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La coexistence des langues au Canada n’a rien d’une béate harmonie. L’horizon enviable d’une paix linguistique, que l’on ne cesse de contempler de nos jours, a peut-être fait perdre de vue cet axiome élémentaire, à savoir que les langues anglaise et française (et, faudrait-il ajouter, autochtones) évoluent ici dans des rapports de forces politiques, elles sont en concurrences, elles se « chassent », pour employer l’expression de Jean Laponce[1]. S’il en est ainsi, c’est bien parce que les langues traduisent, en elles-mêmes, des modalités d’intégration sociétales différentes et des conceptions distinctes du bien commun. Elles structurent tout autant qu’elles sont traversées par les tensions des débats qu’elles engendrent. Par cela seul, le bilinguisme signale son importance : il pose la question même du politique, c’est-à-dire celle du « vouloir-vivre collectif », du « devoir-vivre collectif » et du « comment-vivre ensemble[2] ».

C’est peu dire que les enjeux linguistiques au Canada ont des origines profondes ; en effet, la question du bilinguisme n’a jamais réellement cessé de se poser depuis 1760, bien que l’importance du débat qu’elle a engendré ait pu varier considérablement, selon l’époque. Non seulement est-elle constitutive de la formation du Canada et s’insinue-t-elle dans l’historique de ses plus vives tensions, mais elle interpelle l’enjeu même de l’aménagement – et, par conséquent, celui du maintien – de la vie française. Produit d’abord d’un ordre historique contingent, le bilinguisme a teinté les grands jalons politiques, juridiques et culturels de la colonisation et du développement du pays. En effet, dès 1774, Londres consacre tacitement un bilinguisme anglais/français dans la colonie par l’Acte de Québec[3]. Cette politique, qui reconnaît l’existence des us et coutumes français, est confirmée par l’Acte constitutionnel de 1791, avec la création du Haut et du Bas-Canada. Dès l’ouverture du premier parlement à Québec, les députés optent pour un fonctionnement bilingue à la Chambre, en ne donnant toutefois de statut officiel qu’à la version anglaise des lois. Ambiguïté originelle qui, bien qu’elle ne confère pas de statut juridique au français, pose néanmoins le bilinguisme dans l’horizon des enjeux de la communauté politique.

En dépit d’assauts renouvelés contre le fait français, notamment dans les premières années de l’Acte d’Union, où l’unilinguisme anglais sera officiellement proclamé pendant quelques années, le Canada ne se départira jamais de cette tradition bilingue, qui se déclinera de diverses manières selon les époques. Si le régime linguistique canadien actuel, défini notamment par la Loi sur les langues officielles (adoptée en 1969, révisée en 1988), la Constitution et les divers régimes linguistiques provinciaux en vigueur[4], prolonge jusqu’à nous cette tradition politique et judiciaire, il trouve ses origines politiques et intellectuelles ailleurs, au début du XXe siècle, dans les débats politiques sur la nature du régime fédéral engendré par la Constitution de 1867[5].

Animé d’une visée uniformisante et centralisatrice, le Parti conservateur au pouvoir à la fin du XIXe siècle, qui souhaite alors faire du Canada un dominion anglo-dominant, fidèle aux traditions héritées de ses origines britanniques, doit renoncer au modèle unitaire et consentir à une fédération par esprit de compromis à l’endroit des Canadiens français. Si la loi de 1867 ne contient qu’un seul article à caractère linguistique, limité au bilinguisme législatif et judiciaire à Ottawa et à Québec (article 133), elle accorde en revanche aux minorités religieuses une protection étendue avec l’article 93, disposition à laquelle les Canadiens français auront recours pour tenter de sauvegarder leurs écoles catholiques et françaises. Les premières crises scolaires postconfédérales[6], fruit d’une volonté d’homogénéisation culturelle de la part des autorités politiques britanniques, attestent d’ailleurs la primauté de l’enjeu confessionnel sur l’enjeu linguistique. Signe que ce rapport tend toutefois à s’inverser durant les premières décennies du XXe siècle, la crise du Règlement 17 en Ontario constitue le premier cas où un gouvernement provincial décide de s’en prendre directement à la langue d’instruction dans les écoles plutôt qu’à leur caractère confessionnel[7].

