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« Il entrevoyait un monde nouveau où des gens de cultures différentes pourraient vivre ensemble dans l’amitié et la concorde. »

David Hackett Fischer, Le rêve de Champlain[2]

« Ici, on a tous du sang indien et quand ce n’est pas dans les veines, c’est sur les mains. »

Éric Plamondon, Taqawan[3]

Parmi les acteurs ayant participé ou assisté à la construction des premiers empires coloniaux, il y a des individus qui, par leur opposition explicite ou implicite à certains aspects d’un processus historique fait de violence, d’avidité, de conquête et d’exploitation, semblent rompre avec leur époque et adhérer à des valeurs morales et politiques qui nous sont, aujourd’hui, lisibles et familières. De ce nombre, on pense à Bartolomé de Las Casas, prêtre dominicain et témoin de la mise au pas des Antilles, du Mexique et de l’Amérique centrale par la couronne espagnole – qu’il fustigera dans son célèbre texte sur « la destruction des Indes » –, et qui tirera les conséquences de sa prise de conscience en renonçant à son propre encomienda pour prendre la défense des Amérindiens ; Jean de Léry, chroniqueur huguenot de l’éphémère colonie française de la baie de Rio de Janeiro et interlocuteur fasciné des Tupinambas voisins ; et Michel de Montaigne, le magistrat humaniste qui, dans ses essais, demandait si ce n’étaient pas les Européens les véritables « barbares »[4].

Les voix de Las Casas, Léry et Montaigne – avouons-le – nous sont sympathiques. Du fond d’une tempête lointaine faite de sang et de domination, de volonté d’assujettissement, voire d’effacement de l’Autre – des processus historiques condamnés aujourd’hui, à l’heure de la loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage en tant que crimes contre l’humanité en France, ou de la Commission de vérité et réconciliation (CVR) à propos du traitement des Autochtones dans les pensionnats au Canada –, elles surgissent, faisant écho, nous semble-t-il, de notre propre effroi et notre juste colère. Leur vertueuse indignation face à la violence infligée aux Amérindiens par les Européens et leur volonté de comprendre l’Autre résonnent avec notre propre regard sur l’histoire et nos bonnes intentions. À la différence de beaucoup de leurs contemporains, on les croit – on a envie de les croire – en dialogue avec nos propres interrogations éthiques. Bien plus, en tant qu’architectes des droits des Autochtones (Las Casas), de la démarche ethnographique et d’une remise en cause du principe même de la supériorité européenne (Léry et Montaigne), de la tolérance et de la coexistence pacifique, ils semblent prendre leur place parmi les bâtisseurs d’un monde meilleur[5].

C’est à cette communion des saints pourfendeurs du racisme que David Hackett Fischer, dans sa biographie à succès Le rêve de Champlain, publié d’abord en anglais en 2008, et traduit en français en 2012, souhaite associer l’explorateur et fondateur de la Nouvelle-France, Samuel de Champlain[6]. La thèse de Fischer est simple : Champlain aurait entretenu une attitude foncièrement empathique vis-à-vis des Amérindiens. Plus encore, il aurait conçu un projet colonial profondément original, au diapason de ses convictions tolérantes, visant non pas à assujettir les Autochtones, mais à les y associer, à travers le mariage et la genèse d’une population métisse. Le rêve de Champlain, c’est de construire en son temps une société hybride, ouverte et plurielle. Bref, un monde parfaitement en phase – comme Fischer ne manque pas de souligner – avec notre propre postmodernité, avec son exaltation de l’hybridité. Un Champlain profondément moderne, donc, un Las Casas aux commandes ayant réussi à prévenir la destruction de la Nouvelle-France, un Montaigne aux manettes, à la tête d’une société animée par un esprit de justice, un Léry sur le Saint-Laurent, épris de dialogue et d’échange.

Fischer ne peut s’attribuer l’entière paternité de cette vision de Champlain, car l’idée que le joug impérial français aurait été plus doux que ceux des autres puissances coloniales européennes durant la première modernité est née au moment même où ces empires ont pris leur essor. Ironie de l’histoire, c’est avec Las Casas, et sa polémique reprise et retravaillée à maintes reprises (notamment par Léry dans son Histoire[7] et Montaigne dans « Les cannibales » et « Les coches »[8]), que prend forme cette idée, ensemble avec un discours critique à l’égard du colonialisme espagnol. Sont ainsi jetés les jalons de ce qui s’appellera plus tard « la légende noire » d’une Espagne exceptionnelle par sa cruauté et sa rapacité[9]. C’est Francis Parkman, l’historien américain auteur d’une histoire du conflit franco-britannique intitulée France and England in North America (1865-92), qui à partir de cette légende noire en façonnera une autre en forme de reflet inversé, celle d’une France clémente, résumée par sa célèbre phrase : « La politique espagnole anéantissait l’Indien, la civilisation anglaise le dédaignait ou lui faisait sentir son mépris, la France seule savait l’accueillir, et s’en faire aimer[10]. »

L’objet du Rêve de Champlain consiste donc à remettre à jour une vieille tradition historiographique (tradition dans laquelle Champlain a joué depuis longtemps un rôle clé[11]) : il s’agit d’une part de mettre en valeur l’expérience française en Amérique du Nord, notamment en insistant sur les rapports de respect mutuel qu’auraient entretenus Champlain et les peuples autochtones ; il s’agit, d’autre part, de reprendre plusieurs éléments caractéristiques de la légende noire – par exemple, dans la façon dont Fischer caractérise « les hommes cruels qui dirigeaient l’empire espagnol en Amérique[12] ». Les deux lieux sur lesquels reposent son appréciation de Champlain, les histoires coloniale et amérindienne, ont fait tous les deux l’objet d’un profond renouvellement de la part des chercheurs depuis trois décennies[13]. La thèse de Fischer résiste-t-elle à l’épreuve de leurs travaux ?

Car n’est pas un saint ouvert à l’altérité qui veut. Chercher dans l’histoire de la première modernité des âmes soeurs partageant les valeurs de pluralisme qui sous-tendent les idéologies dominantes légitimant les sociétés occidentales contemporaines peut vite devenir une quête périlleuse. Si Las Casas prend résolument la défense des Amérindiens, que faisons-nous de son projet de faire appel à des esclaves africains afin d’épargner aux Autochtones les pires sévices du régime de travail colonial (position sur laquelle il reviendra tout de même après avoir constaté les conditions dans lesquelles les Africains étaient réduits)[14] ? Si Léry porte un regard d’ethnographe passionné et respectueux sur ses interlocuteurs Tupinambá, il n’en reste pas moins convaincu – sa foi calviniste oblige – que leur surdité à l’Évangile les tient « au milieu des espesses tenebres d’ignorance[15] ».

Ces paradoxes apparents nous interpellent à double titre. D’une part, ils nous obligent à historiciser les cadres de pensée dans lesquels ils prennent racine et qui leur donnent sens, pour mettre en lumière une cohérence qui nous échappe dans notre propre historicité. Pensons par exemple à Thomas More, avocat de l’éducation des femmes et instituteur aimant de ses propres filles, auteur d’une Utopie elle-même probablement influencée par les écrits de Las Casas[16], et martyr pour sa foi, mais aussi tortionnaire et bourreau décidé de tous ceux soupçonnés d’hérésie protestante. Le passé, comme disait le romancier anglais L. P. Hartley, est un pays étranger, et une des tâches de l’historien est de prendre la mesure du fossé épistémique qui sépare le monde des objets qu’il étudie du sien[17]. Le More en avance sur la misogynie de son temps et le More ennemi du pluralisme confessionnel sont bel et bien le même homme – à nous de le comprendre. D’autre part, ces paradoxes nous obligent à interroger attentivement les usages auxquels ces acteurs historiques sont employés dans le présent. Qui croire à propos de More, le dramaturge Robert Bolt, qui dans sa pièce « A Man for All Seasons » (« Un homme pour l’éternité ») en fait un courageux homme de conscience, ou Hilary Mantel, qui dans son roman historique Wolf Hall dépeint un fanatique de l’intolérance[18] ? L’utilisation que nous faisons de personnages historiques en dit long sur nos propres préoccupations, mettant en relief les angles morts qui obscurcissent nos propres systèmes de valeurs. C’est justement en analyste avisé de ce genre de paradoxe que réside tout l’intérêt de Montaigne, qui a braqué sa considérable science humaniste aussi bien sur les textes anciens qui en étaient le fondement que sur son propre temps, afin de procéder à une double remise en cause, d’une part de la grandeur supposée des civilisations antiques et d’autre part de la légitimité des systèmes politiques, sociaux et religieux de son propre temps.

