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J’ai perdu en Michel Sarra-Bournet un camarade, un collègue inspirant et un ami qui a été un artisan important et précieux du Bulletin d’histoire politique. Il a laissé sa marque de multiples façons. Michel a été, tout comme Pierre Drouilly, un collaborateur très assidu avec qui j’ai été en contact étroit pour la production de la revue, travaillant au même pavillon de l’UQAM, d’abord dans les premières années de la revue (1993-1996) et après son retour au Comité de rédaction en 2012. Michel a pris l’initiative de nombreux colloques, comme celui sur les intellectuels et la politique au Québec contemporain en 1994, et celui sur les nationalismes et les idéologies dans l’histoire du Québec, tenu en 1995.

Au cours de l’automne 2018, alors qu’il se savait gravement atteint, Michel m’a exprimé à plusieurs reprises le souhait que je l’aide à réaliser une anthologie des articles qu’il avait publiés entre 1985 et 2018. Il est venu chez moi me remettre une cinquantaine de textes qu’il avait rassemblés, imprimés et regroupés par thèmes. Il souhaitait que je lui propose ma sélection de ses meilleurs, ceux qui étaient à mes yeux susceptibles d’intéresser le lecteur d’aujourd’hui ; il était bien conscient qu’il y avait des répétitions et des articles moins substantiels. Il voulait que nous travaillions ensemble rapidement à ce projet qui lui apparaissait essentiel ; très conscient du peu de temps qui lui restait, il avait un sentiment d’urgence : il aurait voulu que j’accélère mon travail de lecture et de sélection de ses articles, tout en priorisant la publication de sa thèse[1] et de ses articles pour « boucler la boucle », pour reprendre ses mots. Pour oublier l’échéance qui l’angoissait, « rien de mieux, me répétait-il, que de se plonger dans le travail. » Je n’ai pas été capable d’adopter son rythme. Cependant, nous avons, au cours des quelques séances de travail, repassé ensemble le dossier ; j’enregistrais ses commentaires sur chacun des textes, sur le jugement qu’il y portait et sur son intérêt aujourd’hui ainsi que ses liens avec ses autres articles. Il avait même proposé un titre pour cette anthologie : La rebelle province.

Parmi la dizaine de thèmes de cette anthologie qu’il aurait aimé voir paraître en 2019, le premier inscrit à la table des matières porte sur l’histoire politique et comprend 9 articles touchant aux sujets qu’il avait à coeur, portant sur sa conception de l’histoire politique. Le premier article de cette section a paru en 1989 dans les Cahiers d’histoire de l’Université de Montréal alors qu’il avait 29 ans. Cinq ont été publiés au BHP, surtout après son retour au Comité de rédaction, et deux sont des chapitres de livres, un sur la diversité culturelle et un sur l’enseignement de l’histoire. Un dernier provenait de la revue Traces de la Société des professeurs d’histoire du Québec (SPHQ) portant sur la question nationale dans les manuels de 3e année du secondaire[2]. Les sujets d’intérêt de Michel étant indissociables de ses engagements, je propose ici un portrait rapide de ce qui émane de ces textes et du contexte qui les a vus naître. Mais je dois d’abord insister sur le rôle essentiel qu’il a joué au sein de l’Association québécoise d’histoire politique et de sa revue, le BHP.

Avec enthousiasme, il s’est lancé dans l’aventure de la création de l’Association québécoise d’histoire politique (AQHP). Il partageait le projet initial d’élargir le lectorat de la revue à un public plus large que le seul milieu universitaire. Il était un assidu des soupers causeries que nous avons organisés presque tous les mois durant les cinq premières années de l’AQHP. Une quarantaine d’auteurs sont venus discuter de leurs ouvrages aux « lundis de l’histoire » de l’Association. C’était parfois très orageux, mais son sens de l’humour et sa bonne humeur communicative favorisaient le climat d’échange harmonieux. Il était curieux et attentif à tout ce qui se publiait. Il connaissait bien les commentateurs politiques du Canada anglais : il avait même rédigé un ouvrage sur eux[3].

