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Le 15 février 1978, à Radio-Canada, est diffusé le second épisode de la télésérie Duplessis, réalisée par Mark Blandford et scénarisé par Denys Arcand. À la veille des élections générales de 1936, le chef de l’Union nationale, Maurice Duplessis (interprété par Jean Lapointe), discute avec son organisateur politique Édouard Masson (interprété par Jean Perrauld) :

Tous les Canadiens français ils ont appris le petit catéchisme par coeur. Là sais-tu que c’est que tu vas faire, tu vas aller trouver Maillet, Dupire puis Francoeur puis vous allez écrire le petit catéchisme. Mais le petit catéchisme de l’électeur. Vous allez reprendre le petit catéchisme quasiment mot à mot. Puis là, quand il va être question du ciel, vous allez mettre l’Union nationale, puis quand il va être question de l’enfer, vous allez mettre les libéraux. Puis on va en imprimer pour couvrir la province au complet[2].

Ce document n’est pas le fruit de l’imagination d’Arcand : il s’agit bel et bien du Catéchisme des électeurs. D’après l’oeuvre de A. Gérin-Lajoie. Édition de 1936, publié par J.-B. Thivierge & fils. Il a été écrit par l’organisateur politique Édouard Masson, mais également par des figures importantes du milieu journalistique montréalais : le journaliste du Devoir (et ami de Duplessis) Louis Dupire[3] ; Roger Maillet, copropriétaire (1920-1964) du Petit journal, un hebdomadaire du week-end, conservateur et populiste[4] ; Louis Francoeur, journaliste et rédacteur en chef de L’Illustration en 1934-1935[5]. Francoeur participe aussi à la vie littéraire canadienne-française : ancien bénédictin, séjournant en France pendant la Première Guerre mondiale, il participe à son retour à l’École littéraire de Montréal et écrit, avec Philippe Panneton (mieux connu sous le pseudonyme de Ringuet), un célèbre recueil de pastiches littéraires. Littératures… à la manière de…, publié initialement en 1924, qui sera réédité à quelques reprises. On y pastiche, entre autres, Henri Bourassa, Lionel Groulx, Camille Roy, Paul Morin et Édouard Montpetit.

La rédaction et la publication d’un Catéchisme des électeurs par des acteurs de la vie littéraire canadienne-française pourrait justifier ce qui ne semble être, du moins au premier abord, qu’une simple question de curiosité : et si un tel texte, reconnu comme un document historique, débattu en son temps, lu et relu (souvent cité en chambre, on le verra, contre le gouvernement Duplessis) par la suite (devenant même l’un des fils narratifs d’un documentaire de Denys Arcand[6]), pouvait aussi se lire comme un document littéraire ? L’idée n’est pas saugrenue : le théoricien littéraire Gérard Genette, dans Fiction et diction, rappelait l’existence de ces textes dont le statut littéraire est conditionnel, clignotant selon les lecteurs et les époques, participant d’une « littérature non fictionnelle en prose », regroupant « Histoire, éloquence, essai, autobiographie, par exemple, sans préjudice de textes singuliers que leur extrême singularité empêche d’adhérer à quelque genre que ce soit[7] ».

Que gagnerait-on à lire Le catéchisme des électeurs en s’attachant à ses aspects littéraires, qu’il s’agisse du choix générique du catéchisme, de la pluralité des voix dans le « récit », de ses ressorts dialogiques et de l’inscription de référents littéraires dans le texte même ? Y verrait-on des caractéristiques que l’histoire politique aurait mal vues ? C’est le pari que nous tenons ici. D’autant que la littérarité d’un texte, fût-elle conditionnelle, engendre un effet que le discours politique ne cherche surtout pas à créer : la polysémie et la mise en relief, par l’épaisseur du langage qui n’est plus dès lors qu’une courroie de transmission pour le message politique, d’une « sémantique » commune aux discours[8] d’une même époque. L’étude de la poétique littéraire de la politique ouvre la porte à une meilleure compréhension de ce « socle épistémologique commun », pour reprendre les mots de Michel Foucault, de ce qui pourrait être le trait commun entre des textes littéraires ou non.

Tous ces traits littéraires, dans un texte politique, engendrent également une sorte de surcroît de sens, qui peut renforcer – ou miner – le message politique que l’on tente de faire passer[9]. Dans un contexte où il s’agit d’illustrer, de défendre ou de dénoncer une idéologie, la pluralité, la polysémie disions-nous, peut déjouer les intentions des énonciateurs. Le cas du Catéchisme des électeurs sera, de ce point de vue, des plus révélateurs.

L’analyse proposée se déclinera en trois temps : un retour sur le « message » politique que l’on cherche à véhiculer dans le Catéchisme des électeurs et dans quelques documents électoraux de la même époque ; une attention à la culture médiatique, comprise au sens d’un « système de représentations dans l’élément duquel baigneraient nos sociétés modernes[10] », et plus précisément au rôle des journaux et de la radio dans la diffusion du message politique du catéchisme ; une réflexion sur ce que les aspects littéraires du texte nous permettent d’en dire et que la discipline historique ne saurait voir avec clarté. Question à l’avenant : en quoi l’insertion dans la culture médiatique et une littérarité conditionnelle transforment-elles la portée et le sens du message politique ?

