteront, non sans raison, sur la marginalité de la langue et sur la fragilité des communautés francophones hors Québec, spécialement dans des provinces comme la Saskatchewan ou encore l’Alberta et la Colombie-Britannique. Mais pour qui veut dépasser les constats par trop pessimistes faisant état d’une disparition, souvent annoncée, des francophonies hors Québec, il s’agit pourtant d’un exercice plus difficile qu’il n’y paraît au premier regard. D’une part, parce qu’on peut se demander si cette fragilité a toujours été présente et si oui avec la même intensité, c’est-à-dire traversant les décennies de manière intemporelle et sous la même forme. Encore là, d’aucuns répondront facilement à de telles interrogations en insistant sur la fragilité de la francophonie, ce qui est bien entendu exact, mais qui, en même temps, ne rend pas nécessairement justice à l’ensemble de la situation ni aux évolutions historiques. On peut penser que, comme toute situation historique, il y a eu des modulations, selon les époques. D’autre part, à partir du bilan d’aujourd’hui, nous nous proposons de réexaminer la place de la francophonie à la lumière de la notion de la légitimité de la langue française et de la communauté francophone albertaine dans l’univers politique de l’Ouest. Il s’agira ici d’examiner cette fragilité de la langue française en fonction d’un déficit de légitimité. Nous proposons donc, en guise de réponse à la fois un parcours historique et un cheminement réflexif centrés tous deux sur l’évolution des éléments constitutifs de l’attractivité d’une langue et d’une culture que sont le nombre, le statut et le pouvoir au fil des trois derniers siècles en Alberta et en Saskatchewan. Évidemment, notre texte embrasse large et, dans ces conditions, nous ne pourrons entrer dans les détails historiques à l’aide d’une périodisation plus fine, mais nous tenons à identifier quelques événements en ajoutant à notre réflexion une certaine périodisation. En ce sens, notre objectif consiste à établir une vue générale de la place des francophones dans l’espace social et politique de l’Alberta.

Dans un premier temps, nous montrerons que, bien qu’il ait connu son Âge d’or à la fin du XVIIIe siècle, le français maintint une certaine force centripète jusque dans les décennies 1880-1890. C’est d’ailleurs ce dont témoigne encore aujourd’hui la toponymie, vestige et témoin de cette époque qui nous permet, jusqu’à un certain point, d’affirmer que le français jouissait d’un statut encore enviable. Grâce à la toponymie, il s’agira ici d’insister sur l’importance relative de la langue française dans l’espace public de l’époque. À la fin de cette section, nous serons alors amenés à brosser un état des lieux de l’importance de la francophonie albertaine qui a perdu son pouvoir d’attraction ou sa francopétie. Nous verrons aussi que les prédictions quant à la disparition des francophones hors Québec restent encore aujourd’hui prématurées.

Mais force est de reconnaître que la langue française et par-delà la francophonie ont été reléguées à l’arrière-plan de la dynamique politique et sociale de la société albertaine. C’est précisément pourquoi notre réflexion se terminera avec l’examen d’une notion en particulier et qui est celle de la légitimité de l’expérience francophone en Alberta. Nous verrons alors que la francophonie albertaine se situe dans un univers politique, celui de l’Alberta, où des forces centrifuges ont fait en sorte qu’elle se retrouve en périphérie de l’espace politique et social. Cet examen du statut de la francophonie albertaine à partir de la notion de légitimité permet en quelque sorte de dépasser les seuls critères numériques du poids linguistique pour réfléchir à la question même de ce qui rend l’existence d’une communauté francophone légitime à l’intérieur d’une province socialement et linguistiquement anglophone.

Cela dit, nous sommes conscients que l’article est en quelque sorte trop ambitieux dans la mesure où, comme nous l’avons mentionné plus haut, il cherche à marier des approches différentes, de la toponymie à l’histoire de la francophonie sans oublier la science politique avec la notion de la légitimité. D’ailleurs, si le mariage proposé ici ne peut être complètement consommé dans le cadre d’un article (il faudrait pour cela y consacrer un livre avec des chapitres spécifiques à propos de chacun des sujets mentionnés plus haut), nous croyons tout de même à la fécondité intellectuelle de notre approche. En effet, la mise en parallèle de la toponymie, de l’histoire et de la science politique nous permet de montrer les multiples dimensions qui sont à l’oeuvre lorsque vient le moment de brosser le tableau de la situation d’un groupe francophone minoritaire. Plus précisément, cette imbrication des différentes perspectives conduit à regarder la francophonie non plus sous le seul prisme du nombre de locuteurs, comme on le fait trop souvent même si cela est également parfois nécessaire de le faire, mais aussi à la lumière du temps long. Or, l’examen du temps long exige en quelque sorte cet appel à des approches qui, de prime abord, ne paraissent pas complémentaires, mais qu’il est nécessaire de mettre en dialogue pour avoir une meilleure compréhension du développement passé des espaces francophones hors Québec.

