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En 1960, un scandale de moralité éclatait dans le petit monde universitaire canadien. Le journal Carabin de l’Université Laval venait de publier un texte qui allait interpeller les étudiants partout au pays, mais aussi le clergé, les grands quotidiens et une partie de la société civile. Qualifié de pornographique et d’incitation au vice par certains, « Je suis seule » racontait l’histoire fictive d’une jeune femme (Dora) qui recevait des professeurs et des étudiants chez elle. L’article sera censuré et les auteurs seront expulsés. Deux d’entre eux trouveront refuge à l’Université de Montréal, bastion autoproclamé de la liberté d’expression et du syndicalisme étudiant, où le traitement de « Je suis seule » deviendra un symbole du moralisme, du paternalisme et de l’autoritarisme des autorités universitaires – et particulièrement cléricales. Sans surprise, ce scandale de moralité à cheval entre une vie de campus considérée comme archaïque et la montée du pouvoir étudiant n’a retenu l’attention ni de la mémoire militante étudiante, ni des historiennes et des historiens. L’affaire Dora survenait trop tôt ou trop tard, en creux de la grande histoire du mouvement étudiant, lui-même symptôme et acteur d’un récit plus large, celui de l’avènement du Québec moderne.

L’entremêlement de cette histoire particulière du mouvement étudiant et du récit collectif du Québec de la Révolution tranquille a laissé dans l’ombre plusieurs phénomènes qui débordaient les polarités (archaïsme-modernité, repli-ouverture, obscurité-lumière…) utilisées pour énoncer la grande rupture symbolique de 1960. L’un de ces phénomènes est le sexisme à l’université, qui a longtemps été invisibilisé par les acteurs (masculins) de l’époque, qui détenaient un quasi-monopole sur la définition du sens, du rôle et des finalités du mouvement étudiant. Reprise telle quelle par les chercheurs au fil du temps, cette définition est devenue, entretenue par un universalisme masculin implicite, une évidence : le mouvement étudiant aurait depuis toujours, malgré quelques égarements, été un fer de lance du progressisme au Québec.

Je démontre dans cet article qu’à l’Université de Montréal, au cours des années 1950 et 1960, la lutte des étudiants contre la censure était révélatrice de leur représentation des femmes et de leur validation – contrairement à ce que le récit émancipateur qu’ils tenaient pouvait laisser croire – des normes genrées et du sexisme en vigueur dans ce milieu. Les discours prescriptifs sur l’incorporation de ces normes ont eu un sévère impact sur l’horizon des possibles des étudiantes, à commencer par leur participation à la politique étudiante. La culture sexiste qui prévalait sur le campus se nourrissait au quotidien de représentations genrées qui s’exprimaient notamment par l’intermédiaire des « vices » au sens large, notamment la vénalité, la légèreté, l’inconsistance, la jalousie et la grivoiserie, attribués à la nature féminine. Ridiculisée pour ses prétentions universitaires, moquée pour sa frivolité ou châtiée pour ses excès, l’étudiante était à la fois en danger et constamment rappelée aux dangers de sa propre nature.

Bien que certaines recherches, écrites (sans surprise) par des historiennes, aient documenté et analysé les écueils auxquels les étudiantes faisaient face au cours des années 1930 à 1960, peu ont abordé les connivences entre la constitution d’un mouvement étudiant largement masculin et la place et le statut des femmes à l’université[1]. La période 1950-1966 – celle des tentatives de censure du Quartier latin (QL) par l’Université de Montréal à la seconde parution de « Je suis seule » – est particulièrement propice pour analyser ces discours sur les femmes. On peut y mesurer le développement des discours sur les femmes et les mécanismes d’instrumentation symbolique des étudiantes dans divers mouvements sociaux ou nationaux[2].

Puisque c’est à l’Université de Montréal que le mouvement étudiant a été le plus actif au Canada jusqu’au milieu des années 1960, et que c’est à cet endroit que « Je suis seule » a eu le plus d’échos, c’est là que j’étudie la résonance du scandale et, plus largement, les discours sur les femmes. Je retracerai d’abord l’évolution de l’enjeu de la censure chez les étudiants depuis l’après-guerre avant d’étudier la culture de campus sexiste qui sous-tendait la réception de « Je suis seule ». J’utiliserai les archives de l’Université de Montréal et particulièrement le Quartier latin, le plus important journal étudiant (en tirage et en influence) au pays. J’aurai recours tout autant aux articles de fond, aux chroniques, aux publicités, aux caricatures et aux billets du lecteur. Je terminerai en évoquant les circonstances qui ont mené à la republication de « Je suis seule » six ans plus tard afin de cerner l’évolution des campus universitaires en aval d’une Révolution tranquille qui, nous assuraient les acteurs de l’époque, était censée avoir tout changé…

L’affaire Dora : censure et moralité

Les enjeux soulevés par la censure ont joué un rôle clé dans l’évolution et la mobilisation des milieux étudiants au XXe siècle, particulièrement dans les universités catholiques[3]. Au Canada, l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université d’Ottawa, pour ne nommer que celles-là, étaient dotées d’une charte papale et tombaient sous la juridiction des autorités catholiques, qui devaient veiller à la bonne conduite morale des étudiants. Dès les années 1930, mais particulièrement après 1945[4], l’émergence d’une conscience étudiante en quête d’autonomie avait créé une situation problématique pour ces autorités, étonnées de découvrir que certains de leurs protégés n’épousaient pas les principes et la mission (catholique) défendus par l’université. Le Quartier latin était de ceux qui s’ingéniaient à éprouver et critiquer les discours des aînés.

Les cas de censure étaient courants dans le monde universitaire. Elle touchait de près les étudiants, les producteurs de textes et, de par leur privilège social et éducatif, le public privilégié pour la littérature et le cinéma interdits. Face aux oeuvres dangereuses, le clergé avait plusieurs outils à sa disposition, de la censure à l’Index en passant par des revues régulatrices comme Lectures. En plus, l’Église et certains groupes comme le Comité de moralité publique étaient parvenus, après une longue campagne, à faire passer une loi fédérale sur l’obscénité en 1959[5]. Il s’agissait au départ d’endiguer le flot de littérature venant des États-Unis, particulièrement les comics, suspectés de corrompre la jeunesse. La loi, qui pouvait entraîner des poursuites en justice, avait été utilisée – notamment par le clergé – pour intenter des procès célèbres mettant en cause L’amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence, et Histoire d’O de Pauline Réage[6], qui recevront d’ailleurs une couverture extensive dans le Quartier latin[7].

Au début des années 1950, les autorités de l’Université de Montréal prenaient au sérieux leur rôle de superviseur moral. Dans une lettre au recteur Maurault, Mgr Albert Valois écrivait que le journal étudiant était « censé représenter l’opinion d’étudiants catholiques » et, par conséquent, être mieux contrôlé[8]. Cette menace permanente d’empiétement était de plus en plus problématique compte tenu des interprétations divergentes de l’épithète « catholique » à une époque où le catholicisme social avait le vent dans les voiles chez les jeunes[9]. La posture sceptique, défiante et parfois iconoclaste adoptée par certains étudiants avait poussé le recteur Olivier Maurault, historien et prêtre sulpicien, à imposer au Quartier latin un superviseur (le professeur Léon Lortie) en 1950 pour s’assurer que les articles ne portaient pas ombrage à la catholicité de l’université. Devant ces velléités de contrôle, les étudiants avaient résisté et, lors d’une assemblée de l’Association générale des étudiants de l’Université de Montréal (AGEUM) – à laquelle prenaient part Pierre Perreault et Hubert Aquin –, ils avaient critiqué « l’autorité distante et fantôme » qui « censure Quartier latin » et « réclam [é] la liberté complète d’expression[10] » qu’ils avaient obtenue sans grande difficulté.