Ce climat de tension découlant du processus de construction identitaire national canadien contribuera, progressivement, à faire de la langue un marqueur d’appartenance communautaire fondamental ainsi que l’enjeu primordial des luttes nationalistes à venir[8]. L’enquête que consacre l’Action française au « problème du bilinguisme » en 1925 symbolise peut-être au mieux cette prise de conscience. « L’établissement du bilinguisme au Canada comporte avec soi quelque chose de violent. Ce sera la coexistence de deux langues, sur un même territoire, dans un même État, dans un même enseignement ; mais non toujours coexistence librement cherchée et consentie. Trop souvent ce sera la poussée d’un idiome l’un contre l’autre, la dispute de frontières qu’on veut garder ou reculer, une vraie lutte pour la domination ou la vie[9] », écrira l’abbé Groulx dans le texte liminaire de l’enquête. C’est dans ce contexte qu’il faut aussi situer l’ascension du mouvement nationaliste canadien-français qui, à travers notamment la figure d’Henri Bourassa, mettra de l’avant l’idée qu’il faut dorénavant voir l’Acte de l’Amérique du Nord britannique comme le résultat d’un « pacte » solennel entre deux « peuples fondateurs », égaux en droit et en privilèges. Le débat sur la langue en vient alors à s’associer à une (ré) interprétation du pacte confédératif de 1867 sur la base d’une interprétation dualiste et, par conséquent, bilingue de la nation canadienne, d’une mer à l’autre.

Ce désir de réconciliation entre le projet national canadien-français et l’appartenance à la structure politique du Canada préside à l’ouverture d’une période de paix linguistique relative, typique d’une « démocratie consociationnelle[10] », qui va des années 1920 jusqu’à la Révolution tranquille. S’il demeure un objet de préoccupation au sein de l’espace public, au Québec comme au Canada français, l’enjeu linguistique ne fait l’objet d’aucune conflictualité nationale d’importance, hormis peut-être lors de la seconde crise de la conscription. C’est l’ère des grands congrès patriotiques (1937, 1952), qui entendent oeuvrer à une sensibilisation et une responsabilisation accrue des francophones à l’égard du français. La bataille pour le bilinguisme est, quant à elle, surtout menée en coulisse, en partie par l’Ordre de Jacques-Cartier (1927-1965)[11], sous la forme de campagnes de lobbying auprès de l’État fédéral. On revendique divers aménagements « symboliques » tel que la bilinguisation de la fonction publique fédérale, la création de timbres-poste dans les deux langues (1927) et l’impression d’une monnaie bilingue (1936). Plus qu’une stricte question de principe et d’idéal, la vision bourrassiste d’un Canada binational s’actualise quant à elle concrètement à travers la dualisation d’institutions culturelles majeures comme Radio-Canada (1936), l’Office national du film (1939), le Conseil des arts (1957) ou encore, le Dictionnaire biographique du Canada (1959).

