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Bien qu’il arrive qu’on le récuse, les chercheurs sont généralement porteurs de certaines appréhensions lorsqu’ils et elles entament une nouvelle recherche[1]. Du moins, ce fut notre état d’esprit au moment d’entreprendre la présente recherche sur les think tanks et le fédéralisme au Québec et au Canada. En érigeant la recherche universitaire éclairée et libre de toute attache idéologique comme idéal pour la production du savoir, nombre d’universitaires – parmi lesquels l’auteur de ces lignes n’échappe pas nécessairement – semblent nourrir plus ou moins consciemment l’idée selon laquelle les think tanks ne sont, en quelque sorte, que l’extension des groupes d’intérêts et des lobbys[2]. De manière un peu caricaturale, la présente étude aurait conforté ces préjugés en concluant que les différents think tanks qui y sont comparés – l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP), L’Idée fédérale ainsi que le Mowat Centre – fonctionnent grosso modo à l’image de « chapelles idéologiques ». C’est-à-dire qu’ils définissent a priori une ligne partisane claire, puis qu’aucune de leurs activités n’en diverge véritablement. En fait, cette vision plutôt négative semble correspondre à une représentation populaire généralement partagée à l’égard des activités des think tanks[3]. Cependant, dans les pages qui suivent, nous montrerons que cette appréhension n’est pas tout à fait fondée – du moins en ce qui concerne les études sur le fédéralisme produites depuis 2000 par les trois think tanks retenus.

Le « fédéralisme » – soit une conception théorique et normative suivant laquelle une personne ou une entité suggère qu’il est préférable pour une collectivité politique donnée d’évoluer dans un système de type fédéral plutôt qu’unitaire ou consociatif – est l’objet d’importantes discussions et réflexions au Québec et au Canada. Dans la Belle province en particulier, le clivage fédéraliste/indépendantiste structure en bonne partie le débat public, au moins depuis l’arrivée au pouvoir du Parti québécois en 1976, et ce, bien que sa force d’attraction se soit progressivement atténuée depuis le référendum de 1995[4]. Par conséquent, en tant que nouveaux organes qui participent activement au renouvellement des idées politiques dans les sociétés libérales contemporaines, il est tout naturel que les think tanks au Québec et au Canada se soient eux aussi emparés de cet enjeu.

Dans ce contexte, nous avons vu émerger trois think tanks qui se sont principalement saisis du dossier du fédéralisme. Fondé en 1972, l’IRPP fait du fédéralisme un de ses principaux axes de recherche. Si les bureaux de l’IRPP sont physiquement situés à Montréal, l’Institut cherche à éclairer « les débats sur les grands enjeux publics auxquels font face les Canadiens et leurs gouvernements[5] ». Contrairement aux deux autres think tanks à l’étude, il n’a donc pas pour vocation de représenter un point de vue particulier au sein de la fédération canadienne. L’Idée fédérale, quant à elle, se présente comme le « réseau québécois de réflexion sur le fédéralisme[6] », tel que l’indique son slogan officiel. Créée en 2009, elle consacre l’entièreté de ses efforts de recherche au fédéralisme. Enfin, également fondé en 2009, le Mowat Centre peut être compris comme l’équivalent ontarien de L’Idée fédérale, en ce sens où il se présente comme « la voix de l’Ontario en matière de politiques publiques ». Ce faisant, le fédéralisme est l’un des enjeux centraux auxquels s’intéresse le Mowat Centre.

L’objectif de la présente étude est d’esquisser une cartographie de la manière dont ces trois think tanks ont examiné le fédéralisme. À notre connaissance, aucune étude n’a pour l’instant réalisé une telle entreprise. Ainsi, la principale contribution de cet article consiste à offrir une vue d’ensemble des principaux enjeux qui sont traités lorsque le fédéralisme est dans la ligne de mire des think tanks au Québec et au Canada.

Y parle-t-on du partage des compétences, de changements constitutionnels, de fédéralisme fiscal, des relations intergouvernementales, etc. ? Adopte-t-on une démarche qui se veut normative, voire clairement orientée par un point de vue idéologique ? Ou, à l’inverse, s’agit-il d’études davantage descriptives et analytiques ? Qui sont les auteurs de ces études ? S’agit-il de professionnels de recherche employés par les think tanks, ou plutôt de professeurs d’université à qui des études seraient commandées ? Quelle est la nature de leurs financements pour mettre en oeuvre leurs missions respectives ? Voilà les principaux questionnements auxquels cet article fournira des éléments de réponses.

Dans un premier temps, nous opérerons une brève clarification conceptuelle de « think tank », pour ensuite présenter sommairement les trois cas à l’étude. Deuxièmement, nous exposerons le cadre méthodologique à partir duquel les données dévoilées dans cet article ont été recueillies. Troisièmement, nous présenterons les données empiriques qui permettent de répondre aux questions de recherche. Enfin, à la lumière des informations présentées, nous discuterons des éléments à partir desquels il est possible de distinguer les trois think tanks, sans manquer d’approfondir la réflexion sur la diversité des conceptions normatives qui sont défendues par les think tanks. Une brève investigation de leur impact sur le débat public au Québec accompagnera également ces réflexions.