Le recteur n’était pas au bout de ses peines. Trois ans plus tard, il découvrait avec stupeur dans L’Action nationale que des Udémiens avaient été refusés à la frontière canado-américaine à la suite de prétendues publications procommunistes dans le Quartier latin. En pleine chasse aux sorcières communistes, les autorités américaines avaient décidé d’appliquer la loi McCarran (1950), qui permettait de refuser l’entrée aux États-Unis de toute personne suspecte d’appuyer une idéologie totalitaire. Réagissant à cette mauvaise publicité, et compte tenu de la dépendance financière des universités face à un gouvernement provincial vigoureusement hostile au communisme[11], le recteur avait haussé le ton : « les Étudiants ne sont pas les seuls lecteurs du Quartier Latin […], le recours à une censure, même bénigne, épargnerait aux collaborateurs du journal des ennuis immédiats et futurs… à bon entendeur, Salut[12] ». L’avertissement n’avait cependant pas eu de suite. L’un des mécanismes de défense des étudiants face à ces semonces et menaces était la Presse universitaire canadienne (PUC), qui réunissait plusieurs journaux étudiants canadiens. À son congrès de 1956, une motion avait été proposée pour favoriser la liberté de presse, mais elle avait été rejetée par les représentants étudiants de certaines universités anglophones catholiques et par ceux de l’Université Laval et de l’Université d’Ottawa[13].

À la fin des années 1950, peu d’universités étaient épargnées par l’agitation étudiante. L’Université d’Ottawa était le théâtre d’un violent conflit entre les Oblats qui la dirigeaient et certains leaders étudiants volontiers anticléricaux. Et à l’automne 1960, on apprenait que trois étudiants lavallois (Pierre Migneault, André Blanchet et Pierre R. Desrosiers) étaient sur le point de se faire expulser pour avoir publié, sous le nom de « Dora », un court texte fictionnel intitulé « Je suis seule ». Le récit mettait en scène une jeune femme, peut-être une travailleuse du sexe, qui accueillait dans sa chambre des étudiants et des professeurs. Les figures de style abondaient : « Nos chairs fondues l’une dans l’autre épousaient le mouvement des spasmes de ton ventre sur le mien. Tu te secouais brutalement comme un arbre […] ». Dans le texte, Dora était réduite à une créature délicate, désespérée et n’existant qu’à travers le regard des hommes : « petite chatte ivre », elle « gambadait » puis se « recroquevillait comme une fleur épuisée » et, à la fin, maudissait le « salaud » qui l’abandonnait avant de se donner à un autre client[14]. Cet article était en fait la goutte qui faisait déborder le vase, puisque les trois étudiants avaient publié auparavant deux textes inconvenants : « Insolences sur les Insolences » et « On a forcé mon petit frère à aller à la confesse alors qu’il n’avait pas la notion du mal », qui mettaient en cause la morale catholique officielle.

Le premier geste des autorités avait été de pratiquer la censure en ordonnant la saisie des numéros du Carabin. Certains étudiants, offusqués, avaient eux-mêmes pris l’initiative en déchirant les dernières pages des exemplaires posés dans les kiosques. Six ans plus tard, Jacques Mathieu racontera avoir été « traumatisé » lorsqu’un de ses professeurs avait demandé aux étudiants de poser le « méchant Carabin » sur leur bureau. Faisant le tour de la classe, il avait lui-même déchiré, l’oeil courroucé, la page où se trouvait « Je suis seule[15] ». Le second geste des autorités avait été de faire venir les trois étudiants inculpés dans le bureau du recteur, Mgr Louis-Albert Vachon, pour leur annoncer qu’ils étaient expulsés. L’un des accusés, Pierre-R. Desrosiers, rédacteur en chef du Carabin, commentera : « Je le dis sans fausse honte : pendant quelques minutes, nous sommes tombés assez bas pour supplier. J’ai vu et entendu des hommes de 25 ans essayer de parler de charité à un supérieur ecclésiastique[16] ». Enfin, le dernier geste avait été de discréditer les étudiants expulsés en amplifiant le soupçon d’immoralité pesant sur eux, notamment en faisant mine de refuser de divulguer leur nom aux journalistes par « respect pour leur famille ». André Laurendeau, qui commentait l’affaire Dora dans Le Devoir, avait vu juste dans cette stratégie : tout en reconnaissant que « Je suis seule » n’aurait pas dû paraître, il notait que les étudiants n’avaient tout de même pas commis un crime honteux. Taire leur nom par respect pour leur famille lui paraissait une approche « excessive et, au fond, injurieuse : on dirait vraiment que ces étudiants ont déshonoré leur nom à jamais[17]. » De fait, rapidement, « les bruits les plus invraisemblables, les plus inimaginables [ont] cour [u] sur la conduite personnelle des bannis, bruits hâtivement ramassés par les bonnes gens friands de scandales […] Dora, personnage imaginaire, devint même dans certaines bouches, leur maîtresse collective[18]. »

L’Association générale des étudiants de l’Université Laval (AGEL), de son côté, se retrouvait sur la corde raide. Subissant les tirs croisés du recteur et des étudiants les plus engagés, elle venait de voir son autorité bafouée par l’administration, qui n’avait pas respecté la juridiction de l’association sur le Carabin. Une telle action, considérée comme un grave déni du principe d’autonomie des associations étudiantes, avait d’abord suscité une vive réaction. Certains avaient même menacé de déclencher une grève générale. On s’était cependant contenté de créer, lors d’une réunion qui avait attiré plus de 300 étudiants (dont quelques Udémiens), un comité d’arbitrage pour résoudre la situation et tenir tête au recteur. Le courage du conseil étudiant, composé de 35 membres, avait cependant fondu comme neige au soleil devant les rumeurs courant sur les véritables raisons (immorales ?) de la solidarité des membres du conseil avec les trois parias. Un éditorialiste du Quartier latin constatait que dans cet environnement malsain, les soupçons pesaient plus que les idées : « [O] n saisit à pleine main l’occasion de couler l’adversaire au nom de la morale », ce qui dissuadait les alliés potentiels, effrayés eux aussi de tomber sur le « terrain glissant de la moralité[19] ». À un moment où le milieu associatif étudiant, encore auréolé par sa campagne de 1958 contre Duplessis, était en pleine phase de solidification autour de l’idéologie du syndicalisme étudiant, plusieurs avaient vécu difficilement la lâcheté de l’AGEL. Quatre membres du conseil avaient d’ailleurs démissionné, et l’un d’eux, Max Perle, délégué de la Faculté de médecine, avait constaté : « Les membres de ce Conseil appartiennent à trois groupes : des moutons, des hypocrites et des ambitieux […] J’ai vécu sous Hitler en Belgique et je n’ai jamais vu des Belges avoir aussi peur des Nazis que cette assemblée des autorités[20] ! »

L’effet boomerang de la moralité

L’affaire Dora avait résonné dans le public grâce à La Presse et au Devoir, mais également au sein de groupes de citoyens et d’organisations. L’affaire étonnait d’autant plus qu’il s’agissait d’étudiants destinés à prendre place parmi l’élite de la nation – deux en médecine (4e année) et un autre en sciences sociales (3e année). Des curés, comme celui de Sainte-Foy, avaient recommandé les trois expulsés aux prières[21], et des pétitions avaient circulé contre l’immoralisme des journaux étudiants, particulièrement le Carabin et le Quartier latin. Mais ce dernier avait habilement canalisé le conflit pour l’amener sur son terrain afin d’éprouver sa prétention à devenir le champion de la liberté d’expression étudiante. En plus de publier les articles – à l’exception notable de « Je suis seule » – du numéro saisi du journal Carabin et d’offrir aux journalistes censurés une tribune pour commenter l’affaire Dora, le QL avait utilisé l’occasion pour provoquer la Société Saint-Jean Baptiste qui, par l’intermédiaire de Conrad Fouquette, avait rétorqué aux étudiants : « Réfléchissez donc, Messieurs les responsables, sur de tels gestes au lieu de saboter nos institutions les plus chères, travaillez donc à assainir votre milieu[22] ».