Ce modus vivendi entre les deux communautés linguistiques, basé surtout sur une politique de l’accommodement, en vient, à l’aube des années 1960, à être brusquement remis en cause. La politisation de l’enjeu linguistique s’effectue sur fond d’une prise de conscience de l’infériorité sociale et économique des Canadiens français et d’une polarisation idéologique accrue entre les revendications nationalistes du Québec, qui puisent souvent aux idéologies tiers-mondistes, et la consolidation des assises de l’État canadien. Les appels en faveur de la mise en oeuvre d’un bilinguisme autre que législatif et timidement judiciaire se multiplient et trouvent une voie d’expression à travers les assises de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. Créée en 1963, à l’initiative de Lester B. Pearson et sous la codirection d’André Laurendeau et Davidson Dunton, cette commission devait proposer au gouvernement fédéral de nouvelles conditions d’aménagement de la dualité linguistique au Canada suivant la logique des deux nations fondatrices. La suite de cette histoire nous est toutefois bien connue : à défaut d’aboutir à une refondation du Canada à travers une actualisation de ses fondements historiques dualistes, comme souhaité par les commissaires, le gouvernement canadien de Pierre Trudeau opta pour une version amoindrie du biculturalisme en votant une politique de bilinguisme officiel (1969) articulée à une politique de multiculturalisme (1971)[12]. Ce faisant, l’État fédéral fondait le régime linguistique canadien sur le principe de la « personne » plutôt que sur celui de la communauté ; érigée en droit individuel, la langue se retrouvait ainsi dissociée, théoriquement, de la culture[13]. En vertu de cette nouvelle politique, l’État fédéral rejetait toute forme de territorialisation des droits linguistiques et s’engageait plutôt à inscrire le bilinguisme français/anglais au coeur des institutions politiques canadiennes, à offrir aux citoyens canadiens des services dans les deux langues officielles sous l’oeil vigilant d’un Commissaire, à porter soutien aux groupes linguistiques de langues officielles et à promouvoir le bilinguisme individuel en ciblant tout particulièrement la jeunesse. Ce choix procédait aussi d’un objectif d’unité nationale qui, en contrebalançant le nationalisme québécois, permettait à l’État fédéral de se positionner comme le principal vecteur de soutien des cultures qui coexistent sur son territoire.

On ne soulignera jamais assez la savante ingénierie de Trudeau père qui, pour désamorcer le contentieux autour de la question nationale québécoise, a autonomisé les langues officielles par rapport à leurs communautés historiques sur la foi d’une justice géométrique. Mais un tel pari, fondé sur l’évidement culturel de la langue, pouvait-il, à terme, être tenable ? Ne posait-il pas un sérieux affront à la dynamique communautaire des langues au Canada ? Au fondement de la législation linguistique canadienne, il est, ce nous semble, une épineuse contradiction entre la reconnaissance des minorités linguistiques au Canada et la négation de leurs ancrages culturels et historiques significatifs. Ce paradoxe n’aura certainement pas été sans dépassionner et sans dédramatiser le rapport à la langue au Canada, dont l’enjeu a progressivement migré vers la rectitude et la formalité du droit. Tel qu’il s’est formalisé à l’issue des fiévreuses discussions des années 1960, le bilinguisme officiel va pourtant bien au-delà du caractère juridique et institutionnel d’une reconnaissance formelle d’égalité de statut entre deux langues. Si on y décèle volontiers quelque chose de la persistance d’une référence aux deux nations fondatrices, force est d’admettre qu’il procède surtout d’une politique et d’un objectif sociétal en rupture avec le Canada de la dualité nationale, visant à refonder l’identité canadienne et son régime de citoyenneté sur de nouvelles assises. La relecture de la déclaration du premier ministre Trudeau (père) à propos de la Loi sur les langues officielles, prononcée à la Chambre des communes le 17 octobre 1968, est très éloquente à cet égard. À la différence des pays d’Europe occidentale, « passablement homogènes de langue et de culture », le Canada représentait, selon Trudeau, le laboratoire d’un stade transitoire du monde vers l’unification de sociétés plurielles sous un mode fédéral, à l’image de certains États d’Europe de l’Est, d’Asie et d’Afrique. Dans ces circonstances, que des « groupes linguistiques » puissent revendiquer une « uniformité » de culture par la voie de l’ « isolement » portait forcément entrave à une dynamique historique irrésistible. Ainsi, l’aspiration à l’autonomie, sinon à la souveraineté, du Canada francophone ne pouvait que procéder d’arguments fondés sur la « peur », sur « une conception étroite de la nature humaine » et « sur une évaluation défaitiste de notre habileté à modifier notre société et ses institutions pour répondre aux demandes de ses citoyens ». De ce constat, que l’on devine toujours hanté par une mémoire traumatique des totalitarismes nationaux de la Seconde Guerre et alimenté par une vision utopique du changement social, découlait l’impératif d’un bilinguisme institutionnel et sociétal. Celui-ci s’imposait non seulement comme un « enrichissement », mais comme une « nécessité politique » à même de réconcilier les différences nationales entre elles. Cette injonction d’ouverture et de transcendance des contingences devait permettre, en retour, de sceller subrepticement un pacte implicite où les velléités nationalistes des Canadiens français d’un côté, et les réflexes assimilationnistes de la majorité anglophone de l’autre, seraient atténuées pour le bien et le renouveau même de la Confédération. Dans ce cadre, la survivance du Canada français ne reposerait plus tant sur sa prétention autonomiste que sur sa capacité à « réclam [er] au-dehors sa part entière de chaque aspect de la vie canadienne » ; inversement, le Canada anglais devait remiser ses tropismes assimilateurs pour plutôt « tirer le plus possible des avantages qu’il y a à vivre dans un pays qui a appris à parler deux des langues les plus répandues dans le monde. » « Un tel pays, de rajouter Trudeau, pourra utiliser pleinement les talents et l’énergie de tous ses citoyens. Un tel pays sera plus intéressant, plus stimulant et, de nombreuses façons, plus riche que jamais. Un tel pays sera mieux en mesure de jouer un rôle utile dans le monde, aujourd’hui et demain[14] ».