Qu’en est-il de Champlain ? ou plus précisément, qu’en est-il du Champlain, ami des Amérindiens, dépeint par Fischer ?

Un engagement méthodologique polémique

Ayant affaire à un retour vers des modes de narration historique traditionnels, un choix assumé, sans complexe, à travers une écriture qui décrit un monde de « solides bâtiments de mer », d’hommes courageux et de « jolies femmes », « de jeunes guerriers et de jeunes Indiennes magnifiquement vêtues[19] », il serait tentant pour le lecteur de minimiser la portée du Rêve de Champlain et de la résurrection de vieux lieux communs qu’il opère, s’agissant d’un simple livre grand public[20].

Pourtant, Fischer, déjà auteur d’une étude sur la méthode en histoire à teneur polémique[21], nourrit des ambitions méthodologiques autrement plus grandes. Son livre a non seulement pour objet la valorisation de Champlain, mais aussi le règlement de ses comptes historiographiques. Regrettant amèrement un tournant poststructuraliste qui se serait opéré depuis les années 1960, Fischer l’accuse d’avoir faussé toute l’écriture de l’histoire des empires coloniaux depuis, en raison de

cette sensibilité fin de siècle appelée « rectitude politique » [« political correctness »], avec sa révulsion pour les grands hommes de race blanche, surtout les bâtisseurs d’empire, les fondateurs de colonies et les découvreurs. […] les délires de la rectitude politique, la haine idéologique, le multiculturalisme, le postmodernisme, le relativisme historique[22] [.]

À la place du regard distancié et critique prôné par les écoles baptisées « postmodernes », Fischer propose plutôt « d’écrire sur les Indiens d’Amérique et les Européens avec maturité, empathie et compréhension[23] ». Soit. Mais cette démarche soulève deux interrogations, sur lesquelles nous reviendrons : Fischer traite-t-il vraiment les Amérindiens « avec empathie » ? et que signifie écrire une histoire de l’impérialisme, y compris « les bâtisseurs d’empire », « avec empathie » ?

Car l’« empathie » avec laquelle Fischer choisit d’aborder les Européens associés dans son livre entraîne deux conséquences : tout d’abord, elle dresse Champlain (et d’autres, Henri IV notamment) en héros, célébrés pour leur bravoure, leur ouverture d’esprit et leur tolérance[24]. Ensuite, elle opère un effacement de la distance chronologique et de la différence historique, qui permet de les ériger en modèle d’action porteur d’espoir pour notre propre époque, qui donne à son texte un caractère d’exemplarité :

Les deux [Champlain et Henri IV] rêvaient d’une nouvelle France en Amérique du Nord qui tablerait sur le meilleur du Vieux Monde qu’ils connaissaient et sur une idée généreuse de l’humanité qui embrassait des gens différents d’eux-mêmes. Certains mauvais esprits qui font métier d’écrire l’histoire aujourd’hui n’ont que moqueries pour une telle pensée. Mais ces Français extraordinaires qui vivaient il y a quatre siècles de cela avaient vu de leurs yeux vu [sic] les pires cruautés que les hommes peuvent s’infliger les uns aux autres. Ils savaient aussi quelque chose à propos de la condition humaine que d’autres n’apprendront jamais. Ils avaient vu la bonté et la noblesse dont les êtres sont capables dans les pires moments, d’où l’espoir qu’ils avaient de fonder un monde meilleur[25].

La véritable visée de ce rejet du postmodernisme se révèle être d’écarter toute posture historiographique trop critique à l’égard du colonialisme, pour ensuite permettre une réhabilitation de Champlain et de son entreprise coloniale.

Champlain et les Amérindiens

Au coeur du portrait que Fischer brosse de Champlain sont les qualités d’équité et d’ouverture dont il fait preuve à l’égard des Autochtones : « Il les considéra toujours comme des êtres humains comme lui-même, […] comme les égaux des Européens en intelligence et en esprit[26]. » Si Champlain est aux yeux de Fischer un héros, c’est justement grâce à son attitude envers les peuples autochtones : « Il n’y avait rien de raciste dans son esprit, […] Champlain avait beaucoup d’empathie pour les Indiens[27]. »

C’est justement sur cette fondation que Champlain aurait bâti son projet pour l’Amérique du Nord, conçu comme une incarnation sociale et politique de sa disposition tolérante et pacifique, c’est-à-dire l’accomplissement d’une ambition idéologique : « Ce soldat lassé des guerres rêvait d’humanité et de paix dans un monde de cruauté et de violence. Il entrevoyait un monde nouveau où des gens de cultures différentes pourraient vivre ensemble dans l’amitié et la concorde. » Pour arriver à cette fin, il fallait jeter « les bases fermes d’une amitié animée par la confiance et l’intérêt bien compris de chacun » et de créer une « alliance franco-indienne durable[28] ».

Comment expliquer cette exceptionnelle affinité pour les Amérindiens de la part de Champlain ? Fischer évoque trois facteurs. Ce sont les guerres de Religion, dont il a connu les horreurs en tant que combattant, qui auraient vacciné Champlain et ses partenaires contre l’intolérance. C’est aussi la culture humaniste qui aurait opéré cette ouverture d’esprit (signalons, à propos d’une question traitée par Michel De Waele ailleurs dans ce numéro, qu’il règne chez Fischer une profonde confusion entre l’« humanisme » en tant que système de valeurs libérales d’une part, et en tant que culture lettrée spécifique à la Renaissance, fondée sur la résurrection du savoir de l’Antiquité gréco-romaine, d’autre part)[29]. Surtout, elle s’explique par sa région d’origine, le Saintonge, dont « la diversité […] linguistique, culturelle, religieuse et écologique » en a fait un creuset de la différence devenue pour le fondateur de la Nouvelle-France une école de la tolérance,

une culture régionale bien à eux, qui imprima un caractère particulier à leur entreprise [coloniale]. […] la diversité de leur monde et les valeurs modernes de leur culture les incitèrent à collaborer avec d’autres, et leur insufflèrent la force morale voulue pour assurer la médiation avec de nombreux autres groupes. L’esprit de leur mère patrie est visible dans la manière dont Champlain et le sieur de Mons [le premier lieutenant- général de la Nouvelle-France] se conduisirent et transigèrent avec l’Autre[30].

Cette explication, qui prend la forme d’un lien de causalité aussi simple que surdéterminé, laisse le lecteur sur sa faim[31]. L’humanisme a peut-être inspiré une attitude tolérante chez quelqu’un comme Las Casas, mais son adversaire lors de la célèbre controverse de Valladolid et partisan de la thèse que les Amérindiens étaient par nature esclaves, Juan Ginés de Sepulvéda, en était tout aussi imprégné[32]. Comment par ailleurs expliquer qu’un Saintongeois contemporain de Champlain, le poète, chef de guerre belliqueux et calviniste intransigeant Agrippa d’Aubigné, n’ait pas fait preuve du même oecuménisme ou de la même mansuétude que Champlain ? Comment expliquer que cette même région ait fourni à La Rochelle une abondante main-d’oeuvre à l’heure où elle était devenue, au XVIIIe siècle, le deuxième port négrier de France[33] ? En quoi consistait précisément la spécificité historique de la Saintonge, qui était loin d’être la seule région accueillant une pluralité de cultures, de langues et de confessions dans la France moderne ? De même, il n’est pas difficile de trouver, parmi les conquistadors, des personnes originaires de régions multiculturelles dans une Espagne où le souvenir de la guerre des religions menée contre Grenade, le dernier État musulman dans la péninsule ibérique étaient encore vifs, tel Lope de Aguirre, natif du Pays Basque, mais dont l’expédition ensanglantée en Amérique du Sud à la recherche d’El Dorado pourrait servir d’anti-modèle au « rêve de Champlain »[34].

Mais au-delà de la question de leurs origines, les notions mêmes de « tolérance » et d’« ouverture », telles qu’elles sont déployées par Fischer, posent problème. Dès qu’il est question des convictions religieuses du fondateur de la Nouvelle-France, par exemple, la figure d’un Champlain champion de la tolérance se retrouve vite minée par des contradictions internes. Prenons à titre d’exemple l’esprit d’ouverture dont Champlain aurait fait preuve envers les protestants :

Champlain voulait […] que la tolérance règne à l’intérieur de la colonie, tâche qui, à maints égards, était plus ardue que celle qui consistait à maintenir la paix avec ses voisins indiens. […] il croyait […] que les huguenots devaient avoir droit de cité dans la colonie et que leur liberté de culte méritait une protection entière.

