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D’influence soviétique, importés en Chine dans les années 1950, les think tanks chinois (sīxiǎng kù [思想库] ou zhìkù [智库]) demeurent au XXIe siècle pleinement intégrés à l’appareil d’État et du Parti. Si la plupart de ces think tanks sont affiliés au gouvernement et financés par lui, cela ne signifie pas que l’État communiste se désintéresse de ces acteurs, c’est même tout l’inverse. En effet, le secteur des think tanks en Chine connaît un essor sans précédent, car en limitant leur autonomie intellectuelle et leur contribution à des aspects essentiellement techniques[2], la République populaire de Chine (RPC) cherche aussi à « développer une expertise soutenant et protégeant la pérennité du système politique national[3] ». La croissance économique du pays a favorisé des allocations plus importantes pour le milieu de la recherche scientifique : le volume du China’s National Fund for Social Sciences a été multiplié par 20 entre 1991 et 2011, et les budgets des instituts ont également été considérablement augmentés[4]. Coécrit par Wu Tianyou et Fu Xi, Major Think tanks in the United States (1982), est le premier livre chinois sur les think tanks sorti en Chine. Depuis, le développement de la recherche sur les think tanks en Chine n’a pas été contredit. En 2016, l’Académie chinoise des sciences sociales (ACSS - zhōngguó shèhuì kēxuéyuàn [中国社会科学院]) et l’Université de Nanjing ont créé la première revue chinoise professionnelle sur les think tanks, Think Tank : Theory and Practice[5].

Souvent confondue avec les policy research organizations, la notion de think tank a été façonnée par les instituts américains (Brookings, RAND). La définition est toutefois fluctuante, car selon les pays étudiés, en particulier pour la Chine, les think tanks ne renvoient pas à la même réalité. Afin de pouvoir circonscrire notre objet d’étude tout en prenant en considération les spécificités organisationnelles du modèle politique chinois, nous définissons les think tanks comme des centres d’études et d’expertise placés au sein de la société et de l’État, dont la recherche vise à influencer les politiques publiques à travers toute une gamme de moyens. De plus, comme le remarque Yves Saint-Geours, ambassadeur de France en Espagne et rapporteur d’une mission d’information sur les think tanks en 2016, « leurs objectifs de recherche sont […] marqués par des questions politiques (et/ou sociales) et non par des priorités scientifiques, même si les standards que les think tanks s’appliquent à eux-mêmes, y compris avec des mécanismes de validation interne, peuvent être d’ordre scientifique[6] ». En d’autres termes, les think tanks participent à l’élaboration d’une « intelligence collective » sur quelques grands sujets, vus d’une façon intégrale et intégrée. Ils sont censés — c’est d’ailleurs toute leur force aux États-Unis — proposer des solutions et fournir des recommandations.

Cet article cherche à formuler une synthèse exhaustive de l’état de la recherche sur les think tanks dans la Chine contemporaine et offrir une perspective historique sur leur émergence depuis 1978 jusqu’à nos jours. Une étude de cas sur le rôle des think tanks dans le déploiement de la diplomatie chinoise permettra de mesurer le degré d’intégration de ces acteurs à l’appareil d’État. L’originalité et la principale contribution de cette étude tiennent au fait qu’elle mobilise un large pan de la littérature, y compris chinoise, et qu’elle dresse une sorte de bilan historiographique des think tanks en Chine, surtout depuis l’avènement de Xi Jinping. Alors que les think tanks en Occident servent précisément à fournir aux décideurs une « autre » expertise, il est intéressant de noter — et sans pour autant tomber dans le piège du binarisme[7] — que la Chine incarne à bien des égards un contre-modèle. Il apparaît essentiel de s’interroger dès lors sur le rôle et la place qu’occupent les think tanks chinois dans l’un des systèmes bureaucratiques les plus puissants au monde et où la subordination hiérarchique préside une emprise idéologique étroite, peu encline donc à considérer une expertise extra-étatique.

Les intellectuels et l’exercice du pouvoir en Chine : des relations à géométrie variable

Les dynasties successives en Chine ont perpétué chez les souverains une longue tradition de consultation avec des personnes de confiance. Si certains établissent l’existence de « conseillers du Prince » dès l’époque des Zhou orientaux (770-221 av. J.-C.)[8], le pouvoir de l’empereur a été fort limité par toutes sortes de conseils politiques jusqu’à la dynastie des Song (960-1279 apr. J.-C.). Au-delà des innombrables anecdotes montrant comment les empereurs et les politiques se sont attachés à intégrer les élites sociales dans les institutions impériales pour les transformer en forces de soutien, Zhang Lun rappelle que l’habileté à gouverner (zhìshù [治术], littéralement : tactiques de gestion) s’est transformée au fil des siècles en un véritable art politique pour les dirigeants chinois[9].

