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« L’Histoire du Canada de François-Xavier Garneau », a écrit Gilles Marcotte à la veille du 150e anniversaire de l’ouvrage, « annule au moins symboliquement ce qui la précède et fait figure d’origine absolue. Rien ne prépare vraiment son apparition, ni dans le milieu intellectuel de l’époque ni même, et c’est peut-être le plus étrange, dans la biographie de son auteur[2]. »

La première partie de cette proposition est exacte : l’Histoire publiée par Garneau[3] est radicalement différente des synthèses parues jusque-là, car elle inaugure le temps du réarmement moral des Bas-Canadiens, à qui Londres vient d’imposer, en 1841, une constitution ouvertement discriminatoire. Par contre, on doit revoir l’idée que « rien ne prépare » ce livre dans la biographie de Garneau, car il s’agit d’un mythe – au sens d’un récit archétypal[4] – en partie accrédité, justement, par les biographes de l’historien. Le mythe s’appuie sur deux préjugés clés concernant Garneau et son milieu : celui que les Canadiens formaient un peuple sans vraiment aucune histoire ni littérature ; et celui que cet historien libéral et laïque, n’ayant « pas eu l’avantage de faire ses études dans un collège[5] » – lisons : sous la férule des prêtres –, n’avait toujours été qu’« un apprenti [et l’est] demeur[é] jusqu’à son dernier souffle[6] ». Associées les unes aux autres, ces idées consolident l’impression qu’en 1845, selon Marcotte, Garneau « apparaît tout armé, à la première provocation[7] », en référence à Athéna, fille de Zeus et déesse de la Raison, qui serait issue de la tête de son père portant son casque et son bouclier. Il y a lieu de revoir cette image trop catégorique.

Jusqu’à l’ouverture du Chantier Garneau au Centre de recherche en civilisation canadienne-française (Université d’Ottawa) par Paul Wyczynski et Pierre Savard, couronnée par la récente publication critique des poèmes de Garneau par Yolande Grisé et Paul Wyczynski[8], il y a eu un long hiatus dans l’étude de sa biographie[9]. Par ailleurs, les activités alimentaires de Garneau n’ont été qu’effleurées, de même que les conditions intellectuelles et matérielles de l’écriture de l’Histoire du Canada. Le questionnaire a également été limité par la méconnaissance de la révolution des sciences historiques dans laquelle s’insère l’oeuvre de Garneau. Plusieurs recherches avaient pris la mesure de certaines influences lorsque Gilles Marcotte a publié son article sur Garneau[10], mais nous avons une meilleure idée, grâce aux travaux de Marcel Gauchet, sur toute « l’organisation […] du pensable » en histoire, qui à travers un processus d’« unification du champ des études historiques », a permis la constitution d’une « histoire-science[11] ». Le phénomène est étroitement lié à l’émergence du mouvement littéraire romantique, dans lequel Garneau se moule comme par osmose.

Revoir et compléter les sources et les problématiques de la biographie de Garneau permettront de jalonner à nouveaux frais la genèse et le sens de son livre. Les limites d’espace nous empêcheront d’entrer dans les détails, mais nous remettrons ici en question l’idée que l’historien Garneau « apparaît tout armé, à la première provocation[12] ». Il y a au contraire, dans le déroulement de la première partie de la vie de l’auteur, un entrelacs d’expériences et de convictions qui tissent, avec le temps, son identité propre de savant.

Les années de formation

À sa naissance en 1809, Garneau est le premier enfant d’un couple de cultivateurs sans terre qui viennent de migrer dans le faubourg Saint-Jean, aux portes de Québec. Ses parents le scolarisent pendant quelques années chez un instituteur de ce quartier de journaliers et de petits commerçants. Faute de moyens, cette instruction est interrompue, puis Garneau se retrouve dans l’école « mutuelle » gratuite mise sur pied par le protonotaire Joseph-François Perrault pour aider les familles pauvres. Il n’est donc pas soumis à la discipline du Séminaire de Québec, qu’il évite d’ailleurs sciemment[13]. Par contre, à l’école mutuelle, il est vite remarqué par son sérieux et son intelligence : Perrault l’engage à quatorze ans dans son bureau pour lui offrir les rudiments d’une formation classique et pratique[14]. Garneau entrevoit alors la chance de s’élever au-dessus des conditions de sa naissance. Dès l’âge de seize ans, en 1825, il est engagé chez Archibald Campbell pour apprendre la profession de notaire.

