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Le Frère Marie-Victorin (1885-1944), fondateur du Jardin botanique de Montréal, est connu pour sa contribution à l’étude scientifique de la Flore laurentienne durant l’entre-deux-guerres. Conrad Kirouac de son vrai nom est né en 1885. Quarante-sept ans après que Durham ait qualifié les Canadiens de peuple sans littérature. Il est professeur à l’Université de Montréal de 1920 jusqu’à sa mort en 1944. Depuis une vingtaine d’années, l’historien des sciences Yves Gingras met en relief des aspects de sa pensée qui vont bien au-delà de son intérêt pour la botanique. L’historien a notamment publié sa correspondance avec Marcelle Gauvreau dans Lettres biologiques. Recherches sur la sexualité humaine. Dans Science, culture et nation, Gingras rassemble treize textes publiés en grande partie au journal Le Devoir qui nous font découvrir non seulement un défenseur de la connaissance scientifique dans un Canada français qui n’en avait que faire, mais un chercheur ayant une pensée sociale très articulée à propos des liens entre la pauvreté de la culture scientifique et l’aliénation économique et politique des Canadiens français.

Dès 1917, Kirouac dénonce l’indifférence des Canadiens français à l’égard de l’étude des sciences naturelles. Cette dénonciation ne prend pas la forme d’une valorisation de la science en soi, mais d’une analyse des conséquences de cette pauvreté scientifique sur la culture, la littérature, l’économie et la politique, autant de secteurs qui peinent à se développer au Canada français, parce qu’ils ne parvenaient pas à se saisir au moyen d’une pensée scientifique. Kirouac va jusqu’à dénoncer l’incapacité des littéraires à nommer la faune et la flore du Québec. Aussi, l’absence de l’application d’une connaissance scientifique à l’agriculture, à la foresterie et à la minéralogie, pour ne nommer que certains secteurs, a comme conséquence que le savoir sur le Québec se développe à l’étranger.

Le texte « La province de Québec, pays à découvrir et à conquérir. À propos de culture scientifique et de libération économique », publié le 25 septembre 1925, est une véritable feuille de route en vue de multiples axes de transformations sociales au Canada français. Or, ces transformations trouvent leurs conditions de possibilité dans le développement d’une culture scientifique étendue à un ensemble de domaines dont les Canadiens français sont absents : la botanique, la minéralogie, la géologie, l’agriculture, etc. Sans ce développement de la culture scientifique, « [t] out autour du Saint-Laurent » où « l’anglophone et l’étranger sont maîtres », les Canadiens français sont « condamnés à servir nous-mêmes d’instruments de notre ruine ». Or, il ne peut y avoir souveraineté sur le territoire, si les Canadiens français restent « … étrangers au mouvement scientifique contemporain ». La souveraineté sur la connaissance est nécessaire à celle du territoire, de l’économie et de la vie nationale : « Nous ne serons une véritable nation que lorsque nous cesserons d’être à la merci des capitaux étrangers, des experts étrangers, des intellectuels étrangers : qu’à l’heure où nous serons maîtres par la connaissance d’abord, par la possession physique ensuite des ressources de notre sol, de sa faune et de sa flore ».

L’américanité du Frère Marie-Victorin transparaît dans la méfiance qu’il cultive à l’égard des intellectuels mondains « qui passent l’été à Paris », qui ne voyagent qu’en « bateau de luxe » et qui ne connaissent rien du Québec et de l’environnement nord-américain dans lequel il s’inscrit. Si les traits d’un certain nationalisme se dessinent chez lui, ce n’est pas pour trouver un refuge dans le passé ou dans des traditions inventées ou dans le ressentiment, mais plutôt parce qu’il reconnaît une véritable nation au fait qu’elle ait ses propres scientifiques, entrepreneurs et littéraires. En somme, le développement d’une culture scientifique apparaît ici autant comme une fin qu’un moyen dont devrait se doter une nation. La connaissance scientifique du Québec est ici une condition nécessaire à l’essor économique du Québec et à la lutte contre l’exploitation de « troupeaux de travailleurs francophones ». En somme, il y a une orientation indéniablement moderne et anticoloniale dans la pensée à contre-courant du Frère Marie-Victorin.

Il revient à la charge en 1926 dans un texte intitulé « La science et nous. Question d’attitudes ». Il dénonce alors l’état de l’enseignement des sciences qui « est lamentablement garé sur quelque voie d’évitement, isolé de la ligne de transmission des idées, des recherches et des découvertes », ainsi que l’absence d’un « milieu scientifique saisissable », et de « presse scientifique, et [le fait] que la presse d’information accorde au charlatan, à l’illuminé ou au simple faiseur une réclame tapageuse qui noierait dans l’ombre l’éventuelle oeuvre de génie ».