En un sens, l’idéal projeté du bilinguisme peut être lu comme l’un des aboutissements politique et législatif du célèbre « Manifeste pour une politique fonctionnelle », signé par Trudeau et six collaborateurs de la revue Cité libre quelques années auparavant. Prenant à partie l’option de l’indépendance du Québec, ce manifeste proposait en guise de contre-modèle d’ « ouvrir les frontières culturelles de la société canadienne ». Cette exigence relevait du « défi moderne » par excellence, érigé « à la mesure de l’homme universel » dont le Canada constituait « une reproduction en plus petite et en plus simple ». « Si les Canadiens ne peuvent faire une réussite d’un pays comme le leur, comment pensent-ils contribuer de quelque façon à l’élaboration de l’humanisme et des formes politiques internationales de demain ?[15] » Le bilinguisme, ainsi envisagé comme projet constitutif de l’imaginaire national canadien contemporain, sourd d’une intention philosophique hypertrophiée, mise au service d’une telle vocation universaliste du Canada, elle-même adossée à une conception résolument individualiste des droits. Cette vocation se réfère, entre autres, aux idéaux explicitement revendiqués de tolérance, de rapprochement culturel et d’indivision, mais aussi, à l’idéal d’un monde où l’arrachement des citoyens à leurs ancrages sociohistoriques et mémoriels permettrait enfin de fixer un horizon de réconciliation[16].