Grâce au QL, l’affaire Dora avait été discutée sur la plupart des campus canadiens. À l’University of Toronto, le journal Varsity, alors très branché sur l’actualité québécoise, avait manifesté sa solidarité avec les étudiants expulsés en traduisant le texte et en le publiant dans les deux langues[23]. Le Manitoban avait pour sa part publié la traduction du Varsity, à la consternation du président de l’Université. Ce dernier avait qualifié le texte d’ordure littéraire et demandé à la police de fouiller le United College, où se trouvait le directeur du journal, Peter Herndorf, qui avait vu les copies qu’il hébergeait saisies. Mais cette approche s’était retournée contre l’administration lorsque Herndorf, appelé à donner des entrevues pour la radio et les journaux, avait malmené l’Université pour son conservatisme et son obscurantisme, éraflant au passage l’Université Laval[24]. La campagne de salissage lancée par le recteur Vachon n’avait manifestement pas eu le succès escompté : son administration était vite devenue l’un des symboles de l’autoritarisme dans le milieu universitaire canadien.

L’administration de l’Université de Montréal, quant à elle, se retrouvait dans une situation délicate. Le rayonnement du QL depuis le milieu des années 1950 rendait le journal pratiquement intouchable : avec un tirage oscillant autour de 10 000 exemplaires (dans ses meilleures années), une distribution dans les collèges classiques et une influence certaine sur les grands quotidiens – qui puisaient sans vergogne dans ses pages pour prendre le pouls de la « jeunesse » –, le QL bénéficiait également de son ancrage montréalais. Selon Migneault, « [l] es autorités [universitaires] sentent que la ville surveille : les étudiants sentent que la ville les supporte[25] ». Mais la réputation sulfureuse du journal avait fini par inquiéter Rome, qui avait demandé au recteur Henri-Irénée Lussier, par l’intermédiaire de Mgr Sebastiano Baggio, de clarifier les rumeurs d’ « hérésie » pesant sur les étudiants. Pris au dépourvu, le recteur avait répondu : « [l] e journal étudiant est un problème sur tous les campus universitaires, qu’ils soient catholiques ou non », mais avait ajouté qu’il s’agissait d’ « un esprit espiègle beaucoup plus que malin », et ce, même si les étudiants étaient de plus en plus obsédés avec la liberté de presse et que « les grands journaux sont à leur rescousse à chaque fois que cette liberté semble, même de loin, très faiblement menacée[26] ». Le propre parcours du recteur l’avait rendu sensible à ces questions. En tant que l’un des « prêtres-experts » qui avaient le plus contribué, dans les années 1940, au renouveau catholique sur les enjeux du couple et du sexe, Lussier préférait adopter une approche compréhensive et flexible avec la jeunesse. Ceci explique en partie pourquoi l’Université de Montréal était devenue le refuge des étudiants expulsés : ceux de l’Université Laval, mais également Normand Lacharité, féroce « mangeur de curés » qui s’était opposé aux Oblats à l’Université d’Ottawa[27].

Chose certaine, les étudiants s’étaient habilement approprié un débat qui portait initialement sur la « moralité » et le « vice » pour le porter sur les enjeux de la liberté d’expression et du droit associatif des étudiants[28]. Ce détournement gagnait d’autant plus en légitimité qu’il recoupait l’édification – encore balbutiante, mais éminemment performative dans les campus – du « nouveau Québec », moderne et libéré des ornières du passé. En fait, avec la Révolution tranquille, l’affaire Dora semblait classée : elle relevait doublement d’une vie de campus immature (représentée par « Je suis seule ») et d’un paternalisme universitaire désuet empreint de tabous. Le succès symbolique de la contre-campagne étudiante autour de l’affaire Dora attestait d’une libération longtemps refoulée.

Ce n’est cependant pas cette trame libératrice qui nous intéresse. Il y a en effet au moins deux lectures possibles de l’affaire Dora. Plutôt que la célébration de l’émergence du mouvement étudiant, nous nous intéressons à une trame beaucoup moins connue et qui a échappé aux annales estudiantines : la culture sexiste à l’université.

Une culture de campus sexiste

À la suite de l’affaire Dora, un étudiant avait remarqué qu’on se réclame de grands principes, religieux ou laïcs, mais que « la solitude et les désillusions de Dora ne touchent personne [et qu’on] approuve même le gars d’avoir abandonné une telle fille. Et l’on se dit catholique[29] ». La tentative des trois étudiants expulsés, qui avaient justifié leur texte en évoquant ici une dénonciation de la prostitution, et là une critique des « étudiants bambocheux qui durant leur cours prennent tout ce qui passe », n’avait convaincu personne. Elle révélait plutôt le traitement inconsistant de « Dora », tour à tour « chatte ivre », tentatrice et pauvre victime.

En fait, la dénonciation de l’autoritarisme, du moralisme ou de l’obscurantisme attribué aux autorités de différents acabits, si elle permettait aux étudiants de se draper dans un progressisme vertueux, n’en cachait pas moins ici des discours genrés et essentialistes, et là des représentations du corps des femmes qui laissaient entrevoir une vie de campus sexiste et périlleuse. Alors que ces phénomènes ont retenu l’attention dans l’historiographie canadienne-anglaise, notamment l’article de Christabelle Sethna sur le sexisme à l’University of British-Columbia dans les années 1960[30], ils n’ont pas fait l’objet d’études spécifiques au Québec. La coexistence, rarement questionnée à l’époque, des deux phénomènes (l’éclosion du mouvement étudiant et le sexisme subi par les femmes) m’a paru suffisamment frappante pour que je m’y arrête, non pas pour établir un lien de causalité, mais pour cerner de quelle façon la culture sexiste du campus a survécu au – et, jusqu’à un certain point, s’est transformée à travers – l’éclosion du mouvement étudiant[31].

Cultiver ses vices

Ici, il y a un effort à faire, vous n’êtes plus au couvent. Il faut subir les boutades, les regards un peu indiscrets et même l’accompagnement d’un carabin. Que sais-je ?[32]

En portant attention aux discours sur les femmes dans le Quartier latin, le lecteur est frappé par la présence de normes et de prescriptions concernant la façon dont les étudiants sont censés se tenir, s’exprimer, penser et se projeter dans le futur. Le mot-clé pour cadrer (frame) ce comportement est féminité ; c’est à partir de lui que les marges et les anomalies sont tracées, repérées et dénoncées.

Dans le discours des étudiants, l’exaltation (mais en douceur) de la féminité comme norme entrait en contradiction avec la représentation (fantasmée et récurrente) de la femme coquine et enjôleuse, étiquette qui pendait comme une épée sur la tête des étudiantes qui négligeaient de faire preuve de retenue dans l’affirmation de leur féminité. Celles qui, à l’inverse, n’incarnaient pas ces normes étaient dénigrées, reléguées dans la catégorie des créatures étranges ou menaçantes. Un dénommé « chevalier de la seringue longue » prenait ainsi plaisir à vilipender les étudiantes qui s’écartaient de ses attentes, notamment les « beatniques », ces « garçons manqués » qui portent le pantalon et les cheveux courts, et qui sont tellement éloignées de la vraie femme qu’il « faut les reluquer de façon indécente pour reconnaître leur sexe. » Heureusement, continuait-il, la plupart des « produits domestiques » de l’Université de Montréal sont de grande qualité, et il est bon de « se laisser ensorceler par une de ces charmantes créatures[33] ».

Ces discours prescriptifs se retrouvaient dans différents contextes énonciatifs, mais ils étaient particulièrement abondants à l’occasion du concours annuel Miss Quartier latin, pendant lequel les étudiantes entraient en compétition afin de remporter le titre de « reine des étudiantes[34] ». Lors de la dernière journée de ce concours, qui durait plusieurs jours, elles défilaient devant un panel composé majoritairement d’hommes qui les interrogeaient et soupesaient à voix haute leurs charmes et leurs mérites. En 1960, l’une des candidates défaites avait été considérée comme « une anti-Miss bizarrement sexuée[35] ». Auparavant, les candidates étaient présentées dans le Quartier latin par leurs confrères et leurs consoeurs, le sexe influençant assez peu – hormis pour la gouaillerie – la teneur des descriptions. Pour le concours de 1961, Miss Sciences Sociales (Renée Lescop) était appréciée d’une consoeur pour sa « simplicité, [son] charme, [sa] féminité » ; bref, elle « sait plaire à tous par la souplesse de son caractère ». Miss Thémis (Janine Baril), de son côté, était encensée par un collègue pour sa « finesse », sa « belle féminité », une « grande simplicité » et un « charmant physique ». Sur le plan intellectuel, elle tendait de tout son être vers le « [b] eau : les lignes, les formes, les chansons[36] ». Dans la plupart des portraits, les mots simplicité, féminité et naturel étaient mentionnés.