Quoi dire et comment le dire

Été 1936. La fin est proche pour le gouvernement libéral, au pouvoir depuis 1897. L’année précédente, l’entente, l’union nationale entre le Parti conservateur de Maurice Duplessis et l’Alliance libérale nationale de Paul Gouin, avait sérieusement ébranlé le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau, aux prises avec l’usure du pouvoir et plusieurs scandales de corruption. Ceux-ci sont largement révélés au cours du printemps 1936 par le comité des comptes publics, convoqué pour une rare fois, dans lequel Duplessis se donne des airs de redresseur de torts. Taschereau n’a guère le choix : il démissionne et Adélard Godbout se retrouve chef d’un gouvernement valétudinaire. La campagne électorale de l’été 1936 commence et Duplessis devient le seul chef de l’Union nationale, tandis que Paul Gouin et ses proches sont roulés dans la farine.

Parmi les documents de propagande de cette élection, Le catéchisme des électeurs connaîtra un grand succès, du moins à en croire l’historien Robert Rumilly, grand thuriféraire du régime de Duplessis : « Le Catéchisme des électeurs, distribué à foison, devient “le livre” – presque la Bible ! – dans les foyers du Faubourg Québec[11]. » Conrad Black, dans sa biographie de Duplessis, proposera une version analogue de l’histoire, tout en précisant que l’initiative ne venait pas du futur premier ministre et que ce dernier n’était pas des plus enthousiastes à l’idée de voir un tel catéchisme paraître :

Ce petit livre était l’oeuvre de quatre remarquables membres de l’Opposition, des Voltaire à la mesure de l’époque et du lieu ; Montréal en 1936 n’était certes pas Paris à l’Âge de raison. L’initiative du Catéchisme revenait principalement à Roger Maillet, le fondateur du Petit journal. Maillet était le « boulevardier par excellence », brillant et possédant un bon sens de l’humour, mais paresseux et prédisposé à la tuberculose. Ses collaborateurs étaient Louis Dupire et Louis Francoeur, ainsi qu’Édouard Masson, avocat et organisateur de l’Union nationale. […] Le livre eut un succès extraordinaire, et avec les culottes de Vautrin, il était le principal accessoire qui donnait à la campagne électorale une allure de vaudeville[12].

Ces informations, plutôt anecdotiques, ne changent rien au fond de l’affaire : l’histoire de ce petit catéchisme a été et demeure mal connue, bien que l’historiographie sur le duplessisme ait beaucoup bougé, depuis quarante ans[13]. On n’est guère revenu sur cet épisode.

Black et Rumilly ne semblent pas savoir que le catéchisme de 1936 n’est en fait qu’une deuxième version, révisée, du Catéchisme des électeurs préparé l’année précédente[14]. En effet, le document avait été rédigé juste avant l’élection provinciale de 1935, tandis que l’Union nationale n’était encore qu’une alliance stratégique entre le chef du Parti conservateur, Maurice Duplessis, et celui de l’Action libérale nationale, Paul Gouin, comme le rappelle l’historien René Durocher[15]. Cela dit, ce ne seront pas les deux seuls catéchismes écrits par l’Union nationale ou ses partisans, ce qui montre bien que la démarche n’est pas complètement inusitée dans le contexte de l’époque[16] : ainsi, pendant cette même élection de 1936, paraît également une brochure intitulée Réveil national (ou Fondateurs de l’Union nationale). Ici, encore, on retrouve des questions et des réponses sur la politique et la société canadiennes-françaises, ce qui incline son auteur, connu sous le pseudonyme de « Liberator », à lui-même qualifier son texte de catéchisme[17]. En effet, si on connaît bien les rédacteurs du Catéchisme des électeurs, on ne sait pas avec certitude qui a rédigé ce Réveil national, caché sous le pseudonyme de Liberator. Alain Lavigne, qui a finement analysé le marketing politique de l’Union nationale, propose l’hypothèse[18] qu’il s’agit de Jean-Charles Bonenfant (1912-1977), secrétaire de Duplessis de 1937 à 1939, bibliothécaire adjoint puis directeur de la Bibliothèque de l’Assemblée législative jusqu’en 1969[19]. Chose certaine, et comme le propose Lavigne, le témoignage tardif de Jean Mercier, organisateur de l’Union nationale de 1936 à 1939, le donne à penser : « je me suis trouvé un bon homme pour m’occuper de préparer la littérature ; j’ai demandé à M. Bonenfant s’il voulait venir nous faire une espèce de journal qu’on enverrait à tous les hebdomadaires de la province. Duplessis était d’accord, il trouvait ça très très bien. Mais il fallait que ça soit tout arrangé, presque dissimulé, caché[20] ». Il est vrai que les trois documents reprenant la forme du catéchisme ne s’associent pas directement au parti et semblent plutôt rédigés par des partisans enthousiastes. Mais Liberator est à ce point enthousiaste qu’il prend la peine de reproduire, dans son texte, une trentaine de photos officielles de candidats unionistes…