Cette attitude est révélatrice, aux yeux de Fischer, d’une disposition cohérente et générale, un exemple parmi tant d’autres de « l’esprit de tolérance et d’humanité essentiel à son grand dessein[35] ». Pourtant, la religion est bien le domaine par excellence où sa présumée tolérance vis-à-vis des Autochtones trouve ses limites. Comme Fischer est lui-même obligé de le reconnaître, Champlain n’accorde pas la même latitude conceptuelle aux pratiques religieuses amérindiennes, car pour lui

la foi chrétienne et la religion catholique étaient plus vraies et plus universelles […] Il croyait sincèrement que les Indiens étaient des âmes perdues, sans espoir de rédemption tant qu’on ne leur aurait pas enseigné la vraie foi. Mais à d’autres égards, il les considérait comme les égaux des Européens en intelligence et en esprit[36].

Présentée ici comme une sorte d’exception qui confirmerait la règle, dont la sincérité n’a d’égale que sa considération pour les Amérindiens, une foi fondée sur une théologie du salut exclusive (« Hors de l’Église, point de salut ») ne saurait interdire une disposition foncièrement « tolérante ». Tout se passe ici comme si la religion représentait un champ à part, un lieu où des certitudes absolues ne sauraient interférer avec une ouverture relativiste envers autrui en d’autres lieux. L’existence chez Champlain d’une telle disposition paradoxale n’est pas à exclure – mais il aurait fallu poser la question (des questions analogues traversent tout un pan de la critique montaignienne, par exemple[37]). Une véritable analyse devrait tenir compte d’une nette évolution dans ses attitudes religieuses – entre indifférence et engagement missionnaire à partir de 1615 – constatée par les spécialistes[38]. Plus encore, elle exigerait de problématiser la notion de « tolérance », c’est-à-dire sonder son contenu, tracer ses limites et rendre pleinement compte de ses contradictions apparentes.

Les Amérindiens dans le récit de Fischer

Si les Autochtones occupent une place centrale dans le livre de Fischer, comme nous l’avons vu, ils n’en restent pas moins absents en tant que protagonistes de leur propre histoire. Prenons à titre d’exemple une expression de l’argument de Fischer parmi de nombreuses autres : « il y avait surtout chez eux [Champlain et Henri IV] la volonté de tourner le dos à la cruauté sanguinaire et oppressive des guerres de religion. […] leur cheminement marqua profondément la Nouvelle-France[39] ». Mais qu’en est-il des autres hommes (ou femmes) et des marques qu’ils auraient pu laisser en Amérique du Nord, notamment des Amérindiens ?

Ce qui est frappant dans l’analyse de Fischer, c’est que le texte n’admet pas la possibilité que des Amérindiens aient pu être doté de ce qui s’appelle dans l’historiographie anglophone l’agency (ou son équivalent français, agentivité, de plus en plus accepté[40]) – la capacité de formuler une appréciation de chaque situation à travers une grille d’analyse qui leur est propre, la possibilité d’évaluer leurs propres intérêts, de concevoir leurs propres stratégies et tactiques, et d’agir[41]. Au contraire, il y a un parti pris méthodologique chez Fischer, un choix de prendre les mots mêmes de Champlain – qui, tirés de ses écrits, constituent, il faut le signaler, la base des sources du livre de Fischer – toujours au pied de la lettre, notamment quand il s’agit d’analyser les affirmations de Champlain concernant son leadership dans ses interactions avec les Amérindiens. N’aurait-il pas pu exagérer, voire inventer, son propre rôle ? N’aurait-il pu se tromper, en ne comprenant pas la façon dont ses interlocuteurs cherchaient à l’utiliser, et à exploiter la situation pour servir leurs propres intérêts ? En écartant une lecture plus distanciée, à rebours, des récits de Champlain, Fischer finit par réduire les Autochtones en sujets passifs. Certes, Fischer n’est pas seul en ceci : non seulement ce schéma représente un élément central de l’historiographie traditionnelle, mais Las Casas lui aussi dépeint les Amérindiens comme des victimes dignes, mais dociles[42].

Pourtant, accorder aux Amérindiens une subjectivité, une volonté, une tactique, une autonomie propre à eux changerait totalement la donne. Prenons à titre d’exemple la rencontre de Champlain avec le chef Montagnais (ou Innu) Anadabijou à Tadoussac en 1603. Quand Champlain rapporte qu’Anadabijou lui aurait loué les Français comme des amis et les aurait invités à peupler leur terre, est-ce son rêve à lui qui est à l’oeuvre ? ou est-ce autant le rêve d’Anadabijou, d’autant plus que c’est lui qui propose aux Français une alliance ? Ces deux hommes partagent-ils – comme Fischer le prétend quand il affirme qu’il s’agit du « rêve de Champlain et d’Anadabijou[43] » – le même rêve ? D’ailleurs, qu’est-ce qui nous fait croire que les propos rapportés par Champlain sont ceux réellement prononcés par Anadabijou, et non pas une version intéressée, c’est-à-dire déformée, sinon inventée, soit par les interprètes Montagnais qui les ont traduits au bénéfice des Français, soit par Champlain lui-même ? Poser ces questions n’est pas y répondre, mais il importe qu’elles soient posées. Fermant la porte à toute interrogation de ce genre, le livre de Fischer exclut toute possibilité d’une logique propre aux Autochtones. Une logique qui aurait structuré leur propre compréhension de leurs rapports avec Champlain et animé leurs propres choix et objectifs. Une logique, si elle était avérée, qui nous obligerait à reconnaître l’existence en Nouvelle-France non pas d’un seul projet, conçu par Champlain et ratifié par tous, comme le prétend Fischer, mais de plusieurs, nés de perspectives et de rationalités différentes. En tout cas, la prise de parole amérindienne lors de cette rencontre franco-montagnaise se lit dans la version de Fischer ainsi que dans celle de Champlain comme une invitation à coloniser, c’est-à-dire comme la preuve d’une véritable adhésion autochtone au projet impérial français[44].

Et pourtant, ce ne sont pas les indices d’agency amérindienne, dont regorge le récit de Fischer, qui manquent. Nous apprenons par exemple que c’est auprès des Amérindiens que Champlain apprend à chasser en hiver, et que c’est grâce à leurs dons de nourriture que des colonies françaises ont pu surmonter la famine lors d’hivers particulièrement durs[45]. Champlain rencontre aussi des formes de refus, voire de résistance : les Montagnais refusent d’apprendre aux Français comment pêcher l’anguille, préférant leur vendre leurs prises[46] ; à la suite du raid mené contre les Iroquois, Champlain est retenu de force durant l’hiver 1615-1616 parmi les Hurons-Wendats[47] ; ces derniers font tout pour empêcher Champlain de rentrer en contact avec les Neutres[48], tout comme les Montagnais déconseillent à Champlain d’explorer au nord de Tadoussac[49]. Lorsque ses tentatives d’explorer le Nord-Ouest échouent car « [l] es Algonquins n’étaient pas enclins à collaborer », Fischer concède qu’« [i] l y lieu de croire que les Indiens protégeaient la source du commerce des fourrures » – mais il n’en tire pas les leçons qui devraient s’imposer : les choix amérindiens font peser sur Champlain et sa colonie des contraintes considérables[50].

Prenons à titre d’exemple l’intermariage, élément clé du « rêve » que Champlain, à suivre Fischer, souhaite faire réalité au Canada. Ce sont pourtant les Montagnais qui initient l’intermariage avec les Français[51]. Quand Champlain donne son célèbre discours en mai 1633 devant des Montagnais, dans lequel il trace sa vision de l’avenir « quand cette grande maison sera faite, alors nos garçons se marieront à vos filles, et nous ne serons plus qu’un peuple[52] », Fischer oublie que le chef de la colonie française, encore une fois, reprend à son compte des propositions autochtones[53]. Il ne reconnaît pas non plus dans la disponibilité sexuelle d’Amérindiennes auprès des Français – à laquelle Champlain aurait toujours résisté (on le croit sur parole)[54] – une autre forme d’agency autochtone. La conséquence de ce choix d’accorder systématiquement à Champlain une plus grande autonomie et une plus grande prise d’initiative est de magnifier le rôle de cette figure historique : « Champlain a joué ainsi un rôle capital dans la fondation de […] la [culture] métisse. […] Pour cette raison, il est vraiment permis de dire qu’il est le père du Canada français[55]. » Mais pourquoi les chefs des communautés amérindiennes qui ont poussé l’intermariage ne seraient-ils pas, eux aussi, des « pères » de ce même Canada ?

