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Dans le vol. 27, no 3, le BHP a publié la recension de notre livre Revolutions across Borders. Jacksonian America and the Canadian Rebellion, écrite par Olivier Guimond, candidat au doctorat à l’Université d’Ottawa – signe du dynamisme de la revue, cette recension est parue moins de six mois après la sortie du livre[1] ! Nous remercions l’auteur du compte rendu d’avoir pris le temps de le rédiger, ainsi que Stéphane Savard, l’éditeur du BHP, de nous permettre de le commenter rapidement. En effet, nous estimons que malgré l’intérêt du recenseur pour notre travail, et plusieurs remarques élogieuses et pertinentes, soulevant notamment l’importante question de l’articulation national / transnational, ses commentaires altèrent parfois les propos incriminés, ne reflétant pas véritablement notre démarche ni notre objectif historiographique. Ils offrent en outre un tableau trop partiel du contenu du livre. Le coeur de la recension porte sur notre approche transnationale, qui est critiquée pour s’opposer à l’histoire nationale et à l’histoire locale. La perspective québécoise adoptée dans la recension convainc son auteur d’écrire que notre livre est excessivement critique envers l’approche nationale de l’histoire des « Rébellions de 1837-1838 », précisant que l’histoire nationale restera prépondérante au Québec, avant tout du fait de son poids pour l’identité québécoise, et admettant que cela ne lui déplaira (it) pas. Le recenseur « sourcille » ainsi, « avec un rictus sceptique », à la lecture de critiques tenues dans certaines contributions du livre à l’encontre de la place excessive des perspectives nationales – notons d’ailleurs que les remarques des contributeurs et contributrices citées dans la recension portent sur les différentes historiographies, étasunienne, anglo-canadienne et en l’occurrence québécoise. Il estime enfin que l’historiographie sur la Rébellion n’est pas « stagnante » au Québec, et que, malgré un réel intérêt heuristique, l’« approche transnationale n’est pas une panacée ».

Alors qu’Olivier Guimond souligne que le livre propose un regard novateur en adoptant une perspective continentale sur un objet d’étude qui génère pourtant de nombreuses publications annuellement, du Québec à l’Australie, la recension se concentre surtout sur le contexte historique et historiographique québécois. Nous souhaitons donc rappeler que le livre, écrit en anglais, s’adresse aux historiennes et historiens travaillant sur les États-Unis, le Haut-Canada et le Bas-Canada, dans le but de faire converger leurs réflexions et leurs travaux pour renouveler la discussion historiographique. Cette démarche, qui tente de bâtir des ponts transfrontaliers et qui réunit des historien-ne-s des États-Unis, de France, du Canada anglais et du Québec, est suffisamment rare pour être soulignée. Elle a d’autant plus de mérite, selon nous, qu’elle aspire à mettre le Canada et le Québec dans le champ de vision des historien-ne-s travaillant sur la jeune république.

L’un des désaccords les plus forts du recenseur avec notre livre est l’emploi du mot « stagnation » pour, selon lui, décrire les plus récentes études sur la Rébellion au Québec. Il nous faut d’abord mentionner que le mot « stagnation » n’apparaît pas dans le livre, mais « stalled » (p. 13), qui a une connotation moins négative. Contrairement à ce qui est écrit dans la recension, ce terme réfère ensuite au Canada dans son ensemble, car, hors du Québec notamment, la Rébellion a pratiquement disparu de l’horizon des historien-ne-s. C’est donc de l’ensemble de l’historiographie canadienne dont il est question. « Stalled » n’indique pas l’absence de publications sur le sujet, ce qui est précisé dans l’introduction (p. 7), et ne se limite pas à une considération quantitative. Selon nous, trop peu de contributions ont poussé l’analyse dans une dimension historiographique, méthodologique ou théorique radicalement novatrice depuis le livre publié par Michel Ducharme en 2010 (lequel d’ailleurs franchissait les frontières provinciales et nationales)[2]. Nous attribuons ce constat en grande partie à la prégnance des perceptions nationales, car elles maintiennent l’évènement dans des cadres par définition trop étroits. Ainsi, malgré d’intéressantes contributions récentes, nous pensons qu’elles ne nous forcent pas à repenser l’évènement comme les contributeurs et les contributrices de notre livre le font. C’est ce constat historiographique clarifié que nous soumettons à la critique.