Le contenu des documents ne surprendra guère celles et ceux qui sont rompus aux idéologies des années 1930 au Québec : après les questions et réponses sur l’état de la province, les dénonciations de tous ordres du régime Taschereau puis Godbout, les catéchismes de 1935 et 1936 reprennent tel quel le programme de l’Union nationale, proposant notamment le crédit agricole provincial, la fin des trusts, comme celui de l’électricité, pavant ainsi la voie à une acquisition graduelle des « compagnies produisant ou distribuant l’électricité dans la province[21] », l’« interdiction aux ministres d’être actionnaires ou intéressés d’une manière quelconque dans une compagnie obtenant les contrats du gouvernement[22] », le transfert des pouvoirs du lieutenant-gouverneur au Juge en Chef de la Cour d’appel, etc. L’horizon des trois catéchismes de 1935 et 1936 est aussi celui du corporatisme[23] – tout particulièrement dans la brochure Réveil national – et de la recherche du grand Chef[24] ou du héros qui redressera la barre du vaisseau québécois[25]. À tout prendre, le programme de l’Union nationale, énoncé dans ces documents qui n’émanent pas directement du parti, reprend largement les idées de l’École sociale populaire, fondée en 1911 pour exprimer la doctrine sociale de l’Église. La chose est explicite dans Le réveil national, tandis que « Le programme de restructuration sociale[26] » (1933) de cette École, sorte de réponse aux enjeux de la crise économique, politique et morale des années 1930, est repris intégralement à la dernière page.

Cela dit, les lectorats du Catéchisme des électeurs et du Réveil national ne sont pas les mêmes, selon toute vraisemblance. Le Catéchisme des électeurs traite surtout de questions simples, veut frapper l’imaginaire (par exemple, en donnant une liste détaillée des quarante-cinq membres de la famille Taschereau profitant des largesses du régime libéral). Il est proche des intérêts et des préoccupations de la population générale : par exemple, il met et remet l’accent sur l’enjeu populaire de la surtaxation au Québec[27]. Entre les éditions de 1935 et 1936, on constate même quelques modifications qui vont dans le sens d’une simplification, d’un allègement du propos : on coupe des passages des « Remarques générales », plutôt théoriques, on retranche un chapitre sur la notion complexe de « prévarication », on retire une référence à Cicéron même si la citation demeure et, surtout, on change l’illustration de la quatrième de couverture. En effet, sur la quatrième de couverture de l’édition de 1935, on pouvait voir une reproduction (voir figure 1) tirée d’un « manuscrit du British Museum » du XIVe siècle, représentant « Le jeu du Capendu ». Ce jeu consistait à essayer de saisir une pomme (ce qui explique sans doute le nom de capendu, qui est une variété de pommes) suspendue sans utiliser les mains. La signification de cette image dans le contexte du catéchisme des électeurs est pour le moins absconse. À moins de croire que les auteurs aient voulu comparer les joueurs aux amis du régime libéral, l’air hagard, tentant tous d’obtenir une part du butin, réduit ici à une simple pomme. La quatrième de couverture de l’édition de 1936 (voir figure 2) est complètement différente. Elle donne à voir une caricature de Louis-Alexandre Taschereau et d’Adélard Godbout dont le sens ne fait pas de doute. On aura reconnu une caricature de « His master’s voice », oeuvre de Francis Barraud de la fin du XIXe siècle représentant un chien devant un phonographe, reprise notamment par la compagnie RCA Victor. Cette image, largement médiatisée, vise juste : elle ne laisse pas de doute sur la continuité du régime, comme si Godbout n’était que le « porte-voix » de son « maître » Taschereau. Et pour être encore plus clair : l’ancien premier ministre tient une laisse dans sa main.

Figure 1

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Figure 2

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Figure 3

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Le Réveil national ne vise pas le même public : langage soutenu, références à des encycliques et à différents auteurs (ex. : Paul Chanson et ses réflexions sur le corporatisme), volonté d’élargir l’empan de la réflexion, en allant même jusqu’à déterminer ce que devrait être la musique, la littérature et les Beaux-Arts dans un contexte de reviviscence nationale. La brochure aura un impact certain : Omer Héroux, dans son éditorial du 3 août 1936 du quotidien Le Devoir, parle de cette « plaquette » qui loue l’Union nationale et dans laquelle « il est question de tout, du national et de l’architecture[28] ». Héroux revient sur le tollé causé par les propos du document sur l’impérialisme, à propos desquels The Montreal Gazette s’enflamme :

A National Union pamphlet denouncing “British Imperialism” (…) has been published and several thousand copies circulated, it was learned yesterday. The pamphlet, entitled “Founders of the National Union” was subsequently withdrawn by Union headquarters, it is understood, and an innocuous chapter inserted as a substitute for the anti-Empire section[29].

Liberator n’a pas le choix de faire lui-même le point dans L’Illustration nouvelle, le 6 août 1936 :

Depuis quelques jours, la Gazette fait grand éclat d’une prétendue déclaration anti-impérialiste de l’Union nationale. Précisons : le catéchisme intitulé « RÉVEIL NATIONAL » n’a jamais été et n’est pas, l’expression du programme de l’Union Nationale, il a été publié parce que l’auteur dans son humble opinion croit que des deux partis en lice celui de Monsieur Maurice Duplessis offre aux électeurs de cette province la certitude d’une restauration nationale[30].