La fréquentation de Perrault et de Campbell est déterminante. Chez eux, Garneau découvre d’abord la tradition juridique française, un héritage qui le familiarise avec la langue riche, précise et articulée de sa culture d’origine. La deuxième découverte de Garneau est celle des classiques de l’Antiquité et des littératures française et anglaise. Dans son petit domaine de la Grande Allée, à la limite du faubourg Saint-Jean, Perrault possède en effet une bibliothèque regorgeant d’oeuvres littéraires qu’il laisse à la disposition du jeune homme. Garneau élargit son horizon culturel au contact de Campbell, dont le bureau est situé dans la place Royale, continue de dévorer les livres, prend le goût d’écrire de la poésie et apprend l’anglais[15].

De cette époque date sa troisième découverte, celle de la lutte nationale. Garneau entend parler des conflits entre la Chambre d’assemblée et le gouvernement au sujet du contrôle du trésor public. Respectivement fonctionnaire et « notaire royal », très proches du pouvoir, ses patrons partagent le point de vue du gouvernement. Mais lui-même se sent en porte-à-faux, car même s’il est au service de la bourgeoisie anglaise – l’essentiel de la clientèle de Campbell –, il lit la presse patriote, adhère à ses idéaux, s’enflamme pour les droits et libertés nationaux. À l’imitation des érudits de son nouvel entourage, l’histoire commence peut-être à le captiver. La Bibliothèque canadienne de Michel Bibaud publie chaque mois, depuis 1825, des articles et des odes sur l’histoire du pays. Il a vu se dresser, depuis 1827, le monument commandé par le Gouverneur anglais à la gloire de Wolfe et de Montcalm. Saisit-il que la connaissance et le culte du passé aident les collectivités à se désengluer du présent pour prendre leur avenir en mains ?

Dans l’étude de Campbell, Garneau vit une expérience inédite. Son patron lui offre de parcourir une partie de la Nouvelle-Angleterre pendant quelques semaines de l’été 1828, au service d’un client. Aussi curieux que studieux, il se familiarise avec les lieux où se sont déroulés les explorations, les enracinements et les batailles qui ont façonné l’univers des anciens Canadiens[16]. C’est sa quatrième découverte, celle du théâtre de l’action de ses ancêtres. En quelques semaines, les scènes du passé, du présent et de l’avenir du Bas-Canada se sont emboîtées sous ses yeux. Lui vient alors un goût irrépressible de repartir au loin. Pour entretenir ce rêve, il place ses économies dans un dictionnaire géographique qu’il conservera toute sa vie[17].

Reçu notaire en 1830, Garneau accède à une petite bourgeoisie urbaine dont il partage quelques goûts et ambitions[18]. Un de ces goûts, c’est la curiosité pour l’histoire, la géographie, les sciences naturelles, bref, le bagage de « l’honnête homme ». L’année suivante, il est admis dans la Literary and Historical Society of Quebec (LHSQ), une association érudite bilingue dont il est le plus jeune membre[19]. Il y retrouve son patron Campbell, son mentor Perrault, ainsi que l’avocat Étienne Parent.

L’entrée de Garneau dans la sociabilité savante participe d’un changement de paradigme qui traverse le monde occidental, en particulier la France. L’histoire qui s’écrivait auparavant était surtout la chronique et la défense de la souveraineté royale et religieuse. Les nouveaux historiens, inspirés par les Lumières, étendent les pouvoirs de l’érudition en élargissant le champ des données positives, ainsi que leur l’interprétation, dans le but de produire un tableau intelligible et critique des événements passés. L’exactitude et la conformité aux doctrines religieuses n’est plus l’ultime critère de vérité : on commence à produire une connaissance contextuelle faisant appel aux sources authentifiées, à des comparaisons, des déductions, des cohérences auxquelles on ne peut aboutir qu’en acceptant d’élargir et d’approfondir l’horizon de l’enquête. En retour, la « philosophie de l’histoire », fondée sur le postulat que l’esprit peut trouver au-dedans de lui-même le fil conducteur du passé, cède du terrain devant la connaissance positive. Par ailleurs, le « peuple », les « masses » deviennent des acteurs politiques, dont l’irruption sur la scène découle du renversement de l’ordre monarchique par l’ordre libéral et par la souveraineté populaire. Enfin, la nouvelle mouvance des chercheurs effectue un renouvellement du genre narratif, dont le roman historique devient le « modèle matriciel ». Au coeur de ces transformations, selon Marcel Gauchet, il y a « un schème unificateur d’origine politique : la Nation », l’« invisible entité détentrice de la souveraineté et garante, en sa permanence, de l’identité collective à travers la durée[20]. » Certes, la LHSQ n’incorpore pas tous ces changements, d’autant moins qu’elle est une institution fondée par l’autorité coloniale ; Garneau la délaissera d’ailleurs pour s’impliquer dans l’Institut canadien en 1848. Mais une partie de ses membres respirent l’air du temps des Lumières, et le jeune homme y trouve quelques repères qui le guideront dans l’écriture d’une histoire-science laïque.