Il serait donc possible de réécrire le livre de Fischer, sur la base des mêmes matériaux dans lesquels Fischer ne reconnaît pas les abondants indices d’une stratégie amérindienne, une histoire de la Nouvelle-France qui verrait la colonie non pas comme la réalisation du rêve d’un homme, mais le fruit d’une confrontation entre Français et Amérindiens, c’est-à-dire d’une négociation entre acteurs historiques chacun doté d’une autonomie propre. Ce rêve est autant celui des Autochtones qui auraient proposé aux Français de collaborer avec eux afin d’avancer leurs propres intérêts commerciaux et de s’assurer des alliés militaires pour mener la guerre contre leurs propres ennemis que celui de Champlain[56]. C’est ce que Fischer admet à demi-mot quand il observe que « [l] ’alliance […] allait durer longtemps parce qu’elle reposait sur l’intérêt matériel bien compris de chacun[57] ». À partir du moment où cette collaboration était fondée sur une conjoncture d’intérêts, les Autochtones étaient en droit de rompre leurs engagements avec Champlain, de se garder par exemple à distance des conflits entre Français et Anglais, voire même d’aider les Anglais dans le Saint-Laurent[58] – bref, de jouer les Français contre les Anglais[59] comme l’a si bien analysé Richard White dans son célèbre livre Le Middle Ground, ainsi que plusieurs générations d’historiens depuis[60].

Non seulement le mérite de la construction d’une colonie basée en partie sur une collaboration entre Autochtones et Français devrait désormais revenir non seulement à Champlain, mais aussi à ses partenaires amérindiens, si nous poursuivons cette relecture, mais la figure même du fondateur de la Nouvelle-France devrait être profondément repensée. Si Champlain était autant respecté des Amérindiens pour sa personne, pourquoi alors rompre avec lui à des conjonctures précises ? Vu l’apport décisif des alliances amérindiennes dans la traite des fourrures et dans les actions militaires menées contre les Anglais, n’est-il pas un peu exagéré de conclure, comme le fait Fischer, qu’« [e]n 1633, Champlain était le maître incontesté du Saint-Laurent[61] » ?

Cette amplification du rôle qu’aurait joué le seul Champlain chez Fischer l’amène à confondre les caractéristiques de la colonie française qui sont le fruit de la nécessité, ou d’opportunités qui lui sont sciemment ouvertes par leurs interlocuteurs amérindiens en l’absence d’une hégémonie française dans le Saint-Laurent, pour des preuves de la mise en pratique d’un rêve humaniste et tolérant né dans l’esprit fécond de Champlain[62]. À en croire Fischer, « [l] es Français s’étaient délibérément installés à proximité des Indiens et ils les fréquentaient volontiers. […] ils n’ont pas essayé de déposséder les Indiens ou de les éloigner. Au contraire[63]. » Mais l’inverse aurait été tout à fait impossible, surtout durant la période de Champlain – la présence française était dépendante du bon vouloir de divers groupes autochtones, pour être paisible, pour pouvoir se défendre contre les Anglais, pour se munir de vivres durant l’hiver et pour pouvoir profiter du commerce des fourrures. De même, les guerres dans lesquelles Champlain se laisse embrigader par ses alliés amérindiens – comme l’attaque menée en 1609-1610 par les Algonquins et Montagnais contre les Iroquois, que Champlain en réalité ne fait qu’accompagner, en compagnie de deux autres Français, prisés pour leurs armes à feu – sont présentées par Fischer comme des initiatives prises par Champlain et menées sous sa direction[64]. Prenant encore une fois le récit de Champlain comme de l’argent comptant (Champlain était-il vraiment « aux commandes[65] » lors de ce raid ?), Fischer n’envisage pas qu’il ait pu exagérer son rôle.

Comme contre-exemple mettant en relief l’agency amérindienne à l’oeuvre, nous pouvons citer l’« échec » – le mot est de Fischer[66] – que subissent les Français lorsqu’ils tentent de s’établir au sud de la Penobscot et qui est, selon l’historien, à mettre sur le compte des personnes, et plus particulièrement sur les erreurs commises par les sieurs de Mons et de Poutrincourt, qui « partageaient largement les mêmes valeurs et desseins [et qui…] adhéraient à un idéal d’humanité sincère et tenaient à nouer de bons rapports avec les Indiens » que Champlain, mais n’étaient pas aussi capables de les mettre à l’oeuvre que lui[67]. Renversons la polarité de l’analyse : peut-être ne s’agissait-il pas d’un manque de succès de la part des Français, mais plutôt d’un succès de la part des Amérindiens, c’est-à-dire d’une mise en oeuvre réussie de la part de divers peuples autochtones côtiers d’une stratégie visant à repousser des Français dont ils ne voulaient pas lors de leurs mouillages.

La religion représente un autre terrain où les Autochtones – présentés dans son livre comme les objets passifs des campagnes d’évangélisation catholique menées par les Français, et non pas les sujets d’un processus de négociation culturelle complexe – sont cantonnés dans un rôle passif. Selon Fischer, l’impératif missionnaire et un esprit de tolérance n’étaient nullement contradictoires :

Il croyait également que les Indiens pouvaient se faire chrétiens et apprendre à vivre selon une conception universelle de la loi. Cela étant dit, ils resteraient indiens, et leur culture unique devait préserver son intégrité. Champlain admettait la complexité de l’identité humaine. Il savait qu’il était possible d’être huron et chrétien en même temps[68].

Le passage est pourtant ambigu : est-ce Champlain qui croit que des Autochtones convertis au catholicisme « resteraient indiens », tout en préservant « leur culture unique » dans « son intégrité », ou est-ce Fischer ? Quoi qu’il en soit, Fischer opère ici une distinction forte entre religion et culture, qui a pour conséquence d’imaginer que des mutations profondes dans l’une n’entraîneraient pas nécessairement des changements dans l’autre. Si la démarche vise à légitimer une conception plurielle de l’identité chez les Autochtones, sa validité dans le contexte de la Nouvelle-France au XVIIe siècle ne va pas de soi. Est-ce que l’ensemble des Hurons-Wendats étaient, eux aussi, convaincus « qu’il était possible d’être huron et chrétien en même temps » ? La question méritait d’être posée. Surtout, qu’en est-il du « christianisme » adopté et naturalisé par les Autochtones convertis, dont les spécialistes des missions français ne cessent de souligner l’aspect syncrétique ? Comme le dit Richard White, les Jésuites, « pour des raisons tactiques, acceptaient souvent eux-mêmes les prémisses autochtones. […] C’était moins les Amérindiens qui se convertissaient au Christianisme, que le Christ lui-même qui se convertissait en un manitou[69] ». Voir dans les Autochtones des sujets de leur propre histoire, des acteurs engagés dans des processus de négociation, de résistance et d’accommodation, c’est non seulement leur rendre leur pleine place dans cette histoire, mais aussi faire ressortir combien les Français étaient eux aussi transformés par cette histoire commune.

Enfin, la représentation parfois réductrice des Amérindiens dans la biographie de Fischer suscite interrogation. Était-il vrai qu’« [a] près ses deux victoires sur les Agniers [Mohawk], Champlain devint un personnage mythique[70] » ? Son épouse était-elle vraiment l’objet d’autant de vénération que le prétend Fischer quand il écrit que « les Indiens furent ravis par sa beauté, sa jeunesse, sa grâce, son raffinement[71] » ? Le livre trace un portrait des Autochtones comme particulièrement belliqueux. Les Iroquois, nous apprend-il, « étaient […] réputés pour leur cruauté, et ce, dans un monde déjà très cruel[72] ». Champlain, qui « s’employa à mettre un terme aux guerres incessantes entre ces nations[73] », intervient dans ce monde comme une sorte de sage pacificateur. Pourtant, quand Fischer déclare que l’« idée qu’il se faisait de la Nouvelle-France était hypothéquée par la guerre incessante que se livraient les nations indiennes dans la vallée du saint Laurent[74] [sic] », on se demande si Champlain était tout aussi contrarié par les guerres incessantes que se livraient les grandes puissances en Europe, ou par le fait que son propre roi avait exporté ses propres querelles géopolitiques en Amérique du Nord – notamment le conflit qui l’oppose à l’Angleterre – en colonisant le Saint-Laurent ?

C’est sur la question de la torture, pratique centrale dans la régulation des conflits entre groupes dans les cultures iroquoienne et algonquienne, que les problèmes intrinsèques à l’approche de Fischer apparaissent le plus clairement. Écartant les recherches en anthropologie culturelle et en histoire sur la question[75] – sans doute trop fonctionnalistes et trop prêtes à relativiser la portée de la torture à ses yeux –, Fischer préfère affirmer que :

Champlain comprit cette atrocité rituelle mieux que ne l’ont fait certains ethnographes, et il refusa catégoriquement d’y prendre part. Il détestait cette coutume indienne qui heurtait ses idéaux les plus intimes et posait un obstacle de taille à son grand dessein. […] Champlain disait que les Indiens n’avaient pas de loi. […] Attitude qui était très éloignée d’une conception du droit fondée sur la primauté du juste. […] Aux yeux de Champlain, la paix et la justice universelle n’avaient pas d’avenir dans ce contexte[76].