Duplessis a en effet la part belle dans ce document qui établit ses « filiations politiques ». Et Liberator ratisse large : la page couverture (figure 3) est ornée de photos d’hommes politiques canadiens, chacun associé à une réalisation ou à un fait d’armes : « Papineau. Héros de 37-38 » ; « Cartier. Confédération » ; « LaFontaine. Responsabilité ministérielle » ; « Mercier. Le plus patriote de nos chefs d’État » ; « Lavergne. Les partis politiques ont tué notre race » ; « Duplessis. En tuant l’esprit de parti, il créa l’esprit national ! – 1935-1936 ». Ce sont donc des politiciens d’horizons politiques divers, qui montrent que l’Union nationale est une union qui transcende les partis, ce qui, à une époque où l’on méprise plus que jamais les politiciens et la partisanerie, est un sérieux atout[31]. Dans le catéchisme de 1935, on insiste également sur le geste d’alliance de Gouin et de Duplessis, qui s’élèvent au-dessus des partis, en les intégrant dans une longue filiation politique :

Ce geste rappelle l’Union de Papineau et Mackenzie en 1837. Il rappelle le geste de Lafontaine et de Baldwin, de Cartier et de MacDonald, de Mercier et des conservateurs et des libéraux qui le portèrent au pouvoir avec une force irrésistible. Tous ces illustres disparus appartenant à des races, à des religions, ou même au sein de la nation, à des familles d’esprit nettement opposées se sont joints, dans un élan commun. Tous, ils ont dû refouler certains préjugés, certaines traditions. Ils ont consenti de forts sacrifices personnels[32].

Notons finalement que le catéchisme de 1936 convoque également l’héritage de la rébellion de 1837, à l’approche du centenaire[33], dont la continuité des combats ne peut passer que par l’élection de Maurice Duplessis[34].

En bout de piste, les catéchismes de 1935 et 1936 ainsi que Réveil national apparaissent cohérents : mêmes filiations politiques, même présentation d’un parti qui se dégage de la partisanerie, mêmes dénonciations du régime Taschereau-Godbout puis, surtout, même défense d’un programme largement inspiré du « Programme de reconstruction sociale » de l’École sociale populaire. Cela dit, ces documents ne font pas que relayer ce programme : les catéchismes de l’Union nationale sont partie prenante d’une culture médiatique, d’une civilisation du journal et de la radio, qui informe leur propos même et la réception que leur ont réservée le lectorat et l’électorat.

L’insertion du Catéchisme des électeurs dans sa culture médiatique

Le catéchisme de 1936 n’est pas seulement diffusé sous forme de brochure : il est reproduit, presque intégralement, comme une sorte de feuilleton, les 8, 10, 11, 12, 13, 14, 15 et 17 (jour de l’élection) août 1936 dans L’Illustration nouvelle, quotidien qui deviendra le Montréal-Matin en 1941 et la propriété de l’Union nationale en 1947[35]. Comme l’a noté Alain Lavigne[36], sa diffusion est ainsi décuplée. Cette diffusion passe aussi, vraisemblablement, par la radio : Le Devoir, tout comme L’Illustration nouvelle, annonce dans ses pages les émissions radiophoniques consacrées à l’Union nationale. Ainsi, le 8, le 9 et le 11 août 1936 de 20h à 20h15, on peut entendre une émission à l’antenne de CRCM (inaugurée en 1933, station d’État qui précède Radio-Canada[37]) intitulée « Catéchisme politique » ou « Catéchisme électoral » ou « Catéchisme des électeurs ». Il y a tout lieu de croire qu’on y fait la lecture dudit catéchisme, décuplant de nouveau la portée du propos.

Quoi qu’il en soit, l’intégration du catéchisme, au jour le jour, dans un quotidien, n’est pas innocente. Les travaux de Marie-Ève Thérenty et de Guillaume Pinson[38] ont bien montré comment les contenus les plus hétérogènes (publicité, nouvelles, fictions, etc.), dans les journaux, entraient en contact et se contaminaient. Micheline Cambron, réfléchissant à une « étude de la facture littéraire de la représentation du politique », rappellera également que « les textes politiques sont contaminés par les fictions qui les jouxtent » dans les journaux[39].

Dans L’Illustration nouvelle, le catéchisme est placé pour ainsi dire dans un nouvel environnement discursif ; la lecture conjointe de nouvelles et de publicités modifie le sens même du texte, paru d’abord sous la forme, autonome, de la brochure. On pourrait même dire, dans le cas qui nous concerne, que le journal prépare le terrain en vue de sa parution, prédisposant à la lecture d’un catéchisme. En effet, il faut porter une attention particulière à la page 10 de l’édition du 6 août 1936 de L’Illustration nouvelle, deux jours avant le début de la parution dans ses pages du Catéchisme des électeurs. Dans les colonnes à gauche, on peut lire une nouvelle relatant la soi-disant fuite du ministre libéral Cléophas Bastien, véritable tête de Turc du quotidien, qui refuserait de participer à des assemblées contradictoires dans son comté de Berthier. On peut lire, ensuite, une annonce des fêtes de la Mauricie et de sa course de canots, depuis La Tuque jusqu’à Trois-Rivières, qui se dérouleront à la fin du mois d’août. S’ensuit un fait divers consacré à un accident de voiture à Sherbrooke puis, tout en bas, sortie de nulle part, une photo du candidat de l’Union nationale dans Abitibi, Émile Lesage[40]. Au centre, le lecteur découvrira une étrange nouvelle sur le procès d’un chien accusé de meurtre (!) dans l’État de New York, sous laquelle se trouve un court texte sur la Semaine sociale des Trois-Rivières, organisée par l’École sociale populaire, et sur la présentation que l’économiste Esdras Minville y a faite. Dans les colonnes de droite, on retrouve un texte – une lettre ? – d’un certain « Le Daim » de Québec, suivi d’une dépêche sur les ruses de communistes qui noyautent le Congrès international des Jeunes pour la paix à Genève, puis une publicité de « directeur de funérailles », situé rue Rachel Est, à Montréal.

