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Analysant la politique des présents français offerts aux chefs amérindiens dans le cadre de la réalisation et de l’entretien de la Pax Gallica au Canada, Gilles Havard a pu parler d’une « diplomatie d’apparat » commune à l’une et à l’autre rive de l’Atlantique[1]. Poursuivant son analyse, il écrit qu’ « Onontio [il s’agit du nom donné par les Amérindiens au gouverneur général du Canada] et ses agents réinvestissent en Nouvelle-France les méthodes de politique spectacle de la royauté destinées à impressionner les sujets ou bien les autres cours d’Europe[2] ». Ce qui se joue dans l’ancienne France – les modalités de l’institution et de la poursuite du consentement à l’obéissance politique, autrement dit la gouvernementabilité moderne – trouve dans la nouvelle un champ d’expériences similaires, une continuité de formes et de normes, tout en investissant celui des pratiques autochtones définissant les régimes de sociabilité politique et d’échanges entre les différentes nations de l’est du continent nord-américain. Peut-être parce qu’il est là moins établi dans des fondements à la légitimité incontestable, peut-être parce que, en somme, il y est fondamentalement suspendu, le pouvoir français en Nouvelle-France est tenu à un renoncement à son exercice véritable au risque de mettre en doute sa puissance sur l’espace de souveraineté qu’il revendique et d’ébranler la foi politique en une autorité qui n’est jamais, finalement, que la somme des consentements que les populations amérindiennes – mais peut-être aussi coloniales françaises – veulent bien lui accorder.

Face à cette configuration d’un impouvoir substantiel s’impose, avec la même intensité que le constat de son évidente vulnérabilité, le recours à une « logique d’éclat » (Gilles Havard) et à ce que je nommerai une politique des apparitions pour conjurer le soupçon de son inexistence. Autrement dit, la politique royale au Canada serait moins l’affaire du remplissage d’un prétendu vide politique, territorial, religieux et culturel amérindien selon le point de vue européen ne reconnaissant dans le Nouveau Monde que les marques du manque – une ambition qui ne peut être que déçue au regard de l’insuffisance des moyens mobilisables à cette fin –, moins donc le comblement de lacunes plurielles que la mise à distance de l’évidence du vide. C’est-à-dire une politique de conjuration des spectres de l’impuissance et d’occultation d’un régime de pouvoir toujours en défaut voire défaillant, par le spectacle et la montre – pour reprendre le vocabulaire de l’époque – des fantasmes de la puissance d’une part et le recouvrement des béances de la force par des simulacres pleins de l’autorité d’autre part. Une dynamique américaine qui serait à l’image, précisément, d’un régime politique français dans lequel lui-même, selon la formulation provocante de Louis Marin, le roi n’aurait jamais été « vraiment roi, c’est-à-dire monarque, que dans ses images[3] ».

Parmi de nombreux exemples de cette politique de substitution à la réalité du pouvoir des effets de la puissance, on peut citer la lettre adressée par le roi le 10 avril 1684 au gouverneur général La Barre, dans laquelle il explique que ne pouvant réellement vaincre les Iroquois, il fallait leur donner « la crainte » de ses soldats « sans en venir à aucun acte d’hostilité contre eux[4] ». Dix ans plus tôt, remontant le Saint-Laurent à l’été 1673 pour gagner le lac Ontario et établir sur ses rives un fort, le comte de Frontenac, quelque temps seulement après son arrivée à Québec en tant que gouverneur général du Canada pour y représenter Louis XIV, désira montrer la puissance de son autorité en se faisant accompagner de bateaux dans lesquels avaient été embarqués six canons qu’il avait fait « barbouiller de rouge et de bleu avec quelques ornements tels que les peintres de ce pays ici, qui n’en savent assurément tant que Mr Lebrun, sont capables de faire » avec l’intention manifeste de frapper les esprits des Amérindiens voyant passer un équipage aussi représentant[5]. S’il faut en croire sa relation, il assure au roi et à ses ministres que cette montre « a produit parmi ces barbares un très bon effet » puisqu’il s’agit tout autant de refléter une force véritable – quoique circonscrite à la portée de ces canons – que de projeter l’idée de sa puissance : soit, en un mot, de donner à voir autant qu’à imaginer. Et Gilles Havard de citer cette formule du secrétaire du gouverneur général qui isole et dévoile avec une très belle et très lucide acuité intellectuelle le point nodal – ou le chiffre – du régime d’autorité français au Canada : « faire valoir nostre puissance mesme au-dela de ce qu’elle pouvoit aller[6] ». Comme l’analyse Hélène Merlin-Kajman, l’économie de la légitimité du pouvoir royal à la Renaissance, et au XVIIe siècle encore, repose sur son spectacle : « l’autorité – écrit-elle – se montre sans avoir (et pour ne pas avoir) à se démontrer autrement[7] ». En France à l’attention des sujets du roi et, au-delà, à destination des puissances voisines comme en Nouvelle-France, à l’adresse de ces dernières comme auprès encore des populations amérindiennes qu’elle s’efforce de s’attacher à travers le large spectre d’une relation complexe et ambiguë, déclinée depuis le registre de la domestication jusqu’à celui de l’alliance, en passant par la subordination, l’amitié et la sujétion[8].