On pourrait croire que le statut d’universitaire tendait à contrebalancer ce type de discours. Il est vrai qu’il permettait aux étudiantes, grâce au Quartier latin, de répliquer à leurs confrères et parfois à leurs consoeurs[37]. Mais ce statut servait tout autant à disqualifier les prétentions à la connaissance des femmes. Dans une série d’articles, la future journaliste Lysiane Gagnon utilisait une technique qui consistait à insérer des bribes de savoirs universitaires pour démontrer leur mésusage par les femmes, comme dans le cas de cette étudiante fictive qui, assise à la cafétéria, dévorait des yeux les hommes en étalant un savoir superficiel[38]. Gagnon réservait le même sort à la jeune femme « qui joue à l’existentialisme comme il y a cinq ans elle jouait à la poupée[39] ». Dans une chronique similaire, Serge Grenier décrivait un carabin et une poutchinette[40] se rendant au café. Le premier, attablé, regardait sa compagne « circuler ici et là entre les tables » avec sa « jupe seyante » et des « formes aussi généreuses que bien distribuées ». Mais elle ne s’arrêtait pas là : insatiable d’attention, elle pérorait sur le Marquis de Sade, auteur censuré au Québec, dont l’évocation par l’étudiante ne rangeait pas celle-ci parmi les audacieux défenseurs de la liberté d’expression[41]. Le portrait combinait plutôt la légèreté, la coquetterie et le goût latent de débauche de l’étudiante, dont le statut d’universitaire ne changeait pas la donne : au contraire, il ajoutait au côté risible de la situation. Ces mentions dépréciatives de l’intelligence des femmes dans le journal étaient nombreuses, parfois sous la forme d’encadrés dans le Quartier latin comme celui-ci, de Sacha Guitry : « Quand on me dit d’une femme qu’elle est cultivée, je m’imagine qu’il lui pousse de la scarole entre les jambes et du persil dans les oreilles[42] ».

Lorsque certaines étudiantes s’écartaient de – ou critiquaient – cet idéal, elles encourraient les railleries de leurs confrères, parfois par le biais d’une mecsplication. Dans une « Chronique anti-féminine », un dénommé Socrate s’en prenait à Manou, qu’il corrigeait d’abord sur l’utilisation de certains mots, avant de déplorer un « manque de suite dans les idées qui est bien caractéristique de votre genre ». Il concluait, en martelant un certain idéal de féminité : « [C] e que je déplore, c’est l’absence, chez vous, des qualités mêmes de votre espèce alors que vous en cultivez si bien tous les vices[43]. » L’un de ces vices concernait l’avidité (financière et sexuelle) des femmes vénales, qui risquaient de nuire à leur mari et à leur couple « jusqu’à l’assèchement des fonds du monsieur, ou du monsieur lui-même exclusivement si possible[44] ». Un certain César s’en prenait de son côté aux « jeunes Vénus artificielles » qui se trémoussent sur le campus, et concluait : « [P] ensez aussi à vos confrères qui travaillent d’arrache-pied pour vous faire demain de bons maris, riches et professionnels[45]. » Malgré ce ton badin, un tel énoncé reconduisait le statut d’imposteur et d’aguicheuse des étudiantes.

Le discours dénigrant des étudiants était accentué lorsqu’il s’agissait de jeunes femmes non universitaires. À une époque où les étudiants, qui s’autoproclamaient « travailleurs intellectuels », tentaient de se rapprocher du monde syndical, Jean-Jacques Bussières et Roger David avaient interviewé des ouvriers pour connaître leur opinion des universitaires. Bussières admettait avoir accordé peu d’attention aux ouvrières, « et pour cause » : « [E] lles se regardaient, se pomponnaient, rougissaient, frétillaient sur leur chaise et avec le plus candide des sourires nous avouaient : Ordinairement, ils sont gentils[46]. » L’étudiant invalidait ainsi la parole de l’ouvrière, qui ne donnait même pas, contrairement à la femme universitaire, la réplique, aussi secondaire soit-elle. L’autre interviewer, Roger David, qui occupait une place importante dans le QL avec une chronique sur le monde ouvrier, justifiait lui aussi l’absence de la parole des ouvrières : c’est que sur ces questions, tranchait-il, « la femme ne connaît rien. » Avec une évidente satisfaction, qui révélait a contrario la place grandissante prise par les femmes à l’université[47] et une posture classiste, David ajoutait : « Pour la première fois de notre vie, nous avons eu l’impression que la femme savait se taire[48]. » Ce commentaire sous-entendait que les étudiantes, elles, ne savaient pas se taire. Il est notable que ces admonestations provenaient des leaders étudiants. Une étudiante qui avait osé contredire Pierre J. Vennat, membre influent de l’AGEUM, s’était fait répondre : « Vous n’êtes qu’une pauvre petite fille, semblable en cela à beaucoup d’autres…[49] »

Ces exemples choisis parmi plusieurs donnent un indice sur la marge de manoeuvre restreinte des étudiantes sur le campus : soit céder à la nature et à ses vices, soit être bannie de la sphère de la féminité en jouant à l’universitaire. Devant cette pression, certaines avouaient s’être résignées à simuler ce qu’on attendait d’elles. Une « Non-Poutchinette », dont le pseudonyme révélait le refus d’être assimilée à la figure de l’étudiante traditionnelle (la poutchinette), confiait : « [T] u comprends les poutchinettes d’agir comme elles le font, de se présenter comme des choses à prendre sans jamais se donner[50]. » D’autres optaient plutôt pour le renforcement de ces normes. Une étudiante suggérait qu’il était « temps que nous soyons des femmes, des vraies, des êtres sur qui on peut compter » ; bref, des « êtres qu’on estime pour leur féminité – leur gentillesse – leur honnêteté ». Parfois, ce discours prescriptif impliquait une certaine autoflagellation critique, comme celle de Francine Dufresne, qui s’exclamait : « Que sommes-nous toutes si ce n’est que de vulgaires petites coquettes [qui] ne pens [ent] qu’à être désirée [s][51] ».

D’autres étudiantes encore avaient plutôt choisi de contester ces normes, notamment à travers l’utilisation du sarcasme et de la subversion des discours masculins. Dans l’un de ses articles, Paule Tardif décrivait sarcastiquement ce qui était requis de la future Miss Quartier Latin. Celle-ci devait d’abord être « ajustable à l’oeil », c’est-à-dire « s’adapter au milieu étudiant [et] être une partie intégrante et représentative ». Mais cette représentativité, largement symbolique, renvoyait à une intemporalité (l’éternel féminin) associée à une vie de campus archaïque qui était opposée à ceux qui faisaient l’histoire (les hommes) au sein du mouvement étudiant et qui dominaient l’AGEUM et, dans une moindre mesure, le journal. En tant que « reine » des étudiantes, Miss Quartier Latin était donc conviée à manifester une « personnalité attachante », une capacité à se montrer « moderne, élancée, racée » afin d’être « appréciée par tous les chasseurs du campus[52] ». Cette description, dont l’autodérision n’était sans doute pas comprise par tous et toutes, cherchait en fait à exposer la situation de Miss Quartier latin comme représentante fantoche d’un concours de plus en plus absurde compte tenu des progrès de la démocratie étudiante. Marie de la Fontaine remarquait justement que le concours, qui forçait les candidates à « séduire » leur électorat dans une campagne souvent humiliante – particulièrement lors de leur passage à Polytechnique, alors réputée pour sa gouaillerie et son machisme – symbolisait bien le fait que « la liberté fondamentale de la jeune fille, être humain, n’existe pas[53] ».

Corps régulé, corps menacé

[C]ombien ils ont la langue déliée quand il s’agit de débiter des grivoiseries ou de mettre mal à l’aise publiquement une jeune fille[54].