Légitimité et francophonie

Avant de revenir sur l’histoire de la francophonie albertaine, nous proposons d’abord un détour théorique par la notion de légitimité. La question de la légitimité peut être entrevue selon plusieurs dimensions et elle a donné lieu à des réflexions théoriques approfondies de la part des sociologues. Par exemple, le sociologue Max Weber, dans Économie et sociétés, cherchait à identifier les soubassements de la domination de l’ordre politique et sur ce qui amène les individus à donner leur consentement au pouvoir autrement que par la seule coercition[1]. Cependant, la légitimité peut aussi prendre un sens différent qui renvoie ici à la « qualité de ce qui est juste et moralement acceptable » au sein d’une société politique donnée[2]. Ainsi comprise, la légitimité devient un facteur comprenant diverses dimensions allant aussi bien au gouvernement du jour qu’au contexte juridique en passant par les élites politiques et sociales d’une société, sans oublier la structuration de la société civile et la sphère publique. Dans le cas qui nous occupe, nous allons examiner le concept de légitimité afin de spécifier la place des francophones en Alberta. En d’autres termes, en quoi la francophonie comme un tout est-elle acceptée au sein de l’espace politique albertain ? En ce sens, il y a une dimension normative et morale à ce concept, Bélanger et Lemieux affirmant que la légitimité relevait surtout de la philosophie morale et du droit[3], tant et si bien que Jacques Lagroye préférait parler de légitimation plutôt que de légitimité précisément pour éviter la « fragilité et la subjectivité des critères et des définitions » l’entourant[4]. Pourtant, ce concept de légitimité a déjà été utilisé par d’autres chercheurs pour examiner les minorités francophones. Par exemple, certains se sont penchés sur la légitimité des demandes des francophones en matière de santé[5] ou encore pour parler de la « légitimité communautaire » des immigrants français dans la région de Toronto[6]. Cela dit, il est vrai que la légitimité est un concept flou, voire qu’elle est souvent entrevue sous la forme d’une preuve indirecte plutôt que directe. Un récent sondage, dont les résultats ont été publiés au début de l’année 2017, montre que la dualité linguistique serait acceptée par 82 % de l’ensemble des répondants ; en revanche, seulement 32 % affirment être intéressés par les biens culturels francophones[7]. Peut-on alors conclure que le statut de la langue française est maintenant légitime auprès des anglophones au pays ? Comme nous le verrons plus loin dans ce texte, la légitimité doit aussi s’incarner dans des pratiques et des institutions qui lui donnent une véritable substance.

C’est probablement pourquoi on remarque une certaine difficulté, et elle est compréhensible, de la part des chercheurs sur la francophonie à traiter de la question de la légitimité. Par exemple, dans un texte sur le sujet, l’historien Gratien Allaire rappelle que la légitimité de la francophonie se décline en fait à partir de plusieurs dimensions : historico-géographique, sociale, juridique et politique avec, enfin, une légitimité qui découle de la manière même dont la majorité reconnaît ou non les francophones comme étant légitimes dans l’espace social élargi[8]. À cet égard, les travaux de Rodrigue Landry, Éric Forgues et Christophe Traisnel sont aussi particulièrement éclairants pour réfléchir à la question de la légitimité en contexte minoritaire.

Dans leur texte « Autonomie culturelle, gouvernance et communautés francophones en situation minoritaire au Canada », les trois auteurs, qui s’intéressent à la dimension politique de l’autonomie culturelle, avancent que trois composantes sont essentielles pour assurer cette autonomie. Rappelons, dans un premier temps, ce que les auteurs appellent la « proximité socialisante » qui implique une concentration géographique des francophones et qui permet aux institutions d’agir comme de véritables pôles de proximité. Dans un second temps, il faut envisager la question de la « gestion des institutions du groupe » qui doit être réalisée par la société civile. En dernier lieu, c’est la question de la légitimité étatique et idéologique qui rend acceptables ou non les demandes des groupes qu’il importe de bien comprendre[9]. C’est plutôt à cet aspect que nous nous attardons ici pour nous interroger sur la légitimité du statut de l’expérience historique des francophones en Alberta.

L’âge d’or du français dans l’Ouest canadien

La force centripète d’une langue ne s’apprécie qu’en situation de contact des cultures. À l’ouest des Grands Lacs, ce n’est qu’au lendemain de la Conquête que sont réunies les conditions qui permettent d’y étudier l’évolution des rapports entre la langue française, ses locuteurs, leur culture et leurs analogues en langue anglaise ; analogues dont la prédominance et la « centripétie » sont à l’heure actuelle incontestables. En ces temps aujourd’hui éloignés et surtout en raison de leur formidable adaptation aux tâches qui leur étaient assignées, les Canadiens engagés dans les activités de traite virent leur langue française occuper une position centripète au coeur du commerce des fourrures. Elle ne pouvait l’occuper que d’une manière transitoire en raison de l’évolution des moyens de transport au XIXe siècle qui allait permettre de se passer de la majorité des engagés[10].

Pour faire état de la dynamique linguistique et plus particulièrement de la place occupée par la langue française dans l’ordre de préséance des idiomes européens en usage dans l’Ouest canadien au XVIIIe siècle, nous disposons de trois témoins d’inégale valeur, mais aux dépositions complémentaires : la philologie, la diglossie administrative et la toponymie.

Argument philologique

Sur le plan de la philologie, diverses études ont été menées tant sur l’identification des voyageurismes que sur les emprunts lexicaux à la langue française par les locuteurs anglophones impliqués dans les activités de traite au cours de la période s’étendant de 1765 à 1830[11]. Ces emprunts lexicologiques au français canadien comme au français des voyageurs et à ses gallicismes témoignent certes d’une indéniable influence de la langue française sur l’anglais nord-américain. Voici un aperçu de traits lexicaux appartenant au technolecte des voyageurs francophones :

  • Termes et expressions se rapportant aux activités de traite : voyageur, brigade, bourgeois, équipeur, commis, engagés, mangeurs de lard, hommes du Nord, pays d’en haut, hivernants, gens libres, portage, drouine ou derouine, marche, milieu, devant, gouvernail, bouts, demicharge, décharge, varangues, canot allège, canot du maître canot de charge, aller à l’aviron, dégrader, chicots, pause, faire la chaudière, mal de raquette, petite potée, rendez-vous.

  • Termes désignant des realias du centre et de l’Ouest du continent : blanc (poisson blanc), bois de vache, bois inconnu, cabri, chien de prairie, inconnu (poisson), kiliou, macaque, manichisse, navet de prairie, poisson bleu, poisson inconnu, pomme blanche, pomme de prairie, racine amère et volet.