Une présentation des think tanks

S’il est une évidence qui saute aux yeux de quiconque prête son regard aux think tanks, c’est qu’aucun consensus n’existe quant à la définition précise de cet objet d’étude[7]. Selon Guillaume Lamy, spécialiste de la question au Québec, il est néanmoins possible de comprendre les think tanks à la fois comme des « entrepreneurs en politiques publiques », des « acteurs programmatiques », et des « courtiers d’idées entre le monde savant et les politiques[8] ». Toujours selon le sociologue des controverses de l’Université du Québec à Montréal,

les think tanks s’adonnent à diverses activités, dont la principale est de produire des informations – sous la forme d’études, de recherches, de rapports, etc. – afin de mettre des idées à l’agenda dans le but de susciter l’intérêt et l’attention sur des enjeux spécifiques. Surtout, leur objectif est de permettre à certaines idées de se tailler une place dans la discussion publique sur le court, moyen ou long terme[9].

Pour sa part, le politologue Peter Graefe insiste sur le fait que les think tanks sont généralement des « organisations non partisanes sans but lucratif, engagées dans l’étude des politiques publiques » et « qui cherchent à partager des informations avec le gouvernement[10] ».

En nous inspirant des travaux de James McGann, il semble possible et raisonnable de distinguer trois principaux types de think tanks[11]. D’abord, il existe les « universités sans étudiants », c’est-à-dire des organisations plus ou moins structurées, financées par le secteur privé, qui s’appuient essentiellement sur le travail d’universitaires appelés à produire des études pour le « grand public », sur des thématiques données. À la différence d’un travail universitaire plus « traditionnel », l’objectif ne réside pas en la production d’un savoir pour lui-même ; il s’agit plutôt d’influencer l’opinion publique et les décideurs. Le souci de bien se faire comprendre par un lectorat le plus large possible caractérise également le travail produit par ces « universités sans étudiants ».

Les « réseaux de chercheurs contractuels » constituent la deuxième catégorie. Tout comme les « universités sans étudiants », ces think tanks dépendent d’un travail effectué par des universitaires. La principale différence entre les deux provient du fait que les « réseaux de chercheurs contractuels » sont surtout financés par le secteur public. Par conséquent, McGann souligne que ce type de think tanks ne rend pas disponible au public l’ensemble de ses recherches, car il reçoit parfois des commandes venant de l’appareil gouvernemental ou administratif, qui exigent une certaine discrétion.

Enfin, il existe les « think tanks de combat ». Ceux-ci se distinguent des deux précédentes catégories, en ce qu’ils ne produisent pas nécessairement de la recherche originale. Plutôt, ont-ils vocation à puiser dans les études existantes, pour ensuite en faire une synthèse, non sans adopter un angle normatif singulier. Les « think tanks de combat », comme leur nom le laisse présager, sont également plus militants dans leurs opérations que les « universités sans étudiants » et les « réseaux de chercheurs contractuels ». En effet, une ligne idéologique évidente transcende leurs recherches.

Évidemment, il s’agit là de catégories idéales-typiques. Les différents think tanks n’entrent donc pas toujours clairement dans le champ d’action d’une seule d’entre elles. Néanmoins, cette grille d’analyse demeure utile afin de distinguer la nature et la mission des organisations à l’étude. Nous reviendrons sur ces catégories dans la quatrième partie de l’article. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons d’abord présenter sommairement les trois think tanks à l’étude.

L’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP)

L’IRPP a été fondé en 1972 à la suite d’un engagement pris par le gouvernement de Pierre E. Trudeau dans le Discours du trône de 1968. Le 12 septembre 1968, le gouverneur général prononça ces mots, écrits par le premier ministre et ses proches conseillers :

[Il] serait utile de mettre à la disposition de tous les gouvernements un institut qui pourrait s’appliquer à des recherches et à des considérations à long terme sur les multiples questions intéressant les gouvernements. Il n’existe pas de service semblable au pays à l’heure actuelle et mes Ministres ont l’intention de vous saisir prochainement d’une mesure qui comblera cette lacune des plus importantes dans notre appareil gouvernemental[12].

On peut donc situer l’avènement de l’IRPP dans l’horizon du nouveau chapitre de l’histoire politique contemporaine que cherchait à écrire le dernier grand « Père fondateur » de la fédération canadienne. Comme l’annonçait sa première carrière comme universitaire, Pierre E. Trudeau souhaitait avoir accès à un éventail de données empiriques afin de définir un nouvel ensemble structurant de politiques publiques.

Présidé depuis 2011 par Graham Fox – successeur de Fred Carrothers (1974-1976), Michael Kirby (1977-1979), Gordon Robertson (1980-1983), Rob Dobell (1984-1991), Monique Jérôme-Forget (1991-1998), Hugh Segal (1999-2006) et de Mel Cappe (2006-2011) –, l’IRPP est « un organisme canadien indépendant, bilingue et sans but lucratif ». La mission de l’Institut « consiste à améliorer les politiques publiques en produisant des recherches, en proposant de nouvelles idées et en éclairant les grands enjeux publics auxquels font face les Canadiens et leurs gouvernements[13] ». Le financement de l’IRPP est assuré par « un fonds de dotation établi au début des années 1970 grâce aux contributions des gouvernements fédéral et provinciaux ainsi que du secteur privé[14] ».