Cible d’une régulation serrée, le corps des femmes était aussi un corps menacé sur le campus. Les propos grivois ou prédateurs des étudiants attestaient de – et participaient à – la vulnérabilité des étudiantes sur le campus. Les évocations de la virginité menacée étaient courantes dans le journal, notamment dans un faux courrier du coeur qui utilisait régulièrement le scénario de la mère qui, inquiète pour la vertu de sa fille à l’université, demandait conseil aux étudiants (les rédacteurs). Sous prétexte de rassurer la mère, ceux-ci évoquaient ce qui attendait la fille : « Nous savons hélas que certains groupes, sous prétexte de convalescences à la suite des examens, ont sali des pentes vierges de nos belles Laurentides […] Nous aurons bien soin de votre jeune fille… soyez-en persuadée[55]. » Dans une autre chronique du journal, on se moquait de la lettre d’une jeune femme (fictive) et de ses prétentions à la culture (« Je suis intelligente et cultivée : je vois tous les films américains »), tout en s’étonnant qu’elle soit encore pucelle : « Ce qui me surprend, c’est que vous soyez encore vierge après un mois dans la fosse aux loups[56]. » Cette mise en scène au ton animalier douteux était en fait courante. Pierre Migneault, l’un des auteurs de « Je suis seule », parlait de la « maritale quiétude des vierges… qui gagnent à ne pas être trop absentes du foyer[57] ». La répétition de cette mise en scène avait pour effet de cristalliser la polarité entre les hommes (menaçants) et les femmes (vulnérables), et de justifier, au nom de la nature, les comportements qui pouvaient en découler. Une étudiante allait jusqu’à donner des conseils à ses consoeurs pour résister aux « étalons fringants, fiers de leur agressivité[58] ».

Ces énoncés sur la puissance et la virilité faisaient écho à un enjeu qui débordait le campus et touchait à l’avenir national même. Dans le Quartier latin, on pouvait lire cette défense des étudiants expulsés à la suite de l’affaire Dora : « La jeunesse est impétueuse. Ne lui en faisons pas le reproche. Cette jeunesse impétueuse forme souvent des hommes décidés ![59] » N’était-ce pas de ces hommes-là dont le Québec avait besoin, à une époque où l’on parlait des dommages faits par un matriarcat castrateur[60] ? Il n’est pas inutile de rappeler que cette valorisation s’effectuait de plus en pleine phase prométhéenne du régime d’historicité[61], au cours de laquelle les étudiants se sentaient investis de la mission de reprendre possession de soi et du monde grâce à la raison, à l’audace et à l’impétuosité. Dans cet élan de conquête du présent et du futur, l’agressivité manifestée par certains étudiants sur le campus pouvait être perçue comme un signe de vitalité dont les effets secondaires étaient bien excusables.

Ce privilège de l’agressivité accordé aux hommes découlait largement de la socialisation des garçons et des filles. Alors que les premiers n’avaient pas été l’objet, dans les collèges classiques, d’un rodage rigoureux sur le plan de leur nature masculine, les filles avaient fait face, dans leurs institutions d’enseignement, à un discours structuré sur la nature féminine, sa « mystique », ses limites et ses devoirs[62]. Cette asymétrie des rôles sexués explique en partie la permissivité accordée aux hommes et à ce que nous appellerions aujourd’hui la masculinité toxique. La responsabilité revenait aux femmes de canaliser ou de pacifier ces comportements. Selon le RP Émile Legault, qui remplissait le rôle de superviseur moral à l’Université de Montréal, la femme doit « jour après jour, […] mourir à ses goûts personnels, à ses caprices, bref à soi-même » afin d’être « l’évangélisatrice de la chair de son gars[63] ». Ce rôle impliquait une patience, une tolérance et un travail du care qui pouvaient facilement se retourner, sous la forme du shaming, contre celles qui ne jouaient pas le jeu. La Miss Quartier latin Lise Cousineau rappelait que la véritable « féminité n’est pas seulement apparente » et que « toute jeune fille vraiment femme attend avec sérénité le prince charmant ». En attendant, elle doit savoir accueillir la galanterie : « Je crois que celles qui ont eu à se plaindre de manques de galanterie devraient peut-être s’en prendre à elles-mêmes[64] ». Déjà responsables d’incarner une féminité remplie de périls, les étudiantes l’étaient également des comportements des hommes à leurs égards.

Ces « pulsions » masculines prenaient parfois la forme, dans le journal, d’une misogynie ouverte. Un dénommé Charles, véritable proto-troll, considérait les femmes inutiles et nuisibles au Progrès. Pis encore, il suggérait « l’extermination systématique et inconditionnée de toutes les femelles vivantes et à naître », et leur remplacement par la natalité en éprouvette au nom de la science[65]. Ce type de discours n’était pas le seul fait de quelques étudiants frustrés ; on le retrouvait également au niveau des leaders étudiants. Lors du concours Miss Quartier Latin de 1961, l’une des questions adressées aux candidates était : « Êtes-vous d’accord pour définir le viol comme suit : un remords de consentement ?[66] ». À ces discours troubles qui tendaient à normaliser les agressions s’ajoutait un facteur spatial qui aggravait l’insécurité vécue par les étudiants sur le campus, soit l’absence d’un éclairage adéquat : « Plusieurs jeunes filles qui ont des cours le soir nous ont déclaré avoir peur de descendre la côte », mentionnait-on dans le journal. Une étudiante aurait même « été attaquée » à la sortie des cours en fin de soirée. Malgré les demandes répétées des étudiantes, aucun nouveau lampadaire n’avait été installé, laissant place à « une obscurité totale qui favorise pleinement les desseins des voleurs, des violateurs[67] ». Un rapport du Service de Placement de l’université confirmait, sans entrer dans les détails, cette dangerosité : « Plusieurs demoiselles ne viennent pas à l’université, à cause du manque de sécurité. » La situation était encore plus problématique pour les étudiantes étrangères, qui subissaient de la discrimination et du racisme lorsqu’elles cherchaient des chambres[68].

Cette dangerosité spatiale et discursive sur le campus incitait certaines étudiantes à confier leur exaspération et leur peur. Louise Poirier, l’une des rares étudiantes actives en politique étudiante, écrivait : « Hobbes dit : “L’homme est un loup pour l’homme”. Moi je traduis “l’homme est un loup pour la femme”. Surtout à l’université[69]. » S’éloignant de l’approche badine et sarcastique qu’elle utilisait en général, Manou (Paule Tardif) concluait pour sa part l’une de ses chroniques en faisant mine de concéder que « la femme est créée uniquement pour servir l’homme », et concluait brutalement avec une citation de Thomas Fuller (Gnomologia 6404) : « A woman, a dog, a walnut-tree / the more you beat ’em the better they be[70]. »

Dans la plupart des portraits sexistes du QL, la femme semblait fatalement rattrapée par sa nature, qui la mettait en porte à faux avec le monde universitaire. Les allusions paillardes et l’instrumentalisation symbolique sexuelle de la femme (vierge, putain, enjôleuse, libidineuse, etc.) visaient à la discréditer. Célébrées et reconnues pour leur performance discrète dans la sphère de la « féminité », mais constamment menacées d’être renvoyées à leur inadéquation par rapport à la féminité idéale projetée par les hommes, les étudiantes ne sont pas restées silencieuses. Parmi de nombreuses stratégies, elles ont contre-attaqué en ciblant l’inadéquation à leur nature de leurs confrères.

La nature contre-attaque

J’ai mentionné que la virilité, et plus particulièrement la virilité de l’esprit, apparaissait nécessaire à plusieurs intellectuels pour sortir le Québec d’un ancien régime moral imprégné par la peur, le repli sur soi et la superstition. Non seulement ces traits étaient parfois associés à la sphère féminine – particulièrement depuis la « féminisation » du catholicisme au XIXe siècle[71] –, ils étaient également perçus, dans certaines revues comme Liberté ou Parti Pris, comme les conséquences du matriarcat et des « mères dominatrices », qui auraient castré les hommes québécois en plus de produire des « homosexuels[72] ». Plusieurs étudiants, déjà nourris au collège par les modèles de bravoure et d’héroïsme de l’Antiquité, cherchaient en France ce supplément de masculinité et d’impétuosité qui aurait manqué au Québec, où l’on n’avait pas encore, écrira Pierre Vallières, « appris l’orgueil d’être hommes[73] ».