De tels emprunts persillent variablement les carnets, les journaux de route et la correspondance des traiteurs, explorateurs et commis anglophones employés par les principales compagnies, et ce de part et d’autre de la frontière canado-américaine. Ils émaillent notamment les récits des William B. Cheadle[12], Ross Cox[13], Daniel Harmon[14], Alexander Henry[15], Alexander Mackenzie[16], George Simpson[17] et de plusieurs autres. Toutefois, le fait même que certains de ces documents furent rédigés aux confins du Nord-Ouest et qu’ils contiennent nombre d’unités lexicales typiques du technolecte des voyageurs ne nous renseigne pas véritablement sur l’importance qu’occupe le français dans les conversations que leurs rédacteurs entendent autour d’eux ou auxquelles ils participent. Ils peuvent tout aussi bien avoir acquis et intégré ces éléments lexicaux à leur vocabulaire alors qu’ils se trouvaient ailleurs, soit dans la vallée laurentienne (à l’exception des realias), soit encore dans les Illinois ou même en Louisiane. La dynamique des emprunts nous est encore trop imparfaitement connue. Elle n’autorise au mieux que des conjectures lorsque l’on souhaite atteindre des généralisations, même à l’échelle régionale.

Argument politico-financier

Plus convaincant, le second argument s’ajoute au premier et prend à témoin l’univers diglossique dans lequel les commis de traite sont appelés à évoluer dans l’Ouest canadien. Au lendemain de la signature du traité de Paris (1763), les activités de traite des fourrures reprennent rapidement… du poil de la bête. En 1766, le volume des exportations en fourrures dépasse la moyenne des trois décennies précédentes[18]. Des équipées de voyageurs conduits par d’anciens engagés familiers des routes de l’Ouest atteignent à nouveau la fourche des deux rivières Saskatchewan, limite des terres connues et reconnues dans l’Ouest par les explorateurs d’avant la Conquête.

Les marchands anglo-saxons récemment arrivés dans la plaine laurentienne l’ont compris. Pour échapper à l’éviction et assurer leur place au coeur de ce lucratif marché, les petites compagnies doivent se regrouper et rationaliser leurs opérations. Mais, il y a plus à faire. Ils comptent devancer la Compagnie de la Baie d’Hudson là où elle ne s’aventure pas déjà elle-même[19]. Pour lancer avec succès des faisceaux de flottilles jusque dans les confins septentrionaux les plus riches en pelleteries, il leur faut compter sur les Canadiens familiers des voies d’accès fluviales et des anciens lieux de traite[20] et qui sont les plus expérimentés, les mieux rompus aux difficultés de la route et des saisons[21] et les mieux capables de dénouer l’écheveau des innombrables voies fluviales. Ce sont chez ces mêmes Canadiens que l’on doit recruter les amérindianophones bilingues ou polyglottes à qui l’on souhaite confier les rôles d’interprètes, de traducteurs, de truchements[22]. On peut évoquer ici le constat d’Anthony Henday lors de son passage dans la région de Paskoya (Le Pas, Manitoba) : « [T]he Frenchmen are masters of all the Indian languages & have greatly the advantage of us[23] ». La traite nécessite un personnel nombreux. Les marchands ou bourgeois, comme on les nomme dans le vocabulaire de la traite, doivent compter sur un nombre considérable d’engagés pour manoeuvrer les canots, construire et ravitailler les postes de traite[24]. La toponymie française largement répandue sur le continent en fait foi, la vaste majorité d’entre eux quoiqu’en dise Henday ne s’exprime qu’en français[25]. Leur nombre est tel qu’au fil des ans le terme « Français » tient lieu, par synecdoque, d’ethnonyme grâce auquel on désigne indistinctement tous les employés de la Compagnie du Nord-Ouest, qu’ils soient Canadiens français, Amérindiens, Anglais ou Écossais. Similairement, ceux de la Compagnie d’Hudson sont regroupés sous le vocable « Anglais », quelles que soient leurs origines[26].

Or, les engagés canadiens d’extraction modeste, d’origine rurale et sans grande instruction sont plus familiers des milieux francophones en plus d’être réfractaires à l’apprentissage de l’anglais[27]. L’unilinguisme de la majorité d’entre eux exerce une telle pression sur les activités de traite que l’historienne Grace Lee Nute ira jusqu’à qualifier le français de langue officielle du commerce des pelleteries au cours de sa période la plus florissante[28]. Assertion par trop enthousiaste, elle sera fortement nuancée, car la langue de l’administration centrale des grandes compagnies est d’abord et avant tout l’anglais, bien que le français ait eu droit de cité au siège social de l’American Fur Company de New York jusqu’au milieu du XIXe siècle[29].

Pour des considérations d’ordres social, économique ou stratégique, et en raison de la prééminence du français sur le terrain, la connaissance de cette langue devient chez les dirigeants des compagnies de traite un critère de qualification à l’embauche de commis en situation de communication avec les voyageurs[30].

En somme, pour reprendre les mots de Robert Vézina, l’influence du français « sur l’anglais a été possible à cause de la bilinguisation d’un groupe d’anglophones dans un contexte social où la langue française jouissait d’un certain statut de préséance[31] ». Puisqu’aucune enquête de nature linguistique n’a été effectuée auprès de voyageurs âgés encore vivants au milieu ou à la fin du XIXe siècle[32], la relative rareté des témoignages rend hasardeuse toute conjecture sur la nature du français qu’emploient les commis et leur aisance à en faire usage dans leurs échanges avec leurs subalternes.

Argument toponymique

De tous les arguments, l’inventaire toponymique offre à l’argumentation ses étais les plus solides. Il est celui qui renseigne le mieux sur la fréquence et l’étendue de l’usage de la langue française dans l’Ouest. La fixité des lieux et des noms qui les désignent y est évidemment pour quelque chose. C’est au coeur des forêts boréales où serpentent les « avenues d’eau » que nous trouvons matière à alimenter la thèse d’un Âge d’or de la langue française à la période de la traite des fourrures. C’est au fil de l’eau que se révèle le mieux l’empreinte marquée des voyageurs sur la toponymie, mais aussi, son corollaire naturel et logique, à savoir, l’ascendant des voyageurs sur la langue du commerce des pelleteries dans ces régions éloignées.