En date du 31 mars 2017, l’IRPP déclare des revenus annuels s’élevant à 4 967 189 $, dont 99 % proviennent de la capitalisation réalisée à partir du fonds de dotation. Sur cinq ans (2013-2017)[15], le budget annuel moyen de l’IRPP est de 5 137 432 $. En 2017, l’Institut compte seize employés permanents à temps plein – la moyenne sur cinq ans est de dix-sept employés – pour une masse salariale annuelle de 1 644 260 $. Pour la même période, 197 607 $ ont été consacrés à la rémunération de professionnels ou de consultants[16]. Il arrive que des chercheurs professionnels de recherche de l’IRPP produisent eux-mêmes les études du think tank, mais, tel qu’on le verra plus loin, la vaste majorité de celles-ci est l’oeuvre de chercheurs contractuels.

Le fédéralisme est au coeur d’une part considérable des efforts de recherche de l’IRPP. L’axe « Évolution de la communauté fédérale canadienne », actuellement dirigé par F. Leslie Seidle, « vise à stimuler la recherche et le débat sur certains aspects clefs du fédéralisme – notamment les institutions, les relations intergouvernementales et les arrangements fiscaux[17] ». Ce programme de recherche « examine tout particulièrement les questions et perspectives autochtones ainsi que l’importance des aspects communautaires – le “vivre ensemble”, l’adaptation et le partage entre citoyens de différentes origines – qui ont façonné le pays et sont essentiels à son développement[18] ». Cet axe a succédé au programme de recherche « Fédéralisme canadien ».

L’Idée fédérale

L’Idée fédérale a été créée en 2009 à l’initiative d’une cinquantaine de membres de la société civile qui souhaitaient mettre sur pied un réseau « offrant aux fédéralistes québécois un lieu de discussion sur les principes, l’évolution et les défis du fédéralisme, au Canada et dans le monde[19] ». André Pratte est sans doute le plus célèbre d’entre eux, lui qui exerce la fonction de président fondateur de l’organisme depuis sa création. L’ancien journaliste et éditorialiste de La Presse fut ensuite nommé sénateur indépendant par le gouvernement de Justin Trudeau en 2015. Selon Pratte, « [o]n finit par oublier que le fédéralisme est fondé sur des valeurs et des principes nobles[20] » ; une des missions clefs de cet organisme consiste alors à présenter et à discuter de cet idéal.

Nous pouvons retrouver les sources normatives ayant conduit à la fondation de L’Idée fédérale comme think tank dans un ouvrage collectif dirigé par André Pratte, publié en 2007 aux Éditions Voix parallèles : Reconquérir le Canada : un nouveau projet pour la nation québécoise[21]. Les chapitres qu’il contient – notamment ceux d’André Pratte, de Marie-Bernard Meunier, de Pierre-Gerlier Forest et de Jean Leclair – offrent une offensive déterminée à l’encontre des indépendantistes québécois. En bref, selon eux, cette « reconquête du Canada » doit passer par un renouvellement du discours fédéraliste au Québec, et par la désignation d’un nouvel ensemble de priorités pour réconcilier les projets nationaux du Québec et du Canada. Deux ans plus tard, la naissance de L’Idée fédérale semble correspondre à l’institutionnalisation de ce projet pour les « fédéralistes québécois ».

Comme l’IRPP, L’Idée fédérale est un « réseau de réflexion non-partisan ». À la différence de l’Institut fondé en 1972, toutefois, il est entièrement dédié à l’étude du fédéralisme, et ne publie qu’en français. Ce think tank aspire également à être davantage connecté à la société civile que ne le sont les centres de recherche universitaires. Afin de satisfaire à cet objectif, L’Idée fédérale a pour vocation de contribuer

à une réflexion innovatrice sur la vie citoyenne, la gouvernance et les politiques publiques en contexte fédéral. Ensuite, elle entend éduquer les citoyens canadiens sur les principes de base du fédéralisme et sur les différentes visions qu’il est possible d’entretenir des systèmes fédéraux et de la fédération canadienne en particulier. Finalement, L’Idée fédérale souhaite rapprocher les Canadiens à l’aide d’un dialogue portant à la fois sur le potentiel et les limites du fédéralisme[22].

Pour remplir sa mission et assurer son indépendance, L’Idée fédérale dispose d’un budget plus modeste que l’IRPP. Entre 2010 et 2016[23], son budget annuel moyen est de 130 450 $, et pour l’année financière 2016 il était de 155 186 $[24]. Pour ces mêmes années, entre 81 % et 98 % des revenus de L’Idée fédérale proviennent de dons du secteur privé – l’organisme n’a par ailleurs jamais reçu de financement public[25]. Le think tank québécois n’emploie aucun employé permanent, bien qu’une somme moyenne de 24 665 $ soit consacrée annuellement à défrayer les honoraires de professionnels ou de consultants[26].

Le Mowat Centre

Fondé en 2009 après que le gouvernement de l’Ontario accepta de participer activement à son financement, le Mowat Centre se présente comme étant « la voix de l’Ontario en matière de politiques publiques » et se décrit comme un organisme indépendant et non-partisan. Dirigé par Matthew Mendelsohn de 2009 à 2016, ce think tank formellement associé avec la Munk School of Global Affairs and Public Policy de l’Université de Toronto, est depuis sous le leadership d’Andrew Parkin[27]. Leurs études sont majoritairement publiées en anglais, bien que certaines soient également disponibles en français.