Les premières décennies du XXe siècle en Chine actent la transition de la figure de lettré à celle d’intellectuel, désormais plus engagée dans la dissidence que dans l’action aux côtés des chefs d’État. À cet égard, le Mouvement du 4 mai 1919 marque pour les intellectuels chinois (zhīshì fēnzǐ [知识分子]) l’émergence d’une dynamique culturelle sans précédent[10]. À la suite des conclusions du traité de Versailles, le gouvernement chinois subit une profonde humiliation diplomatique avec le transfert des concessions allemandes (province du Shandong) au Japon. Des milliers d’étudiants chinois manifestent à Pékin puis le mouvement prend de l’ampleur, gagne d’autres villes comme Shanghai et s’étend à la bourgeoisie et aux classes populaires. Le déclenchement de grèves accompagne le boycottage de produits japonais. Le Mouvement du 4 mai constitue la première manifestation d’étudiants chinois ayant étudié à l’étranger. Autour du mouvement de la Nouvelle Culture — marqueur de lutte contre l’impérialisme et promoteur de nouvelles idées sur la science et la démocratie —, les intellectuels réclament la transformation de la société et du modèle familial traditionnel et remettent en cause le système de valeurs confucianistes[11].

Si l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong entraîne d’abord une collaboration renforcée entre le Parti communiste chinois (PCC) et les intellectuels, rapidement la pensée se retrouve bâillonnée[12]. Tandis que son autorité est fragilisée par les dissensions au sein du Parti, Mao décide de lancer la campagne des Cent Fleurs (bǎihuā yùndòng [百花运动]) de février à juin 1957. Cette politique vise à renouer le dialogue entre les dirigeants et la population, accordant ainsi une marge de manoeuvre plus étendue aux intellectuels pour critiquer le Parti. Néanmoins, l’ampleur des critiques amène une violente répression. Cette « campagne de rectification » est finalement un moyen pour Mao de réaffirmer le rôle du PCC dans la définition des limites de la liberté d’expression accordée aux intellectuels[13]. Cette campagne idéologique taxe plus d’un demi-million d’intellectuels de « droitisme », qualificatif équivalent à « contre-révolutionnaire ».

Dès les premières années suivant l’établissement de la République populaire (le 1er octobre 1949), les intellectuels en Chine ne trouvent pas encore une position satisfaisante sous ce nouveau régime. Les critiques sociales héritées du Mouvement du 4 mai ont profondément remis en cause les méthodes et la substance de l’apprentissage traditionnel. En outre, le climat intellectuel à cette époque s’est complexifié en raison de l’importation de disciplines et de concepts occidentaux modernes qui subsistent au côté des idées chinoises sans pour autant les avoir remplacées[14]. La fin de l’ère maoïste qui signe pour la Chine l’entrée dans la modernité engage le pays et la société dans un processus de réformes tous azimuts. Cette configuration politique en Chine favorise le développement de nouveaux acteurs comme les think tanks.

De l’institutionnalisation de la Chine post-maoïste au « développement scientifique » défendu par Hu Jintao : un environnement favorable à l’émergence des think tanks

Entre la fondation de la RPC en 1949 et le début de la Révolution culturelle en 1966, le pays a été marqué par une dynamique d’institutionnalisation dans de nombreux domaines. Cela correspond à la nécessité de reconstruire le pays, dévasté par des décennies de guerre civile et d’ingérences étrangères, et surtout de supporter, grâce à des structures administratives robustes, les projets à long terme (plans quinquennaux) du Parti communiste chinois. Les instituts créés durant cette période répondaient au modèle soviétique, axé sur une séparation entre l’éducation (réservé aux Universités) et la recherche (apanage des académies et des instituts spécialisés). La pratique soviétique d’un enchevêtrement entre l’administration et le Parti a également été adoptée par la Chine[15].