Dans ce désordre apparent, typique des pages des journaux canadiens-français depuis le XIXe siècle[41], il est tout de même possible de dégager deux grands ensembles. On peut d’abord tracer une ligne unissant la nouvelle sur la Fête de la Mauricie et celle sur la Semaine sociale. La première est une description bucolique des célébrations et une mise en relief de l’importance des Trois-Rivières à travers l’histoire. Son passé, épique, de l’époque de la Nouvelle-France est aussi rappelé : « c’est encore de Trois-Rivières que nombre de missionnaires, d’explorateurs et de coureurs des bois partirent pour leurs courses d’évangélisation ou de découverte dans l’intérieur du continent américain[42] ». Le texte sur la Semaine sociale des Trois-Rivières porte plutôt sur l’avenir du Canada français, plus souriant, tandis que les solutions, associées au corporatisme et à un proche du duplessisme, sont désormais accessibles : « Ainsi l’étude de M. Esdras Minville sur l’organisation corporative dans la province de Québec est une pièce d’une grande importance. Nous avons là, pour la première fois, un plan net, cohérent, pratique pour faire surgir ici cette institution sans rien bouleverser[43]. » La ligne du temps est bien tendue : du passé épique aux solutions prochaines, « d’une main saisissant les trésors du passé, de l’autre ceux de l’avenir[44] », pour reprendre les mots célèbres de l’abbé Casgrain, la voie passe par les Trois-Rivières, ville et circonscription du chef de l’Union nationale, Maurice Duplessis. On pourrait bien y voir le centre de gravité du Canada français, entre tradition et avenir.

Sur cette page 10 de L’Illustration nouvelle du 6 août 1936, un second ensemble peut être circonscrit : le rappel des périls qui menacent la province de Québec. De chaque côté du corporatisme – idéologiquement, mais aussi selon la disposition des informations, tandis que l’article sur la Semaine sociale des Trois-Rivières est dans la colonne centrale de la page – on rappellera les dangers du communisme, dont les tenants réussissent à s’infiltrer aux États-Unis et en Suisse, « grâce au concours de quelques inconscients », mais également ceux du grand capital, auquel est acoquiné le régime en place. Plus encore que la nouvelle sur la soi-disant fuite de Cléophas Bastien, c’est le texte de l’homme qui se cache derrière le pseudonyme de « Le daim », de Québec, qui nous retiendra. Son titre est révélateur : « Catéchisme du croyant cliquard ». Il s’agit d’une pièce ironique, qui reprend la formule des questions et réponses du catéchisme et qui se moque allégrement des victimes libérales habituelles du journal : les candidats ministériels Cléophas Bastien et Césaire Gervais, ainsi que le rédacteur en chef du journal libéral Le Canada, Edmond Turcotte (rebaptisé, dans les pages du journal, « Turcrotte », selon l’une des mauvaises blagues scatologiques du journal). Le catéchisme permet d’apprendre les leçons de la « Clique » (c’est le nom que le journal donne à l’engeance libérale), inversant les catégories habituelles (rouge = le Paradis ; bleu = l’Enfer) et révélant les turpitudes du régime en les associant, paradoxalement, aux bleus. L’ironie est probante dans cette série de questions/réponses courtes, créant tout à la fois un effet d’accumulation et un mouvement mécanique :

Les nationaux peuvent-ils voler une élection ?
Oui.
Comment ?
En monopolisant la police provinciale et en faisant voter les télégraphes.
Donnez des exemples ?
Les fronts Cohen, Plante, Authier, etc.
Qui a truqué les listes électorales ?
Ce sont les bleus.
Qui a enfermé Dauplaise ?
Ce sont les bleus.
Qui dirige la police provinciale ?
Ce sont les bleus.
Les bleus ont-ils assommé des candidats ?
Oui, à l’Ange Gardien[45].

Ce catéchisme paraît deux jours avant le Catéchisme des électeurs, un peu comme s’il préparait le terrain, comme s’il présentait la vérité, mais par la diagonale ironique. Avant que cette vérité éclate crûment, au fil des questions et des réponses du « vrai » catéchisme. Dans Le catéchisme des électeurs, on retrouvera la vérité, les faits ; ici, c’est encore la preuve par l’absurde que l’on peut lire :

Y a-t-il des électeurs malhonnêtes ?
Oui.
Quels sont-ils ?
Les Bleus.
Pourquoi les bleus sont-ils malhonnêtes ?
Parce qu’ils ne sont pas rouges.
Si les bleus devenaient rouges, seraient-ils honnêtes ?
Oui, ils seraient honnêtes[46].

Il est intéressant de constater que les dénonciations du régime Taschereau et les promesses de Duplessis, largement oubliées après l’élection de 1936, se retourneront contre l’Union nationale. Et c’est le catéchisme qui servira la contre-attaque. Dès 1946, le libéral Valmore Bienvenue n’hésite pas à citer en chambre le Catéchisme des électeurs, qu’il considère comme les « saintes écritures » de l’Union nationale[47]. Quelques années plus tard, dans Le Devoir du 27 septembre 1958, on reproduit à la une quelques extraits du catéchisme de 1936, pour mieux montrer la volonté de l’époque d’en finir avec les trusts de l’électricité. Tandis que le scandale du gaz naturel bat son plein, que les poursuites des membres du cabinet Duplessis contre le journal se multiplient, Gérard Filion consacre son éditorial du jour au grand écart duplessiste entre 1936 et 1958, à tout ce qui sépare l’homme politique en fin de régime du « “Catéchisme des électeurs”, ce petit bijou de propagande électorale qui fut en 1936 le vade-mecum de tous les orateurs de l’Union nationale ». Filion écrit : « Ou bien M. Duplessis était sincère en 1936, ou il ne l’était pas. S’il ne l’était pas, il s’est comporté comme un vulgaire menteur. S’il l’était, sa conduite ultérieure était condamnée d’avance par le “Catéchisme des électeurs” édition de 1936[48]. » Le document est, dirait-on, condamné à rester dans les annales politiques.