On voit dès lors affleurer au fil de ces lignes plusieurs sens à entendre dans le mot de représentation : il faut représenter la gloire et la dignité du roi ; il faut représenter sa personne, sa couronne et son État ; il faut que les sujets se représentent leur souverain à défaut de pouvoir le voir, car ils ne peuvent pas le voir ; il faut que les Amérindiens soient éblouis par la puissance de ce dernier pour ne pas interroger la réalité du pouvoir qu’il prétend avoir sur eux, car il est nécessaire qu’ils ne le voient pas afin de pouvoir être aveuglés par sa puissance, etc. Dans un livre récent, Myriam Revault d’Allonnes a rappelé qu’à la source de la représentation moderne se trouve la mimesis grecque dont l’interprétation par Platon et par Aristote nourrit la puissante polysémie et rend compte de la variation des usages[9]. Entre le modèle platonicien, pictural, d’une représentation entendue comme l’imitation et le reflet d’un modèle – l’Idée – décliné dans l’imperfection du monde sensible et la finitude du siècle, et celui aristotélicien, théâtral, d’une représentation pensée comme une modalité d’action dans le monde, comme une performance capable de donner aux hommes une idée de leur devenir possible – les capacités de l’agir humain pour le meilleur et pour le pire –, il est assigné à la représentation des régimes d’effets oscillant entre la substitution, le simulacre, l’illusion, la présence et l’anticipation comme elle peut répondre d’une agentivité plurielle à travers ses formes transitive, intransitive, passive et active[10].

Il conviendra donc de prendre en charge les régimes différents de la représentation du roi en Nouvelle-France selon que l’attention se porte sur l’un ou l’autre des deux principaux « foyers de sens » : celui de la présence dans lequel il est question de rendre perceptible, devant les yeux ou en pensée, un objet absent ; celui de la délégation dans lequel il est question de remplacer un sujet absent. En posant ainsi les termes de la réflexion, il paraît essentiel de prolonger le nécessaire tableau institutionnel à travers lequel seront convoqués les différents âges de la représentation du roi au Canada aux XVIIe-XVIIIe siècles par l’examen parallèle des facultés de la représentation à figurer différemment les visages de la gouvernance royale dans la Nouvelle-France et de poser la question de leurs possibles limites au regard des colons pour lesquels elles étaient mises en oeuvre[11].

Représenter le roi : l’âge de la délégation (1532-1663)

La question de la représentation du roi en Nouvelle-France durant le régime français trouverait sa réponse dans le constat de l’évolution suivante. À une période originelle marquée – dès les années 1530 comme dans celles de la refondation dans les années 1590-1600 de la présence française en Amérique du Nord – par le primat de la délégation succéderait, jusqu’à la perte du Canada en 1763, une organisation politique définie par le principe de la représentation. Le passage entre ces deux âges et ces deux modalités de la figuration du pouvoir royal en Nouvelle-France serait donc celui que l’historiographie identifie, entre 1663 et 1665, comme relevant de ce que l’on a pu appeler la provincialisation de la colonie ou, plus justement peut-être, la royalisation du Canada[12]. Outre le fait qu’il conviendrait probablement d’élargir la chronologie de cette séquence charnière aux années 1661-1674 et d’associer aux événements canoniquement retenus – l’établissement de seigneurie directe du roi sur la Nouvelle-France et son incorporation au Domaine ; l’envoi d’un régiment de l’armée royale pour faire reculer la menace iroquoise ; la désignation d’un intendant et l’établissement d’un Conseil souverain ; l’affirmation du gouverneur général sur le gouverneur de la seigneurie de Montréal ; l’arrestation de Nicolas Fouquet (véritable vice-roi d’Amérique derrière son prête-nom le marquis de Feuquières, Isaac Pas, qui démissionne de sa charge un mois après l’arrestation du surintendant) – comme l’avait déjà proposé Marcel Trudel, la dissolution de la Compagnie des Cent-Associés et la mise au pas des ambitions nobiliaires du gouverneur Frontenac, cette succession donc d’une modalité de la représentation à une autre a pour elle la simplicité toujours suspecte d’un mécanisme institutionnel par trop évident, car sans perte ni reste, et semblant déjouer, neutraliser pourrait-on dire, par la grâce d’une autonomie d’appareils et d’une logique narrative, la complexité des écheveaux sociaux et des rets idéologiques contradictoires qui ne font alors qu’affleurer, perçant, comme les fractures horribles d’un lac gelé, la limpide continuité des faits.