Nommé en l’honneur du premier ministre ontarien et Père de la confédération Oliver Mowat, le Mowat Centre fait du fédéralisme et des relations intergouvernementales ses principaux chantiers de recherche et de réflexion. En fait, il semble raisonnable d’indiquer que les idéaux politiques promus par Oliver Mowat ont spécialement influencé la source normative de ce think tank. On se souvient effectivement de celui qui occupa la plus haute fonction politique provinciale de l’Ontario de 1872 à 1896, comme d’un fervent promoteur de l’autonomie des provinces dans la fédération canadienne[28]. Mowat cherchait également à faire de l’Ontario une province forte au sein du Canada, apte et résolue à exercer un puissant rôle de leadership dans l’association politique fédérale. À ce titre, il va sans conteste parvenir à inspirer l’agir politique de plusieurs acteurs politiques ontariens de premier plan, dont les premiers ministres Mitchell Frederick Hepburn (1934-1942), John Robarts (1961-1971) et David R. Peterson (1985-1990). « La voix de l’Ontario en matière de politiques publiques », donc, le Mowat Centre se nourrit de cette même source normative.

Les travaux du Mowat Centre sont surtout produits par des professionnels de recherche permanents au sein de l’organisation – ce qui le distingue notamment des deux autres – bien que, dans une proportion moindre, des recherches collaboratives avec des universitaires contractuels et d’autres chercheurs (parfois associés à la fonction publique) soient également réalisées[29].

La mission du Mowat Centre consiste à produire des recherches empiriques accessibles dans lesquelles les citoyens et a fortiori les décideurs publics pourront mieux comprendre l’état comme l’évolution des politiques publiques canadiennes, et ce d’un point de vue ontarien[30]. L’organisme affiche clairement le répertoire de valeurs qu’il a pour vocation de promouvoir dans ses recherches et dans ses activités : favoriser le développement et la consolidation d’une citoyenneté canadienne commune, militer pour une plus grande égalité des chances et pour un accès à des droits égaux pour tous les Canadiens[31].

Pour ce faire, le Mowat Centre bénéficie d’un budget annuel moyen, pour les années 2012-2017[32], qui s’élève à 2 351 385 $ – son budget annuel en 2017 était de 2 839 068 $[33]. Si le financement de l’IRPP est essentiellement assuré par un fonds de dotation qui provient du secteur public, et que L’Idée fédérale est financée par le secteur privé, le Mowat Centre combine ces deux sources de financement. D’une part, le gouvernement de l’Ontario finance ce think tank à la hauteur de 900 000 $ par année entre le moment de sa création et 2016, alors que le montant grimpe à 1 000 000 $ en 2017[34]. En moyenne, cela correspond à grosso modo à 39 % de son budget annuel. D’autre part, dans ce même intervalle de temps, le think tank reçoit des dons du secteur privé qui constituent en moyenne un peu plus de 23 % de son budget. Enfin, une source considérable de revenus provient des contrats de recherche qu’obtient le Mowat Centre : en moyenne, environ 20 % de son budget annuel est assuré de cette manière.

Ainsi, pour répondre à cette demande, le Mowat Centre rassemble une importante équipe de recherche permanente : en 2017, le centre est constitué d’une branche exécutive (quatre chercheurs) et de dix professionnels de recherche, en plus de compter dix chercheurs associés. De 2012 à 2017, une enveloppe budgétaire moyenne de 1 715 365 $ est consacrée aux salaires du personnel du Mowat Centre.

Méthodologie

Tel que l’indique Guillaume Lamy dans l’introduction de ce numéro thématique, on observe depuis quelques décennies au Québec, au Canada et plus largement en Occident une véritable prolifération des think tanks. Dans le contexte québécois et canadien, l’IRPP, L’Idée fédérale et le Mowat Centre n’épuisent pas, à eux seuls, la variété de ce type d’organisation qui s’intéresse au fédéralisme. Par exemple, colorés par une certaine droite idéologique, l’Institut Fraser, l’Institut C.D. Howe, l’Institut économique de Montréal, The Manning Foundation, l’Institut Laurier-MacDonald ou encore The Atlantic Institute for Market Studies, ont tous produit des études qui abordent de près ou de loin la question du fédéralisme au Canada[35]. On arrive à un constat similaire pour le Conference Board du Canada, The Caledon Institute of Social Policy, le Centre for International Governance Innovation, The Canadian International Council (préalablement The Canadian Institute of International Affairs) – think tanks qui n’affichent pas de préférences idéologiques très prononcées –, de même que pour le Centre canadien de politiques alternatives, l’Institut Broadbent, l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques ou The Parkland Institute – tous campés à gauche du clivage idéologique[36]. Néanmoins, sur le long terme, aucun de ces think tanks ne fait du fédéralisme un chantier central ou permanent de ses activités de recherche. En ce sens, c’est ce qui distingue l’IRPP, L’Idée fédérale et le Mowat Centre des think tanks susmentionnés, et justifie l’intérêt d’une comparaison entre eux.

Bien que les activités de l’IRPP aient cours depuis les années 1970, la période temporelle retenue pour la comparaison va de l’année 2000 au mois de juin 2018 inclusivement. Trois raisons justifient cette décision. Premièrement, toutes les études de l’IRPP post-2000 – ainsi que celles de L’Idée fédérale et du Mowat Centre – sont numérisées et disponibles à la consultation, tandis que les études qui précèdent cette date ne le sont pas de manière systématique. Afin de s’assurer que le corpus documentaire est exhaustif et que son analyse puisse être systématique, il semblait donc préférable de retenir 2000 comme échelle inférieure de la plage temporelle.