Revisiter ainsi les logiques historiques et idéologiques sous-jacentes au bilinguisme canadien n’a sans doute rien d’une coïncidence au regard de notre actualité. Car force est de constater que ceux et celles qui ont reconnu d’une manière ou d’une autre la légitimité du projet bilingue comme l’une des valeurs centrales de l’imaginaire canadien vivent une forme de deuil politique aujourd’hui. Les indices statistiques d’une dislocation du Canada bilingue sont nombreux et de moins en moins contestables : recul du français comme première langue officielle et comme langue d’usage à la maison[17] ; progression minime du bilinguisme individuel à l’échelle nationale[18] ; émergence d’une nouvelle donne linguistique plurilingue dans plusieurs régions du Canada[19]. Aux constats empiriques, s’ajoute aussi une érosion des fondements symboliques et politiques de la dualité linguistique canadienne, dont la justification semble de moins en moins s’appuyer sur une histoire et une tradition particulières que sur un utilitarisme à « valeur ajoutée » dans l’économie-monde qui exige souplesse et adaptabilité linguistique et culturelle. Qui plus est, ces fondements sont concurrencés par l’affirmation de nouvelles représentations politique et identitaire du Canada qui, tantôt comme nation redécouvrant son passé monarchiste et britannique (sous Stephen Harper), qui, tantôt comme entité postnationale et cosmopolite axée sur la promotion de la diversité par le multiculturalisme (sous Justin Trudeau), se décharge peu à peu de sa vieille matrice dualiste. Ces mutations ne sont pas indifférentes au déclin de l’importance accordé à l’enjeu linguistique en lui-même qui semble de plus en plus avoir cédé le pas à l’enjeu d’une plus large reconnaissance de la diversité identitaire et à celui d’une réconciliation avec l’autochtonie, qui structurent largement, à présent, le débat sur la question « nationale » au Canada. En tout état de cause, l’essoufflement du bilinguisme canadien, que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, trahit assurément une crise motivationnelle eu égard aux « raisons fortes » qui ont présidé à sa mise en oeuvre, comme si l’idéal et son charisme, en prenant le pas sur la réalité, étaient entrés dans un processus de routinisation. Le bilinguisme, comme projet de société et lieu structurant de mobilisation politique, serait-il le reliquat d’une autre époque ? Connaîtrait-il une fin de cycle historique ? N’aura-t-il été, finalement, que le fait d’une génération ou d’une configuration sociopolitique de transition ?

Voilà autant de questions qui nous amènent, dans ce dossier, à interroger le bilinguisme canadien dans sa texture et ses dynamiques historiques, notamment en son principal moment de cristallisation, celui des années 1950 et 1960. Cette période, hautement revendicatrice et placée sous le signe d’une profonde redéfinition des régimes de citoyenneté et des cadres étatiques, a des allures de ligne de partage des eaux en ce qui a trait à l’aménagement politique, culturel et juridique des langues au Canada. S’y nouent et s’y dénouent nombre des noeuds culturels, intellectuels et idéologiques qui, sur cette question, ont eu une grande puissance de liaison jusqu’à nous. Dans la lignée d’un renouveau de l’histoire politique des enjeux linguistique au Canada[20], le présent dossier propose d’apprécier, en amont comme en aval et sous diverses facettes, la nature ainsi que l’étendue de ce « moment » charnière pour le bilinguisme au Canada.

D’entrée de jeu, l’article de Harold Bérubé remonte à une période qui précède le bilinguisme comme projet politique fédéral pour se pencher sur la pensée de Joseph-Papin Archambault, l’un des acteurs clés des débats entourant la question linguistique au Canada et, plus particulièrement, à Montréal. S’attachant à revisiter les écrits du jeune Archambault parus dans les pages du Devoir et de L’Action française entre 1912 et 1922, l’étude de Bérubé restitue la réflexion critique que le jeune jésuite a su articuler sur le bilinguisme et les modalités de coexistence de l’anglais et du français à Montréal et dans le reste du Canada au début du XXe siècle. Dans sa démonstration, l’auteur montre tout particulièrement à voir les tensions que cette réflexion signale dans la pensée de son sujet entre, d’une part, volonté d’accommodement et remise en cause du régime linguistique en place, ainsi que, d’autre part, entre ses aspirations et les rapports de forces culturels et politiques en vigueur.