Comme l’a rappelé la thèse d’Helen Dewar, la représentation royale en Nouvelle-France est d’abord l’âge des commissions et des délégations, la continuité de cette pratique administrative et institutionnelle comblant le hiatus chronologique entre les prémices de la colonisation de l’Amérique du Nord sous François Ier et le renouveau de la présence politique française au Canada sous Henri IV[13].

The delegation of power and privileges to private individuals or companies seemed like an easy, low-cost way for revenue-strapped, risk-averse European monarchs to extend their reputation and dominion overseas in the so-called “Age of Expansion.” In exchange for various regal powers – often including the right to declare war and enter treaties, to maintain a military force, and to administer justice – proprietors engaged in colonization, trade, and exploration, all of which intended to “y establir nostre auctorité” or secure sovereign claims to territory[14].

Formalisée dans les lettres de commission de Jacques Cartier pour ses trois voyages transatlantiques de 1534, 1535 et 1541, et dans les lettres de provision, en janvier 1540, de la charge de lieutenant général octroyée par le roi français à Jean-François de la Rocque de Roberval, la pratique de la délégation de l’autorité pour l’exploration et la colonisation du continent nord-américain s’inscrit dans les formes ordinaires de l’administration monarchique et du gouvernement royal telles que l’on peut les observer aussi bien dans la France métropolitaine que dans ses territoires italiens sous Charles VIII, Louis XII et encore François Ier et Henri II[15]. Elle ne dénote donc pas une pratique spécifique à la gestion des espaces ultramarins par-delà l’Atlantique et n’est pas un régime propre à la gouvernance de la discontinuité territoriale. Elle constitue une illustration d’un mode de délégation du pouvoir coutumier à la France médiévale et renaissante dont le champ concerne l’autorité exécutive aussi bien que la puissance législative et réglementaire, le champ judiciaire du droit public comme la sphère du droit privé. En ce sens, elle qualifie une certaine exceptionnalité ordinaire américaine en rangeant le Nouveau Monde sous un régime administratif commun au royaume français et à ses projections impériales : qu’elles soient péninsulaires et qu’elles regardent vers l’est ; qu’elles soient atlantiques et qu’elles se portent à l’ouest du planisphère.

Commune au gouvernement des provinces du royaume tel qu’il se met en place aux XIVe et XVe siècles, aux vice-royautés établies en terres étrangères (en Italie comme en Catalogne par exemple), à l’administration officière moderne naissante à l’articulation des XVe-XVIe siècles, et à la pratique domestique traditionnelle des tutelles et des curatelles en pays de droit écrit aussi bien que dans ceux relevant des coutumes, la délégation par le roi de pouvoirs considérables en Amérique à des personnes ou à des compagnies privées est à la fois la première et la principale forme de représentation du souverain dans les colonies atlantiques du sud au nord de ce continent. Replacée parmi les tutelles – par lesquelles la famille du père défunt se substitue à lui dans la gestion et l’administration des biens de ses enfants –, les procurations judiciaires ou marchandes, la délégation de la justice aux officiers, celle de l’exercice de l’autorité aux gouverneurs, les ambassades alors naissantes, les vice-royautés, les régences, lieutenances générales du royaume et autres lieutenances générales de l’État royal et Couronne de France, la commission dont jouissent au Canada les représentants du roi est d’abord une pratique conforme à la manifestation d’une autorité et d’un pouvoir dont le ressort, s’il trouve sa source dans une personne unique, excède les possibilités d’exercice direct de celle-ci. Elle concerne dans ces premiers temps, comparable en cela à la construction diplomatique contemporaine des relations entre les princes et les États européens, la potestas du souverain qui, sans rien céder de ses droits ni aliéner en quelque manière que ce soit une puissance toujours retenue entre ses mains, confère la charge de sa mise en oeuvre là où il ne peut le faire en personne[16]. Il ne s’agit donc pas d’une concession, mais bien de la forme particulière d’une autorité qui s’exerce par délégation. Il convient d’insister ici sur l’objet commis par le roi à son représentant qui n’est pas tant une faculté souveraine, la gloire du prince ou une puissance générique, que le pouvoir d’agir dans des domaines et selon des modalités précisément définis et énumérés dans le texte des commissions[17].