Les premiers véritables think tanks chinois apparaissent dans le sillage des grandes réformes annoncées par Deng Xiaoping lors du 3e Plénum du 11e Congrès national du Parti communiste en décembre 1978[16]. La politique d’ouverture et de libéralisation s’accompagne du « Mouvement des quatre modernisations » (sìgè xiàndàihuà [四个现代化]) dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie, de la science et technologie, et de la défense nationale. Dès le début des années 1980, les think tanks sont amenés à « jouer un rôle clé dans l’ouverture économique de la Chine et le développement de sa politique étrangère[17] ». En effet, cette nouvelle situation d’échanges avec les marchés étrangers oblige le Gouvernement communiste à adopter une approche plus scientifique de la prise de décision. Des centres de recherches, des instituts et des organes bureaucratiques sont créés, par exemple le Centre du développement de la recherche du Conseil d’État (1980), le Bureau politique de la recherche rattaché au Comité central du PCC (1981) ou encore les Instituts chinois des relations internationales contemporaines (zhōngguó xiàndài guójì guānxì yánjiū suǒ [中国现代国际关系研究所]) fondés en 1980. À Pékin et dans les provinces, les écoles et les académies sont restaurées, incluant l’École centrale du Parti et l’Académie chinoise des sciences sociales[18].

La mise en place de ces réformes majeures et multisectorielles témoigne d’ailleurs d’une rupture avec les slogans de l’ère maoïste : le titre de l’intervention de Deng Xiaoping lors du 3e Plénum marque déjà sa volonté de se distinguer de Mao Zedong en confrontant sa politique de réformes à des « faits concrets », « tangibles » (shíshìqiúshì [实事求是]). Deng renchérit par une critique non dissimulée à l’égard de son prédécesseur en soulignant la nécessité de « restaurer et développer la tradition démocratique du Parti » (huīfù hé fāyángle dǎng de mínzhǔ chuántǒng [恢复和发扬了党的民主传统])[19].

Durant cette période, l’Académie chinoise des sciences sociales (ACSS) accueille les têtes pensantes de ce virage libéral jusqu’à la fin des années 1980, sous la supervision du réformiste Zhao Ziyang, premier ministre de 1980 à 1987, puis secrétaire général du PCC de 1987 à 1989[20]. Lorsqu’éclatent les manifestations de Tia’anmen en avril 1989, qui débouchent le 4 juin de la même année sur l’évacuation manu militari de la place située au coeur de Pékin, la répression inaugure une période de durcissement du contrôle idéologique, de montée du nationalisme et d’encouragement à l’enrichissement personnel, nouveaux fondements de la légitimité du Parti communiste. Dans ce contexte, le Parti exerce un contrôle plus restreint des activités de l’ACSS[21].

Dès la seconde moitié des années 1990 (qui correspond au dernier mandat de Jiang Zemin), la recherche en sciences sociales fait l’objet d’une véritable révolution puisque les pratiques soviétiques sont abandonnées au profit d’un modèle occidental assurant une décentralisation du financement et de la production du savoir, promouvant une certaine marge de liberté aux chercheurs et instituts dans la mise en oeuvre de leurs projets scientifiques[22]. L’essor des think tanks en Chine est confirmé dès l’arrivée au pouvoir de Hu Jintao. Celui-ci publie en 2004 un document soulignant la contribution de son administration, axée essentiellement autour de l’objectif de « développement scientifique » (kēxué fāzhǎn [科学发展]). Un certain nombre d’acteurs est toutefois indispensable pour réaliser ce dessein, parmi lesquels bien sûr les scientifiques et chercheurs universitaires, mais aussi les think tanks, pourvoyeurs indispensables de ce « savoir technocratique »[23]. Il faut attendre le 17e Congrès national du Parti en 2007 pour que Hu Jintao officialise le concept de « développement scientifique », qui a depuis permis de pérenniser l’existence des think tanks en Chine et particulièrement au sein même de l’État.

Des think tanks encore largement cadenassés dans l’appareil d’État, l’illustration par le guānxì (关系)

La division pluriséculaire en Chine entre les « penseurs [issus] de l’État » (state intellectuals) et ceux plus indépendants[24] se reflète aujourd’hui dans le paysage des think tanks chinois. Néanmoins, cette séparation entre deux traditions intellectuelles traduit davantage un profond déséquilibre en faveur de l’État. En effet, plus de 90 % de l’ensemble des think tanks en Chine sont directement rattachés à une institution officielle ou une branche du Gouvernement (Académie des sciences sociales, Université, Armée populaire de libération ou entreprises d’État). L’enchevêtrement entre les think tanks et le Parti communiste n’empêche pas la tenue régulière de « consultations d’experts ». De nombreux ministères disposent d’une petite équipe — c’est le cas du département de Planification politique (DPP — zhèngcè guīhuà sī [政策规划司]) au ministère des Affaires étrangères (MAE) — dédiée à la relation avec les think tanks. Des sessions de brainstorming auxquelles sont conviés des chercheurs chinois leur permettent alors de transmettre des recommandations ou d’éclairer les décideurs politiques sur des thèmes spécialisés[25].