Mais ce n’est pas tout : ses traits littéraires en disent aussi long sur la modernité culturelle et intellectuelle du Québec, dont l’élaboration s’accélère pendant la décennie 1930.

Lecture littéraire du catéchisme : genre, référents littéraires, voix multiples et ressorts dialogiques

Mais pourquoi un catéchisme, en 1935 et 1936 ? Le choix de ce qui est, selon le théologien Raymond Brodeur, une « forme littéraire[49] », étonne, au premier abord. La formule du catéchisme est néanmoins éprouvée : un dialogue figé, entre deux interlocuteurs sans identité, où l’alternance des questions et des réponses a pour but « d’instruire, de simplifier ou de rendre accessible une matière[50] » aussi étendue que les dogmes du catholicisme. Dans le premier catéchisme en Nouvelle-France, le Catéchisme du diocèse de Québec de Mgr de Saint-Vallier (1702), on pouvait ainsi lire :

Qu’est ce que Catechisme ?
C’est est une inftruction familiere, ou l’on apprend les veritez Chrêtiennes, à servir Dieu, & à le sauver.

Faut-il avoir une grande estime du Catechisme ?
Ouy, parce que c’est la parole de Dieu.

Toutes sortes de personnes sont elles obligées d’assister au Catechisme ?
Ouy, si elles sont ignorantes des choses de leur salut, telles que sont ordinairement les enfans, les gens de métier, les serviteurs & servantes[51].

Ce texte du second évêque de Québec a inauguré une longue tradition, qui ne se limite pas au domaine de l’Église catholique : les catéchismes sur des sujets laïques, de la tuberculose aux caisses populaires, en passant par le crédit social et l’hygiène privée, se sont multipliés au Canada français, du milieu du XIXe siècle à la veille des années 1950[52], en abandonnant parfois la formule des questions et des réponses. Parmi ces catéchismes, il y en a plusieurs qui portent sur la politique, que Sarah-Émilie Plante a d’ailleurs bien étudiés sous l’angle de l’enseignement du civisme au Québec[53]. Il y a d’abord celui qu’Antoine Gérin-Lajoie, alors fonctionnaire aux Travaux publics, publie en 1851 sous le titre de Catéchisme politique ; ou élémens du droit public et constitutionnel du Canada, mis à la portée du peuple, afin de diffuser, « sous forme d’ouvrage élémentaire, quelques notions simples, claires et pratiques sur le droit public et l’organisation politique du Canada[54] ». Ce sera la principale influence réclamée par les auteurs du Catéchisme des électeurs, qui rappelleront le souvenir de ce « patriote sincère » qu’est « A. Gérin-Lajoie, l’auteur de “Jean Rivard”[55] », même si, à l’exception de quelques passages théoriques sur le gouvernement, son contenu est complètement différent.

Alain Lavigne proposait l’hypothèse que la référence à l’auteur et à son Catéchisme politique avait permis de ne pas prêter le flanc à des reproches et attaques sur le caractère non orthodoxe d’une telle entreprise[56]. Mais, au-delà d’une caution, qui demeure possible, les catéchismes laïques n’étaient pas, on vient de le voir, inusités à l’époque. On peut proposer une autre hypothèse pour expliquer la référence directe à l’écrivain du XIXe siècle. On peut croire, en effet, que la filiation avec Gérin-Lajoie permettrait de s’accrocher à un imaginaire patriotique fort (de sa chanson « Un Canadien Errant » à Jean Rivard), qui viendrait en quelque sorte s’ajouter aux filiations politiques qu’on a créées alors pour Duplessis, de Papineau à Armand Lavergne, en passant par Honoré Mercier. Gérin- Lajoie n’est pas n’importe quel écrivain : il est largement louangé pendant la première moitié du XXe siècle[57], sans compter que, comme le dira Camille Roy, son roman Jean Rivard « fit le tour des foyers canadiens[58] ». L’ouvrage est aussi largement distribué dans le milieu scolaire, comme le rappelle Maurice Lemire : « Grâce aux soins du conseil de l’Instruction publique, il jouit de nombreuses rééditions et fut distribué à plusieurs générations d’écoliers. Jean Rivard fut longtemps le modèle que l’on proposa aux finissants des collèges classiques[59]. » Référer à Antoine Gérin-Lajoie n’est donc pas innocent en 1935 ou 1936. Le lien est solidement tendu.