Fischer a raison sur le fait que la torture et le « grand dessein » de Champlain n’étaient pas compatibles, mais pas dans le sens qu’il l’entend. La position de Champlain à ce sujet fournit la preuve qu’il n’était pas venu que pour vivre paisiblement à côté des Autochtones, mais aussi dans la mesure du possible pour les refaçonner, pour imposer son autorité afin d’y éradiquer ce qu’il y avait de plus horrifiant à ses yeux – bref, pour effectuer chez eux une profonde transformation sociale, culturelle et politique[77]. Nous pourrions formuler une analyse similaire concernant l’intermariage qui, comme l’a démontré une riche historiographie, a été conçue comme un outil de la politique coloniale française, visant à assimiler les Autochtones, mais au final très peu mis en pratique[78]. Il est tout à fait possible que Champlain ait compris la torture amérindienne mieux que les ethnohistoriens, comme le prétend Fischer. Après tout, Champlain y a assisté. Mais en la caractérisant comme « cette atrocité » ou ces « tortures sadiques », Fischer porte un jugement moral sur les Amérindiens, et fait sien le point de vue culturel et éthique de Champlain[79]. Selon les termes mêmes de sa propre méthodologie, l’empathie semble ici avoir choisi son camp. C’est Montaigne qui avait parfaitement compris les paradoxes qui traversent tout jugement européen porté sur ce type de pratique amérindienne. À la différence de Montaigne à propos de ses contemporains, Fischer ne se pose jamais la question : que pensait Champlain de la torture judiciaire en France, ou des supplices infligés aux condamnés par la justice de son roi ?

Défense et illustration de l’impérialisme libéral

Il s’agissait pour Champlain – si nous suivons Fischer – de construire au Canada une anti-Nouvelle-Espagne (et, dans une moindre mesure, une anti-Nouvelle-Angleterre). Ayant constaté le mauvais traitement des Amérindiens et des Africains lors de son voyage de 1599-1601 à travers l’empire américain espagnol, Champlain en aurait tiré des leçons salutaires pour la mise en oeuvre d’un empire français plus humaniste[80] : « Poursuivant son périple, Champlain vit sa sympathie croître pour les autochtones du Mexique. Il les dit parfaitement égaux aux Européens en intelligence, […] Il fut horrifié cependant par le traitement que leur infligeaient les conquérants espagnols. […] l’exploitation cruelle des indigènes[81] ».

Le problème ici, c’est qu’une lecture attentive du « Brief discours » que Champlain aurait rédigé lors de son voyage ne confirme pas tout à fait le propos de Fischer. Champlain remarque bien la condition d’esclavage dans laquelle de nombreux Amérindiens et Africains avaient été réduits – mais il le fait sur le registre du constat, non du jugement moral. Il n’y a point la condamnation féroce de cette domination que Fischer lui attribue. À part un rappel des abus commis par les Espagnols au début de la conquête (qui aurait pu être repris de la Très brève relation de Las Casas), Champlain écrit comme si la situation au tournant de 1600 avait été régularisée, et les pires sévices relégués au passé (ce qui fut en partie le cas à la suite des Leyes Nuevas – une réforme promulguée par la couronne espagnole en 1542 – qui, grâce en partie au lobbying de Las Casas, accordèrent un nouveau statut plus protecteur aux Amérindiens). Mis à part un regard désapprobateur pour les mesures d’évangélisation coercitives, nul sentiment d’« horreur » chez Champlain face à ce régime de contrôle social et de travail :

Au commencement de ses conquestes, il [le roi d’Espagne] avoit establi l’inquisition entre eux, & les rendoit esclaves ou faisoit cruellement mourir en sy grand nombre, que le récit seulement en faict pityé. Ce mauvais traittement estoit cause que les pauvres Indiens, pour la prehension d’iceluy, s’enfuioient aux montaignes comme desesperés, […] & pour ceste occasion lesdicts Espaignols furent contraints leur oster ladicte inquisition, & leur donner liberté de leur personne, leur donnant une reigle de vivre plus doulce & tolerable, pour les faire venir à la cognoissance de Dieu & la créance de la saincte Eglise : car s’ils les vouloient encor chatier selon la rigeur de ladicte inquisition, ils les feroient tous mourir par le feu[82].

À le lire, Champlain n’aurait pas eu la même réaction face à la réalité sociale des colonies espagnoles que Las Casas (et il faut rappeler que Champlain la découvre plus d’un demi-siècle après le retour définitif en Espagne du dominicain). Plus encore, la thèse de Fischer selon laquelle ce voyage à travers les Amériques hispanophones aurait froissé la sensibilité morale de Champlain et aurait dicté toute son action au Canada, se retrouve affaiblie. Il est tout à fait possible que « [l] ’horreur que ce système inspire à Champlain » lors de son « séjour […] en Nouvelle-Espagne a influencé durablement sa carrière en Nouvelle-France. Il en est ressorti avec l’idée nouvelle d’un empire où Indiens et Européens pourraient vivre ensemble dans un esprit différent[83] ». Mais rien dans le « Brief Discours » ne permet de l’affirmer.

Restons encore un peu sur l’empire espagnol, tel qu’il est utilisé dans le livre de Fischer. Quand il parle de la façon dont Champlain aurait « dépeint une Nouvelle-Espagne régie par un système de violence et d’exploitation fort éloigné du gouvernement idéal d’un empire[84] », c’est une manière de dire qu’il existe bel et bien des formes « idéales » d’empire – de « bons » empires d’un côté, et de « mauvais » empires de l’autre. Ainsi, la « légende noire » fait de nouveau irruption, déployée afin de souligner combien « la vision qu’il avait pour les Indiens et la Nouvelle-France » était unique :

Contrairement aux conquistadors de la Nouvelle-Espagne, Champlain n’aspirait pas à les asservir. Contrairement aux fondateurs de la Nouvelle-Angleterre, il ne voulait pas les tenir à distance ou les chasser de leurs terres. Il les pressa plutôt de s’installer plus près de Québec et leur fit entrevoir sa vision d’un pays où Européens et Nord-Américains vivraient en paix côte à côte[85].

Pourtant, telle qu’elle est décrite par Fischer, cette vision d’empire est semée de contradictions. Fischer prétend que « Champlain ne voulait pas se lancer dans une conquête française de l’Amérique du Nord qui aurait été menée par la force brute ou y bâtir un empire sédentaire à la manière britannique. Ce qu’il voulait, c’était vivre en harmonie parmi les Indiens et collaborer avec eux à l’instauration d’une paix durable[86] ».

Mais c’était quoi, la colonie française sur le Saint-Laurent, avec ses places fortes, ses centres urbanisés, ses églises, ses habitations, ses fermes, ses réseaux de communication la reliant à la métropole, si ce n’était « un empire sédentaire à la manière britannique » à une échelle bien moindre ? Et quelle était la nature précise du rapport de pouvoir que Champlain espérait instaurer – sans violence – avec les peuples amérindiens[87] ? Là, Fischer reste vague, malgré les indices qui parsèment son texte : Champlain proclamant en 1620 l’autorité du roi et la sienne en tant que lieutenant du vice-roi[88] ; Champlain tentant, tant bien que mal, de plier des Amérindiens à sa volonté – quand il s’exerce à les empêcher de commercer avec des navires non-français, ou à sédentariser les Montagnais[89]. Sur ce dernier point, Fischer n’hésite pas à attaquer Bruce Trigger, spécialiste des Hurons-Wendats et une des grandes figures de l’ethnohistoire, pour prendre la défense de Champlain : « Son propos était d’améliorer leurs conditions de vie, […] de les aider ainsi à échapper aux famines épouvantables dont il avait été témoin chez eux[90]. » Comme si Champlain avait conçu l’empire américain qu’il bâtissait pour le compte du roi comme une action humanitaire.

Et quelle était exactement la nature de cette paix dont Champlain aurait rêvé ? Fischer le dépeint en pacifiste, comme nous l’avons vu. Qu’en est-il de son prétendu pacifisme, au moment où la constitution d’une colonie française en Amérique du Nord allait forcément projeter les engagements géopolitiques français sur le continent nord-américain – c’est-à-dire, la colonisation allait nécessairement entraîner la guerre contre les Anglais, les Néerlandais ou les pirates (comme Champlain, relayé par Fischer, l’admet lui-même[91]).