Objet de discussion dans les journaux et les revues, le bilinguisme interpelle aussi la pratique des sciences sociales et humaines. François-Olivier Dorais poursuit avec une étude qui, au moyen des outils de l’histoire intellectuelle, revisite la genèse du Dictionnaire biographique du Canada au regard, tout particulièrement, de ses motivations politiques et idéologiques sous-jacentes. L’auteur démontre notamment en quoi cette entreprise majeure de biographie collective de haute tenue scientifique, lancée à la fin des années 1950, s’inscrit dans le vaste dispositif symbolique qui se met en place après la Seconde Guerre pour faire sens d’une nouvelle référence nationale canadienne en élaboration. De ce point de vue, la facture et le fonctionnement bilingue du Dictionnaire ne sont pas indissociables d’un désir d’assurer une réconciliation, à la fois sociétale et intellectuelle, entre les deux peuples fondateurs.

Érigé en utopie mobilisatrice par une partie de l’élite intellectuelle, le bilinguisme fait aussi l’objet d’une appropriation particulière au sein des mouvements étudiants du Québec français et du Canada anglais au cours des années 1950. En se penchant sur le cas du groupe étudiant de l’Université de Montréal, et en examinant ses relations avec celui de l’Université de Toronto, Daniel Poitras montre comment l’horizon du biculturalisme et du bilinguisme, tantôt pratiqué, tantôt projeté, que ces derniers ont momentanément eu en partage s’est avéré être un vecteur important de leur développement. Son étude montre en quoi l’investissement de cet horizon a pu jouer dans la construction d’une identité générationnelle chez les étudiants, mais aussi, dans la modulation de leur rapport au nationalisme, aux idéologies de type universaliste ainsi que dans la mise en forme de leurs réseaux.

La création de la commission Laurendeau-Dunton (1963-1971) représente, il va sans dire, un jalon majeur dans l’histoire du bilinguisme de la période d’après-guerre, comme nous le rappellent les deux articles qui suivent. À travers une étude minutieuse et approfondie menée dans les archives de cette commission, Valérie Lapointe-Gagnon restitue la densité et la richesse des discussions qui sont survenues à l’intérieur même de ce vaste chantier réflexif sur l’aménagement linguistique et, plus largement, sur les finalités de la communauté politique canadienne. Sous sa plume, la commission apparaît comme un « microcosme » des plus pertinents pour cerner les différentes représentations du bilinguisme qui ont pu s’affronter à ce moment et comprendre les résistances et les inquiétudes soulevées par le projet de bilinguisme officiel. Pour sa part, Roberto Perin s’attache à l’étude d’un acteur clé – et méconnu – de cette commission : Jaroslav Rudnyckyj. L’auteur se penche sur le rôle et l’influence qu’a pu avoir, au sein de la commission, ce défenseur du plurilinguisme et du multiculturalisme, très critique des idées d’André Laurendeau. Défenseur des intérêts de la communauté ukrainienne, dont il assimilait les revendications à celles des Canadiens français et pour laquelle il a défendu un statut de langue officielle régionale, Rudnyckyj n’aura cessé de lutter contre le biculturalisme, la thèse des deux nations et contre les modifications constitutionnelles qui en découleraient. Perin propose ainsi l’hypothèse selon laquelle ce commissaire aurait contribué à détourner, de l’intérieur de la commission, le débat portant sur la place du Québec et des Canadiens français dans la Confédération.

Prolongeant l’analyse des discours et des figures d’opposition au bilinguisme officiel, Serge Miville propose, pour sa part, une étude comparative des prises de position de deux intellectuels historiens, Donald Creighton et Michel Brunet, sur le sujet. Tous deux unis dans leur rejet du bilinguisme officiel, ces historiens du XXe siècle sont poussés à intervenir dans l’espace public sur la foi de deux conceptions distinctes du nationalisme. Si, pour Creighton, tout réaménagement constitutionnel en faveur du bilinguisme était susceptible de porter atteinte à l’identité foncièrement britannique de la nation canadienne, Brunet voit plutôt cette mesure comme un frein à l’évolution et au progrès normal des deux nations constitutives du Canada, qui n’aspirent, selon lui, qu’à s’institutionnaliser et à se réaliser séparément l’une de l’autre. Représentatives, à certains égards, des sensibilités de leur société d’appartenance respective, ces deux plumes offrent un éclairage probant sur l’éventail des critiques qui ont pu être formulées à l’égard du bilinguisme canadien.