Cette représentation de la personne du prince est bien d’abord la commission par le roi d’une capacité à un tiers lequel est substitué – on trouve également dans les textes des commissions le verbe subroger, empruntés tous deux au lexique de la pratique comme le rappelle le Dictionnaire de l’Académie française en 1694 – à sa personne pour être son lieutenant au sens strictement étymologique de « tenant lieu » de. La commission du sieur La Roche, datée du 12 janvier 1598, explicite ce lien. Troïlus de Mesgouez est ainsi établi dans cette charge afin de : « faire, disposer et ordonner de toutes choses opinées et inopinées concernant la dite entreprise comme il jugera à propos pour notre service les affaires et nécessités le requérir et tout ainsi et comme nous mêmes ferions et faire pourrions, si présent en personne y étions[18]. »

Mais ce principe d’une délégation, pour limpide qu’il soit ainsi présenté, s’obscurcit de difficultés diverses qui tiennent à l’organisation institutionnelle du royaume moins dessinée abstraitement dans toute la rigueur hiérarchique, articulée et cohérente d’un organigramme bien défini depuis sa tête qu’établie par l’histoire en couches successives se déployant les unes sur les autres sans principes d’homogénéité, d’équivalence ou de complémentarité ni sans logique de substitution[19]. Il se manifeste, dès lors, des enchevêtrements possibles de représentations où le lien de subsidiarité se brouille dans la concurrence possible de ceux qui, à un niveau égal, s’en réclament – le lien hiérarchique de l’antéposition nourrissant au gré de déclinaisons horizontales comme verticales les possibilités d’ingénieux contournements[20]. À la difficulté que peut représenter dans un premier temps la question du positionnement de l’Amirauté et de ses vice-amiraux dans la délégation de ces pouvoirs émargeant largement sur la juridiction maritime de cette ancienne institution vient s’ajouter, à partir de 1612, l’établissement d’une vice-royauté en Amérique. Celle-ci est amenée, en effet, à déléguer, d’un côté, une autorité administrative recouvrant ce que l’on appelle le domaine de la police à un lieutenant lui-même établi dans la capacité à désigner ses propres lieutenants ou capitaines qui ne sont fondés à se réclamer pour autant que de la seule autorité du vice-roi ou du lieutenant général du roi, et, de l’autre, des privilèges en matière de traite et de négoce à une compagnie de marchands dont le bon fonctionnement requiert également l’établissement de procureurs et d’agents[21]. Champlain est ainsi établi, au mois d’octobre 1612, en tant que lieutenant du vice-roi – il s’agit alors du comte de Soissons –, lui-même chargé de la représentation du roi en Nouvelle-France. Sa lettre de commission fait rejouer ses éléments de substitution, mais, à la différence de celle citée plus haut, elle introduit désormais une médiation nouvelle entre lui et le souverain :

Savoir faisons à tous qu’il appartiendra que […] icelui sieur de Champlain, pour ces causes et en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, avons commis, ordonné et député, commettons, ordonnons et députons par ces présentes notre lieutenant pour représenter notre personne au dit pays de la Nouvelle-France […] ; et ce faisant, gérer, négocier et se comporter par le dit sieur de Champlain, en la fonction de la dite charge de notre lieutenant, pour tout ce qu’il jugera être à l’avancement des dites conquête et peuplement ; le tout pour le bien, service et autorité de Sa dite Majesté, avec même pouvoir, puissance et autorité que nous ferions si nous y étions en personne[22].

Cet espace supplémentaire dans la médiation est susceptible donc d’entretenir une politique du contentieux quand les intérêts des représentants ne se recouvrent pas comme le montre l’affrontement en 1621 entre Champlain et le nouveau maître de la compagnie commerciale Guillaume de Caen où la justice et la force fondent les deux adversaires à se prévaloir de la même prééminence du prince et de son représentant. L’épisode est bien commenté par Helen Dewar qui en fait l’illustration de la nécessité de substituer un paradigme d’un mode d’impérialisation à un autre en montrant combien « far from a linear trajectory from commission to established settlement, [empire building] was a messy, ramshackle enterprise[23] ».