La biographie de Fischer, en somme, représente une forme de plaidoyer pour une sorte de via médiane impériale – un empire raisonnable et « humaniste », animé par la même litanie de bonnes intentions qui a légitimé bien des projets impériaux, en commençant par la mission évangélisatrice de l’époque moderne jusqu’à l’empire libéral britannique du XIXe siècle, la mission civilisatrice française sous la IIIe République et les crédos modernisants des empires européens finissants au XXe siècle[92]. Nous n’en sommes finalement pas très éloignés de l’apologie de l’empire incarnée dans les travaux d’historiens comme Niall Ferguson[93].

Pourtant, ces idéologies libérales et humanistes, comme l’a montré « la nouvelle histoire impériale », ne peuvent être lues qu’à la lumière des sombres réalités des empires[94]. Joseph Conrad ne dit pas autre chose dans la célèbre description de la Tamise qui ouvre Au coeur des ténèbres :

Elle a connu et servi tous les hommes dont la nation est fière, de sir Francis Drake à sir John Franklin, […] Elle avait connu les vaisseaux et les hommes. […] aventuriers, colons : les vaisseaux des rois et ceux des banquiers ; capitaines, amiraux, courtiers clandestins du commerce d’Orient, « généraux » commissionnés des flottes des Indes orientales. Chasseurs d’or ou quêteurs de gloire, ils étaient tous partis par ce fleuve, portant l’épée, et souvent la torche, messagers de la puissance dans la nation, porteurs d’une étincelle du feu sacré. Quelle grandeur n’avait pas suivi le reflux de ce fleuve pour entrer dans le mystère d’une terre inconnue !… Les rêves des hommes, la semence des républiques, le germe des empires[95].

Mieux vaut y réfléchir deux fois avant de prendre les rêves des bâtisseurs d’empires, qu’ils s’appellent Énée, Champlain, ou Jules Ferry, pour de l’argent comptant. Certes, Fischer n’utilise pas Champlain pour appeler de ses voeux un nouvel impérialisme – à la différence d’un Niall Ferguson qui, dans la foulée de l’invasion de l’Iraq par les États-Unis en 2003, s’en targue : « Permettez-moi de passer aux aveux. Je suis un membre à jour de cotisation du gang néoimpérialiste[96]. » Mais d’autres n’ont pas fait preuve, en se prévalant de Champlain, de la même pudeur. Prenons à titre d’exemple Hubert Deschamps : originaire, comme Champlain, de Saintonge ; socialiste (il servira au cabinet du premier ministre Léon Blum en 1936) ; haut fonctionnaire de l’administration coloniale française (il sera successivement gouverneur de Djibouti, la Côte d’Ivoire – où il maintiendra le système de travail forcé des Africains –, et le Sénégal) ; et professeur d’histoire africaine à la Sorbonne. Comme le signale lui-même Fischer (dans une appréciation très positive de cet « impérialiste au grand coeur », qui balaie d’un revers de la main les interrogations soulevées par sa fidélité au régime de Vichy entre 1940 et fin 1942), Deschamps se charge de préparer une nouvelle édition des écrits de Champlain. Là, à la veille de la guerre d’Algérie – conflit dont il sera un témoin privilégié, en tant que membre du cabinet du secrétaire d’État chargé des colonies entre 1954 et 1955 –, Deschamps y décèle un véritable modèle pour l’empire colonial français face aux défis de l’après-guerre :

fondateur d’empire sans armée, Champlain est plus original encore par sa politique indigène […] Il a inauguré en même temps que les principes de l’assimilation, ceux de l’administration indirecte, de la sédentarisation des nomades et la création d’îlots de prospérité, en somme tous les procédés modernes de politique indigène et de mise en valeur des colonies. […] Précurseur de nos sciences humaines d’outre-mer, il a été non seulement le premier de nos grands coloniaux, mais le seul qui ait posé les fondements d’une véritable « colonie » une nation nouvelle, fille de France[97].

Ces exemples présentent donc un Champlain humaniste au service d’un empire humaniste, pour Fischer comme pour Deschamps, au XVIIIe comme au XXe siècle.

L’enjeu canadien

L’attrait de l’histoire que nous propose Fischer, aussi contestable soit-elle, est par contre tout à fait compréhensible. Pour les États-Nations nés dans le terrible creuset du colonialisme, tel le Canada, ce récit porte en lui la promesse d’une histoire nationale réconfortante, épurée de bien des zones d’ombre troublantes, gage d’un roman national sans péché originel. À travers les différents pays des Amériques, toujours en prise aujourd’hui avec la douloureuse histoire des Premières Nations, tiraillés entre racisme, indifférence, paternalisme et politiques d’aides insuffisantes, ce type de récit met du baume au coeur et apporte une lueur d’espoir : un autre monde est – ou en tout cas était – possible.

Mais le Canada n’a pas attendu Le rêve de Champlain pour s’approprier Champlain, faire d’une figure historique un lieu de mémoire, de transformer un acteur de la période coloniale en un monument d’un État-Nation en devenir. Les destins mémoriels d’Adam Dollard des Ormeaux, un Français mort lors d’une bataille contre des Iroquois à Long-Sault en 1660, si finement analysés par Patrice Groulx, illustrent bien les enjeux d’une telle appropriation : objet d’un véritable culte national au Québec à partir de la fin du XIXe siècle, qui y voit une incarnation des vertus de la nation québécoise, la foi catholique et le combat contre la sauvagerie autochtone, ce récit est progressivement remis en cause dans les années 1960[98]. Parmi les nombreuses statues de Champlain érigées à travers le Canada entre 1898 et 1925, le monument inauguré à Ottawa en 1915, auquel on rajoute la statue d’un éclaireur algonquin en 1917, illustre bien combien la bienveillance (quoique fortement teintée ici de paternalisme) envers les Autochtones se situait déjà au coeur de la mémoire canadienne de Champlain. La campagne menée par des groupes autochtones dans les années 1990, opposés justement à cette image paternaliste et qui ont réussi à faire déplacer la statue de l’Algonquin dans un autre parc, nous rappelle que la mémoire de Champlain n’a jamais été complètement consensuelle au Canada, particulièrement aux yeux des Premières Nations[99].

Le livre de Fischer, paru en 2008 en anglais au moment même des commémorations de la fondation de Québec, intervient donc dans un dialogue proprement canadien sur la place de l’autochtonie dans la mémoire nationale. C’est donc sans surprise que Le rêve de Champlain s’est retrouvé instrumentalisé dans le débat public canadien. Le premier ministre Justin Trudeau le range parmi ses livres « préférés »[100]. Dans la foulée de sa traduction française, la chaîne francophone ontarienne TFO crée une série télévisée, un « docufiction » « d’après l’oeuvre de […] Fischer »[101]. Un compte rendu élogieux du livre paru dans le Globe and Mail conclut que Champlain « a posé les fondations […] d’une société multiculturelle au Canada. Tels étaient les dons qu’il nous a laissés[102] ». Dans un éditorial paru dans le même journal lors de la sortie du rapport de la CVR en 2015, l’avocat et consultant William A. MacDonald a pris appui sur le livre de Fischer pour intervenir dans le débat sur l’avenir des peuples autochtones au Canada : prétendant que si le rêve de Champlain avait été pleinement réalisé, les pensionnats autochtones n’auraient jamais vu le jour, Macdonald plaide pour la réalisation de ce rêve comme moyen de guérir les séquelles laissées par les pensionnats et émanciper les Amérindiens[103]. En ceci, Macdonald ne fait que suivre Fischer qui, comme nous l’avons vu, voit dans la vie de Champlain un modèle, plus encore un idéal à suivre. Comme il le dit lui-même, Fischer « vit le rêve de Champlain et d’Anadabijou[104] » dans son propre quotidien. Quand le documentaire télévisé sur l’histoire du Canada, The Story of Us, crée la polémique, accusé d’anglo-centrisme et d’avoir négligé l’histoire autochtone, certains mobilisent Le rêve de Fischer comme un modèle que les cinéastes auraient dû suivre[105].

Le livre contribue plus encore à une conversation proprement québécoise, à une industrie mémorielle qui proclame et célèbre une certaine vision apaisée d’une société québécoise plurielle. Là où plusieurs courants de l’historiographie actuelle cherchent à minimiser le poids des Amérindiens dans l’histoire québécoise, la figure de Champlain esquissée par Fischer permet au contraire d’intégrer cette histoire dans le récit national québécois, d’opérer ainsi une sorte de réconciliation mémorielle[106]. La façon dont Champlain, jadis célébré au Canada en tant qu’explorateur ou fondateur, a été représenté plutôt en artisan d’une « rencontre » entre l’Europe et l’Amérique autochtone lors des commémorations du 400e anniversaire de la fondation de Québec en 2008 est emblématique de cette transformation. Ce Champlain-là témoigne de l’évolution d’une identité nationale fondée non plus sur une origine européenne unitaire, mais sur le pluralisme[107]. Pour le Québec, où le livre de Fischer a remporté un vif succès, son portrait de Champlain propose un héros dont le Québec du XXIe siècle pourrait être fier.