Plus importante est la discussion sur l’histoire transnationale qui se trouve dans la recension, car nous estimons que les lecteurs et lectrices non avertis peuvent n’avoir qu’une vision erronée non seulement des propos du livre, mais aussi de cette approche. Contrairement à ce qu’avance la recension, nous ne souhaitons pas présenter l’histoire transnationale comme une « panacée », et nous sommes donc d’accord sur le fait que l’histoire transnationale ne doit pas être considérée comme telle. Cela dit, elle est une source évidente – notre livre en est la preuve – de nouvelles thèses historiques importantes, au pluriel, sur un évènement qui a pourtant bénéficié d’innombrables travaux.

L’histoire transnationale est présentée par le recenseur comme homogène. Lorsqu’il utilise les propos de l’un des auteurs pour peindre une démarche commune à l’ensemble du livre, cela ne peut qu’induire les lecteurs du BHP en erreur, car l’approche transnationale regroupe en réalité diverses méthodes, et notre livre n’en adopte pas une seule au détriment des autres – les contributions relient les Canadas et les États-Unis par des démarches distinctes. L’une des forces du livre est justement de regrouper différentes perspectives, ainsi que des désaccords internes qui ont animé nos deux ateliers de travail antérieurs à la publication du livre. Plus généralement, les théoricien-ne-s de l’histoire transnationale soulignent tous qu’il n’existe pas de volonté paradigmatique, et que son but principal est de compléter la connaissance historique qui a été conçue avant tout, au Québec comme ailleurs, dans une perspective nationale. L’histoire transnationale, peu importe la méthode employée, ne s’oppose donc pas à l’histoire des nations ou aux histoires nationales et locales. Il ne s’agit pas, comme la recension le suggère, de diviser les historien-ne-s sur ces lignes de fracture. Les réflexions méthodologiques sur le sujet soulignent au contraire la complémentarité des différentes approches. Ainsi, certaines démarches transnationales s’appuient sur le micro et le local, alors que beaucoup les utilisent pour agrémenter l’histoire des nations[3].

Profitons de cette tribune pour préciser également, avec Guimond, que les similitudes ne signifient pas l’absence de différences. Mais nous ajoutons aussi, et surtout, que ces distinctions ne peuvent justifier la segmentation de l’évènement. Ce n’est pas parce qu’il y avait des différences qu’il n’y avait pas de liens. La Rébellion ne doit pas demeurer sous ce prétexte une succession de rébellions locales et isolées, limitant par conséquent notre compréhension de l’évènement. Il semble évident qu’une profonde crise a éclaté en 1837, complexe, inégale, contradictoire, polymorphe… mais générale et à une échelle continentale, voire internationale, car elle a perturbé l’équilibre géopolitique. L’évènement a généré des réalités diverses, mais qui sont toutes liées à une même cause historique : la crise majeure des colonies canadiennes. L’histoire de ces deux colonies est profondément et diversement reliée, notamment à travers le mouvement républicain des années 1830. Pour que la Rébellion soit réellement comprise, elle doit aussi être considérée dans son cadre général, celui-ci débordant des frontières culturelles et administratives[4]. Or, la recension semble sous-entendre que, puisqu’il y avait des différences entre les régions touchées par la crise de 1837, par exemple entre les deux Canadas, l’histoire nationale doit demeurer prépondérante au Québec – d’autres historien-ne-s diront que l’ampleur de la crise ou que le message politique n’étaient pas identiques et ne justifiaient pas une même position. Mais le mouvement républicain bas-canadien était lui-même hétérogène et soutenu inégalement à travers la colonie[5]. Devrions-nous alors distinguer la rébellion des seuls six comtés bas-canadiens qui ont formé une confédération en octobre 1837 ? Devrions-nous parler d’une rébellion propre aux Américains des townships bas-canadiens parce que leur origine nationale était différente ? Suivant la même logique, les historien-ne-s devraient-ils parler des révolutions américaines de 1776 au pluriel, car le degré de patriotisme fluctuait selon les colonies, car les documents révolutionnaires majeurs n’ont pas été signés par toutes les colonies simultanément, car les raisons de la mobilisation ont été différentes du nord au sud des treize colonies ? Il est tout à fait possible d’en discuter[6]. Cependant, en souhaitant aborder la Rébellion dans son ensemble pour redécouvrir et s’engouffrer dans ses multiples ramifications afin de mieux la saisir et l’interpréter, notre démarche n’aspire pas à atténuer les différences locales ou nationales, ou à imposer une réalité transnationale sur les autres, mais avant tout à essayer de mieux comprendre et de mieux retranscrire les réalités historiques de l’évènement dans un cadre plus complet.