Dans un article du QL, le Français André Malraux était ainsi décrit comme l’homme qui « n’accepte pas les demi-mesures, il est l’homme des situations extrêmes : héroïsme, grands risques », ce qui lui permet d’incarner un humanisme plus « évolué et plus actif que l’humanisme scolastique des Thomas d’Aquin et des Maritain » – bref, qu’un humanisme catholique largement en vogue au Québec. L’étudiant ajoutait que la maladresse de l’écrivain pour dépeindre les femmes et les enfants était en fait due à son « intelligence virile[74] ». C’était bien cette intelligence, ajoutait un autre étudiant, qui manquait au Québec, où « la guerre [et] la civilisation industrielle [ont] produit une génération d’émasculés ». Cette situation confuse rendait d’autant plus nécessaire « la “revirilisation” de l’homme et […] la “reféminisation” de la femme[75] » . Une partie du milieu étudiant masculin réagissait ainsi à un certain modèle de virilité (jugé insuffisant) promu dans les collèges classiques[76].

Mais qu’en était-il de ceux qui peinaient à se hisser à hauteur de cette virilité ? Roberto Carr Ribeiro, qui répliquait aux propos misogynes du « chevalier de la seringue longue », écrivait qu’il faut devenir homme ou femme, et qu’il n’est « pas suffisant d’être un mâle pour être un homme ». Ce constat d’une socialisation sexuée déficitaire n’emmenait pas l’étudiant à mettre en doute ces normes, mais plutôt à les renforcer. Il critiquait ainsi les jeunes femmes qui « exagèrent les manifestations externes de la féminité » en croyant pouvoir pallier une déficience au sein de leur « moi substantiel » (de femme). Il est intéressant de noter que les étudiantes ont également utilisé ce baromètre. Andrée Guindon, qui exprimait ses doutes sur la crédibilité de la « fille “scientifique” », ne concédait pourtant pas automatiquement l’esprit scientifique à l’homme, puisque plusieurs d’entre eux ont « une façon très féminine de penser[77] ».

Cette dernière mise au point valait aussi, selon la hiérarchisation des sexes qui prévalait alors, comme une insulte. Au reproche d’être des garçons manqués ou des filles exagérées, les étudiantes répliquaient en traitant leurs confrères d’efféminés ou d’homosexuels. Thérèse Loriot mentionnait qu’il est « stupide de parler de supériorité de l’homme » et mettait en garde à la fois contre ces femmes qui « essaient de renier leur sexe » et ces hommes qui, à force de dénigrer la femme, pourraient bien trahir une homosexualité refoulée, puisqu’ « un amour exclusif et trop exagéré de votre sexe, risque d’évoluer dangereusement ! ! ![78] ». Cet amour exclusif, dans certains cas, s’était développé au collège dans un environnement homosocial qui favorisait les « amours socratiques[79] ». Certaines étudiantes utilisaient d’ailleurs ce passé ambigu pour rétorquer à leurs confrères. Dans sa réponse à Charles, qui considérait la femme comme un « jouet séculaire », « étape [révolue] dans cette grande révolution qu’est la nôtre », une certaine Charlotte écrivait : « [J] e serais bien curieuse de voir si vous l’êtes vraiment [mâle]. Vous devez plutôt être effiminé [sic] et vous nous en voulez d’être pas tout à fait l’un ou l’autre. » Elle concluait : « A vous Charles […] je dis : vous êtes un homosexuel ou un déséquilibré[80]. »

Ces épithètes alors infamantes prenaient également, sous la plume de certaines étudiantes, une valeur stratégique : elles indiquaient aux hommes que leurs attentes envers la femme idéale étaient tout aussi restrictives et irréalistes que leur représentation du « mâle » ou de « l’intelligence virile ». Un contre-concours (« Monsieur Quartier latin »), organisé par Louise Poirier, avait d’ailleurs permis aux étudiantes de commenter, questionner et juger leurs confrères en caricaturant ce qui était attendu d’eux. « Nous avions le beau rôle (pour une fois) », commentait une étudiante[81], qui n’hésitait pas à surenchérir jusqu’à l’absurde sur le postulat de la nature différente de l’homme et de la femme. Plus que les hommes, qui jugeaient les femmes comme des « produits », les femmes prenaient en compte le développement des hommes pour expliquer leur comportement sexiste. Leur goujaterie, leurs blagues cochonnes et leur violence symbolique ne renvoyaient-elles pas à leur propre déséquilibre psychique et physique, provoqué par une série de refoulements et de frustrations ? Ceci expliquerait, selon Poutchinette, la haine ou le dégoût pour les femmes de « tant de “refoulés” qui n’entrevoient d’autre porte de sortie à leurs traumatismes qu’en les écrivant[82] », et de tant d’autres dont la misogynie s’explique par le fantasme de « la limpide et énigmatique femme qu’ont créée les rêveries de l’adolescent et dont l’homme perpétue le souvenir[83] ».

Ces répliques cherchaient également à exposer la réduction des femmes à un rôle sexuel passif (comme proies, prostituées ou vierges) ou agressif (comme nymphomanes, mégères ou castratrices). Parfois, le travail du care, attribué aux femmes, était combiné avec l’avidité supposée des femmes, comme dans cette caricature pour une campagne de don du sang à l’Université de Montréal (Figure 1). Pierre Migneault, co-auteur de « Je suis seule », était l’un de ceux qui pratiquaient le plus la sexualisation symbolique des femmes. Une fois réinscrit à l’Université de Montréal, l’étudiant était devenu membre de la section locale du Mouvement laïque de langue française et avait poursuivi son activité de journaliste. Son « esprit pervers », selon son propre aveu, avait facilité sa découverte et son adaptation à la métropole, qu’il comparait à Québec, ville qui a conservé une façade « d’homogénéité », alors que « Montréal a crevé le ballon » avec ses gratte-ciel, ses races multiples et ses… « cocottes ». Dans ce texte comparatif, qui pourrait être lu comme la suite – mais sur le ton émancipateur alors en vogue – des aventures de Dora, Migneault assimilait la femme à la nation québécoise sur le point de se libérer : « [T] oute nue [elle] ose [enfin] se regarder dans le miroir », « évalue ses atouts, ses déficiences » et découvre qu’elle « ne veut plus être la facile maîtresse de l’Anglais[84] ». Dans cette mise en scène, la femme-nation était confinée à un rôle symbolique binaire : soit comme obstacle à la révolution à venir en tant qu’agent du traditionalisme et du statu quo, soit comme accompagnatrice en « servant d’outil à la “libération” des hommes[85] ». Les mises en scène répétées de la virginité des étudiantes correspondaient à la métaphorisation du thème dans le national. N’était-il pas temps « de nous dépouiller de notre virginité nationale », demandait Guy Tourillon, un autre étudiant actif en politique étudiante, qui reprenait ici un vieux discours assimilant identité masculine et identité nationale[86] ?

Cette instrumentalisation symbolique et le sexisme qu’elle reconduisait comptaient pour bien peu par rapport à l’édification du mouvement et à ce que Migneault appelait le « courant d’effort de libération et d’expression de l’humain[87] ». Six ans plus tard, les réactions à la republication de « Je suis seule » permettent de voir, dans ce cas en particulier, si cet effort de libération a changé le discours sur les femmes dans le Quartier latin.

Figure 1

Quartier latin, 4 novembre 1954

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Dora, six ans plus tard

En 1966, Jacques Mathieu, directeur du journal Carabin, décidait de republier « Je suis seule » afin de célébrer « le 6e anniversaire de Dora » et de « mesurer le degré d’évolution sur le campus ». Les autorités ont réagi rapidement, et le vice-recteur Louis Philippe Bonneau a menacé d’expulser les journalistes. Assistions-nous à la répétition de 1960 ? Dans l’extrait du procès-verbal d’une réunion des autorités lavalloises, on pouvait lire que les articles du 6 octobre 1966 du Carabin « sont nettement répréhensibles et dépassent les bornes de la décence que la communauté universitaire s’attend à voir respecter[88] ». Toujours aussi frondeur et sensible à l’enjeu de la liberté de la presse, le Quartier latin a réagi avec plusieurs billets sur la question. Dans l’un d’eux, Louis Falardeau admettait que les choses avaient changé : « il y a eu la Révolution tranquille », l’emprise du clergé a décliné et on peut se procurer des magazines Playboy un peu partout à Montréal. Mais les abus d’autorité et les tabous ne sont pas disparus, il faut demeurer vigilant[89].