Deuxièmement, malgré le fait que les activités de L’Idée fédérale et du Mowat Centre ne prennent forme qu’en 2009, commencer la comparaison à ce moment aurait signifié que plus de la moitié des études de l’IRPP depuis 2000 portant sur le fédéralisme étaient exclues de l’analyse. Ainsi, pour obtenir un meilleur aperçu des études de l’IRPP sur le fédéralisme, il semblait important d’élargir la période temporelle de 2000 à 2018.

Troisièmement, bien que L’Idée fédérale et le Mowat Centre n’aient pas produit d’études sur le fédéralisme entre janvier et juin 2018, l’IRPP venait tout juste de lancer son nouvel axe de recherche « Évolution de la communauté fédérale canadienne », publiant ainsi quatre études dans cette même période. Afin de ne pas les exclure du corpus, il semblait raisonnable d’élargir au maximum la période temporelle de la présente étude[37].

Afin d’esquisser une cartographie de la manière dont les trois think tanks retenus abordent le fédéralisme, le corpus documentaire est constitué de l’ensemble des études, rapports et notes de recherche qu’ils ont produits entre 2000 et juin 2018. Cela représente un total de 111 documents[38]. Ce faisant, les écrits plus succincts qu’ils ont produits en sont exclus. En particulier, les textes plus brefs parus dans la rubrique « options politiques » de l’IRPP, les « bulletins » de L’Idée fédérale, ainsi que les brefs textes de vulgarisation du Mowat Centre (« TLDR : Too Long, Didn’t Read ») ne font pas partie du corpus documentaire soumis à la comparaison.

La prochaine section tentera de fournir quelques éléments de réponses aux questionnements de recherche suivants : à quel moment les think tanks ont-ils produit leurs études sur le fédéralisme ? Qui sont les auteurs de ces études ? Les études publiées adoptent-elles une démarche normative ou, à l’inverse, s’agit-il d’études davantage descriptives et analytiques ? Quels enjeux, en lien avec le fédéralisme, sont abordés dans les publications des différents think tanks ?

Pour ce faire, cet article propose une analyse de contenu qualitative et systématique de l’ensemble des études retenues des trois think tanks. L’analyse de contenu a été réalisée en tenant compte de deux principaux types d’éléments informatifs : la logique, d’abord, où l’idée consiste à faire ressortir la compréhension générale d’une idée dans un texte donné ; la sémantique, ensuite, où le chercheur s’intéresse aux champs lexicaux significatifs et récurrents, ce qui permet de déterminer l’importance d’une idée ou d’une série d’idées dans un corpus documentaire[39].

Afin de répondre à ces questionnements, les études des think tanks sont analysées selon quatre variables. Sauf pour la première – l’année de publication (2000-2018) –, les valeurs des autres variables ont été déterminées de manière inductive. C’est-à-dire que c’est en procédant à l’analyse de contenu que les différentes valeurs ont émergé, puis ont été retenues. La seconde variable consiste à déterminer le statut des auteurs de l’étude : professeur(s) / professionnel(s) de recherche / professeur(s) et professionnel(s) de recherche[40] / professeur(s) et étudiant(s) / professeur(s) et postdoctorant(s) / postdoctorant(s) / autres)[41]. La troisième variable consiste à déterminer l’approche avec laquelle l’auteur traite son objet d’étude (analytique[42] / normative[43] / analytique et normative[44]). La quatrième renvoie au type d’enjeu lié au fédéralisme qui est traité dans l’étude (partage des compétences / changements constitutionnels / fiscalité et fédéralisme fiscal / rapports Québec-Canada / rapports Ontario Canada / État-providence et politiques publiques / relations avec les peuples autochtones / perspective comparée. À noter que les valeurs possibles pour la quatrième variable ne sont pas mutuellement exclusives – la vaste majorité des études analysées touchent à deux enjeux et plus.

Le fédéralisme dans la mire des think tanks

Entre janvier 2000 et juin 2018, l’IRPP, L’Idée fédérale et le Mowat Centre ont publié au total 111 documents traitant d’enjeux liés au fédéralisme (Figure 1). L’IRPP a produit 39 études, L’Idée fédérale, 18, et le Mowat Centre, 54.

Figure 1

Publications des trois think tanks à l’étude sur le fédéralisme, 2000-2018

Publications des trois think tanks à l’étude sur le fédéralisme, 2000-2018
Sources : Institut de recherche en politiques publiques ; L’idée fédérale ; Mowat Center

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Sans que le nombre de publications produites par année par chacun des think tanks soit aléatoire, il ne semble pas y avoir de correspondance avec un ou des événements particuliers qui permettrait d’expliquer de manière significative un sommet ou un creux dans les tendances. Ceci dit, les premières années d’existence du Mowat Centre ont été particulièrement prolifiques pour traiter de l’enjeu de l’assurance chômage et des transferts fiscaux entre le fédéral et les provinces. De manière similaire, la première moitié des années 2000 a été un moment charnière pour l’IRPP afin de traiter de l’entente-cadre sur l’union sociale et des relations intergouvernementales. De même, depuis l’élection du gouvernement libéral dirigé par Justin Trudeau en 2015 – pour qui rien n’est plus important que d’oeuvrer à la réconciliation avec les peuples autochtones et de cultiver avec eux des relations de « nation à nation[45] » –, on observe que l’IRPP a consacré cinq études à l’analyse des relations avec les peuples autochtones, contre une seule entre 2000 et 2015. En ce qui a trait aux études produites par L’Idée fédérale, elles ne semblent pas corrélées à la présence d’un événement de la sorte.