Pour que les lecteurs et lectrices du BHP puissent véritablement juger de l’apport du livre avant de l’ouvrir, nous aimerions enfin compléter la recension en rappelant certaines idées, recherches et conclusions qu’il contient. L’une des raisons qui nous poussent à écrire ce texte est en grande partie l’espoir de rediriger la discussion critique sur les diverses thèses présentées dans le livre, qui démontrent ensemble à quel point la Rébellion a impacté simultanément les histoires des États-Unis, du Canada et du Québec. En outre, la recension ne détaille pas plusieurs thèses importantes, comme celle proposée par Louis-Georges Harvey qui insiste pourtant sur le poids de l’histoire québécoise sur celle des États-Unis. Harvey soutient en effet que la conception de la doctrine de la « Manifest Destiny », généralement associée par les historien-ne-s aux années 1840 et au Texas, avait commencé à être envisagée en réaction et pendant la tentative de révolution aux Canadas. Guimond a par ailleurs bien souligné l’importance que les contributeurs et contributrices accordent à l’histoire économique, notamment pour insister sur la volonté des patriotes across borders de s’opposer à la mise en place d’un capitalisme immoral et inégalitaire qui touche l’ensemble du continent – même si contrairement à ce que peut laisser penser la recension la démarche n’a pas été de comparer les régions, mais avant tout de souligner les liens et les échanges qui ont généré ces convergences. Notons au passage que cette vision est notamment démontrée à une microéchelle, à travers une analyse de l’un des leaders du mouvement patriote à Cleveland, Ohio, le Dr Samuel Underhill (Bonthius). Une autre thèse forte est peu considérée dans la recension : contrairement à l’image véhiculée durant les années 1830, mais aussi dans l’historiographie, d’un Andrew Jackson et d’une république ennemis viscéraux de l’Empire britannique, les États-Unis ont été la clé des évènements par leur zèle à préserver leurs liens commerciaux avec la Grande-Bretagne, et donc à s’opposer aux républicains canadiens (Opal). Cette thèse sous-entend donc que c’est du côté de Wall Street et de Washington que la Rébellion s’est en grande partie jouée, et le chapitre lui-même insiste sur la crise financière de 1819 pour expliquer le renversement géopolitique majeur entre la Guerre de 1812 et 1837. Autre contribution importante trop peu considérée dans la recension, le chapitre de Robert Richard propose d’utiliser des outils analytiques étasuniens, à savoir la « Bank War » et la « Market Revolution », pour étudier le discours économique des patriotes du Bas-Canada et démontrer empiriquement l’énorme influence de l’Amérique jacksonienne sur les questions bancaires et monétaires dans la colonie francophone.