La toponymie en fait foi, dès que l’on monte à bord des canots, le français, langue doublement véhiculaire, domine[33]. La sécurité de la navigation et le succès des entreprises de traite imposent de rendre l’itinéraire, son parcours et ses dangers connus de tous ceux qui dirigent ou manoeuvrent les embarcations. La toponymie en usage lors des déplacements doit impérativement être la même que celle de ceux dont les mains actionnent les avirons. Sur les cartes contemporaines de la traite comme dans les carnets de voyage, les toponymes indiquant les rapides et les portages agissent tels des pointillés. Ils indiquent là et jusqu’où le verbe français se fait entendre[34]. À l’apogée du commerce de la traite des fourrures dans l’Ouest, le français, langue véhiculaire d’importance majeure, jouit d’un statut auquel il ne semble désormais plus pouvoir accéder. Sur ce point, les arguments de nos témoins concordent et se complètent.

Discontinuité, dévitalisation et marginalisation

La ponction pelletière annuelle qu’exerçaient les entreprises de traite sur la faune des forêts boréales de l’Ouest canadien s’appuie sur la seule force motrice des bras. Elle exige un personnel nombreux. En 1821, les deux grandes entreprises rivales, la Compagnie de la Baie d’Hudson et la Compagnie du Nord-Ouest fusionnent. Il en résulte une réduction importante du besoin de main-d’oeuvre[35] et un licenciement massif du personnel des forts de traite[36]. L’impact qu’une telle alliance a sur la présence des voyageurs dans l’Ouest n’est véritablement ressenti qu’une décennie plus tard[37]. Le recours au bateau à vapeur et au chemin de fer qui firent leur apparition au XIXe siècle autorise un délestage progressif du personnel manutentionnaire des brigades de voyageurs[38]. Au fil des ans, nombre de voyageurs regagnent la vallée laurentienne[39].

Au lendemain de cette fusion, les conditions d’usage et de transmission de la langue française connaissent une évolution majeure au sein de la population des Canadiens et des Métis de la rivière Rouge et plus encore au coeur des régions les plus occidentales des vastes Prairies, là où les Métis hivernent pour mieux y pratiquer la chasse aux bisons. Des témoignages font état, dès 1815, d’une piètre connaissance de la langue française parmi les épouses amérindiennes des Canadiens établis à la rivière Rouge[40] et d’une raréfaction de l’usage de la langue française parmi les Métis eux-mêmes[41].

Parallèlement, on assiste à la naissance du métis (ou métchif), idiome mixte formée à sa base principalement du français et du cri avec adjonctions d’emprunts à d’autres langues notamment l’ojiboué et le déné. Le cadre dans lequel le métchif fait son apparition est encore mal connu. Cette langue ne semble pas avoir connu d’emploi au sein des compagnies de traite[42]. Certains font reculer sa genèse à une date antérieure à la seconde décennie du XIXe siècle[43].

Si des auteurs signalent un bilinguisme omniprésent chez les chasseurs métis[44], la nature de ce bilinguisme connaît diverses déclinaisons[45]. Le linguiste Peter Bakker a identifié cinq langues rencontrées chez les descendants des Métis de la rivière Rouge, soit le « Mitchif », le « Métis French », le « Métis Cree », le « Métis Saulteaux » et le « Métis English[46] ». Bien que certains reconnaissent aux Métis des prédispositions à l’apprentissage d’autres langues[47], l’unilinguisme cri demeure répandu chez des populations métisses vivant à une certaine distance de Fort Garry[48]. Si la population métisse de la rivière Rouge est mise davantage en contact avec des éléments de la culture européenne, principalement en raison de l’influence de l’Église catholique, il en fut autrement des Métis chasseurs hivernant en régions éloignées[49]. Leur mode de vie partagé avec leurs épouses autochtones s’apparente davantage à celui des nations amérindiennes auprès et parmi lesquelles ils séjournent[50]. Lors des expéditions de chasse, les Métis font davantage usage de la langue de leurs épouses et de leurs mères que de celle de leurs pères et de leurs aïeuls[51]. « En hivernement, c’est le cri seul qui se parle » confiait le père Lestanc au père Adbert à propos des Métis assemblés dans le sud de la Saskatchewan et de l’Alberta à la hauteur de la rivière la Biche (Red Deer)[52]. Plusieurs Métis ignorent totalement la langue du « Bas-Pays » et ne sont d’ailleurs connus des compagnies de traite que sous leur « surnom indien[53] ». De son passage en 1862 à la paroisse de Saint-François-Xavier (1 200 âmes), Émile Petitot retient que « personne ne parlait français, bien qu’ils me comprissent tous[54] ».

Marquant le déclin de la légitimité du français en tant que lingua franca, l’importance prise par la langue crie peut se mesurer à l’aune de son emploi lors de circonstances empreintes de solennité. Ainsi, le 24 mars 1884, lors de la réunion hautement confidentielle des Métis à Batoche, rencontre au cours de laquelle l’on prit la décision d’aller quérir Louis Riel au Montana pour qu’il prenne la direction des opérations, Gabriel Dumont s’adressa en cri à l’assemblée. « Quand il s’exprimait dans la langue crie [sic], comme c’était le cas ce soir-là, il pouvait faire ce qu’il voulait avec le public qui l’entendait » assure Louis Goulet[55] fréteur, éclaireur, interprète métis bien connu en raison des mémoires qu’il a laissés.

Dans les postes de traite où le français occupe encore une place importante dans la conduite des activités, on s’efforce dès les premières décennies du XIXe siècle, notamment au fort Edmonton, de donner aux jeunes Métis, mais sans grand succès, des rudiments de français[56]. On fait plus tard de même dans les écoles, à Batoche, à Saint-Albert et au pensionnat du lac Sainte-Anne. L’on constate là aussi un relatif insuccès face à l’insistance des enfants à ne vouloir parler que la langue de leurs mères[57].