En ce qui concerne le statut des auteurs, on observe des tendances significatives qui permettent de distinguer les trois think tanks. Comme le montre le Tableau 1, la vaste majorité des études publiées par l’IRPP (77 %) et L’Idée fédérale (89 %) sont signées par des universitaires contractuels, alors que les activités du Mowat Centre reposent surtout (74 %) sur le travail de leurs propres professionnels de recherche.

Tableau 1

Statut des auteurs ayant publié pour les think tanks à l’étude

Statut des auteurs ayant publié pour les think tanks à l’étude
Sources : Institut de recherche en politiques publiques ; L’idée fédérale ; Mowat Center

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Si l’on s’intéresse à la perspective à partir de laquelle les auteurs entreprennent leurs études pour les différents think tanks, force est de constater une certaine diversité dans les activités des trois organisations (Tableau 2).

Tableau 2

Répartition « par approches » des études des think tanks

Répartition « par approches » des études des think tanks
Sources : Institut de recherche en politiques publiques ; L’idée fédérale ; Mowat Center

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Ainsi, on observe que l’IRPP adopte une approche normative ou combinée pour 72 % de ses publications, tandis que c’est également le cas pour un peu plus de 90 % des publications du Mowat Centre. À cet égard, L’Idée fédérale se distingue des deux autres think tanks. En effet, alors que ses lecteurs assidus s’étaient accoutumés de la vision du fédéralisme d’André Pratte – qui pouvait parfois se confondre avec une défense indéfectible de l’unité canadienne[46] –, plus de la moitié des publications du think tank qu’il dirige (55 %) ne présente pas d’angle normatif ou idéologique prononcé[47].

Enfin, on constate que les trois think tanks abordent tous une multitude d’enjeux liés au fédéralisme dans leurs publications. C’est ce que montre la Figure 2.

Figure 2

Proportion (%) des publications des think tanks touchant à différents enjeux

Proportion (%) des publications des think tanks touchant à différents enjeux
Sources : Institut de recherche en politiques publiques ; L’idée fédérale ; Mowat Center

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Sans que ces catégories soient mutuellement exclusives[48], à la fois l’IRPP, L’Idée fédérale et le Mowat Centre en viennent à traiter d’une pluralité d’enjeux. Celui qui est priorisé par l’IRPP est sans aucun doute les relations intergouvernementales. Ceci dit, plus de la moitié de ses publications concernent les questions relatives au partage des compétences et au fédéralisme fiscal (ou fiscalité). C’est également le think tank qui, ceteris paribus, consacre le plus d’énergie à l’enjeu des peuples autochtones au Canada. À cet égard, c’est le seul des trois organismes qui, dans ses axes de recherche, l’inscrit parmi ses priorités.

Si L’Idée fédérale consacre également une part considérable de ses énergies à l’étude des relations intergouvernementales, le think tank québécois se distingue des autres par l’attention particulière qu’il accorde à l’analyse des relations Québec-Canada – ce qui ne surprend guère, étant donné qu’il se présente comme le « réseau québécois de réflexion sur le fédéralisme ».

Par ailleurs, beaucoup plus que l’IRPP et le Mowat Centre, L’Idée fédérale semble accorder une importance soutenue aux perspectives comparées pour mieux comprendre la fédération canadienne et les enjeux qui s’y déploient. Dans un même ordre d’idées, c’est le think tank qui étudie le plus la question des changements constitutionnels, notamment en lien avec le statut du Québec au sein de la fédération canadienne. À noter que lorsque l’IRPP traite des changements constitutionnels au début des années 2000, cela est également relatif au statut du Québec, alors que depuis 2015 cela est systématiquement en lien avec les peuples autochtones. Enfin, les études produites par L’Idée fédérale sont réparties plus équitablement entre les différentes catégories que ne le sont celles de l’IRPP et du Mowat Centre.

En ce qui concerne le think tank ontarien, il s’intéresse aux relations intergouvernementales dans plus de quatre publications sur cinq, quand dans un peu moins de trois publications sur quatre il traite de la fiscalité et/ou du fédéralisme fiscal. Étant l’équivalent ontarien de L’Idée fédérale au Québec, le Mowat Centre accorde également une importance considérable au rapport Ontario-Canada, et ce, dans une proportion légèrement supérieure au think tank d’André Pratte pour ce qui est des relations Québec-Canada.

Enfin, ceci étant probablement la conséquence des valeurs qu’il a pour vocation de défendre, le Mowat Centre accorde beaucoup d’attention à la mise en oeuvre des politiques publiques liées au filet social et à l’État providence, et ce, tant en ce qui a trait aux programmes fédéraux, provinciaux, que conjoints.

Que retenir ? Discussion et conclusion

L’objectif de cet article était d’esquisser un panorama de la manière dont l’IRPP, L’Idée fédérale et le Mowat Centre abordent le fédéralisme. Que retenir de cette analyse ? Quels enseignements peut-on en tirer ? Tout d’abord, que les think tanks sont des acteurs non négligeables dans la réflexion et les recherches qui concernent le fédéralisme au Québec et au Canada. En effet, les trois think tanks ont produit une masse significative d’études sur le fédéralisme entre 2000 et 2018 : 111 au total. En fonction de leurs moyens et de leurs objectifs de recherche respectifs, leurs activités demeurent relativement stables dans le temps. Au final, le Mowat Centre est le think tank qui fait état de la cadence de production la plus soutenue. Le statut des auteurs qui réalisent les études pour le compte des différents think tanks varie considérablement. On observe que l’IRPP et L’Idée fédérale font généralement appel aux services d’universitaires contractuels, alors que le Mowat Centre compte surtout sur les énergies de ses propres équipes de chercheurs.