Dans le Québec de la Révolution tranquille, les enjeux concernant l’aménagement linguistique se transposent au coeur de la redéfinition de sa référence identitaire et de son État provincial. Jean-Philippe Carlos nous plonge dans les débats sur le statut et l’avenir de la langue au Québec au regard de la critique qu’a faite André d’Allemagne du bilinguisme institutionnel, modèle qu’il associe à une forme de dépossession culturelle et d’assimilation politique. Linguiste et traducteur de formation, mais surtout, intellectuel indépendantiste et figure pionnière de la pensée anticolonialiste, d’Allemagne sera l’un des acteurs les mieux informés et les plus articulés du débat linguistique au cours de la décennie 1960, durant laquelle il défendra plutôt la solution de l’unilinguisme français au Québec.

Ainsi conçue comme un enjeu politique, la question linguistique dans le Canada contemporain renvoie aussi aux conflits d’interprétation entourant son récit de fondation. Selon la nature de cette interprétation, la place accordée aux droits linguistiques dans le pacte confédératif sera susceptible de varier comme l’atteste l’exemple de la cause Caron-Boutet portée en Cour Suprême. Cette cause célèbre, au terme de laquelle il fut décidé qu’aucun élément historique n’empêchait l’Alberta et la Saskatchewan de se déclarer unilingues sur le plan législatif, a bien mis en lumière les perspectives contrastées du récit de fondation confédéral, comme le démontrent Janique et Justin Dubois dans leur article. Prenant appui sur l’expérience vécue des francophones de l’Ouest et les preuves historiques présentées dans la cause Caron-Boutet, les deux auteurs font valoir que les droits linguistiques s’inscrivent bel et bien comme fondement normatif du pacte confédératif, nonobstant son statut constitutionnel. Leur analyse permet de mieux comprendre, de l’intérieur, la nature des revendications linguistiques des francophones de l’Ouest dans son articulation spécifique avec leur vision du compromis politique à l’origine de la fédération.

Si le cadre juridique ne peut, à lui seul, rendre compte de la complexité des enjeux linguistiques au Canada, il s’avère à tout le moins un précieux baromètre pour jauger la traduction effective des idéaux qui fondent le régime linguistique canadien. C’est dans cet esprit que Pierre Foucher propose, dans son article, de relater comment le droit s’est historiquement saisi de l’usage des langues au Canada, notamment depuis 1960, puis de mesurer si « l’utopie du bilinguisme » s’est adéquatement traduite dans la sphère juridique. Reprenant, à grands traits, les principaux jalons historiques qui ont façonné l’appareillage juridique des langues officielles, l’auteur dégage quelques constats d’ensemble se rapportant notamment à l’évolution jurisprudentielle du concept de bilinguisme et à la particularité des droits scolaires, dont l’application est indispensable à la pleine réalisation de l’engagement du Canada envers le bilinguisme.

En terminant, nous tenons à remercier le Centre de recherche en civilisation canadienne-française (CRCCF) qui a été l’hôte du colloque à l’origine de ce numéro. Nos remerciements vont aussi à la Chaire de recherche sur l’histoire de la francophonie canadienne, la Chaire de recherche Québec, francophonie canadienne et mutations culturelles, la Faculté des sciences sociales et le Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités (CIRCEM) de l’Université d’Ottawa pour leur apport à l’organisation du colloque qui a rassemblé ces textes. Nous nous en voudrions également de ne pas remercier le caricaturiste Anthony Delatri, qui a généreusement accepté que nous reproduisions l’une de ses caricatures en page couverture du présent numéro. Finalement, un merci tout spécial à l’équipe du Bulletin d’histoire politique d’avoir accepté de nous accueillir dans ses pages.