Dans son introduction, Fischer explique qu’il a choisi d’utiliser le terme « Indien » après avoir demandé à un groupe d’Autochtones rassemblés à la Bibliothèque Newberry à Chicago leur avis sur la question[108]. Il aurait été intéressant de savoir si Fischer leur a demandé ce qu’ils pensaient du portrait qu’il traçait du rêve de Champlain, de l’entreprise coloniale française en Amérique du Nord et de la possibilité même de créer et gouverner un « bon empire ». C’est la démarche qu’a proposée la CVR qui, dans ses recommandations, a prononcé le souhait « que tous les élèves, qu’ils soient Autochtones ou non, […] doivent découvrir les nations autochtones […] leurs sentiments et leurs réflexions lorsqu’elles faisaient affaire avec des personnages historiques comme Champlain[109] ». Fischer serait peut-être surpris d’apprendre que la CVR voit dans les mesures d’évangélisation entreprises en Nouvelle-France sous la direction de Champlain les prémisses des futurs pensionnats[110], ou que le musée de la communauté huronne-wendat à Wendake, enclavé dans la ville de Québec, inauguré au même moment que le Québec célébrait son quadricentenaire, présente l’arrivée des Français en Amérique du Nord non pas comme le début d’une rencontre, d’un dialogue ou d’une coexistence, mais le début d’un « bouleversement » beaucoup plus ambigu[111].

La même ambiguïté se retrouve dans le « rêve » d’une colonie fondée sur l’intermariage formulé par Champlain. Le succès critique du film documentaire L’empreinte (2015) – un projet qui, selon les réalisateurs, est né de « l’intuition que la culture québécoise est le fruit d’un important métissage culturel avec les peuples amérindiens » – permet de mesurer combien l’idéal d’une nation « métisse » a prise sur la société québécoise aujourd’hui[112]. Dans un article récent, l’historien et ancien ministre québécois de la culture Denis Vaugeois propose d’imaginer le Québec contemporain comme une mosaïque, reconnaissant ainsi une réalité historique qui pourrait aussi faire figure d’identité nationale fondatrice salutaire, à la place des vieilles rengaines identitaires privilégiant les Québécois dits « de souche » ou « pure laine »[113]. Pour leur part, Adam Gaudry et Darryl Leroux estiment que le métissage fonctionne aujourd’hui, au sein de sociétés de peuplement comme le Canada, comme un mythe aux dépens des peuples autochtones. Proclamer la nature « métisse » d’une telle société dans son ensemble, faire valoir une identité personnelle « métisse » comme le font de plus en plus d’individus, revient à « trouver des « métis » partout », au prix d’ignorer les Autochtones, sinon à opposer les revendications concurrentes des peuples métis et autochtones concernant l’authenticité de leurs prétentions respectives à l’indigénéité (d’autant plus que, au Canada aujourd’hui, ces statuts peuvent comporter des privilèges juridiques spécifiques)[114]. D’ailleurs, le degré d’intermariage est toujours resté extrêmement limité en Nouvelle-France – une spécialiste parle même de « fiction de métissage[115] ». Plus encore, cet éloge du métissage ne cache-t-il pas un appel à l’assimilation des Autochtones et un effacement de la spécificité historique et sociale de tous ceux qui jouissent du statut et se considèrent Métis ? Ne représente-t-il pas une manière pour la société dominante de se racheter de ses responsabilités historiques vis-à-vis des peuples amérindiens à bas prix[116] ? Ne court-on pas le risque, en se focalisant sur la rencontre, les échanges et le métissage, d’occulter les asymétries de pouvoir et la violence qui habitent l’histoire des relations euro-amérindiennes depuis ses débuts[117] ?

De façon plus générale, tous ceux qui connaissent l’histoire du temps présent des Premières Nations au Canada – des expérimentations nutritionnelles menées sur des communautés autochtones dans les années 1940 et 1950 à l’octroi tardif du droit de vote en 1960, de la Crise d’Oka qui a vu des Mohawks armés affronter les forces de l’ordre québécoises et l’armée fédérale en 1990 à la fermeture du dernier pensionnat autochtone en 1996, de la disparition de nombreuses femmes autochtones dans l’indifférence des autorités aux problèmes d’accès à la santé et à l’eau potable au sein des réserves – seraient peut-être surpris d’apprendre que le partenariat établi par Champlain et ses alliés amérindiens, aux dires de Fischer, « marqua le début d’une relation unique dans la longue histoire de la colonisation européenne en Amérique. Il est d’ailleurs resté quelque chose de cet esprit au Canada entre Européens et Indiens, même de nos jours : ce qui constitue en soi un exploit extraordinaire[118] ». Supposer une telle continuité historique, c’est faire fi de ruptures évidentes, les aléas des renversements politiques à la cour après la mort de Champlain, la défaite française en 1760 et le passage sous domination britannique, l’avènement de la Confédération canadienne, l’invention de nouvelles formes de racisme biologique et d’outils de contrôle social. C’est aussi voir dans le rêve de Champlain un projet sociopolitique dont l’essence admirable aurait survécu à cette série de ruptures historiques, au risque d’alimenter aujourd’hui un sentiment d’autocongratulation et de passer sous silence un passé et un présent beaucoup plus complexes[119].

Prendre la mesure d’un homme

L’histoire dite contrefactuelle a souvent mauvaise presse parmi les historiens. N’empêche, posons une question simple : qu’aurait fait Champlain si l’empire qui s’ouvrait devant lui était situé non pas sur le continent, mais beaucoup plus au sud, c’est-à-dire aux Antilles ? Il suffit déjà de comparer l’expérience coloniale française aux Antilles avec celle du Canada pour se rendre compte que Francis Parkman avait presque tout faux, qu’aucune différence morale ne distinguait les empires français, britanniques, espagnols ou néerlandais. Là-bas, dans les îles, les Français ont construit, sur la base de plantations, de la canne à sucre et de l’esclavage, un système colonial dantesque – en termes d’intensité de l’exploitation de la main-d’oeuvre servile, des conditions de vie et des taux de mortalité, sans doute l’un des pires du Nouveau Monde[120]. Champlain aurait-il proposé de mêler le sang français avec celui des Arawaks et des Caribs ? Aurait-il cherché une alternative à la culture de la canne ? Aurait-il refusé le recours à la main-d’oeuvre africaine ? Nous n’en savons rien, bien entendu, mais la vie de Champlain nous fournit quand même quelques indices.

Car ce qui émerge clairement du livre de Fischer, c’est le profond pragmatisme dont Champlain a toujours fait preuve, son souci du détail, ses qualités d’observateur, son étude attentive des récits et des expériences coloniales passées – espagnoles ou françaises – afin de réfléchir sur ce qui a fonctionné ou non. Connaître le terrain, les populations locales, la botanique, la navigation, en n’oubliant pas d’assurer ses arrières en soignant ses réseaux et cultivant ses patrons en France. Comme le dit Fischer lui-même, c’est son étude des échecs français passés qui « avait illustré la nécessité de traiter les peuples indigènes avec humanité et respect[121] ».

Fischer affirme que Champlain « n’était pas venu en Amérique du Nord pour y chercher de l’or[122] ». Peut-être, mais le fait que deux maîtres mineurs, originaires de Slavonie, avaient accompagné l’expédition de 1604 pour fonder la colonie d’Île Sainte-Croix en Acadie, sur ordre du roi, ne lui a certainement pas échappé ; Champlain en invite même un à l’accompagner en 1605 pour vérifier si les dires d’un marin breton concernant un gisement de cuivre étaient fondés[123]. Plus encore, les écrits de Champlain témoignent d’un vif intérêt pour les ressources naturelles, de ses efforts pour percer les réseaux commerciaux amérindiens et participer à la traite des fourrures, ainsi que de son inlassable quête du passage du Nord-Ouest (ce dernier est même, pour l’historien Christian Morissonneau, le véritable « rêve de Champlain »)[124]. On y découvre un Champlain qui propose son soutien militaire aux Hurons et aux Algonquins en échange d’informations concernant des mines de cuivre[125] ; qui teste des chênes américains à la recherche d’« un nouveau produit d’exportation[126] ». Si Fischer admire le sieur de Mons pour « le grand dessein qu’il partageait avec Champlain[127] », selon son propre livre, de Mons semble plus préoccupé à consolider son monopole sur la traite des fourrures, à lever des capitaux, et à mener la bataille juridique pour protéger ses droits[128]. Ce n’est qu’en passant que Fischer observe que Champlain est non seulement actionnaire de la Compagnie des Cents-Associés[129] et stratège d’une admirable ascension sociale[130], mais meurt riche[131]. À chaque fois qu’il est confronté à des preuves des ambitions géopolitiques ou commerciales nourries par Champlain, Fischer propose d’y voir une sorte de leurre, conçue pour embrigader roi, courtisans et investisseurs – tous bien moins désintéressés que lui – dans son « grand dessein »[132]. De même, le commerce n’est pour lui qu’un moyen, un instrument en vue de parvenir au plus grand bien de tous : « Champlain espérait […] élargir les relations commerciales avec les nombreuses nations indiennes, non pas dans un but strictement lucratif, mais dans le cadre d’un projet plus vaste. Le commerce était pour lui un facteur de paix[133]. » On le voit, il ne serait pas difficile de réécrire encore une fois le livre de Fischer, avec les mêmes sources, si ce n’est la même base de preuves, cette fois-ci autour d’un Champlain motivé non pas par le beau rêve d’un monde de coexistence pacifique, mais par le goût du lucre. Mieux encore, si on était à la recherche d’un héritage que Champlain aurait laissé à cette nation qu’il aurait « fondée », pas besoin de chercher plus loin que l’extraction des ressources premières – après tout, depuis Harold Innis et sa thèse sur les produits de base, elle constitue un lieu commun de l’historiographie canadienne[134] (et, à l’heure des débats autour de divers projets d’oléoducs, elle représente un des sujets de conflit entre entreprises, État et Premières Nations).