Le choix de la forme du catéchisme peut aussi s’expliquer autrement. Quand on veut engendrer du changement, proposer des réformes, fussent-elles à la fois neuves et enracinées dans la tradition de l’Église catholique, comme le sont les thèses de l’École sociale populaire et le programme de l’Union nationale, on peut fort bien fondre son propos dans une forme connue. D’une manière analogue, Michel Biron a bien montré comment Refus global de Borduas avait eu plus de répercussions que les poèmes de Gilles Hénault, contemporains et autrement provocants, « peut-être moins à cause [des] positions esthétiques ou idéologiques [de Borduas] qu’à cause de la forme même qu’il a donnée à son réquisitoire [le sermon] et qui, se trouvant au coeur du langage le plus autorisé, celui de l’Église, en constitue la perversion la plus irrecevable qui soit[60] ». Dans le cas des catéchismes, il ne s’agit certes pas de provoquer le lecteur par une rencontre entre la « modernité la plus étrangère » et la « forme éminemment reconnaissable de discours, le modèle par excellence du “beau discours”, du plus performatif de tous les discours dans le Québec de 1948[61] ». Mais c’est somme toute par le truchement des formes anciennes qu’on tente de proposer des idées neuves qui sont, du même coup, fort conservatrices.

Étrange alliage, en somme, qui n’est pas sans rappeler ce que Fernand Dumont identifiait des années 1930, soit une sorte d’épuisement des formes anciennes, de remises en question des « mythologies traditionnelles grâce aux mythologies elles-mêmes », d’un « singulier procès où, derrière l’écrivain, l’accusé était l’accusateur, où les accusations étaient aussi de secrètes apologies[62] ». Dumont donnait, en ce sens, les exemples de ces romans de la terre épuisant leur propre idéologie, comme Un homme et son péché (1933), Menaud, maître-draveur (1937) et Trente arpents (1938). La littérature anticipait en quelque sorte ce qui se passera un peu de temps plus tard avec les idéologies[63]. Et, avec le catéchisme, on ira au bout des potentialités d’une pensée déjà ancienne (le clérico-nationalisme en filigrane de la doctrine sociale de l’Église), qui s’étiole subrepticement ; on empruntera la forme de l’unanimité religieuse (les réponses machinales, l’adhésion simple à des vérités qui sont considérées comme étant tout simples) pour engendrer du nouveau, pourtant lui-même ancré partiellement dans le passé. Autrement dit, le catéchisme, dont la forme disparaîtra grosso modo au début des années 1960, est paradoxalement vecteur d’idées neuves (et anciennes à la fois), dont la portée est décuplée par les médias de masse (journaux et radio). Jeux de chiasmes, analogues à ceux d’une modernité culturelle et politique québécoise qui a beaucoup louvoyé au fil du XXe siècle.

Si Le catéchisme des électeurs se voulait l’illustration et la défense d’un programme politique énergique, force est de constater que ce gouvernement de l’Union nationale symbolisera bien plutôt, de 1936 à 1939, puis de 1944 à 1960, la réaction, à tout le moins sur le plan culturel et sociopolitique. Il n’empêche que le document politique ne se limite pas à la politique. Des signes émergent, des liens se créent avec d’autres textes, reconnus comme littéraires, de la même période. Et cela part des voix énonciatrices dans Le catéchisme des électeurs, de ses ressorts dialogiques. Force est de constater que s’y exprime une sorte de passage du « nous » au « je » ou, plus largement, d’une unanimité religieuse à une individuation relative qui se fait jour dans le catéchisme. À l’insu, peut-être, de ses propres rédacteurs. Voilà ce que l’attention aux ressorts dialogiques du document peut nous apprendre.

Pour mieux voir ce passage du collectif au particulier, on peut comparer les catéchismes de différentes époques. Par exemple, dans le principal catéchisme du XXe siècle, le Catéchisme des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa. Approuvé le 20 avril 1888, par les Archevêques et Évêques de ces provinces et publié par leur ordre, les réponses sont mécaniques, dépersonnalisées. Si « je » il y a parfois dans les réponses aux questions du catéchisme, il s’agit surtout d’un « je » non individué, participant d’une collectivité qui répond, unanimement, aux questions posées. D’autant que le fidèle est ici soumis au regard de Dieu, qui le connaît mieux que lui-même, comme le disait Saint Augustin.

Le moi y est encore haïssable, comme disait l’autre. Dans le Catéchisme des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa, on peut lire, dès les premières pages, cet acte d’humilité : « Mon Dieu, je ne suis que cendre et poussière ; réprimez les mouvements d’orgueil qui s’élèvent dans son âme, et apprenez-moi à me mépriser moi-même[64]. » En outre, les formules qu’on trouve dans ce catéchisme sont le plus souvent collectives : aux questions du catéchisme, on répond, en choeur, au « nous » ou au « on ». En somme, c’est l’unanimité religieuse qui s’y exprime, là comme ailleurs. En 1961, Pierre Vadeboncoeur n’hésitait pas à rappeler que la doctrine nationale avait « profondément marqué notre tournure d’esprit, au point de faire du collectif et du national le terrain inévitable de nos réflexions » ; dans « nos écrits, il y a [vait] toujours une référence au “nous”[65] ». Il n’empêche que le changement émerge dès les années 1930, comme l’a bien montré Yvan Lamonde dans La modernité au Québec :

De façon inédite et irréversible, les années trente marquent un point tournant dans l’expérience de la prise de conscience de soi, dans la reconnaissance de soi et d’une certaine subjectivité. Alors qu’une perception collective de soi, un « nous » avaient dominé, cette auto-perception est minée par la Crise et une affirmation de soi, d’un « je » se propage au fil de la décennie. Il s’agit moins du degré zéro d’un phénomène que d’un décollage sans retour[66].