L’influence des experts membres des think tanks dans le processus politique se mesure grâce au système de notation (pīshì [批示]) par lequel les hauts fonctionnaires et les dirigeants évaluent l’intérêt et l’importance d’un rapport. Tout comme les télégrammes diplomatiques en Occident, ces rapports et leur évaluation circulent parmi les ministères et les agences concernés. Un bon pīshì représente donc un élément essentiel pour la carrière d’un expert puisqu’elle influence sa réputation parmi ses pairs et les fonctionnaires travaillant dans son domaine[26]. Sans surprise, le dernier rapport publié conjointement par le Guangming Daily et le Chinese Think tank Research and Evaluation Center (Nanjing University) trahi la prépondérance de l’État chinois et ses ramifications officielles parmi l’ensemble des 604 think tanks recensés. Le Chinese Think tank Index relève qu’il existe 348 think tanks (58 %) dans les universités en Chine, 63 (11 %) dans des organisations du parti ou du gouvernement, 49 (8 %) dans des écoles du Parti ou des collèges administratifs, 48 (8 %) dans des académies de sciences sociales, 38 (6 %) sont financés par des fonds privés, 32 (5 %) sont situés dans des établissements de recherche, 13 (2 %) dépendent des médias, 7 (1 %) sont issus d’entreprises et 6 (1 %) sont au service des forces armées (voir Figure 1).

Figure 1

Répartition par type des think tanks en Chine

Répartition par type des think tanks en Chine
Sources : Gang Li, Simin Wang, Zou Jingya, et al., The 2017 China Think tank Index Report : Methodology and Think tank Rankings, Chinese Think tank Research and Evaluation Center, Nanjing University, Guangming Daily, 2017, p. 25

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Afin de mieux comprendre les interactions complexes entre les chercheurs des think tanks chinois et le gouvernement de la RPC, il est nécessaire d’analyser celles-ci à la lumière d’un concept propre à la société chinoise, le guānxì (关系). Faisant référence à un système réticulaire de relations (connexions) interpersonnelles caractérisé par la confiance, la réciprocité, la loyauté et la longévité, le guānxì possède toutefois une connotation péjorative, car cet agencement de privilèges, d’ancienneté et de faveurs alimenterait la corruption systémique et constituerait ainsi un obstacle à la transformation de la Chine en une société moderne fondée sur l’État de droit[27]. L’étude du guānxì se révèle utile pour éclairer les questions de culture politique en Chine, telles que les manoeuvres et les échanges d’informations informels ou bien le potentiel des réseaux entre la société civile[28] (dont sont issus certains think tanks en Chine) et l’appareil d’État. Le guānxì se traduit littéralement par « relation », mais peut aussi bien être utilisé comme verbe (« se rapporter à », « compter sur »).

Ces liens sont généralement des caractéristiques d’appartenance telles que la parenté, le lieu d’origine et l’ethnie, ou tirés d’expériences communes comme avoir fréquenté la même école (même si ce n’est pas au même moment), servi dans la même unité militaire ou participé à des événements fondateurs tels que la Longue Marche[29]. Les agents qui se perçoivent comme ayant une telle relation utilisent les mots tóng [同] (« même », « identique ») ou lǎo [老] (terme familier signifiant « ancien ») pour identifier des partenaires. Ces termes rappellent le contraste établi par Talcott Parsons[30] entre les orientations traditionnelles et les orientations modernes inhérentes à chaque société. Parsons développe une série de dyades qu’il attache à des éléments communautaires ou sociétaires. Ainsi, selon lui, l’universalisme, la performance, la neutralité et la spécificité appartiennent à la société tandis que le particularisme, la qualité, l’affectivité et la diffusion appartiennent à la communauté. Considérant que le guānxì est intimement relié à la notion de gǎnqíng [感情] qui renvoie au sentiment, à l’affect[31], une lecture parsonnienne des relations entre les think tanks chinois et la bureaucratie communiste conclurait plutôt à l’existence d’une communauté (épistémique).

Le guānxì peut enfin être mis en parallèle avec le « capital social » de Pierre Bourdieu qu’il définit comme

l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme l’ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçus par l’observateur, par les autres, ou par eux-mêmes), mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles[32].