Entre-temps, il s’engage sur la place publique en publiant trois poèmes dans Le Canadien, que Parent remet sur pied en mai 1831, et qui est le porte-voix du Parti patriote à Québec[21]. Son premier morceau, intitulé « Le voltigeur », rappelle le sacrifice de ses compatriotes pour garder leur pays à la Couronne anglaise durant la guerre de 1812. Dans le deuxième, « Dithyrambe sur la mission de M. Viger, envoyé des Canadiens en Angleterre », il appuie les revendications du Parti patriote contre les tyrannies locales. Avec le troisième, « La Coupe », il prononce l’éloge de Napoléon, et attribue à Clio, l’Histoire, la capacité de rétablir la gloire de l’Empereur et de la France. Grandeur du génie français, mémoire du sacrifice pour la patrie, lutte pour les droits nationaux : Garneau décline dans ces trois compositions les principaux ingrédients et motivations de la future Histoire du Canada[22]. La notion de « peuple » commence à surgir sous sa plume. Elle reste vague, mais désigne surtout, comme le dira la suite de son oeuvre, la masse non aristocratique de la population, la petite bourgeoisie urbaine, les artisans, les marchands et les professionnels. L’essentiel de sa propre clientèle de notaire, d’ailleurs, se recrute dans ces catégories sociales[23].

Le voyage initiatique

Son séjour de 1831 à 1833 en Angleterre et en France précipite sa maturation. À l’époque, très peu de jeunes Canadiens entreprennent ce « tourisme » coûteux[24]. Il apporte des livres de lord Byron, Matthew Prior et Isaac Newton pour mieux s’imprégner de culture anglaise durant la traversée[25]. En Europe, il découvre les sources de sa culture nationale. À Londres et à Paris, il admire des monuments, visite des palais et les tombes des grands personnages, tous des lieux chargés de mémoire[26]. Sur place, il lit Alphonse de Lamartine[27]. À l’origine, ce pèlerinage ne devait durer qu’un été. Garneau le prolonge pendant deux ans, parce que Denis-Benjamin Viger, le délégué de la Chambre d’assemblée, l’engage comme secrétaire pour le seconder dans son travail. Pour Garneau, cette embauche est une aubaine, car en plus d’être bien rémunéré, il acquiert de l’expérience politique, et constate comment l’histoire se trame dans les coulisses du pouvoir impérial. En adhérant à une société d’appui aux exilés polonais qui ont fui leur pays après la répression du soulèvement de Varsovie par la Russie, il se solidarise avec une autre nationalité en lutte contre un empire[28]. Il discute de nation, de constitution et de liberté avec de nouveaux amis rencontrés à Paris, en particulier le journaliste libéral Isidore Lebrun, qui écrit régulièrement sur le Canada dans la presse parisienne[29].

Le tumulte qui a prolongé la Révolution de 1789 en France pendant quarante ans lui montre la complexité de la lutte pour le progrès de la liberté. La tragédie polonaise l’interpelle sur le sort des petites nations situées à la marge des empires. En lisant les poètes, en assistant à des pièces de théâtre, en visitant les monuments et les cimetières, il s’imprègne davantage de romantisme littéraire[30]. Dans les allées du Père-Lachaise, il observe les tombes de ses idoles culturelles et des acteurs de l’épopée napoléonienne : Abélard et Héloïse, Molière, le fabuliste La Fontaine, le tragédien Talma, les généraux Masséna, La Bédoyère, Kellermann[31]. Cette rencontre avec les morts illustres forme, comme il l’écrit à un ami resté à Québec, « un beau moment de sensation[32] ».