De même, toutes les études réalisées par les think tanks n’embrassent pas systématiquement un angle normatif ou idéologique prononcé. L’Idée fédérale surprend particulièrement, dans la mesure où la majorité des études qu’il a produites ont pour vocation d’être strictement analytiques ou descriptives. On observe par ailleurs que les études de l’IRPP sont pour l’essentiel teintées par une certaine disposition normative ou idéologique (dans 72 % des cas), alors que cela est bien plus fréquent dans les publications du think tank ontarien (90 %).

Ceci dit, lorsqu’on y regarde de plus près, l’adoption d’un angle normatif ne signifie pas qu’il y a uniformité dans la manière dont les enjeux sont abordés. Tous les think tanks produisent effectivement des études assez diversifiées quant aux types de questions traitées dans leurs recherches ; de même, il est loin d’être évident que se distingue une seule ligne idéologique claire dans leurs activités respectives.

Trois des enjeux identifiés semblent a priori plus susceptibles d’être traités à partir d’un angle normatif ou idéologique particulier, puisqu’ils sont à la source d’importantes polarisations dans le débat public : le partage des compétences, les changements constitutionnels et le fédéralisme fiscal.

En ce qui concerne le partage des compétences, l’IRPP a publié à la fois des études qui favorisent une certaine centralisation aux dépens des provinces[49] et d’autres qui, à l’inverse, soutiennent une décentralisation institutionnelle et une réaffirmation des compétences provinciales[50], et certaines qui misent sur l’importance de la collaboration entre les ordres de gouvernement[51]. Pour ce même enjeu, L’Idée fédérale n’a pas produit d’études en faveur d’une plus grande centralisation, mais partage ses efforts à défendre l’importance d’une décentralisation[52] et d’une véritable collaboration entre le centre et les provinces[53]. À cet égard, le Mowat Centre est le think tank le plus cohérent dans l’angle normatif défendu, car la quasi-totalité de ses études en la matière prend position pour une meilleure collaboration entre les ordres de gouvernement[54]. Une étude défend par ailleurs les mérites d’une décentralisation et d’une asymétrie institutionnelles, et une autre la centralisation des compétences[55].

En ce qui a trait aux changements constitutionnels, l’IRPP a d’abord produit des études dans la première moitié des années 2000 où l’on semble plutôt favorable à une réforme asymétrique de l’architecture constitutionnelle canadienne afin de mieux tenir compte de la spécificité du Québec[56], alors que plus récemment (2016-2017) l’accent est surtout mis sur les changements qui permettraient de mieux reconnaître les peuples autochtones au titre de « partenaires » de l’association politique canadienne[57]. L’IRPP a également publié une étude dans laquelle on s’intéresse au caractère bénéfique d’une centralisation maximale des pouvoirs à Ottawa pour certains champs de compétences[58]. L’Idée fédérale prend ensuite position en faveur d’un certain équilibre, puisqu’une étude soutient qu’il n’y aurait absolument aucun intérêt économique pour le Québec de faire sécession de la fédération canadienne[59], et une autre explore le potentiel démocratique des référendums à partir d’une approche comparée[60]. Quant au Mowat Centre, il ne s’intéresse à l’enjeu des changements constitutionnels que par la bande, en se questionnant sur les réformes possibles pour assurer une meilleure représentation de la population canadienne dans les institutions démocratiques du pays[61].

Enfin, pour ce qui est de la question de la fiscalité, des transferts fiscaux et du fédéralisme fiscal, l’IRPP est assez équilibré, prônant à la fois une non-centralisation des ressources fiscales au pays au nom du « principe fédéral[62] », une centralisation institutionnelle[63], ainsi qu’une meilleure collaboration entre le fédéral et le provincial[64]. De manière similaire, L’Idée fédérale défend à la fois les mérites d’une plus grande décentralisation du système fiscal canadien[65], ainsi qu’une plus grande centralisation[66] ; dans les deux cas au nom d’une meilleure efficacité. Le Mowat Centre est pour sa part à la fois favorable à une structure fiscale qui assurerait une plus grande autonomie pour l’Ontario et les provinces[67], et pour une meilleure collaboration entre les ordres de gouvernements[68].

Les autres enjeux à partir desquels les think tanks abordent le fédéralisme dans leurs activités montrent une tendance similaire. Or, à la lumière des informations présentées et analysées dans cet article, où se situent l’IRPP, L’Idée fédérale et le Mowat Centre par rapport aux catégories idéales-typiques des think tanks ?

Puisque les sources de revenus de l’IRPP proviennent principalement d’un fonds de dotation issue de sources publiques, l’organisme ne peut être classé comme une « université sans étudiants ». De même, les études réalisées par l’IRPP étant toutes originales et produites pour l’essentiel par des chercheurs « contractuels », il semble naturel de ranger cet organisme dans le champ d’action des « réseaux de chercheurs contractuels ». Enfin, les données présentées dans la section précédente montrent que l’IRPP ne peut pas raisonnablement être compris comme un « think tank de combat », car une diversité trop importante des postures idéologiques et normatives est endossée par l’organisation.