Au tournant du XXe siècle, dans la ville naissante d’Edmonton, la paroisse compte plus de 960 âmes. Elle est composée en majorité de Canadiens français et de Métis. Ces derniers s’expriment surtout en cri. Aussi a-t-on prévu un service de confession dans cette langue[58]. L’évolution de l’usage du français parmi les Métis au XIXe siècle en Alberta et la perte de légitimité de son emploi trouvent leur explication à la fois dans le profil démolinguistique des populations métisses dispersées et dans les mécanismes de socialisation culturelle et langagière[59].

En 1870, les anciennes Terres de Rupert et des Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O.) à l’exclusion du Manitoba d’alors sont réunis sous le seul vocable Territoires du Nord-Ouest. En 1877, la population non autochtone de cette immense contrée s’élève à 2 896 habitants de langue française et 3 104 de langue anglaise[60]. Cette même année, l’assemblée des Territoires du Nord-Ouest promulgue un amendement à l’Acte des Territoires du Nord-Ouest de 1875 et sanctionne un bilinguisme officiel dans l’administration des institutions gouvernementales et juridiques. Cette disposition semble prometteuse au clergé de l’Ouest qui compte sur une immigration franco-catholique du Québec pour renforcer les centres métis et fonder de nouvelles paroisses[61]. Toutefois, les colons tardent à prendre le chemin des vastes prairies et le peuplement francophone de l’Ouest ne connut jamais de véritable essor[62]. L’on ne peut contrer la déferlante « géophage » de l’immigration en provenance de l’Ontario, des îles britanniques et d’Europe centrale[63].

Le déferlement colonisateur anglo-saxon fut accompagné de l’expression d’une volonté non équivoque et non dissimulée de l’assimilation de tout élément étranger à la langue et à la culture britannique[64]. L’on saisit l’impact qu’une telle volonté de marginalisation et d’exclusion a pu avoir sur les esprits et sur les efforts que les communautés francophones des Prairies ont dû déployer par la suite, comme le rappelle Gratien Allaire, pour « faire valoir [leurs] droits linguistiques dans les domaines législatif et scolaire[65] ». Adoptée dès la création de la province en 1905, la loi scolaire de l’Alberta, l’Alberta School Act, décrète l’anglais seule langue d’enseignement bien qu’elle maintient pour des motifs pratiques un certain enseignement du français au primaire.

En Alberta, la période de la colonisation en est une d’invasion, de discontinuité historique et de marginalisation d’une partie de la population. Ces bouleversements et leurs conséquences sur l’usage du français se mesurent à l’aune des recensements. Celui de 2006 révèle que la langue française est le plus souvent parlée à la maison que par 0,6 % [66] de la population. Le français fait désormais figure de langue « basse[67] » confinée aux villages francophones en milieu rural, dans les domiciles, les écoles et les églises des francophones dans les centres urbains. L’Âge d’or du français dans l’Ouest ne nous est pas contemporain. Ce qui suit en fait état.

La francophonie albertaine : quelle légitimité ?

Ainsi que l’a bien montré Ed Aunger, les obsèques de la communauté francophone de l’Ouest, bien que souvent annoncées, l’ont été de manière hâtive. Certes, le sort des communautés francophones reste marqué par le sceau de la fragilité[68], puisque les politiques répressives du passé ainsi que l’imposition de l’anglais comme langue commune en Alberta ont produit des effets négatifs à l’égard du français, l’assimilation linguistique et d’autres vicissitudes qui ont marqué l’évolution de la province et du pays n’ont pu favoriser une forte croissance démographique de la francophonie albertaine.

Mais, dans l’ensemble, que l’on s’arrête à la langue maternelle où à l’origine ethnique, on ne constate pas une disparition, mais plutôt une résistance. Ainsi que l’expliquent Claude Couture et Paulin Mulatris, « les données en chiffres bruts montrent que les francophones hors Québec, notamment dans l’Ouest, n’ont pas eu tendance à disparaître dramatiquement, mais plutôt à se maintenir numériquement, voire à progresser légèrement, du moins en chiffres bruts[69] ». Si le véritable Âge d’or du fait français dans l’Ouest canadien, comme nous venons de le voir, appartient à une tout autre époque, celle où la langue française était considérée dans l’Ouest comme un atout indispensable pour prospérer, il n’empêche que la communauté francophone continue de maintenir un certain poids et de montrer une certaine résistance contre les forces assimilatrices.

Institutionnellement, la communauté francophone albertaine est tout de même parvenue à se doter de garanties juridiques, avec l’arrêt Mahé (1990), et d’institutions lui permettant d’assurer le développement d’un système éducatif francophone à travers la province. Il faut penser ici à l’obtention de la gestion scolaire, laquelle peut être décrite comme une « victoire majeure[70] ». Mais tout cela fut acquis au prix de luttes difficiles qui ont aussi laissé des traces et des divisions à l’intérieur de la communauté francophone[71]. L’Alberta dispose actuellement d’un réseau scolaire appréciable avec, en 2014, un peu plus de 7 000 élèves pour l’ensemble de l’Alberta et qui a vu ses effectifs augmenter de 7 % [72]. Au regard de la notion de complétude institutionnelle, la francophonie albertaine ne se débrouille donc pas si mal. Mais il y a aussi des questions qui vont au-delà de la complétude institutionnelle et celles-ci concernent la légitimité même de créer et de disposer d’un réseau institutionnel pour perpétuer l’existence des communautés francophones.