Tout l’enjeu pour les think tanks est alors de « convertir » ce capital social en capital symbolique voire en prestige. En Chine, le prestige est acquis « à la fois en démontrant que son guānxì permet de solliciter des faveurs et que l’on peut rendre service lorsque l’autre le sollicite[33] ».

Dans la configuration actuelle de l’appareil d’État en Chine, où l’opacité du processus décisionnel se confond avec la verticalité du pouvoir, il est laborieux pour les think tanks externes au gouvernement de faire circuler leurs vues par l’intermédiaire des canaux bureaucratiques formels. Ces derniers peuvent néanmoins être contournés en mobilisant de manière informelle le réseau de connexions et d’obligations sociales. Les directeurs de think tanks ou certains chercheurs prestigieux peuvent dès lors avoir des relations personnelles et directes avec les plus hauts décideurs de l’État[34], y compris dans le domaine réservé des affaires étrangères. Par exemple, Qi Zhenghong, le directeur de l’Institut chinois des études internationales (zhōngguó guójì guānxì yánjiū suǒ [中国国际关系研究所]), l’un des plus importants en Chine, est un ancien diplomate du département de planification publique[35]. Monsieur Qi a d’ailleurs été invité à la dernière édition du Annual Meeting of the New Champions organisé par le World Economic Forum, qui s’est tenu à Tianjin en Chine du 18 au 20 septembre 2018. Ainsi, Qi Zhenghong a assuré avec succès la mission de diplomatie d’influence dévolue aux think tanks chinois afin d’assurer le « service après-vente » d’une annonce du gouvernement et la notoriété de concepts officiels à l’étranger (« rêve chinois » (zhōngguó mèng [中国梦]), « communauté de destin commun » (mìngyùn gòngtóngtĭ [命运共同体]), « partenariats gagnant-gagnant » (shuāngyíng [双赢] ou gòng yíng gòng [共赢共]), etc.). Une autre illustration du système de guānxì dans le secteur des think tanks concerne l’Académie chinoise des sciences sociales, basée à Pékin, qui compte 31 instituts et 45 centres de recherche, et travaillant dans plus de 300 disciplines différentes. Elle emploie environ 3200 chercheurs, ce qui lui permet de publier plus de cent revues académiques. L’ACSS dispose également de sections régionales dans les provinces et les municipalités directement contrôlées par le Conseil des affaires de l’État[36]. Depuis mars 2018, la présidence de l’ACSS est assurée par Xie Fuzhen, ancien gouverneur et secrétaire général du Parti communiste chinois dans la province du Henan, une preuve supplémentaire de l’enchevêtrement entre les think tanks et le Parti-État. Ce phénomène d’intrication est d’ailleurs particulièrement saillant dans la fabrique de la politique étrangère chinoise.

Le rôle des think tanks dans le déploiement de la diplomatie chinoise sous l’ère de Xi Jinping

Après 1945 et la naissance d’un nouvel ordre mondial dominé par les États-Unis, le Parti communiste chinois se voit obligé de se doter de groupes d’experts spécialisés en relations internationales (RI). En réaction aux événements de 1956 — émeutes sanglantes à Poznań (28-29 juin) des ouvriers polonais réclamant le départ des troupes soviétiques et l’insurrection de Budapest (à partir du 23 octobre) contre le régime communiste hongrois — Mao Zedong ordonne la création du premier think tank en Chine dans le domaine des relations internationales, l’Institut chinois des études internationales, dépendant directement du ministère des Affaires étrangères[37]. Toutefois, en n’acceptant que le marxisme comme seule théorie politique valable pour analyser et comprendre les relations internationales, la Chine a restreint la marge de manoeuvre intellectuelle des chercheurs qui n’avaient d’autres choix que de désigner les États-Unis comme le principal ennemi[38]. Entre 1949 et le début de la Révolution culturelle en 1966, le cercle de décideurs en matière de politique étrangère est restreint, ce qui limite les opportunités pour des consultations externes[39].

Les années 1960 marquent l’effervescence des think tanks chinois en RI et sur les questions de politique étrangère, dont l’Institut des études internationales de Shanghai (shànghǎi guójì wèntí yán jiù yuàn [上海国际问题研究院]) en 1960, qui publie une célèbre revue en anglais Global Review, ou encore les Instituts chinois des relations internationales contemporaines et leur revue bimensuelle Xiàndài guójì guānxì / 现代国际关系 / Contemporary International Relations. Ce dernier a la particularité, outre d’avoir fonctionné partiellement durant la Révolution culturelle, d’être en contact direct avec les acteurs de la politique étrangère chinoise, soit le groupe dirigeant restreint de travail sur la politique étrangère (wàishì gōngzuò lǐngdǎo xiǎozǔ [外事工作领导小组]) et le ministère de la Sécurité de l’État. Autorisé à établir des contacts à l’étranger à partir de 1980, l’Institut chinois des relations internationales contemporaines compte aujourd’hui dans ses rangs plus de 380 membres et 150 chercheurs (professeurs)[40].