Michel était un homme d’échanges et de débats. Il connaissait bien les politologues et intellectuels engagés et savait les convaincre à participer aux activités de l’Association, en particulier à ces soupers causeries des lundis soirs. Nous profitions de ses connaissances et contacts des acteurs politiques, mais je pense aussi aux spécialistes des sondages, aux journalistes politiques et aux divers conseillers. Michel aimait bien faire le bilan des élections et des référendums, et comprendre les comportements de l’électorat.

J’avais confiance en son jugement politique. Je partageais sa passion pour l’histoire politique ainsi que pour les échanges et les débats où son sens critique et sa ferveur ne le poussaient pas pour autant à s’enfermer dans des positions dogmatiques. Il a toujours mis de l’avant une approche inclusive, opposant, à mes yeux parfois trop radicalement, le nationalisme civique au nationalisme dit ethnique. Dans nos échanges au Comité, il savait trouver les points de convergence entre les membres de l’équipe, ce qui facilitait les consensus. Pragmatique, il n’y avait jamais de problèmes insolubles, mais uniquement des défis à relever et des solutions ! Nous avons partagé les mêmes convictions indépendantistes, avec les moments d’enthousiasme comme après l’échec de Meech où les taux d’adhésion à l’indépendance dépassaient le 50 %, et les mêmes déceptions depuis le déclin du mouvement indépendantiste. J’aimais l’écouter présenter ses analyses historiques ou ses projections stratégiques.

On aimait échanger avec lui nos découvertes de lectures. Il suivait assidûment l’actualité et avait toujours un commentaire à partager. Il avait à coeur le succès de la revue et a travaillé à la transition pour professionnaliser la revue ; à ce titre, il s’est fait le promoteur de l’adoption des nouveaux moyens technologiques permettant de travailler à distance et des critères des revues savantes pour bénéficier des subventions des organismes publics, après 25 ans de travail bénévole au BHP, ce qui se réalisa sous direction de mon successeur, Stéphane Savard. Michel savait nous convaincre, Pierre Drouilly et moi, de le suivre en écartant nos résistances face aux changements pour quitter le mode artisanal de fonctionnement. Michel était un militant généreux, un bénévole qui acceptait de faire des tâches nécessaires, mais moins intéressantes, comme solliciter les éditeurs pour une publicité ou s’occuper de la comptabilité après le départ de Pierre.

Ses convictions étaient profondes, ce qui ne lui a pas facilité sa carrière universitaire. Il s’est expliqué à ce sujet dans un témoignage émouvant qu’il a livré à l’émission « Nouveaux regards sur notre histoire » produite par la Société historique de Montréal et diffusée à Radio Ville-Marie, en octobre 2018. Il avait accepté que je fasse un long entretien avec lui, présentant un survol de sa carrière d’enseignant, de chargé de cours syndiqué, de chercheur et de militant indépendantiste. Il était toujours déchiré entre ses projets de recherche, ses engagements à produire ses articles, sa lourde charge d’enseignement et son désir de participer aux activités politiques en plus de ses obligations familiales, car il accordait une grande place à sa famille.

Michel a toujours eu le souci de rejoindre le plus grand nombre dans ses écrits, comme dans ses interventions. Comme les membres du BHP, il ne voulait pas à la revue de textes académiques jargonneux et inaccessibles ; il endossait parfaitement le projet initial d’une revue d’idées engagée sans renoncer à son caractère rigoureux. Jusqu’à la fin, il a souhaité réussir ce défi de concilier rigueur et engagement.