Un peu partout au pays, et depuis le rapatriement de la Constitution avec l’ajout d’une Charte des droits et libertés, certaines dispositions législatives se sont imposées, pensons à l’article 23, comme une source de légitimité première, notamment en matière d’éducation scolaire[73]. Mais aussi importante soit-elle la dimension juridique ne résume pas à elle seule la légitimité, celle-ci reposant sur série de facteurs qui composent un équilibre précaire, toujours en mouvement selon les circonstances. « Au Canada, explique le juriste Pierre Foucher, la Francophonie préexiste au droit et aux droits linguistiques, et ce, depuis longtemps[74]. » Et le juriste de poursuivre en affirmant que « la langue des lois et des tribunaux, pour importante qu’elle soit, ne conditionne pas la vie quotidienne des francophones[75] ». C’est dans ce contexte qu’il est nécessaire d’examiner d’autres dimensions nous permettant de mieux comprendre la place de la francophonie dans l’espace politique albertain en nous demandant quelle est la légitimité de celle-ci. Pour la clarté de notre propos, nous allons décomposer la légitimité en deux composantes : juridico-historique et idéologico-sociale.

Légitimité juridico-historique : la cause Caron

Un nouveau chapitre juridique s’est ouvert, en 2003, avec la Cause Caron. Cela dit, cette Cause a été un test pour jauger de la légitimité juridique des demandes des francophones et, plus largement, de leur place au sein de la société albertaine. Rappelons que le juge (Leo Wenden) de la Cour provinciale de l’Alberta avait conclu, en 2008, que la preuve étayée, malgré les insuffisances historiques, l’amenait à conclure que l’article 3 de la Loi linguistique de l’Alberta violait les droits linguistiques de Gilles Caron[76]. Par contre, en 2009, la Cour du Banc de la Reine avait annulé l’acquittement de Gilles Caron (et de Pierre Boutet) et, en 2014, la Cour d’appel avait rejeté l’appel de Caron et Boutet. Cependant, en juillet 2014, la Cour suprême confirmait qu’elle acceptait d’entendre cette cause[77]. Selon certains chercheurs, la preuve historique venait affirmer la « légitimité idéologique » des communautés francophones de l’Ouest[78]. Mais la Cour suprême a rendu son verdict en rejetant la thèse dans un jugement partagé à six contre trois. À cette occasion, et sans entrer dans tous les méandres juridiques de la décision, nous avons vu un conflit émerger entre deux interprétations.

Les juges majoritaires affirmaient que « les droits linguistiques ont toujours été conférés de manière expresse[79] ». C’est pourquoi ils ont rejeté l’idée que les « droits acquis » et les « droits légaux » se traduisaient par le bilinguisme législatif ; ils ont estimé qu’il n’y avait pas de disposition précise dans le Décret de 1870 pour imposer l’usage du français, comme cela a été le cas avec la Loi de 1870 sur le Manitoba. À leurs yeux, Caron et Boutet n’ont pas en été en mesure de les convaincre qu’il y avait eu une volonté, au-delà de la « simple conjoncture », de consacrer le bilinguisme législatif dans les territoires annexés en 1870. Ils sont donc arrivés à la conclusion que si « [l]a Cour doit donner une interprétation généreuse aux droits linguistiques constitutionnels ; elle ne doit pas en créer de nouveaux[80]. » Au contraire, les trois juges dissidents estimaient que l’entente conclue entre le gouvernement et les représentants des Territoires du Nord-Ouest et de la Terre de Rupert « contenait une promesse de protéger le bilinguisme législatif. » En conséquence, de l’avis de ces trois juges, le bilinguisme législatif devait être accepté pour les deux provinces alors que c’est précisément ce que la majorité des juges a refusé d’entériner.

On peut se demander s’il s’agit des mêmes divergences d’interprétation qui, selon Wilfrid Denis, existaient entre les deux premiers jugements rendus en 2008 et 2009. Denis affirmait que le premier jugement (Wenden) avait accueilli favorablement les arguments de Caron en raison d’une conception plus métissée (autochtone) au contraire du second jugement (Eidsvik) qui faisait preuve d’une conception plus rigide et légaliste[81] (européenne) du droit. Nous laisserons le soin aux juristes de déterminer si tel était le cas. Pour notre propos, nous nous contenterons de remarquer que le jugement de la Cour suprême, pour reprendre les catégories évoquées en début d’article, ne permet pas de freiner les forces centrifuges qui, à l’égard de la francophonie, travaillent la société albertaine.

Cela dit, une grande partie de la légitimité de la francophonie continue de lui être conférée par l’histoire, c’est-à-dire par son ancrage dans l’histoire profonde de la province et avant même que celle-ci se joigne à l’ensemble canadien. L’argument qui sous-tendait la Cause Caron, soit cette idée que le français est profondément lié à l’histoire de l’Alberta, reste fondamental même si le français n’a pas acquis une reconnaissance légale que le gouvernement d’aujourd’hui aurait dû accepter.

Évidemment, plusieurs citoyens albertains, peu attentifs à l’histoire, ne comprennent pas nécessairement pourquoi les francophones pouvaient prétendre se voir garantir des droits linguistiques particuliers, compte tenu de leur faiblesse numérique (voir la réaction de Milke exposée plus loin).

Dans ce contexte, on ne peut oublier que derrière la bataille historique s’est jouée une autre bataille, celle de l’interprétation historique, qui fait en sorte que les historiens doivent s’engager en quelque sorte dans le prétoire, un processus qui, au Canada, s’est développé dans le sillage des revendications autochtones et qui a vu des historiens comme Denis Vaugeois ou Denys Delâge s’immiscer dans les processus juridiques[82]. La « parole historienne » acquiert alors une importance parfois cruciale et décisive devant les tribunaux[83]. Dans le cas de la francophonie albertaine, cette parole historienne a été cruciale dans la mesure où il fallait prouver historiquement que les revendications des francophones reposaient sur des bases historiques solides. Ce qui n’est pas sans poser de difficultés. En effet, explique Dustin J. McNichol :

Le souci des tribunaux envers les nouvelles interprétations historiques est lié à un aspect fondamental des causes constitutionnelles – soit autochtones, soit francophones – parce que le fardeau de la preuve appartient au parti qui prétend que ses droits constitutionnels ont été violés. Les Autochtones et les francophones doivent souvent fournir de nouvelles preuves et de nouvelles interprétations de l’histoire qui démontrent leur point de vue, tandis que la Couronne peut tout simplement justifier le statu quo en basant ses arguments sur des décennies d’écriture historique « valables » et « objectives » qui confirment leur point de vue[84].