Est-il possible d’imaginer que l’étrange alliage, la « superposition de l’ancien et du nouveau, la naissance du nouveau sous l’ancien[67] », c’est-à-dire la volonté de présenter ses idées sous une forme qui a cimenté la collectivité unanime (le « nous ») autour de l’Église, ait paradoxalement participé au développement de l’un des éléments nécessaires à l’émergence de la modernité culturelle au Québec : une subjectivité sans entraves ? Cela semble contraire à ce qu’on veut des catéchismes, plus haut. Et la subjectivité ne semble pas davantage convoquée dans les catéchismes politiques du XIXe siècle. Par exemple, dans le catéchisme d’Antoine Gérin-Lajoie, il n’y a tout simplement pas de questions ni de réponses : il s’agit d’un exposé de notions associées à la vie politique. Dans un autre cas, fort intéressant, soit le Petit catéchisme politique pour les élections fédérales et locales à l’usage des électeurs de la province de Québec rédigé par « Un électeur indépendant » (mais que l’on devine résolument conservateur) en 1878, le catéchisme prend plutôt l’allure d’un dialogue entre un paroissien et son pasteur. Tandis que l’électeur dit avoir longtemps voté pour les conservateurs, mais qu’il hésite à cause du « Scandale du Pacifique[68] », le curé le ramène tranquillement au bercail, tout en rappelant qu’il « entre dans [ses] attributions de renseigner [s] es paroissiens sur la manière de bien remplir tous leurs devoirs[69] ». L’individualité du paroissien n’existe qu’en vue de son retour dans le « nous » de l’unanimité religieuse.

Les choses sont quelque peu différentes dans le Catéchisme des électeurs : certes, le collectif y est toujours présent, mais on insiste beaucoup plus sur les devoirs de chaque citoyen, qui doit prendre les bonnes décisions, éclairées. Ici, c’est un électeur ou peut-être même un citoyen qui formule des questions et des réponses dans l’espace civil. Sarah-Émilie Plante avait noté un déplacement analogue, à partir des années 1960 – elle retient l’exemple du « catéchisme » Le Chrétien et les élections (Éditions de l’Homme, 1962) des abbés Gérard Dion et Louis O’Neill :

Au tournant des années 1960, en aval de la période de production des catéchismes, paraît un manuel abordant des questions de civisme prenant la forme d’un catéchisme, mais qui considère différemment l’électeur. Il s’agit d’un ouvrage qui place le citoyen comme un interlocuteur, un sujet habilité à la réflexion et apte à remettre en question certains choix des élus[70].

Dès le Catéchisme des électeurs de 1935, pourtant, on dirait que le mouvement vers une certaine individuation est amorcé. Le pronom « je » semble s’individualiser, fût-ce partiellement. Par exemple, on peut y lire des formules comme « Oui, je suis d’avis que le gouvernement Taschereau maltraite le colon[71] », « Je dis que la liberté d’opinion n’existe pas en cette province[72] », « Oui, je puis donner des exemples[73] », « J’affirme ces choses[74] ». Chaque fois, le « je » s’énonce clairement, prend position, dressant une liste précise de ses doléances. Par exemple :

J’accuse le gouvernement provincial d’avoir :

1) négligé d’exercer son devoir de surveillance envers les municipalités déficitaires ;

2) d’avoir contraint des municipalités qui n’avaient aucune part dans la mauvaise gestion des municipalités déficitaires et dont les affaires étaient au contraire en excellent état, de contribuer à réparer des fautes dont le gouvernement, tenu à la surveillance de toutes les municipalités de la province, était seul comptable[75].

On le sait : la formule « J’accuse… » est lourdement marquée, symboliquement, depuis le texte-phare de Zola, en 1898. Elle témoigne d’une liberté intellectuelle, d’une prise de position nette d’un individu. Cette liberté a beau être dirigée et canalisée par des questions qui ne peuvent que mener à la gloire électorale de l’Union nationale, le caractère individué des réponses ouvre les vannes. Il contribue, subrepticement, au développement d’une subjectivité neuve. Paradoxalement, dans un document émanant de l’Union nationale, plus tard incarnation de la réaction, on retrouve, en germe, une des revendications phare de la modernité culturelle québécoise. Un peu comme si le vers était dans la pomme.

Conclusion

Cette étude aura donc révélé un aspect qui a vraisemblablement passé inaperçu, autant pour les rédacteurs de l’époque que pour les spécialistes d’histoire politique ou intellectuelle : une participation, certes, au mouvement des années 1930 quant aux idées et à leur énonciation – l’épuisement des formes traditionnelles qui se retournent contre elles-mêmes et en elles-mêmes (Fernand Dumont) –, mais également à la libération du sujet, d’abord constatée en littérature, comme le rappelait Yvan Lamonde : « La décennie de 1930 est témoin, on le sait, d’un début d’affirmation du “je”, de la personne, de l’homme : Saint-Denys Garneau en poésie ; Jovette Bernier, Rex Desmarchais, Jean-Charles Harvey dans le roman[76]. » La lecture proposée ici a montré le mouvement, parallèle à cette libération et à cette affirmation du « je », d’un document politique usant de ressorts littéraires, surtout dialogiques.

Le cas de ce Catéchisme des électeurs est-il isolé ? Tout porte à croire que non. Et si on s’attache à d’autres de ces textes politiques dont le souci formel est patent, il y a de fortes chances pour que les frontières disciplinaires bougent encore un peu ; que des interactions soient de nouveau mises au jour entre ces textes littéraires et politiques. En somme, qu’il y ait une sorte de contamination croisée, interprétative. Inutile de préciser que c’est tant mieux.