L’emploi de la notion de « race » pour qualifier ce que l’on qualifierait aujourd’hui de groupe ethnique ou national était monnaie courante durant les années 1920 au Canada. Or, il est intéressant de voir que chez Marie-Victorin, le sentiment de fierté raciale doit être subordonné à des sentiments plus nobles :

[…] il faut avoir la loyauté de convenir que, malgré la légitimité de ces sentiments et de ces préoccupations, il y a quand même dans le domaine des choses morales, des choses de l’idée, une hiérarchie nécessaire, et que, dans cette hiérarchie, la recherche désintéressée de la vérité et l’organisation de la connaissance, objets de la science, sont infiniment au-dessus de cette contingence qu’on appelle la race, contingence dont des préjugés millénaires ont, à l’envi, accentué l’importance. Les différences que la race établit entre les hommes d’espèce unique tiennent beaucoup plus aux circonstances de temps, de lieu et d’éducation, à ce qu’on appelle aujourd’hui l’environnement, qu’à des distinctions génétiques, réelles aussi, mais minimes.

C’est là une conception de la race qui n’est pas sans rappeler celle développée par Weber dans Économie et Société.

Les interventions « Les sciences naturelles dans l’enseignement supérieur » (1930) et « La science et notre vie nationale » (1935) illustrent bien comment Kirouac en vint à mobiliser des arguments influencés d’une part par la pensée évolutionniste et d’autre part par le nationalisme. Il mobilise la pensée évolutionniste pour expliquer l’importance d’adapter les institutions (organismes politiques, sociaux et éducationnels) à leur environnement. Ce type de justification viendra expliquer les changements qui devraient s’opérer pour que les Canadiens français s’adaptent à l’environnement nord-américain. Il devient clair que la « classe instruite » doit se défaire des mauvais plis d’un habitus de survivance ou de né-pour-un-petit-pain et s’atteler à la tâche de prendre le contrôle du territoire. Cette classe, estime Marie-Victorin, ne peut « plus s’enfermer dans le cercle étroit du Québec ». Il faut urgemment étudier et comprendre le Québec, bien sûr, mais cette tâche est impossible sans le replacer dans son environnement canadien et nord-américain. Dans « La science et notre vie nationale », la relation d’interdépendance et de nécessité entre ces deux dimensions ressort encore plus clairement. Si les Canadiens français sont parvenus à survivre et à former une « vaste tribu homogène », ils doivent s’adapter et orienter leur nationalisme non plus vers le passé, mais vers l’avenir :

[…] il ne suffit pas d’être de même sang, et de prier le même Dieu, pour que l’on puisse nous attribuer une pensée nationale. Il y faut l’aliment d’une culture propre, d’un art distinctif. Il faut une ambiance de recherche et de création scientifiques. On nous dit parfois qu’il faut penser nationalement. Entendons-nous ! Il faut d’abord penser humainement en communiant pleinement à l’universel. Ce n’est qu’ensuite que le national pourra venir particulariser et nuancer notre pensée.

Ce projet tourné vers l’avenir est également résolument confiant et audacieux : « On ne peut plus élever de remparts efficaces autour des cités et des nations. On ne peut empêcher les intercommunications, les échanges journaliers d’idées entre les peuples. De lignes Maginot et Siegfried, il ne peut y avoir pour les esprits ».

Il est difficile de résumer en quelques mots l’ensemble de cette collection d’essais. Si une trame traverse l’ensemble de ces essais, c’est un appel au développement et à la valorisation de la culture scientifique au Canada français. Les interventions colligées ici vont cependant plus loin qu’une défense de la science. Les conséquences sociales, économiques et culturelles de l’absence d’une culture scientifique sont ici dénoncées avec véhémence, ainsi que le caractère vétuste de plusieurs institutions du Canada français de l’époque. Kirouac ressort d’autres de ces contributions comme un acteur incontournable de la préhistoire de la Révolution tranquille. Il n’y a en effet qu’un pas entre certains des textes rassemblés ici et la devise Maîtres chez nous prononcée par Jean Lesage lors de la campagne électorale de 1962. Le dernier texte, qui reprend une communication donnée une année avant sa mort, propose un état des lieux de l’enseignement des sciences au Canada français. Son bilan des développements accomplis durant la dernière décennie est plus positif, mais Kirouac ne se montre pas moins combatif et inquiet. La commission Laurendeau-Dunton, qui dépose ses conclusions en 1963, documente la situation socio-économique des Canadiens français à partir des données du recensement canadien. Une trentaine d’années après Marie-Victorin, elle constate que les Canadiens français sont au bas de la liste des groupes ethniques au Québec où ils ferment le rang avec les Italiens et les Premières Nations, mais cette situation n’allait pas tarder à changer .