Généralement tenue par l’historiographie comme une tentative de clarification de la politique coloniale du royaume et un effort de normalisation et d’efficacité de la gestion de l’établissement français en Amérique du Nord, la création de la Compagnie des Cent-Associés ne concourt pas moins que les expériences organisationnelles précédentes à cette histoire heurtée de la représentation du prince en Nouvelle-France. Cet élément de complexité et de confusion supplémentaire procède en effet tout autant des aléas extérieurs que cette nouvelle compagnie dut affronter que des éléments constitutifs mêmes de son établissement par le cardinal de Richelieu en 1627. La compagnie des Cent-Associés est confrontée, en effet, dès les années 1628-1632, à de considérables difficultés (parmi lesquelles la perte de Québec…) qui sans le soutien du principal ministre de Louis XIII auraient fait avorter l’entreprise mise en place. Ces difficultés contraignent néanmoins la Compagnie – à laquelle ont été remis par le roi des pouvoirs considérables à la mesure de cette formidable seigneurie territoriale – de déléguer à son tour des responsabilités d’ordre administratif à des individus et à des ordres religieux en Acadie comme dans la vallée du Saint-Laurent. Dès lors, l’unicité artificielle d’une dénomination simple comme le pouvoir ou le roi se fractionne dans une pluralité d’agents pourvus d’autorités adjacentes et complémentaires, mais potentiellement aussi concurrentes et contraires. L’historiographie récente a montré qu’il fallait moins considérer l’absolutisme comme une théorie sans cesse dénoncée par les pratiques réellement observées, mais, bien plus utilement pour la compréhension des évolutions politiques, sociales et institutionnelles du régime, comme une « grande entreprise à participation » afin de dépasser l’inventaire des décalages entre les promesses et les ambitions de l’absolutisme idéal et les réalités de l’absolutisme pratique[24]. Pour la représentation du roi en Nouvelle-France, c’est bien davantage, en effet, un « roi collectif », pour reprendre ici l’expression d’Emmanuel Le Roy Ladurie à propos du conseil du roi, qu’il convient de reconnaître plutôt que d’entretenir la fiction d’une autorité royale placée dans un représentant unique et qui ne serait jamais que cela[25]. Cette reconsidération historiographique – derrière laquelle l’influence de Michel Foucault ou de Pierre Bourdieu est évidente – d’une configuration plus ou moins formalisée de pouvoirs et d’une multiplicité d’agents plutôt que de parler d’un pouvoir uniformisé par la pratique représentative est à l’image des travaux actuels renouvelant l’histoire impériale et portant sur la réévaluation critique d’une souveraineté qui, dans le cas français, serait à comprendre davantage comme une expérience coconstruite entre les deux rives de l’Atlantique qu’abordée à l’aune du fantasme de la projection depuis le royaume de l’ancienne France dans l’espace américain de la nouvelle d’une réalité allogène, cohérente, homogène et strictement définie, telle une Athéna conceptuelle sortie tout armée de la cuisse de Zeus[26].

Enfin, il convient d’ajouter à ce tableau institutionnel des modalités de la représentation du roi le répertoire des signes qui en manifestent la présence modulée et déclinée, pour reprendre les propositions théoriques classiques de Charles Sanders Peirce, sous le régime métonymique de la trace pour l’indice, dans le principe de la ressemblance pour l’icône, et enfin à travers l’arbitraire de la relation pour le symbole. Ces principes de sémiotique permettent de ne pas négliger ici la représentation « matérielle » du prince dont le visage, le titre, le nom et le chiffre sont gravés sur ses monnaies et dont les armes et celles de son royaume sont sculptées dans les « merches », memoria et autres padraoes laissés à chaque nouvelle étape de l’exploration du continent par ses capitaines et ses explorateurs sur une croix, un poteau en bois, le fonds d’un chaudron de cuivre, la face d’une colonne de marbre ou écrits et dessinés sur un papier cloué au tronc d’un arbre[27]. Ou encore dont le nom est proclamé et acclamé par l’auditoire lors de ces prises de possession et leur rituel juridico-politique sans évoquer plus avant leurs titres et leurs emblèmes sur les cartes géographiques qui dessinent et mesurent l’étendue de leur puissance[28].

Dynamisée par l’énergie propre à la représentation sémiotique et aux logiques entretenant les liens complexes du référent, du signifié et du signifiant, la complexité pratique et l’évolution de la représentation institutionnelle introduisent donc entre le roi et ceux qui le représentent des écrans divers et une granulométrie telle de niveaux de médiation le rendant finalement peut-être plus invisible et lointain qu’il l’était nécessairement déjà. La représentation royale est comme évidée, dispersée en autant de poupées gigognes qu’il existe de dépositaire de l’autorité du prince, quand elle est parallèlement comme diluée, étalée jusqu’à son inconsistance par le nombre de ceux qui peuvent se prévaloir d’être « un morceau de roi » pour reprendre la formule d’Agrippa d’Aubigné[29]. Par ailleurs, la représentation du roi ne peut pas être seulement la multiplication des signes de son pouvoir au risque de vider la représentation de toute efficacité politique au sens où Louis Marin entend que ces signes doivent d’abord être de la puissance en réserve et non une manifestation de force.

Comme l’analyse Helen Dewar, la représentation du roi, à travers la pratique de la commission (à des individus comme à des compagnies), est alors la somme des couches de souveraineté et des degrés de l’autorité ainsi déléguées sans solution ni de continuité ni de cohérence[30]. La représentation royale épuise le roi en degrés de pouvoirs comme en autant de couches d’un oignon qui à l’issue d’un tel traitement – proprement son analyse – n’existe plus pour reprendre l’image de Peer Gynt[31]. Une telle déclinaison de la figure du souverain en personnages multiples de sa personne et en tessères de son autorité pouvait-elle se perpétuer quand une inflexion formidable de la pensée politique, à l’oeuvre entre les années 1570 et les années 1630, envisageait moins le roi comme un ensemble de pouvoirs et de prérogatives les uns aux autres agrégés qu’en tant qu’il était d’abord une souveraineté et une dignité dont Cardin Le Bret a pu écrire qu’elles étaient, comme le point en géométrie, proprement indivisibles[32] ?