La littérature sur les think tanks chinois spécialisés en Relations internationales et leur influence sur la politique étrangère de la RPC est riche et diversifiée[41]. D’un point de vue méthodologique, l’analyse du rôle et de l’influence de ces think tanks dans la diplomatie chinoise se bute à l’extrême opacité de ce processus. Néanmoins, selon Liao Xuanli, leur proximité avec le gouvernement peut leur offrir une plus grande influence auprès des décideurs que la plupart des think tanks européens et occidentaux[42]. La structure décisionnelle de la République populaire de Chine sur les questions de politique étrangère a récemment évolué. Sous l’autorité du Conseil des affaires de l’État, la dyarchie qui régnait durant la première décennie du XXIe siècle entre deux groupes dirigeants restreints (sur la politique étrangère d’une part, sur la sécurité nationale de l’autre) s’est vue fragilisée par le renforcement d’un troisième acteur en 2010, le département de planification politique du ministère des Affaires étrangères. Rendant des comptes aux structures du Parti et pas seulement aux divisions géographiques du MAE, le niveau d’accès du personnel de ce département aux décideurs est considérablement accru.

À titre de comparaison, en France, le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) et l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), bien que rattachés respectivement aux ministères de l’Europe et des Affaires étrangères et au ministère des Armées, produisent des analyses indépendantes au sens où ils ne se préoccupent pas de suivre la ligne officielle. C’est même leur raison d’être. La valeur ajoutée de ces services est de permettre à leur ministère respectif de penser différemment, « en dehors de la boîte ». Dresser un portrait des think tanks en Chine met en exergue les ambivalences et les contradictions d’un système qui impose une loyauté politique et qui dans le même temps encourage l’intégration des experts dans les débats qui agitent sa société. De nombreux appels d’intellectuels chinois invitent justement les autorités communistes à considérer les think tanks comme des acteurs à part entière dans l’écosystème politique, du moins comme une « force sociale » (shèhuì xìng de lìliàng [社会性的力量]) qui proposerait des idées alternatives aux discours programmatiques du gouvernement chinois. Zhu Feng regrette, par exemple, qu’il y ait encore « trop de think tanks qui ne travaillent que pour obtenir l’approbation des dirigeants »[43].

Le 15 avril 2013, le président Xi (nommé un mois plus tôt à la tête de l’État) a fait circuler au sein de son gouvernement une instruction fixant l’objectif précis de « construire un nouveau type de think-tanks [sic] aux caractéristiques chinoises » (jiāqiáng zhōngguó tèsè xīnxíng zhìkù jiànshè [加强中国特色新型智库建设]) afin qu’ils offrent un soutien intellectuel de haute qualité aux décideurs politiques de la RPC. Ce qui est désormais connu comme la « directive du 15 avril » formule les constats essentiels et les principales orientations sur la construction de ces think tanks[44]. Le développement de ce « nouveau type de think tank aux caractéristiques chinoises » possède d’abord une visée nationale dans la mesure où ces acteurs devront apporter des conseils aux 200 membres du Comité central du Parti communiste chinois, l’organe qui nomme le Bureau politique (Politburo) et le secrétaire général du Parti. La création de ces think tanks d’un nouveau type vise ensuite à renforcer le soft power de la Chine, sa diplomatie publique et d’influence c’est-à-dire sa capacité à « faire entendre sa voix sur la scène internationale » (guójì huàyǔ quán [国际话语权])[45]. S’ils sont parfois confondus, les termes soft power, diplomatie publique et diplomatie d’influence ne renvoient pas aux mêmes instruments et objectifs de politique étrangère[46].