En fait, dans un premier temps, le discours historien avait plutôt tendance à délégitimer historiquement les revendications comme le montre Dustin McNichol lorsqu’il explique que l’historiographie anglophone « expliquait » que le caractère francophone de l’Ouest avait été en quelque sorte mis de côté. C’est notamment ce qui ressort du témoignage de l’historien Ken Munro (Université de l’Alberta) lors du procès de Gilles Caron. Au contraire du politologue Ed Aunger, l’historien Ken Munro a soutenu devant la cour que l’intention du gouvernement canadien lors de la Proclamation royale du 6 décembre 1869 n’était pas de garantir des droits, mais bien plutôt de simplement « d’apaiser et de pacifier la population de la Rivière Rouge[85] ». À cet égard, Pierre Foucher montre que la Proclamation royale était en effet un élément important de la Cause Caron, notamment par rapport à son statut et s’il fallait la considérer comme un document préconstitutionnel nécessaire à l’interprétation des textes constitutionnels[86]. Deux discours historiques s’affrontaient ici afin de déterminer la légitimité de la francophonie albertaine. Cependant, certains observateurs albertains se montrent peu sympathiques envers de telles tentatives juridiques de faire reconnaître le statut constitutionnel de la francophonie albertaine. Comme le remarquait avec à propos Gratien Allaire que nous avons mentionné plus haut, la question de la légitimité relève aussi de la manière dont les majorités provinciales acceptent, refusent ou ignorent la présence des francophones[87].

Légitimité idéologique et sociale

À cet égard, on note encore des réticences du côté albertain, dont, par exemple, celles d’un commentateur albertain bien connu et rattaché au Fraser Institute et dont on peut lire les chroniques dans le Calgary Herald, Mark Milke. Ce dernier s’exprimait en effet de cette façon lorsqu’il commentait la Cause Caron[88]. Milke comparait la demande de Caron à une image satirique du National Lampoon qui, dans les années 1970, avait fait sa une avec l’image d’un chien qu’on menaçait de tuer à moins d’acheter le magazine. En d’autres termes, il fallait prendre la menace avec un grand éclat de rire. Précisons que cette réaction à l’égard du français n’est pas unanimement partagée par l’ensemble de la population puisque, contrairement au cliché selon lequel les Albertains sont réfractaires à la langue française, l’Alberta représente la troisième province, après l’Ontario et la Colombie-Britannique, avec le plus grand nombre d’élèves dans les écoles d’immersion. « Between 1997 and last year, enrolment in British Columbia grew from 29,520 to 47,850, says Statistics Canada. The numbers are similar numbers in Alberta — from 25,827 in 1998 to 36,876 in 2014[89]. » Au-delà de l’antipathie que peut susciter la réaction de Milke – et il n’est pas le seul à penser ainsi[90] –, celle-ci nous entraîne en effet à réfléchir plus intensément à la question de la légitimité de la francophonie albertaine.

Depuis au moins deux décennies, les Francophones de l’Ouest, comme en Alberta, doivent subir, comme tous les citoyens de leurs provinces respectives, des gouvernements qui sont plus à droite qu’ailleurs au pays et qui ne sont pas spécialement portés à investir plus dans l’État-providence. Dans ce contexte, le cas albertain est instructif de la difficulté que les minorités francophones vont rencontrer quant aux revendications qu’ils peuvent émettre en matière de financement, pensons surtout à la question du financement des écoles de la communauté. Or, ici, il faut souligner un certain paradoxe qui a été mis en lumière par des chercheurs, et qui concerne les effets inattendus du néolibéralisme.

En effet, de manière paradoxale, ce même contexte néolibéral, les demandes des francophones ont pu aussi trouver une légitimité, inattendue peut-être, mais bien réelle. C’est ce qu’explique Ed Aunger dans un texte où il montre que le régime néolibéral a pu conduire, ne serait-ce qu’involontairement, à un certain assouplissement de la politique générale du gouvernement albertain à l’égard du français. En effet, parce que nous sommes dans un régime politique néolibéral où la liberté de choix est un principe fondamental, il découlait, presque logiquement, que la langue française peut elle aussi faire partie de la panoplie des choix. Aunger cite à cet égard le discours de Don Getty en 1992 qui reconnaissait en quelque sorte la légitimité du bilinguisme comme un concept, mais tout en affirmant qu’il ne devrait pas acquérir « force de loi[91] ».

De plus, il faut noter le recul d’un courant théorique, celui des théories pour la reconnaissance, tout particulièrement sur la scène fédérale. Or, la pensée de reconnaissance ou de la différence, celle des Charles Taylor, Will Kymlicka ou encore James Tully, s’est retrouvée, dans les dernières années, mise dans une position défensive avec les conservateurs de Stephen Harper. C’est ainsi que cette conception de la politique de la différence « semble avoir été remplacée par une conception libérale plus traditionnelle, qui voit d’un mauvais oeil tout traitement différencié et qui privilégie la protection des droits individuels […] sur une base individuelle plutôt que collective[92] ». Pour simplifier les choses, on peut avancer que, d’une certaine façon, les conservateurs ont imposé l’idée que le gouvernement fédéral n’a pas à en faire beaucoup en la matière et qu’il appartient avant tout à chacune des assemblées législatives provinciales de s’occuper, à sa convenance, des domaines sociaux et linguistiques dans les mites de la Constitution. C’est là la vision de Preston Manning qui a en quelque sorte été adoptée par les conservateurs de Stephen Harper[93] et qui a été retraduite pour l’essentiel dans le fédéralisme d’ouverture des conservateurs[94].