Représenter le roi : rendre présent l’absent (1663-1763)

On connaît la fascination, durant les années 1650-1660 de Louis XIV pour Alexandre le Grand[33]. Face à l’écheveau de la représentation royale en Nouvelle-France qui semble conclure autant sur le caractère inextricable des liens de délégation que sur la faiblesse particulière de chacun d’eux à représenter le souverain, Louis XIV n’a-t-il pas pu être séduit par le geste exceptionnel et fondateur du roi de Macédoine tranchant le noeud gordien en renonçant à suivre l’art et la manière avec lesquels ses prédécesseurs avaient échoué face à l’épreuve de son dénouement ? Un roi qui, en mars 1661, avait fait le choix de régner et de gouverner sans principal ministre pouvait-il être indifférent à cette compétition des médiateurs qui se disputaient son pouvoir au risque d’exposer la dignité de la souveraineté monarchique à des usurpations intéressées ? Même si nous savons combien cette affirmation de l’immédiateté du pouvoir constitue une pétition de principe que la perpétuation des pratiques gouvernementales traditionnelles dénonce comme telle, il n’en demeure pas moins nécessaire de considérer que le jeune roi avait profondément aspiré à un changement de nature du système chargé de le représenter à sa cour, à Paris, à l’intérieur du royaume comme dans les projections ultramarines de celui-ci[34]. Les différents incidents diplomatiques des années 1661-1683 manifestent éloquemment la préoccupation d’un roi à conserver inentamée la représentation de sa personne dont la gloire constituait la « chose du monde qui [lui était] la plus précieuse » (comme il le confie aux hommes de lettres rassemblés par Colbert pour constituer la « Petite Académie » en 1663) et la souveraineté une dignité majestueuse que l’on ne pouvait démembrer, car elle était moins une somme de pouvoirs accumulés ou une succession de prérogatives qu’un tout sans parties[35]. Il faut par ailleurs compléter le paysage idéel de la décision prise par Louis XIV de « royaliser » les colonies en mesurant quelle influence ont pu avoir sur celle-ci la formulation par Thomas Hobbes, avec le De Cive et le Léviathan, d’un nouveau paradigme politique et la réception précoce de ce dernier par la double médiation d’une traduction dédiée au jeune souverain de l’oeuvre du philosophe anglais et d’une réinterprétation, autant plastique que conceptuelle, du frontispice qui en fait encore la célébrité[36].

Réagissant aux initiatives du gouverneur général Frontenac, suspecté de vouloir instituer en Nouvelle-France un corps politique en appelant, dès son arrivée à Québec au début de l’automne 1672, ses nouveaux administrés à s’organiser en corps, et de rétablir avec la charge du syndic une sphère publique de la représentation alternative à l’ordre représentatif du prince, Colbert délivre dans l’une de ses lettres appelant le gouverneur à corriger son erreur ce que l’on peut tenir pour le sésame du nouveau régime de représentation que le roi entendait mettre en oeuvre avec les principales mesures prises entre 1663 et 1665 et que nous appelons la « royalisation ». Le 13 juin 1673, en dénonçant l’erreur politique, et outrancièrement intempestive, de la démarche de l’ancien frondeur, et en rappelant qu’il n’était pas convenable qu’un seul homme représente tous les autres s’il n’était lui-même le roi, Colbert formulait nettement le chiffre de l’économie politique absolutiste et de sa logique représentative trouvant ainsi « bon que chacun parle pour soy, et que personne ne parle pour tous[37] ». Dans la traduction française, en 1652, des Elements of Law de Thomas Hobbes sous le titre Le Corps politique ou les éléments de la loi morale et civile, Abraham Bosse reprend son dessin du frontispice original du Léviathan, publié l’année précédente par le philosophe anglais[38]. Le format du livre français, un in-16, l’oblige à recadrer en verticalité une composition conçue sur un plan horizontal et on ne détaillera pas ici les modifications apportées. On sollicitera toutefois l’oeuvre de Hobbes, dans la traduction de Samuel Sorbière, pour le frontispice acclimatant la figure du géant politique aux attendus de la représentation monarchique française et à son contexte théologico-politique, et pour quelques passages de la dédicace où est précisé, comme un moment qu’il faut dépasser qu’il « est vrai que plusieurs conçoivent malaisément que tout l’État est compris dans la personne du roi[39] ».