Il était ouvert aux apports des autres disciplines. Ainsi dès son article de 1989 dans les Cahiers d’histoire de l’Université de Montréal, il préconisait un rapprochement avec la sociologie historique. Il s’impliqua à fond dans le débat sur la critique du révisionnisme en histoire du Québec, mis de l’avant à l’occasion d’une publication de Ronald Rudin[4]. Il a bien caractérisé ce courant dans un article du BHP de l’hiver 1996[5]. Selon lui les révisionnistes ne mettent plus l’accent sur les spécificités d’une société québécoise subissant une oppression nationale, ou victime d’une « grande noirceur ». Le Québec est devenu chez eux une « société normale ». La Révolution tranquille est minimisée et le Québec est semblable à toutes les sociétés nord-américaines, car le Québec est libéral et normal depuis longtemps. Cependant, s’il ne fait pas de doute que le capitalisme libéral est prospère, plusieurs courants se sont opposés au libéralisme politique. Il estimait que les analystes révisionnistes sous-estimaient ainsi l’opposition de l’Église catholique au libéralisme politique du XIXe siècle ; il déplorait que chez les révisionnistes, les courants politiques extrêmes soient ignorés et que le conflit ethnique ait été nié ou marginalisé. En conclusion de ses commentaires sur les interventions à une table ronde discutant de l’ouvrage de l’historien Rudin, il préconisait une histoire post-révisionniste dont il présentait les principaux traits.

Depuis son mémoire de maîtrise sur les victimes du duplessisme, cette période de notre histoire l’intéressait toujours. Il a publié en codirection avec Alain G. Gagnon, les actes d’un important colloque sur Duplessis et le duplessisme aux Presses de l’Université Laval en 1997[6].

À partir de 2007, il mena le combat contre la réforme des programmes qui adoptait le paradigme socioconstructiviste défendu par les didacticiens du ministère de l’Éducation partisans du « renouveau pédagogique ». Cette réforme sera vivement contestée par les centrales syndicales et particulièrement par la Fédération autonome de l’enseignement (FAE) qui mit sur pied le comité « Stoppons la réforme ». L’équipe du BHP collabora avec la Coalition pour l’histoire dont j’étais alors le porte-parole. Ce nouveau programme de secondaire 3 et 4 s’éloignait de la réforme souhaitée par le ministre Garon et particulièrement du rapport de Paul Inchauspé sur la réforme du curriculum.

Michel interviendra à plusieurs reprises sur cette question dans de nombreux articles, en particulier en 2007, dans « Quel avenir pour l’histoire du Québec ?[7] ». Dans un ouvrage collectif publié en codirection avec Félix Bouvier, L’enseignement de l’histoire au XXIe siècle au Québec[8], il défend une position plus nuancée : finalement « l’apprentissage des compétences peut se faire de pair avec l’enseignement des connaissances… et avec l’évaluation des connaissances ». Il souhaite une réforme de la réforme, ce qui sera finalement fait à la suite du rapport de Jacques Beauchemin et Nadia F. Eid, assistés de Julien Prudhomme, professeur à l’UQTR et spécialiste, entre autres, de l’histoire de l’expertise en éducation. Réforme qui s’effectuera sans remettre en cause toute l’approche des compétences largement critiquée par de nombreux spécialistes de l’éducation non didacticiens. Il revient sur le sujet dans un article de la revue Traces de la SPHQ qui a pour titre « La question nationale dans les manuels de 3e secondaire[9] », où il prend bien soin de souligner qu’une histoire nationale n’est pas une histoire nationaliste.

Dans un autre article du printemps 2010, dans le cadre d’une recension de l’ouvrage Québec, quatre siècles d’une capitale[10], il réaffirme la nécessité de conserver le cadre national, répondant aux propos de l’historienne Michèle Dagenais de l’Université de Montréal qui considère que « le cadre national est partout remis en question maintenant que l’histoire monde est désormais en vogue dans la communauté des historiens[11] ».