À l’Université Laval, le bras de fer fut de courte durée. Cette fois-ci, plutôt que de plier devant les autorités, l’AGEL a formé un « tribunal d’honneur » pour juger le journal, qui a reçu un verdict de non-culpabilité. Le prestigieux tribunal était composé du père Vincent Harvey (directeur de la revue Maintenant, qui actualisait le catholicisme dans le sillage de Vatican 2), de Jean-Paul Desbiens (alias le Frère Untel, qui incitait à « écrire dé-crispé, dé-constipé[90] »), d’un membre du ministère de l’Éducation et de Louis Fournier, étudiant à l’Université de Montréal. Tout en statuant que le texte ne tombait pas sous la coupe des sanctions de l’article 150 du Code criminel sur les publications obscènes, le tribunal avait conclu avec trois considérations générales sur l’amour et le sexe : 1- « l’égoïsme sexuel engendre la déception, le dégoût, particulièrement chez la partenaire féminine » ; 2- il y a une « hypocrisie bourgeoise en matière d’amour physique » ; 3- la « valeur » de l’érotisme est « incomplète » sans « l’amour total[91] ». La censure, de son côté, se portait mal ; la loi fédérale sur l’obscénité était en déroute, et, dû au flou sémantique entourant le mot « obscénité », la condamnation de L’amant de Lady Chatterley venait d’être levée à la Cour Suprême du Canada. Pour les étudiants, ces échecs de la censure indiquaient un progrès vers la responsabilité morale qu’ils opposaient à la prétention des autorités universitaires d’agir in loco parentis (à la place des parents). Comme l’écrivait Pierre Hébert, un « déplacement crucial fait passer la responsabilité de l’auteur vers le lecteur, mutation essentielle qui disqualifie l’Index, amenuise l’imputabilité de l’auteur et annonce la nouvelle attitude de l’Église », qui abrogera d’ailleurs l’Index en 1966[92].

Les remarques du tribunal d’honneur sur l’épanouissement sexuel au sein de « l’amour total » reflétaient également une transformation, amorcée depuis deux décennies, dans le discours sur la sexualité et la conjugalité au Québec. Au lieu d’insister sur les périls du péché qui guettaient les époux, ce discours tenu par diverses autorités cléricales et laïques valorisait l’épanouissement spirituel et physique de l’homme et de la femme au sein du couple[93]. On retrouvait ce discours dans le Quartier latin grâce, entre autres, aux débats engendrés par la censure, qui servaient de catalyseurs. En 1962, le journal consacrait un numéro à L’amant de Lady Chatterley, qui mettait en scène la relation enflammée de Constance Reid avec un garde-chasse à la suite du retour de son mari, gravement paralysé par la guerre. Le roman tombait à point au Québec, surtout depuis la vive dénonciation de « l’angélisme béat » faite par Jean-Paul Desbiens, dont l’essai, Les insolences du Frère Untel, avait profondément marqué le milieu étudiant, notamment les passages qui martelaient le fait que « [l] es principes universels avec lesquels nos professeurs flirtaient [ne] trouvaient jamais moyen [de] copuler avec la vie[94] ». Le bruit provoqué par L’amant de Lady Chatterley constituait, particulièrement après l’affaire Dora, une belle occasion pour les étudiants de déplorer le moralisme et les tabous d’une génération « éduqu [ée] dans la peur[95] », mais également d’aborder à nouveau la condition des femmes.

Dans un article qui détonnait avec ceux de la plupart de ses confrères, l’étudiant Stéphane Venne s’en prenait ainsi à l’opposition de « l’homme à la femme », dont l’une des conséquences, « dans notre société patriarcale, [est] l’acceptation de la supériorité quasi universelle du mâle sur la femelle ». L’auteur s’inspirait peut-être des sorties du psychanalyste André Lussier dans Cité libre, qui s’insurgeait contre « la condescendance androcentrique et phallocentrique à l’égard de la femme ». Dans la même veine, Venne dénonçait le christianisme, qui aurait corrompu le désir en insistant sur la honte et le péché, et appelait à un érotisme sain, « équilibre interne de l’homme en harmonie avec le monde naturel ». Dans ce cadre, les « relations charnelles entre l’homme et la femme » se définiraient par une recherche de la « lucidité » et par la « connaissance complète de chacun des deux par l’autre ». Cette perspective aux accents personnalistes l’amenait à critiquer un écrivain comme Malraux, emblématique de la volonté de domination de l’homme et dont l’« intelligence virile » correspondait, dans ses romans, à la « négation de la femme[96] ».

Le texte de Venne, malgré sa dénonciation du « patriarcat » et ses accents progressistes, ne reproduisait pas moins l’un des traits les plus constants dans les discours des étudiants à cette époque : la mise en scène de la passivité de la femme. Dans l’article, seul l’homme agissait, soit comme dominateur, soit comme agent de changement pour sa partenaire. Dans ce cas-ci, il s’agissait de « rendre la partenaire consciente puis responsable de toutes ses possibilités en s’enveloppant avec elle dans le même plaisir, qui engendre la fécondité intellectuelle et physique »[97]. L’importance accordée à la raison dans ce processus tendait à instrumentaliser l’érotisme et le sexe au profit d’une lucidité qui était largement attribuée, dans le milieu étudiant et au-delà, aux hommes[98]. Ce n’était donc pas les « femmes » comme telles qui étaient reconnues à part entière comme agentes dans ce nouvel érotisme, mais plutôt l’« homme » universel, plus complet, plus équilibré, plus mature. Sur le point de se libérer des tabous séculaires, l’homme nouveau, véritable moteur de l’histoire, entraînait également dans son sillage, par nécessité autant que par devoir, les femmes.

Un jeune étudiant, Denys Arcand, qui fera de la sexualité un enjeu clé dans quelques-uns de ses films (dont Le déclin de l’empire américain, 1986), avait également commenté ce cas de censure. Tout en reconnaissant qu’ « il n’y a pas de tendances sexuelles mauvaises », il ressentait le besoin de justifier l’adultère de Constance en soulignant que, loin d’être gratuit, il renvoyait à un « érotisme conjugal ». André Brochu, dans le même numéro, allait plus loin : l’adultère était racheté non seulement parce que Constance communiait à « la tradition séculaire de l’amour » (et « non du plaisir », ajoutait-il), mais également parce qu’au fond d’elle, le « désir de l’amour est toujours doublé du désir de la maternité[99] ». Conjugalité, amour, maternité : la passerelle vers une sexualité positive apparaissait plus étroite – particulièrement pour les femmes – que ne le laissait présager l’avènement du « Québec nouveau ».

Et qu’en est-il, six ans plus tard, de Dora, la « chatte ivre » qui incitait à – et subissait – l’adultère ? En dehors de la conjugalité, de la maternité et de l’idéal de féminité des hommes, elle demeure une marginale dangereuse ou pitoyable. Texte de qualité moyenne truffé d’euphémismes savonneux, « Je suis seule » continue néanmoins de faire réagir. Après André Laurendeau, qui avait donné son avis en 1960, c’est au tour de Marcel Rioux, professeur à l’Université de Montréal et pourfendeur de l’« obscurantisme », de s’exprimer. À l’étudiant qui l’interrogeait, il affirmait que depuis la Révolution tranquille, le Québec avait connu une « libéralisation des tabous sexuels », et que nous ne sommes plus « à l’époque antédiluvienne de 1960 », même si les Montréalais, selon lui, sont en retard sur le reste du Québec : ils n’ont pas une « attitude saine » et « directe » avec la sexualité. Il poursuivait en se disant d’accord avec la republication de « Je suis seule », coup de sonde utile compte tenu du « retour en arrière » qui pèse sur le Québec avec le possible retour de l’Union nationale au pouvoir[100]. Bref, l’enjeu du sexe et de la moralité servait ici de baromètre pour mesurer le grand bond en avant du Québec.