« Léviathan », Le corps politique ou les elements de la loy morale et civile, s.l., [1652], frontispice d’Abraham Bosse.

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Contrairement à la myriade d’individus anonymes se pressant pour former le corps du Léviathan anglais et qu’on ne voit que de dos, le corps du roi français rassemble dans sa personne les trois ordres du royaume dont chaque membre peut être individualisé. La figure qui se dessine contient, enferme et resserre la société française toute entière dans le corps du roi qu’il représente sans perte ni reste. Fidèle en cela aux principes corporatistes du royaume, le Léviathan français concilie l’individualisation des sujets et la puissance de sujétion de leurs libertés particulières. La réponse de l’absolutisme versaillais aux rejeux, en Nouvelle-France, de la protestation nobiliaire frondeuse des années 1649-1651 est, avant même le vigoureux rappel à l’ordre du gouverneur général par le ministre de Louis XIV, tout entier contenu dans cette gravure et dans le propos de l’ouvrage qui dresse moins le portrait des représentants naturels de la société conformément aux vieilles règles régissant les modalités de la représentation et de l’élection des élites que celui, artificiel, de l’État[40]. Un État dont le prince tente d’apprivoiser la capacité d’autonomisation comme la faculté d’absolutisation en lui prêtant un air familier aux souverains français et en s’efforçant de contenir la puissance de singularisation du monstre qui dévoile, depuis le début des années 1580, ses appétits d’indépendance comme en témoigne, du point de vue lexical par exemple, le contraste entre la rareté précédemment constatée de l’expression « État » détachée de sa référence au royaume ou au roi, et la fréquence de son usage délié de tout rattachement explicite à ceux-ci passé le moment des États généraux de 1614[41]. Une tension soutenue par le roi jusqu’à son dernier souffle, car le « spectacle du Roi-État » ne s’achève que le 1er septembre 1715, Louis XIV confessant, le 26 août, devant ses officiers se pressant dans sa chambre, comme un champion épuisé par cette lutte inégale, que revenait désormais à un autre la charge de tenir la distance de cette confrontation au risque de précipiter la monarchie vers l’abîme : « Je m’en vais, mais l’État demeurera toujours ; soyez-y fidèlement attaché[42] ».

Cinquante ans avant cette scène préludant aux renversements politiques des Lumières et de la Révolution et à la nationalisation de la figure de l’État, le roi s’était efforcé en Nouvelle-France de donner à la représentation de sa personne plus que l’expression d’une délégation de pouvoir et à l’État français en Amérique un visage plus singulier que les multiples têtes qui s’en réclamaient. En réaménageant avec le couple constitué par le gouverneur général et l’intendant les principes constitutifs de la représentation royale – la mise en place de la Compagnie des Indes occidentales ne ressortant pas de la même logique de délégation du pouvoir princier que celle instituant la défunte compagnie des Cent-Associés –, le roi conférait la dignité de sa personne au premier et la charge au second d’en réaliser les effets. Sans reprendre ici l’important dossier de la difficile collaboration de ses deux représentants du pouvoir royal, nous nous arrêterons seulement sur la fécondité de leur compétition pour donner à la présence du roi en Nouvelle-France l’efficacité d’incarnation à laquelle ils ne pouvaient bien sûr jamais pouvoir prétendre absolument. Rendre présent le roi, telle est bien le mérite du bricolage de Frontenac improvisant une représentation de son souverain en ordonnant de peindre de bleu et de rouge les deux principaux bateaux de la flottille l’accompagnant dans son périple laurentien évoqué plus haut. En associant, en effet, l’impression espérée que ces couleurs pourront produire sur les spectateurs français et amérindiens, à l’évocation des portraits de Louis XIV réalisés par le premier peintre du roi, Charles Le Brun, il s’agit pour Frontenac de provoquer une relation d’équivalence entre le roi peint et le roi représenté par ses armes et ses canons par celui précisément qui est son « représentant personnel » pour reprendre l’expression de Gilles Havard et de Cécile Vidal[43]. Par le spectacle inédit de cette majesté en représentation et la force de cette montre, il est recherché tout autant la célébration de la dignité du roi que le gouverneur général doit soutenir que l’assurance des prééminences de ce dernier. Mais à ce jeu, un intendant se montra le plus fort trouvant l’occasion de rappeler au gouverneur général que l’absence du roi excédait toutes les démonstrations de présence de ses représentants et, sans rien oublier de son intérêt courtisan, d’affirmer avec la modestie calculée nécessaire qu’il pouvait, lui, être « l’oeil et la main » d’un roi qui, à défaut d’être réellement représenté, pouvait être vu. Dans sa lettre du 10 novembre 1686, le gouverneur général, le marquis de Denonville, installé à cette charge depuis l’été 1685, relate les débuts à Québec du nouvel intendant, Jean Bochart de Champigny : « […] M. de Champigny a apporté en ce pays un buste du Roi en bronze qui fut mis mercredi 6 de ce mois dans la place de notre Basse-Ville avec le plus d’honneur et de cérémonie qu’il se pût ; il en a fait toute la dépense[44] ».