Ce qui revient du reste à reposer notre interrogation contrefactuelle en d’autres termes : qu’aurait-il fait si Champlain – toujours à la recherche de veines de minéraux précieux, comme nous l’avons vu – avait découvert dans la vallée du Saint-Laurent des gisements d’argent comparables à ceux de Potosí ? S’il y avait autant d’argent à gagner au Canada qu’en Saint-Domingue ou en Bolivie, Champlain y aurait-il tourné le dos ?

Fischer, pourtant, a raison quand il affirme

que quelque chose d’extraordinaire s’est produit en Nouvelle-France, […] quelque chose de bien différent de ce qui s’est passé en Nouvelle-Espagne, en Nouvelle- Angleterre, en Nouvelle-Hollande. […] les fondateurs de la Nouvelle-France ont su maintenir de bonnes relations avec les Indiens d’Amérique, mieux que toute autre puissance colonisatrice[135].

La Nouvelle-France nous fascine – nous attire même – justement à cause de l’exceptionnelle histoire de coexistence entre Européens et Autochtones qui s’y est déroulée. Si nous devions choisir entre Cortés et Champlain, ou entre le Saint-Laurent et l’enfer de Saint-Domingue, qui hésiterait un seul instant ?

Mais le devoir de l’historien n’est pas d’établir un classement en départageant les différents empires sur des critères moraux ou éthiques, mais d’analyser leurs formes, retracer les dynamiques qui leur ont permis de se constituer et ont déterminé leur évolution, puis évaluer leur importance. Et Fischer se trompe sur les dynamiques qui ont donné à l’entreprise de Champlain sa spécificité. Rien dans les écrits du fondateur de la Nouvelle-France ou dans les autres sources ne permet de soutenir sa thèse. Cette coopération franco-amérindienne est la conséquence de la faiblesse française en Amérique du Nord, des opportunités présentées par les Autochtones eux-mêmes, du pragmatisme de Champlain, et non d’un prétendu « rêve ».

Le rêve dont il s’agit ici, donc, n’est point de Champlain, mais de Fischer lui-même. En effaçant la distance historique qui sépare Champlain de nous, sa biographie en fait un être profondément moderne, familier, sympathique. En définitive, elle construit un mythe qui, en renouvelant les mythologies relayées par F. Parkman et d’autres, les rend compatibles avec nos propres valeurs et questionnements. Son livre contribue non pas à la compréhension historique, mais à alimenter une légende.

L’erreur de Fischer n’est pas seulement un enjeu pour les historiens. Érigé par l’auteur en idéal, en exemple d’un éthos de vivre-ensemble et de gouvernement en contexte de pluralisme culturel, et repris en tant que tel dans le débat canadien, son rêve véhicule une apologie d’un empire libéral et bien intentionné. Une telle défense d’un empire colonial repose sur un regard sélectif, déformé, tourné à la fois vers le passé et le présent qui en est issu. Il n’est nullement question ici de remettre en cause les bonnes intentions de Fischer. Mais les sentiers de nombreux enfers impériaux (sans parler des projets historiographiques les légitimant) ont été pavés de bonnes intentions. Preuve que seule une mémoire sélective peut conditionner de telles hagiographies impériales, Fischer, afin de souligner le statut héroïque de Champlain, choisit de le comparer à Winston Churchill[136]. Comparaison révélatrice quand on connaît le rôle torturé de Churchill dans l’histoire impériale de son pays : le dirigeant courageux de la Seconde Guerre mondiale était aussi celui qui parlait de son propre service militaire lors de campagnes brutales dans la vallée de Swat en Inde comme « plein de petites guerres joyeuses contre des peuples barbares », qui soutenait l’invention des camps de concentration lors de la Guerre des Boers, qui a ordonné la féroce répression de la révolte des Mau Mau au Kenya et de l’insurrection communiste en Malaisie, et qui disait : « Je hais les Indiens [d’Asie du Sud]. Ils sont un peuple bestiaire avec une religion bestiaire[137]. » Les empires sont peut-être des endroits périlleux pour chercher des héros.

Une approche plus équilibrée serait non seulement de parler des Amérindiens sans condescendance, mais aussi de leur accorder leur pleine place dans l’histoire des Amériques en tant qu’acteurs – comme tentent de le faire plusieurs générations déjà de chercheurs –, munis de subjectivités, d’intérêts et même de rêves, tout en reconnaissant les asymétries de pouvoir et les processus de domination qui ont structuré leurs interactions avec les sociétés coloniales et, par la suite, nationales qui se sont érigées sur le continent américain et ont limité leur champ d’action. Bref, il importe de laisser la parole aux peuples autochtones.

Comme il s’agit ici de rêves, tournons-nous vers ceux des Amérindiens qui – ça tombe bien – plaçaient leur vie rêvée au centre de leur vision du monde. Prenons à titre d’exemple le rêve d’une jeune femme mi’kmaw rapporté au XIXe siècle, dans lequel un navire arrive sur les côtes avec à bord des étrangers bienveillants. Selon Fischer, il s’agit de la mise en folklore de la mémoire des contacts entretenus avec des pêcheurs basques à l’époque moderne[138]. Si c’est bien le cas, ce rêve nous dit deux choses. Primo, une partie du prétendu rêve de Champlain était déjà bel et bien une réalité, faite d’échanges et de collaboration, bien avant son arrivée sur les côtes américaines en 1603. Loin d’avoir conçu son rêve de toutes pièces, Champlain a plutôt reconnu les possibilités latentes dans un modèle déjà en place, qu’il refaçonne à ses propres fins. Secundo, ce rêve démontre l’agency amérindienne à l’oeuvre. Il faut être deux pour coopérer et commercer. Lors de la rencontre capitale qui a eu lieu à Tadoussac en 1603, les Amérindiens rassemblés avaient eu aussi un modèle en tête – un « rêve » à eux, si vous préférez. Le champ d’action et l’horizon de possibilité dont dispose Champlain lui sont en partie imposés par ses interlocuteurs autochtones.

Laissons surtout le mot de la fin à des Amérindiens dont les paroles ont été rapportées par les Français au temps de Champlain. Celles, par exemple, d’un Algonquin qui regrette la plus terrible des innovations apportées (malgré eux) par les Européens, les agents pathogènes eurasiatiques[139]. C’est justement à cause de cette maladie, qui ne figure même pas dans l’index de Fischer (le lecteur la rencontre pour la première fois quand – catastrophe ! – le prince du sang que Champlain a enfin trouvé pour être vice-roi de la colonie, le comte de Soissons, en meurt[140]), que l’Amérique du Nord que découvre Champlain vit une catastrophe démographique (quand le rôle de la variole dans le dépeuplement autochtone du continent est enfin reconnu, encore que sommairement, c’est dans un chapitre intitulé – cela ne s’invente pas – « Le peuplement du Canada »[141]). Cet Algonquin rapportait qu’un Montagnais lui avait à son tour raconté que, peu avant de mourir, Champlain disait lui-même que sa propre disparition amènerait la destruction de tout le peuple huron-wendat – comme si, à leurs yeux, les terribles épidémies qui décimaient les communautés autochtones étaient l’oeuvre du fondateur de la Nouvelle-France[142]. Les rêves des uns sont parfois des cauchemars pour les autres.