Jusqu’à la fin, Michel ne perdra pas sa capacité de s’indigner. Ainsi à l’automne 2013, dans un éditorial de la revue portant sur l’affaire Frédéric Bastien et le peu de réactions de la part des historiens concernant les révélations de La Bataille de Londres (Boréal, 2013) et les coulisses du rapatriement de la constitution en 1982, il écrit : « Trop d’historiens, terrés dans leur tour d’ivoire se contentent d’écrire dans des revues scientifiques qu’eux seuls lisent. […] Comment expliquer la quasi-absence d’historiens et d’historiennes pour commenter l’ouvrage de Frédéric Bastien ? » Il ajoute :

N’est-il pas paradoxal que les partisans du programme de formation en histoire et éducation à la citoyenneté, qui vise a développer des compétences citoyennes à l’aide d’incessants va-et-vient entre le présent et le passé ne se soient pas levés pour applaudir au travail d’un historien comme Frédéric Bastien, qui nous permet de rendre intelligibles les enjeux politiques contemporains ?[12]

Il déplorera la quasi-disparition de l’histoire politique québécoise dans nos universités s’accompagnant d’un rétrécissement de la place accordée aux études québécoises dans toutes les disciplines et à tous les niveaux.

En avril 2017, c’est Michel qui a eu l’idée de réimprimer le premier volume du BHP, à l’occasion du 25e anniversaire de la revue. Il partageait l’orientation prise par les fondateurs, et que je rappelais à cette occasion :

Le BHP a voulu avant tout, mettre de l’avant le politique dans toutes ses dimensions. Nous n’avons jamais défendu ici l’histoire des grands hommes. Notre intérêt a toujours été l’histoire des mouvements sociaux, du mouvement syndical, des groupes de pression, des idéologies politiques et de l’histoire sociopolitique des groupes qui subissent une oppression, même si le mot est moins à la mode aujourd’hui, comme celui des homosexuels. L’histoire politique, nous la traitons, en abordant une grande variété de dossiers, comme la question des femmes et de leur rapport à la politique, la question nationale du Québec ou d’autres petites nations en lutte pour leur émancipation nationale[13].

Intellectuel estimé, il a eu de la reconnaissance. En 2018, on lui attribua un prix pour L’autre 150e[14], un ouvrage historique critique publié en collaboration avec Gilles Laporte et racontant nos 150 ans de luttes constitutionnelles dans le régime fédéral. À cette occasion, il déplorait le « déficit de conscience nationale » chez nos historiens, constatant que la critique du régime fédéral ne se fasse plus alors que la pensée de P. E. Trudeau semblait avoir gagné les esprits. Et à la suite de cet ouvrage collectif, il a voulu produire un dernier grand article synthèse de l’histoire de nos luttes constitutionnelles, montrant que le Canada, le British North America, s’est construit en annexant et en opprimant les nations autochtones, en annexant le Bas-Canada en nous privant de notre premier parlement et en imposant par un coup de force l’Union législative de 1840. Il endossait l’analyse de Maurice Séguin sur les conséquences tragiques de notre « annexion politique », consécutive à notre défaite militaire de 1763[15].

Pour rendre compte adéquatement de ses écrits politiques pendant plus de 30 ans, il aurait fallu présenter aussi ses ouvrages abordant tous une dimension politique, que ce soit son doctorat sur une association patronale corporatiste, le duplessisme ou la diversité culturelle ou encore ses écrits sur les grands commis de l’État québécois, en particulier ses entretiens avec Louis Bernard[16]. Son premier livre sur L’Affaire Roncarelli, Duplessis contre les témoins de Jéhovah[17], qui s’était mérité le Prix Edmond-de-Nevers, avait révélé très tôt un auteur doué et prometteur.

Il aurait été intéressant pour approfondir sa conception du politique sur le terrain, d’étudier en parallèle à ses écrits académiques, son rôle et ses écrits lorsqu’il était conseiller politique de Lucien Bouchard et de Michel Gauthier au Bloc québécois, son rôle à la direction de la commission politique du Bloc québécois sous Duceppe et comme conseiller au cabinet du premier ministre Bouchard à Québec.

Je souhaite vivement que son projet de voir réunis ses nombreux articles en histoire politique se réalise et qu’on analyse son apport à l’historiographie québécoise et à la cause de l’émancipation politique du Québec.