Plus tard, dans le contexte des débats liés à l’enlèvement du buste du roi obtenu par les marchands de la Basse-Ville au nom de la commodité des usages commerciaux de la place, l’intendant expliquera au ministre, dans une lettre datée d’octobre 1700, les raisons de son geste inaugural, donnant à comprendre qu’il avait apporté et installé ce buste « pour donner une idée du Roy à quantité de ses sujets qui étoient privez de le voir[45] ».

« Buste de Louis XIV », Le Bernin, 1665 (Château de Versailles, Salon de Diane). Ce buste est généralement tenu pour être le modèle de celui installé en 1686 avant de disparaître vers 1713 et d’être remplacé en 1931 par celui présent actuellement à Québec.

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Soit, pour parler trivialement, une façon de botter en touche en mettant la représentation du roi hors de portée des prétentions du gouverneur général comme des siennes puisque la présence du buste royal épuisait l’énergie même de la représentation et qu’elle nommait, depuis son lieu désormais un espace du titre du monarque en transformant la place du marché en Place royale. Mais c’est l’intendant qui en est à l’origine…

Robert Challe, évoquant les gouverneurs de l’Acadie où il a séjourné entre 1683 et 1688 pour y diriger une pêcherie, reprend, lorsqu’il rédige vers 1716-1717 le manuscrit inachevé de ses Mémoires, une formule de La Bruyère qui, dans Les Caractères – plus particulièrement dans la partie consacrée à la cour du prince –, dévoilait une vingtaine d’années plus tôt l’économie du pouvoir royal, la logique de la représentation aristocratique et le mécanisme de dissémination de l’autorité dont les rouages sont constitués de la vanité, de l’imitation servile, de l’intérêt, du désir de servir pour commander ailleurs. Ces gouverneurs ne sont alors aux yeux de l’observateur critique que des « singes de la royauté ». Si l’expression dénonce l’aveuglement des représentants du roi incapables de saisir les particularités de leurs administrés acadiens, et si elle souligne le caractère intransigeant de ces hommes si mal assorti à des peuples « qui ont presque sucé avec le lait l’air d’indépendance qu’ils ont contracté avec les sauvages parmi les quels ils ont été élevés » et qui alimente donc les difficultés de la France dans ce territoire convoité par l’Angleterre, elle peut aussi être entendue comme le désabusement du regard libertin porté sur l’impuissance ou l’inanité de la représentation, celle des hommes comme celle des institutions[46].

L’expression creuse de manière cruelle, en effet, l’écart que la mimesis platonicienne fonde inexorablement dans la distance absolue entre le modèle bien plus réel, car vrai et sa copie à jamais fausse, car réalisée. L’interprétation aristotélicienne, quant à elle, d’une performance politique et d’une puissance de réalisation dans l’imitation ne trouve dans la compétition de l’intendant et du gouverneur que le champ clos d’une rivalité réduit aux dimensions d’une basse-cour et au pragmatisme intéressé de leurs actions. Et quelle est l’aura, au sens benjaminien du terme, du buste royal qui, censé présenter le roi, et par la grâce de cette énergie esthétique, saisir ceux qui le regardent, quand justement ces derniers, comme le démontre leur opposition réussie à la pérennité de cette installation d’encomiastique royale, ne reconnaissent en lui qu’un obstacle placé sur leur chemin, une gêne à leurs activités, et qu’ils obtiennent d’être placé hors de leur vue et ôté de leur vie[47] ? Se pose alors une question essentielle qui est celle de la nature de la soumission à ce régime d’autorité, car les aléas de la représentation royale n’affectent que peu le loyalisme des habitants de la Nouvelle-France quand les rapports des gouverneurs, des intendants et des voyageurs au XVIIIe siècle font cependant de l’indépendance des Canadiens une forme d’essence naturelle de leur créolité. Quand les dynamiques de la représentation royale pouvaient mettre en exercice le consentement des sujets du roi à son autorité, ne démontrent-elles pas de manière plus évidente encore que celle-ci n’a pas de meilleur fondement que dans l’assentiment au pouvoir et dans l’habituation à l’obéissance ? Jusqu’à ce que, peut-être, la question de la représentation change alors définitivement de paradigme et qu’à la reconnaissance du roi succède celle de l’exigence de se faire reconnaître par celui-ci, et que face à la représentation du souverain se dresse la souveraineté de la représentation.