Du côté des étudiants, la republication de « Je suis seule » ouvrait la porte à des commentaires sur la « nature » des femmes. Dans le courrier du lecteur, Michel Trudeau minimisait l’amoralité de « Je suis seule », et insistait sur les besoins des hommes et, notamment, des professeurs. Il continuait : « Je pensais à Dora. Elle ne me donne pas l’impression d’être heureuse. Esclave de son corps, prisonnière de son doux caprice, elle me fait pitié. » Prisonnière de sa nature, la femme semblait attendre un libérateur capable de lui rendre sa dignité. Sur un ton infantilisant et ambigu, il terminait : « [V] iens je t’attends. Je ne peux résister de te cueillir comme un fruit mûr, toi, ma Dora, mon enfant martyre. » En proie à des appétits brutaux, l’étudiant avouait qu’il « ne peu [t] résister », particulièrement dans un contexte (même fictionnel et hypothétique) de mise en vulnérabilité des femmes[101].

On peut se demander si ce texte sur Dora constituait un cas à part parmi des discours plus progressistes sur les femmes – comme celui de Stéphane Venne sur L’amant de Lady Chatterley. Il est difficile de vérifier le fait dans le Quartier latin, puisque les occurrences des textes sur les femmes diminuent graduellement au cours de la décennie au profit d’enjeux considérés comme plus sérieux tels que le syndicalisme étudiant, la politique nationale, l’ouverture à international, etc[102]. Pour nous en tenir au traitement de Dora, celle-ci a été l’objet d’un autre texte qui misait non plus sur son infantilisation sexuelle, mais sur sa vénalité. Dans « Tu montes, chéri ? », le chroniqueur « Sérieux Comme un Papp » racontait son périple dans « La tour des vierges », c’est-à-dire la résidence des filles à l’Université de Montréal. Invité par une étudiante à la tour, il découvre qu’il doit payer pour des services sexuels, puisque les filles sont pauvres et que les « bourses n’arriveront pas avant la mi-novembre ». Bref, il a l’impression de « démystifier » les étudiantes et de découvrir que « Dora n’est plus seule là-haut[103] ». L’auteur allait bientôt récidiver sur le même ton dans « La Traite des blanches », mise en scène fictive où des étudiantes devaient rendre des services sexuels aux membres de l’association[104]. Dora, au fond, n’avait jamais été seule : figure à la fois convoitée et repoussoir hypersexualisé, elle symbolisait, en réalité ou en puissance, la nature et les vices qui pouvaient se retourner contre n’importe quelle étudiante. L’appel du Frère Untel pour une écriture « dé-constipée » avait été entendu, mais il accompagnait ici une violence symbolique qui demeurait dans l’angle mort du milieu étudiant.

Il est difficile d’établir si les propos misogynes cités tout au long de cet article reflétaient réellement la vie courante sur le campus ; tirés d’un journal étudiant, n’étaient-ils pas de simples taquineries, ou encore des sublimations fantasques et, au fond, inoffensives ? Ce serait sous-estimer l’importance d’un discours sexiste dominant (sous une variante et une autre) à travers un média au coeur de la vie étudiante. Et s’il est vrai que la vie quotidienne des femmes à l’université à cette époque nous est difficile d’accès, quelques cas ont néanmoins traversé les mailles du filet du discours. À titre indicatif, j’en mentionne un. En 1966, on apprenait que deux secrétaires employées par l’AGEUM, Geneviève Labelle et Nicole Piché, démissionnaient avec fracas. Elles ont refusé de commenter leur décision, et l’association s’est contentée d’évoquer un « conflit de personnalités », tout en faisant porter le blâme sur les secrétaires, qui auraient été incapables de s’adapter à leurs tâches. En poursuivant son enquête, le journaliste a découvert que les deux femmes avaient en fait été harcelées et traitées avec mépris par des membres de l’AGEUM. Quelques étudiants, dont Edzodzomo Ela, vice-président à la cogestion et grand défenseur des étudiants étrangers, lui avaient affirmé « avoir été témoins de scènes choquantes » impliquant insultes, dégradations et humiliation des ex-employées, qui auraient finalement subi une dépression[105].

Il n’est pas étonnant que ce soit Edzodzomo Ela, un étudiant gabonais, qui ait pris la parole pour dénoncer ses confrères. En tant que président de l’Association des étudiants étrangers de l’Université de Montréal (Cosmopolis), il avait vécu le mépris et l’arrogance de l’AGEUM face à Cosmopolis, qui refusait de se fondre dans le « grand tout agéumique » et son universalisme masculin et blanc[106]. Les étudiantes n’avaient cependant pas une telle association pour se regrouper et se défendre, ce qui explique en partie leur invisibilisation (et leur silence tout relatif) dans la politique étudiante au cours des années 1960, malgré leur présence accrue dans certaines structures dont le Quartier latin, où elles ont occupé des postes importants.

Conclusion

En portant attention à l’évolution des discours sur les femmes tenus par les étudiants et les étudiantes à l’Université de Montréal au cours des années 1950 et 1960, je ne cherchais pas à explorer ce qui est considéré à tort comme un « volet » (les femmes, les enjeux liés au genre) de l’histoire du milieu étudiant[107], mais de décentrer celle-ci en questionnant les balises temporelles, les récits et les référents qui lui ont été associés d’hier à aujourd’hui. Il ne s’agissait pas non plus d’imposer rétrospectivement certaines sensibilités contemporaines sur cette période, mais plutôt de les utiliser pour cerner de quelle façon cette culture a imprégné et défini le mouvement étudiant, et, par extension, a informé le travail d’une partie des historiens et historiennes qui l’ont étudié.

Malgré les prétentions à l’universalité des leaders étudiants, censés représenter l’ensemble de la jeunesse pour en éclairer la marche, il s’agissait bien d’un « universel » masculin qui opérait à travers des discours et des pratiques qui valorisaient des outils (comme la politique étudiante) qui étaient largement inaccessibles aux étudiantes. Les normes genrées qui justifiaient et renforçaient ce confinement, et cette « ségrégation », comme l’écrivait Nicole Neatby[108], si elles étaient parfois contestées par les étudiantes dans le journal Quartier latin, étaient incorporées par d’autres. J’ai tenté de comprendre le décalage entre un mouvement étudiant qui prônait l’émancipation des individus et une culture de campus sexiste qui s’imposait aux femmes sous diverses formes, allant de la grivoiserie quotidienne et des moqueries sur leurs capacités à l’objectification sexuelle et aux menaces de féminicide. Dans ce décalage, les vices attribués aux femmes servaient tout à la fois à réguler leur corps et à marquer la différence avec les hommes, porteurs potentiels par la seule vertu de leur nature, d’une « intelligence virile » largement inaccessible aux femmes. Ce qu’écrivait déjà Susan Mann Trofimenkoff à propos des femmes dans l’oeuvre de Lionel Groulx s’applique bien aux milieux étudiants des années 1950 et 1960 : « [L] ’idéal sert à une critique des femmes contemporaines, la critique rappelle un idéal dont on s’écarte, et le rôle public se limite à ce que l’idéal permet[109] ».

Ce n’est pas un hasard si les « vices » attribués aux femmes renvoyaient à ce contre quoi le mouvement étudiant luttait depuis l’avènement du syndicalisme étudiant : une vie de campus superficielle axée sur les jeux, la mondanité et l’absence de conscience sociale. Les étudiantes, soupçonnées d’entretenir cette vie de campus archaïque, devenaient des boulets pour l’affranchissement du milieu étudiant. Il n’est pas étonnant que les premiers traitements de la « libération sexuelle » dans le Quartier latin, sous prétexte d’en finir avec la censure, aient reconduit plusieurs clichés sur la nature des femmes, dont l’émancipation dépendait de la guidance de son partenaire. Les hommes, qui s’autoproclamaient « travailleurs étudiants » depuis peu, voulaient bien se charger de libérer des étudiantes, à la façon de plusieurs groupes socialistes ou nationalistes de la fin des années 1960. Mais les femmes seront alors mieux organisées et refuseront, à l’instar des militantes de la revue Québécoises deboutte !, une société « où les besoins ont été définis par les hommes et en fonction des hommes principalement[110] ».