S’il est difficile de déterminer avec précision le rôle des think tanks en relations internationales dans la genèse de la politique étrangère chinoise, ces acteurs sont toutefois incontournables dans la mise en oeuvre de la diplomatie du pays hôte (zhǔchǎng wàijiāo [主场外交]). Celle-ci fait référence à la stratégie de la Chine d’organiser sur son sol des conférences internationales dont l’objectif est de vanter les mérites des nombreuses initiatives de la RPC depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2013. Qu’ils touchent au domaine de la sécurité (la Conference on Interaction and Confidence-Building Measures in Asia (CICA) en 2014 à Shanghai) ou qu’ils témoignent des ambitions globales de la Chine (le G20 à Hangzhou en 2016, le Forum sur la Belt and Road Initiative (BRI) en mai 2017 à Pékin), ces événements se sont multipliés ces dernières années. Ils sont une vitrine de la puissance chinoise et à l’aide des think tanks (par leurs publications et leurs activités), certains éléments de langage sont martelés comme la « complémentarité » de la BRI — anciennement baptisée « nouvelles routes de la soie » — avec les projets régionaux ou nationaux existants (plan Juncker de l’Union européenne, Maritime Axis de l’Indonésie, Union économique eurasiatique de la Russie, etc. en fonction de l’interlocuteur)[47]. Le gouvernement chinois a enfin créé des réseaux internationaux de think tanks autour du projet Belt & Road Initiative : le Centre du développement de la recherche du Conseil d’État a lancé en octobre 2015 le Silk Road Think tank Network, à cela s’ajoute le First Silk Road Dialogue en 2016, l’initiative de la Chambre de commerce international des nouvelles routes de la soie intitulée Silk Road Think tank Alliance, ou encore la création du Annual Conference of Silk Road Think tank Association en février 2016 à Shanghai, par le China Center for Contemporary World Studies.

Outre leur implication ou leur influence dans le fonctionnement interne de la bureaucratie chinoise, les think tanks poursuivent également une logique d’internationalisation. Ils veulent en effet remettre en cause l’hégémonie américaine dans la production de classements internationaux. Ainsi, l’Académie des sciences sociales de Shanghai a annoncé en janvier 2015 la création d’un nouveau classement national, le Report ranks China’s top think tanks, et l’Académie des sciences sociales de Pékin a annoncé en novembre 2015 le lancement d’un nouveau classement international, le Chinese Academy of Social Sciences ranks world think tanks[48]. Au total, la Chine a créé six nouveaux classements de think tanks ces dernières années, le dernier en date — le China Think tank Index (CTTI) — a été établi en 2016. Pour concurrencer les États-Unis, les think tanks chinois publient des revues à destination de l’intelligentsia qui compose les cercles universitaires et professionnels à l’étranger. Par exemple, l’Institut chinois des études internationales publie depuis 2005 sa revue phare, Guójì wèntí yánjiū / 问题研究 / China International Studies[49].

Le 27 octobre 2014, Xi Jinping s’est réjoui de la croissance exponentielle du nombre de think tanks en Chine et de leur contribution de plus en plus importante dans les réformes politiques et économiques entreprises. Cependant, le président regrette que les think tanks chinois ne rencontrent toujours pas une véritable « visibilité internationale » (yǐngxiǎng lì [影响力]). S’exprimant devant un groupe chargé d’élaborer les lignes directrices des réformes, Xi Jinping a rappelé que « la construction de think tanks avec des caractéristiques chinoises est une tâche majeure pour développer […] la gouvernance nationale […] et la modernisation, ainsi que pour renforcer le soft power de la Chine[50] ». L’appellation de ces nouveaux think tanks « aux caractéristiques chinoises » fait bien sûr écho à la volonté de Xi Jinping d’engager la Chine dans une nouvelle ère politique, arrimant par conséquent sa destinée personnelle à celle du pays. L’actuel dirigeant se pose en héritier légitime de Mao Zedong et Deng Xiaoping, comme en témoigne l’inscription dans la constitution en mars 2018 de la « Pensée de Xi Jinping sur le Socialisme aux caractéristiques chinoises dans la nouvelle ère ». Une fois encore, le choix des termes n’est pas anodin et les think tanks d’un nouveau type relèvent de ce « modèle chinois » de gouvernance et doivent vanter les mérites de cette voie qui a permis à la Chine de s’enrichir et de devenir forte ; cette voie n’étant pas celle des démocraties libérales occidentales, mais une autre qui permettrait la renaissance nationale (fùxīng [复兴]).