Étant donné que son financement provient essentiellement de sources privées et que sa structure organisationnelle et institutionnelle n’est pas très développée, il semble raisonnable de situer L’Idée fédérale dans l’horizon des think tanks de type « universités sans étudiants ». Par ailleurs, le fait que les études produites par L’Idée fédérale ne respectent pas systématiquement une seule ligne idéologique eu égard au fédéralisme – lorsque ses études sont effectivement colorées par une posture normative –, il serait également mal avisé de ranger cet organisme parmi les « think tanks de combat ».

Puis, en raison de ses traits caractéristiques, il est difficile de ranger le Mowat Centre dans une seule catégorie de think tanks. Une part considérable de ses revenus provient du secteur privé, et l’organisme fait appel aux services de différents universitaires sur une base régulière pour mener à bien ses activités. Ceci le rapproche ainsi du modèle des « universités sans étudiants ». Toutefois, à l’image des « réseaux de chercheurs autonomes », le Mowat Centre est largement financé par le secteur public. De plus, en raison des nombreux contrats de recherche qu’il obtient, il est raisonnable d’imaginer qu’une partie de ses travaux n’est pas rendue disponible au public.

Cela dit, beaucoup plus que ne le font l’IRPP ou L’Idée fédérale, le Mowat Centre embauche à temps plein une impressionnante équipe de professionnels de recherche pour réaliser ses études, et consacre davantage d’énergies à synthétiser les recherches scientifiques, bien qu’il produise également de la recherche originale. De même, sans que cela ne se répercute systématiquement dans chacune de leurs études, une ligne idéologique semble davantage affirmée en comparaison avec les deux autres think tanks. Pour ces raisons, le Mowat Centre est également porteur de certains traits attribués aux « think tanks de combat ».

Enfin, au-delà de cette cartographie de la manière dont ces trois think tanks ont examiné le fédéralisme dans leurs publications, il serait pertinent de consacrer de plus amples efforts de recherche pour observer l’impact de ces études sur le débat public au Québec et au Canada, voire sur l’élaboration des politiques publiques. Bien que cela devrait faire l’objet d’un article à part entière, nous allons conclure cette discussion en présentant quelques données empiriques provisoires par rapport à la place qu’occupent les trois think tanks dans l’espace médiatique. La Figure 3 fait état du nombre d’articles journalistiques qui, au sein de la presse francophone et anglophone pancanadienne publiée entre le 1er janvier 2000 et le 1er juillet 2018, mentionne au moins une fois les think tanks à l’étude[69].

Clairement, l’IRPP occupe un espace médiatique beaucoup plus significatif que les deux autres think tanks, en étant cité en moyenne 110 fois par année (2000-2018), contre 51 fois pour L’Idée fédérale (2009-2018) et 77 pour le Mowat Centre (2009-2018). Cela s’explique sans doute du fait que les activités de l’IRPP ont pour vocation d’intéresser le public pancanadien dans son ensemble (francophone et anglophone), alors que L’Idée fédérale et le Mowat Centre mettent davantage l’accent sur les publics québécois (francophone) et ontarien (surtout anglophone) respectivement. De même, il ne faut pas négliger que l’IRPP existe depuis le début des années 1970, alors que les deux autres organismes ont été fondés vers la fin de la décennie 2000. Par ailleurs, les données révèlent que Le Devoir est le quotidien au Canada qui publicise le plus les activités de l’IRPP (116 articles à lui seul pour la même période), que La Presse (en combinant son site web, sa version imprimée et La Presse+) est le celui qui publicise le plus les activités de L’Idée fédérale (204 articles entre 2009 et 2018), alors que les travaux du Mowat Centre sont surtout relayés par le Toronto Star (138 articles, entre 2009 et 2018).

Figure 3

Mentions des think tanks à l’étude dans la presse canadienne, 2000-2018

Mentions des think tanks à l’étude dans la presse canadienne, 2000-2018
Source : Banque de données Eureka.cc (du 1er janvier 2000 au 1er août 2018 ; Canada, Presse)

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Il serait donc pertinent que de futures recherches enquêtent sur la signification de cette présence des think tanks dans l’écosystème médiatique québécois et canadien, et ce, notamment en lien avec l’enjeu du fédéralisme. Plus encore, les spécialistes de l’analyse des politiques publiques gagneraient à observer dans quelle mesure les travaux des think tanks influencent le déroulement des débats et des commissions parlementaires au Québec et au Canada. Ce serait notamment une manière de mesurer la capacité des think tanks d’effectivement avoir un impact sur les décideurs publics.

Néanmoins, comme cet article l’a montré, il importe de garder à l’esprit que lorsque le fédéralisme est dans la ligne de mire des think tanks au Québec et au Canada, on ne peut présumer d’avance des conclusions de leurs études. Il est également raisonnable de s’attendre à ce qu’une diversité normative ou idéologique colore leurs activités. Pourtant, sur le plan de la recherche produite, ce qui les distingue le plus des centres de recherche universitaires est surtout le médium de diffusion. Leurs recherches sont généralement présentées dans le cadre de documents épurés, meublés de photos et de graphiques. Des sections « synthèses » et « points importants » figurent parmi leurs normes d’édition. À l’inverse des recherches universitaires, les résultats sont donc souvent présentés de telle sorte qu’ils permettent au plus grand nombre de comprendre le cheminement de leur raisonnement, quand les travaux universitaires emploient plus souvent un jargon complexe et plus nuancé, dans l’espoir de contribuer à l’avancement des connaissances.