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La question de l’immigration en est une brûlante d’actualité et c’est la prémisse de départ de l’ouvrage de Jean-Philippe Croteau, Les commissions scolaires montréalaises et torontoises et les immigrants, 1875-1960, qui s’intéresse à l’accueil scolaire des immigrants et plus largement des communautés « ethniques » à Montréal et à Toronto entre 1875 et 1970. L’auteur adopte une approche comparative double puisqu’il se penche sur les deux villes en question, mais aussi sur les deux principales branches du christianisme au Canada, le catholicisme et le protestantisme. Rappelons qu’à cette époque, les commissions scolaires sont confessionnelles et c’est toujours le cas en Ontario. On retrouve donc à Toronto une commission scolaire officiellement neutre, mais protestante de fait, et une autre catholique, ainsi que deux commissions confessionnelles à Montréal, une pour les catholiques, l’autre pour les protestants.

Cette proposition d’histoire comparée s’inscrit dans le chantier ouvert par Gérard Bouchard et cette approche constitue l’apport majeur du livre aux connaissances. Croteau dépasse le cadre franco-catholique de l’historiographie québécoise en étudiant non seulement les anglo-protestants montréalais, mais aussi des groupes de l’extérieur du Québec. Voilà donc un spécimen rare. Cela étant dit, si les quatre commissions scolaires sont traitées tour à tour et sur un pied d’égalité, il reste que l’historien veut déboulonner le mythe d’une commission scolaire canadienne-française peu encline à accueillir les enfants des immigrants. Pour ce faire, il souhaite démontrer que les quatre organismes scolaires offrent autant de configurations différentes et variées dans le temps sur l’intégration, sinon l’assimilation des nouveaux arrivants. Croteau inscrit cette réflexion dans la problématique du marché. Selon lui, le caractère confessionnel des commissions scolaires des deux villes amène une compétition entre elles pour obtenir une part de la « clientèle » immigrante. L’historien, spécialiste des commissions scolaires montréalaises, propose une histoire administrative de l’éducation et ses sources en témoignent : décisions, procès-verbaux des délibérations et rapports ont été épluchés. L’analyse ouvre aussi la porte à la perception immigrante puisque l’auteur a consulté certains journaux et des rapports émanant d’organismes des communautés « ethniques ».

L’ouvrage s’ouvre sur une comparaison en règle des deux villes autour de quatre thèmes bien cernés : le développement économique et son lien avec l’éducation, le rôle des Églises, la gestion du pluralisme et les liens entre culture, éducation et citoyenneté. Ce premier chapitre, basé sur une abondante production historiographique, est axé sur les similitudes entre Montréal et Toronto. Croteau note toutefois une différence marquée dans la gestion du pluralisme et c’est là que réside une des clés de l’ouvrage : Toronto présente un visage relativement homogène jusqu’aux premières décennies du XXe siècle, alors que Montréal a deux communautés ethnolinguistiques bien implantées et présente déjà des traits d’une mosaïque culturelle. L’autre différence majeure est la religion majoritaire dans chacune des deux villes, ainsi que le caractère biculturel de Montréal. Ce chapitre a pour but officiel de démontrer la validité d’une comparaison Montréal-Toronto, mais il permet aussi de mieux situer le contexte pour un lectorat plus large.

Ce souci est également présent dans le reste de l’ouvrage, où chaque commission scolaire a un chapitre dédié. Chacun d’eux commence d’ailleurs par un court historique de l’organisme et du contexte scolaire, fort utile pour l’historien ayant peu fréquenté les archives du Toronto Separate School Board par exemple… Chez les protestants torontois, Croteau retrace le passage d’une politique d’assimilation aux valeurs anglo-protestantes à une intégration à la Canadian-conformity dans une optique citoyenne. Les demandes et critiques, ainsi que le poids démographique ascendant des communautés immigrantes ont fortement contribué à cette évolution. Du côté des catholiques de la même ville, un climat de défense en contexte minoritaire règne et on recherche surtout une intégration catholique des immigrants, notamment pour faire contrepoids aux franco-catholiques. Vers le milieu du XXe siècle, il y a également passage à un discours pluraliste. Leurs coreligionnaires montréalais, majoritaires et francophones, adoptent une autre approche. Ajoutons que la Commission des écoles catholique de Montréal (CECM) compose également avec une importante minorité anglophone réclamant aussi des droits. La CECM favorise d’abord le cloisonnement ethnique, puis une francoconformité où les demandes s’articulent toujours autour de classes pour immigrants. Les protestants de Montréal, quant à eux minoritaires au Québec, s’attribuent le rôle d’accueillir tous les non-catholiques au nom de la neutralité religieuse, tout en insistant sur le caractère britannique, et protestant, de l’éducation. Ce chapitre relate principalement les relations avec les communautés juives, dont certaines militent pour l’obtention de plus de pouvoir.

En annexe, quelques graphiques en couleur illustrent avec éloquence quelques données démographiques présentées dans le texte. Soulignons toutefois que les graphiques 2, 3 et 7 répètent deux fois une même couleur, ce qui rend leur lecture un peu confuse.

La brève conclusion rappelle qu’il ne saurait y avoir de spécificité franco-canadienne à l’accueil scolaire des immigrants : les quatre commissions scolaires offrent des moyens et des discours uniques. La CECM se distingue, selon l’auteur, dans le contexte de double majorité montréalaise et dans l’accueil des non-catholiques, qui survient dans les années 1970. C’est dans la conclusion que l’aspect comparatif ressort le mieux. Croteau y synthétise les principaux points de comparaison, qui auraient sans doute été mieux mis en valeur par une démonstration par thématique plutôt que par commission scolaire.

La logique de marché qui anime les décideurs scolaires apparaît clairement dans leurs discours et Croteau n’a pas manqué de les relever. Toutefois, pour les immigrants, leurs demandes, leurs luttes ne sont pas toujours bien approfondies, à part le cas des Juifs montréalais. Une plus grande place accordée à la question des « demandes » aurait pu faire mieux ressortir la logique de marché. En dernière analyse, cette moindre place de la parole immigrante reflète bien le climat de l’époque où qui n’est pas catholique ou protestant et francophone ou anglophone n’a que peu de place dans les structures officielles. Si l’on voit bien les demandes pour des cours dans les langues maternelles ou pour des classes et les réactions des pouvoirs, les moyens d’action mis en oeuvre par les immigrants sont peu abordés. En définitive, l’ouvrage de Jean-Philippe Croteau offre une rare comparaison systématique entre catholiques et protestants de Montréal et de Toronto, et il ouvre la porte à d’autres travaux du genre. L’ouvrage n’épuise pas les débats sur la question de l’intégration des immigrants à l’école, mais il y apporte une contribution originale et il montre que l’histoire de l’éducation permet elle aussi d’éclairer les enjeux contemporains.