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Produit des recherches que l’auteur a menées dans le cadre de sa maîtrise, cet ouvrage cherche à comprendre les mutations de l’Ontario français depuis la fin des années 1960 à travers celui que l’auteur considère comme un de ses témoins et agents privilégiés, soit l’historien Gaétan Gervais. Dorais soutient que son oeuvre et son engagement peuvent se comprendre via un prisme à travers lequel il leur donne une certaine unité, à savoir la refondation des représentations identitaires de l’Ontario français et la négociation de son « nouvel espace référentiel » (p. 7) à la suite de la brisure du Canada français consacrée par les États généraux de 1969. L’ouvrage se divise en quatre chapitres qui abordent différents moments thématiques de son « itinéraire biographique » (p. 13).

Le premier chapitre est consacré à la jeunesse et à la formation de l’historien sudburois. Dorais se penche sur les enracinements familiaux, intellectuels, sociopolitiques et académiques de Gervais : son enfance à Sudbury, son cours classique au collège jésuite du Sacré-Coeur et ses études universitaires à la Laurentienne et à Ottawa. De ces (dés) enracinements, Dorais soutient que la pensée gervaisienne est marquée d’une « dualité fondamentale » (p. 56), celle d’un humanisme patriotique conjuguée à une tradition épistémologique axée sur les exigences propres de la discipline historique.

Le deuxième chapitre porte sur le positionnement de Gervais face aux mutations identitaires, sociales et institutionnelles des années 1970. Chargé de cours à l’Université Laurentienne à compter de 1972, il prendra ses distances par rapport au projet identitaire contre-culturel franco- sudburois, lui reprochant de réduire l’affirmation collective aux arts, d’oblitérer le développement économique qui est « l’enjeu fondamental » (p. 68) de la survie de l’Ontario français et surtout de négliger l’importance du passé comme référent identitaire. C’est aussi au cours des années 1970 que Gervais joua un rôle de premier plan dans la création du drapeau franco-ontarien, initiative devant être interprétée en fonction d’un objectif : non pas celui de former une nouvelle identité comme le souhaitait la Coopérative des artistes du Nouvel-Ontario, mais « d’amener la communauté franco-ontarienne à se doter d’une représentation globale et cohérente d’elle-même qui puisse s’articuler dans une synthèse entre la “nouvelle” identité franco-ontarienne provincialisée et l’ancienne identité canadienne-française » (p. 79). Enfin, Gervais esquisse à la fin de cette période les fondements d’un projet historiographique visant à faire de l’Ontario français un objet à part entière, projet que Dorais met en relation avec le processus de la redéfinition de ses cadres de références identitaires.

Le chapitre trois dégage à partir d’une analyse du « discours historien » gervaisien « trois positionnements » (p. 101) par rapport à l’Ontario français. Le positionnement épistémologique renvoie à sa conception même de l’histoire comme agent de la mémoire collective et vecteur d’une référence identitaire. Dans cette optique, l’Ontario français est une « entité autosuffisante » (p. 103) pour Gervais. En milieu minoritaire, la relation entre désir de vérité (histoire) et le désir d’appartenance (mémoire) serait d’autant plus serrée. L’alternance de ces deux désirs est l’une des « dimensions essentielles » (p. 112) de l’épistémologie gervaisienne. Son positionnement idéologique synthétise conservatisme et nationalisme lui permettant de penser l’Ontario français comme une communauté de culture à part entière ayant son espace référentiel et méritant des structures institutionnelles autonomes à partir desquelles ses membres cherchent volontairement et consciemment à en perpétuer l’existence. Dorais traite du positionnement historiographique de Gervais à partir de « perspectives et thématiques historiques » (p. 145) : la question nationale, la « rupture tranquille » de l’Ontario français du Canada français, le « coup d’État culturel du Québec », l’enracinement territorial, les combats du Canada français et de l’Ontario français et le rôle qu’y joue l’élite.