La recension ne mentionne pas non plus le fait que notre livre contribue significativement à une meilleure compréhension de la Rébellion dans le Haut-Canada, une réévaluation grandement nécessaire. Depuis la monographie de type locale et biographique de Colin Read parue en 1982[7], seuls quelques articles et chapitres ont été publiés, et ils peignent globalement une image assez dévastatrice des « rebelles »[8]. Or, dans son chapitre, Albert Schrauwers réexamine l’un des leaders de la Rébellion, le Dr Charles Duncombe. Plutôt que le radical désorganisé et logiquement marginalisé présenté par Read, Schrauwers décrit un théoricien économique exprimant une idéologie documentée, cohérente et progressiste. Le chapitre démontre à quel point la question monétaire permet de constater le caractère antidémocratique de la transition au capitalisme moderne, et soutient par ce biais la thèse que les patriotes défendaient une conception économique alternative, plus morale et plus égalitaire. Ce chapitre intéressera les historien-ne-s à travers les continents qui se penchent sur l’histoire de l’argent, un objet en plein essor, et qui découvriront donc au passage l’histoire canadienne. Les objectifs des Américains ayant participé à la Rébellion sont également réévalués dans le livre, ce que ne souligne pas la recension. Bien que la plupart des historien-ne-s canadien-ne-s considèrent encore ces Américains comme des opportunistes dont le seul but était de s’emparer du Haut-Canada, des « filibusters » agissant au nom de l’exceptionnalisme (supérieur) américain, le chapitre de Thomas Richards Jr. propose une histoire plus complexe. Avec ce qu’il appelle « the lure of a Canadian Republic », il soutient que ces hommes ne voulaient pas étendre le territoire américain. Au contraire, ils visaient selon lui la création d’une république canadienne distincte, une alternative politique, économique et sociale à des États-Unis dont ils voulaient s’émanciper.

Enfin, nous regrettons particulièrement l’absence d’Amy Greenberg dans la recension. Elle est l’auteure d’un surprenant post-scriptum sur l’idée de l’annexion du Canada après 1838, qui rappelle aux historien-ne-s étasunien-ne-s l’importance historique du Canada. Greenberg est l’une des historiennes de la période jacksonienne les plus connues aux États-Unis, non seulement dans les milieux universitaires, mais au-delà également, ayant fait de nombreuses apparitions sur C-Span et CNN. Titulaire de la chaire Edwin Erle Sparks d’histoire et d’études féminines à Pennsylvania State University, elle est l’auteure de plusieurs livres primés, tel que Wicked War : Polk, Clay, Lincoln and the 1846 US Invasion of Mexico. Le fait qu’une historienne aussi renommée s’intéresse à la Rébellion est important. Si les historien-ne-s étasunien-ne-s ne connaissent pas les deux noms sur la couverture du livre, ils vont reconnaître celui d’Amy Greenberg, ce qui les encouragera à découvrir la Rébellion, et par conséquent à s’intéresser à l’histoire québécoise et canadienne.

Faire une recension à la fois fidèle au livre considéré, agréable à lire et pertinente dans sa critique dans un espace aussi restreint n’est pas tâche aisée, et ce d’autant plus pour un ouvrage collectif qui réclame une vaste connaissance historique, car il relie plusieurs historiographies nationales. Nous avons nous-mêmes été coupables de propos maladroits dans cet exercice par le passé, et nous ne souhaitons absolument pas critiquer excessivement la recension d’Olivier Guimond, qui pointe notamment une question historiographique et méthodologique majeure, pour l’histoire de la Rébellion, mais aussi pour l’écriture de l’histoire en général : comment accorder les réalités et les phénomènes transnationaux avec l’histoire des nations ? Il nous a cependant paru important de rebondir sur la recension, car nous tenions à rappeler amicalement certains oublis et à corriger certaines imprécisions afin de rediriger la critique sur nos véritables intentions, ainsi que sur les recherches présentes dans ce livre. Nous souhaitons donc remercier à nouveau Olivier Guimond et Stéphane Savard pour leur intérêt envers nos travaux et pour permettre cette discussion.