Avant qu’il n’accède aux plus hautes responsabilités, Xi Jinping représentait aux yeux des forces modérées en Chine un successeur crédible à Deng afin de poursuivre le mouvement d’ouverture et de réformes. Certains intellectuels ont même exprimé leur sympathie à l’égard de Xi, d’autant plus qu’il bénéficiait de l’aura d’ « homme éclairé » de son père, Xi Zhongxun, qui eut en charge la création en 1979 de la première zone économique spéciale de Shenzhen[51]. Toutefois, la réélection de Xi Jinping en mars 2018, précédée d’une réforme de la constitution supprimant la limite des deux mandats présidentiels, a conduit à un durcissement du contrôle idéologique auquel n’échappent pas les think tanks. En effet, de nombreux exemples témoignent des contraintes qui s’appliquent aux chercheurs dans les institutions de recherche et d’enseignement du pays. Ainsi, en 2013, un chercheur de l’École du Parti qui avait devancé une décision de Pékin vis-à-vis de Pyongyang, recommandant dans une tribune que la Chine prenne ses distances avec la Corée du Nord, s’est fait licencier[52]. Plus récemment, en février 2016, Cai Xia, professeure à l’École centrale du Parti communiste chinois, a reçu un blâme après avoir rédigé un article dans lequel elle soutenait l’ancien magnat de l’immobilier, Ren Zhiqiang, qui s’était trouvé sous le feu des critiques pour avoir ouvertement réprouvé la demande de fidélité de Xi Jinping de la part des médias publics[53].

Conclusion

Cette synthèse historiographique sur les think tanks en Chine contemporaine mène à plusieurs conclusions. La première est que le gouvernement communiste contrôle étroitement ces acteurs, car, pour l’immense majorité, ils sont intégrés à l’appareil politico-administratif. Financés par l’État, à l’inverse de leurs pairs occidentaux, les think tanks se concentrent sur l’approbation ou l’interprétation des politiques gouvernementales, plutôt que sur la présentation de nouvelles idées[54]. La République populaire de Chine a mis en place un « écosystème assez performant au sein duquel les journalistes de médias d’État peuvent reprendre et amplifier aisément les propos des chercheurs des think tanks chinois, eux-mêmes reprenant les éléments de langage et concepts officiels[55] ». Ce processus est particulièrement évident en ce qui concerne le projet de la Belt and Road Initiative puisque les think tanks spécialisés en relations internationales répètent et relaient ad nauseam les formules du PCC (« complémentarité », « partenariat gagnant-gagnant », etc.) à destination des cercles académiques et intellectuels à l’étranger. Les think tanks sont donc largement contraints à des déclarations propagandistes, mais représentent un outil indispensable pour la diplomatie chinoise. La création d’un « nouveau type de think tanks » participe ainsi à l’ambition de Xi Jinping de consolider la place de la Chine au coeur de la géopolitique mondiale et de présenter le « modèle chinois » comme une alternative à la gouvernance internationale dominée par les Occidentaux. L’essor des think tanks « aux caractéristiques chinoises » confirme également l’influence voire l’emprise du Parti-État puisque ces derniers seront supervisés par le Bureau national de planification pour la philosophie et les sciences sociales (NPOPSS), une division du département de la propagande[56]. En octobre 2014, le président chinois indiquait précisément que « les think tanks doivent être dirigés par le Parti communiste chinois et adhérer à la juste ligne[57] ».

Sur le plan international, la stratégie de promotion du « modèle chinois » se révèle assez efficace, mais, encore une fois, les think tanks se retrouvent instrumentalisés par le Parti communiste et donc n’ont pas réussi à donner une véritable résonance aux propositions de Pékin pour la gouvernance mondiale[58]. La diplomatie publique menée par les quelques chercheurs chinois autorisés à collaborer avec des homologues étrangers en est encore à ses débuts. Cependant, on assiste en Chine à double phénomène qui pourrait peut-être mener à des bouleversements majeurs. D’un côté, la généralisation de l’accès à l’enseignement supérieur en Chine. En 2012, 9 135 720 d’individus sortaient diplômés des universités, contre 12 842 087 en 2017[59], soit une augmentation de plus de 35 % du taux de diplomation, en seulement 5 ans[60]. De l’autre côté, avec l’accroissement continu du nombre de diplômés à travers le monde, de plus en plus de jeunes analystes, polyglottes et ayant voyagé à l’étranger, rejoignent les « rangs des instituts de recherche et des think tanks chinois, apportant du sang neuf et de nouvelles méthodes de travail à ces institutions[61] ». Les prestigieuses universités chinoises attirent davantage d’étudiants étrangers, en particulier africains[62]. La Chine concurrence désormais les États-Unis comme principale destination du brain drain. Reste à déterminer si cette attractivité de la Chine sur le plan académique peut aboutir à un « retrait de l’État » dans le système des think tanks . Rien n’est moins sûr.