Le quatrième chapitre aborde les interventions de Gervais sur la question de l’éducation postsecondaire en Ontario français, que cela soit par le biais du Conseil de l’enseignement en français, du ministère des Collèges et des Universités ou du Conseil de l’éducation franco-ontarienne. Il a souligné les limites des structures bilingues en enseignement postsecondaire et a plaidé pour la création d’institutions autonomes et homogènes françaises, notamment une université unilingue française.

Cet ouvrage est une contribution importante à l’histoire et à l’historiographie de l’Ontario français. L’auteur a réussi à mettre en relation l’itinéraire et l’oeuvre de Gervais avec le processus de redéfinition de l’espace identitaire et référentiel de l’Ontario français s’étant amorcé à la fin des années 1960. Or il semble que Dorais, en abordant la vie et l’oeuvre de Gervais à travers ce processus, les a instrumentalisées, voire en a réduit leur complexité. Est-ce que l’auteur s’intéressait plutôt au processus qu’à Gervais lui-même ? Il est étonnant qu’une analyse portant sur un universitaire ne tienne aucunement compte du champ disciplinaire dans lequel il évoluait et de ses effets sur le travail intellectuel et l’engagement politique. Nous reconnaissons avec l’auteur et toute une tradition sociologique que l’activité intellectuelle des universitaires a ses spécificités en milieu minoritaire. Mais l’auteur ne sombre-t-il pas dans un fatalisme lorsqu’il soutient que dans un tel milieu « [f] ace au destin historique incertain de ses semblables, l’intellectuel […] pourrait difficilement se soustraire à une part des responsabilités morales qui lui incombent, dont celle de participer à la définition d’un horizon de sens collectif propre à sa communauté d’appartenance » (p. 107) ? L’universitaire en milieu minoritaire n’aurait-il pas justement pour responsabilité d’être plus vigilant par rapport aux injonctions, aux sollicitations et aux pressions sociales génératrices d’hétéronomie au sein du champ scientifique ? Ne rendrait-il pas mieux service à sa collectivité précisément en s’y soustrayant, ce qui lui permettrait d’avoir un regard plus critique et plus vrai sur elle, de corriger, dans le cas des historiens, la mémoire ? Là réside le véritable défi des chercheurs en milieu minoritaire. D’ailleurs, si l’historien en milieu minoritaire a pour impératif de participer à la définition de l’espace identitaire et référentiel de sa communauté d’appartenance, quelle est sa liberté de chercheur : un historien franco-ontarien ou travaillant en Ontario français doit-il être un historien de l’Ontario français ? Bref, à trop vouloir saisir l’oeuvre gervaisienne à l’aulne du processus de redéfinition identitaire et institutionnelle de l’Ontario français, Dorais a occulté la dynamique propre du champ scientifique historien, que celui-ci soit dans un milieu minoritaire ou non, qui procure à ses praticiens un espace libéré – en principe – des attentes sociales. Notons aussi, en terminant, qu’Un historien dans la cité, comme bon nombre d’ouvrages se réclamant d’une approche méthodologique hybride, en l’occurrence « à mi-chemin entre la biographie proprement dite et l’analyse historiographique » (p. 12), est peu loquace sur les procédures de son analyse. En plus de ne se référer aucunement à la méthodologie biographique ou historiographique, de ne pas avoir explicité les paramètres du traitement de son corpus textuel, l’auteur énonce un discours de la méthode parsemé de passages creux comme « analyse compréhensive et circonstanciée » ou « saisir dans le contexte » (p. 13). L’histoire intellectuelle – et non l’histoire des intellectuels – montre que la contextualisation n’est pas une opération allant de soi, surtout lorsqu’on se penche, comme Dorais, sur ce que Dominick LaCapra nommait, dans Rethinking Intellectual History, des « complex written texts » ne se réduisant pas à des « simple document [s] of a more basic, if not absolute, ground reality » (p. 16 et p. 19). Dorais verse dans un contextualisme en plaquant sur l’oeuvre de Gervais le contexte « plus large de réaménagement de l’espace référentiel franco-ontarien » (12), contexte lui servant de réalité plus « basic » que l’oeuvre elle-même.