Mais si l’argument légal peut être avancé pour affirmer que les francophones ont des droits, il n’empêche que de nombreux citoyens albertains, qui ne sont pas de souche anglophone (Allemands, Ukrainiens, Polonais, etc.) et qui sont depuis presque aussi longtemps en Alberta que les francophones, ne comprennent guère pourquoi ces derniers devraient réclamer des droits spéciaux par rapport à l’ensemble de la population de la province. La structure démographique de l’Alberta agit ici comme une force centrifuge. Malheureusement, même une victoire devant les tribunaux aurait pu ne pas changer grand-chose à cette façon de voir, reconduisant ainsi le déficit de légitimité qui frappe les francophones. Paradoxalement, nous pourrions même avancer, à titre d’hypothèse, qu’il resterait à vérifier qu’un surcroît de légitimité juridique aurait même pu contribuer, par une sorte de mécanisme d’effet pervers, à affaiblir la légitimité politique et sociale des francophones. C’est peut-être ce qui amène certains chercheurs à chercher une nouvelle source de légitimité et à se tourner du côté de l’économie.

Dans un texte récent, Simon Laflamme a décrit la francophonie comme un « champ de possibilités » plutôt que simplement la dépeindre comme une francophonie moribonde[95]. Or, ce champ de possibilités selon Laflamme ne se fera pas contre la dimension économique, mais avec l’économie. Si nous évoquons ici Laflamme, c’est que la dimension de l’économie pourrait bien être cruciale dans l’avenir à la fois pour assurer la vitalité des francophonies hors Québec, mais aussi pour en accroître la légitimité. Car si on a parlé avec abondance d’identité aussi sur le mode de l’interculturalité, plus récemment de transculturalité[96], si on évoque le côté « colonisant » qui vient de la majorité anglophone qui ignore en fait cette dimension[97] ou encore les rapports difficiles entre les minorités et le Québec[98], peut-être faudra-t-il aussi s’arrêter plus longuement sur la place et le rôle des minorités francophones dans l’économie politique de leur province respective, dans le cas qui nous occupe, les Francophones albertains. S’il en est ainsi, c’est parce que, comme le rappelle Laflamme, l’économie est aussi sociabilité. Dans ce contexte, peut-être alors faudra-t-il parvenir à montrer la plus-value économique d’une langue comme le français dans un contexte minoritaire comme l’Alberta où l’économie est si florissante.

Il y a là tout un travail de réflexion à entreprendre, lequel implique de ne pas voir la mondialisation économique comme simplement un vecteur de nivellement de la diversité langagière. C’est d’ailleurs ce à quoi nous invitait un trio de chercheurs : « Et pourtant, les analystes restent sur leur faim quand vient le temps d’expliciter les liens entre une économie, qui, souvent, semble échapper aux acteurs sociaux francophones et une francophonie qui se voudrait autonome et conscientisante[99]. » En fait, le rapport entre francophonie et économie est plus complexe qu’il n’y paraît à première vue. Par exemple, en Alberta, l’exploitation des sables bitumineux reste cruciale pour la communauté francophone, ne serait que parce que la vitalité de l’économie albertaine fait en sorte d’attirer de partout au Canada et de l’étranger des immigrants francophones. C’est dans ce contexte qu’il paraît impératif de réfléchir à la socioéconomie et à ses effets sur l’identité des communautés francophones, l’idée étant que cette vitalité économique représente aussi une possibilité, pour le dire comme Laflamme, pour assurer l’avenir de la francophonie albertaine.

Conclusion : une francophonie au statut renouvelé ?

Il est difficile, compte tenu du sujet qui est le nôtre, de ne pas évoquer à nouveau la Cause Caron puisque c’est la question même de la légitimité constitutionnelle du caractère francophone de l’Alberta qui a été plaidé devant les neuf juges de la Cour suprême, le 13 février 2015[100]. En effet, un jugement favorable à la cause Caron aurait accordé un statut constitutionnel à la Proclamation royale de 1869 quant à la nécessité de protéger le français, ce qui aurait eu pour conséquence de renforcer juridiquement la légitimité de la francophonie albertaine tout en servant de tremplin pour renforcer d’autres dimensions des communautés francophones. Comme le dit Pierre Foucher, un jugement positif n’aurait pas changé « le monde, mais ça donne une force à d’autres revendications. On aurait pu imaginer un effet d’entraînement au niveau des conditions de vie, du développement culturel, éducatif, et des services en français[101] ». En d’autres termes, la décision de la Cour suprême aurait pu avoir pour conséquence, aux yeux de Foucher, de devenir une sorte de levier pour le développement futur des communautés. Et, ajouterons-nous, la décision aurait pu freiner, juridiquement, les fortes tendances centrifuges qui ont fait en sorte que les francophones albertains ont été relégués aux marges des sociétés de l’Ouest après, comme nous l’avons vu dans ce texte, une époque où le français jouissait d’un statut économique et social enviable.

Mais même avec une décision de la part de la Cour suprême en faveur des Franco-Albertains, il n’empêche que l’avenir serait resté sous le signe de l’inquiétude. Si le faisceau d’arguments philologiques, politico-financiers et toponymiques motive le qualificatif d’Âge d’or pour caractériser l’étendue de l’emploi de la langue française de l’Ouest canadien à l’époque de la traite des fourrures, cette même épithète ne pouvant être appliquée aux locuteurs eux-mêmes, et particulièrement à ceux dont c’était la langue première, lesquels, pour la vaste majorité d’entre eux, étaient confinés durablement à des emplois subalternes[102]. Fortement minorisée sous les assauts de la colonisation, la francophonie albertaine est depuis ce temps contrainte à assumer sa longue marginalisation et à contenir son assimilation.

C’est dans ce contexte de résistance que nous avons vu que, pour regagner une force centripète, des chercheurs croient que la francophonie canadienne, albertaine comprise, devra aussi se servir du levier économique pour assurer leur épanouissement et retrouver ainsi une certaine capacité centripète. Plus précisément, la question de la légitimité ne peut éviter cette réflexion économique qui a été reléguée derrière celle de l’identité.