Réorientations

À Londres, il feuillette aussi le Penny Magazine, un hebdomadaire illustré qui diffuse une foule d’articles sur les découvertes du siècle en géographie, en histoire et en sciences. Garneau rêve de répandre au pays natal cette formule d’éducation à bon marché et décide de réorienter sa carrière dans le journalisme, soutenu par Étienne Parent qui lui promet une place au Canadien[33]. À son retour à Québec, toutefois, ses attentes sont déçues et il doit reprendre le collier du notaire. Il partage néanmoins ses idées et ses expériences dans quelques nouveaux poèmes proposés au Canadien, se confirmant comme un poète « engagé[34] ». Imitant le Penny Magazine et le Magasin pittoresque de Paris, il fonde l’Abeille canadienne durant ses loisirs, afin de piquer l’intérêt du public pour la culture générale. Le premier numéro paraît le 7 décembre 1833, mais à cause de son coût élevé et du nombre réduit de ses abonnés, L’Abeille ne fait pas son miel et disparaît après dix semaines d’activité[35]. Elle aura toutefois renforcé le goût de Garneau pour la diffusion des connaissances.

Après cette déconvenue, Garneau se concentre sur la fondation d’une famille. Il se marie avec Esther Bilodeau, la fille d’un cultivateur de Saint-Roch[36], Étienne Parent étant son témoin. En face de la maison de ses beaux-parents, il construit une coquette villa de banlieue sur le chemin de la Canardière. Son ambition sociale perce ici aussi, car il veut avoir pour voisins plusieurs notables qui se constituent de petits domaines imitant ceux de la haute ville : les marchands et armateurs H. N. Jones et J. J. Nesbitt, le docteur James Douglas, le marchand et député Alexis Godbout[37]. Ses responsabilités de mari, et bientôt de père, l’obligent à redoubler d’efforts pour gagner sa vie. En plus de maintenir sa propre pratique, il continue de besogner chez Campbell et s’associe avec le notaire et député patriote Louis-Théodore Besserer pour élargir sa clientèle. De 1834 à 1836, il instrumente ou contresigne ainsi plus de 700 actes notariés. Bourreau de travail, il est également traducteur à temps partiel pour la Chambre d’assemblée[38], car il rêve toujours de se consacrer à plein temps à l’écriture, et cherche à se rapprocher de la bibliothèque parlementaire et des députés.

Pendant trois ans, Garneau continue de publier des poèmes, certains vibrants de patriotisme, les autres consacrés à des émotions intimes. Entre-temps, la lutte politique s’anime plus que jamais. En votant les Quatre-vingt-douze Résolutions, la Chambre d’assemblée réunie en février 1834 rassemble ses griefs et les transmet à Londres. La fébrilité politique anime l’espoir d’un déblocage historique. Par contre, Garneau tient ses distances avec les factions qui divisent les Patriotes.

Parallèlement, la mémoire collective se structure autour de la commémoration d’événements fondateurs. On se tourne plus fréquemment vers le passé à la recherche d’exemples de succès et de héros. Dès le premier numéro de sa Bibliothèque canadienne, Michel Bibaud entreprend de publier des tranches d’une « Histoire du Canada[39] ». Garneau répond lui-même à l’appel de l’histoire en publiant dans Le Canadien deux poèmes sur les héros de la Châteauguay, « Le Voltigeur, 1812 » et « Châteauguay[40] ». Le Gouverneur anglais célèbre la conquête du pays en érigeant une colonne sur le lieu de la mort de James Wolfe[41]. De leur côté, en 1835, les Canadiens soulignent l’exploration de leur pays par Jacques Cartier et projettent de lui élever un monument[42]. Les luttes constitutionnelles et la conscience nationale s’alimentent dans la concurrence des monuments.

Premiers pas d’historien

Dans l’attente d’une réponse de Londres aux Résolutions, Garneau et Parent s’entendent pour meubler le Canadien par des pages d’histoire afin de stimuler l’amour-propre de leurs compatriotes. Les vingt-huit articles que Garneau commence à publier en février 1837 sont précédés par un poème, « Au Canada », dont le titre sonne comme une proclamation[43]. Car c’est bien d’un appel à résister qu’il s’agit. « Tes fleuves, tes vallons, tes lacs et coteaux », écrit-il en s’adressant au pays, « sont faits pour un grand peuple, un peuple de héros. » S’il est « peu soucieux de sa gloire », ce peuple sans mémoire et sans histoire passera « comme un bruit qu’on oublie aussitôt », car « rien de lui ne dira son nom ni sa puissance ». L’indolence conduit à l’esclavage. Tandis que d’autres peuples s’éveillent, lance Garneau à la nation canadienne, « pourquoi te traînes-tu comme un homme à la chaîne/Loin, oui, bien loin du siècle, où tu vis en oubli ? » Et c’est pour prendre place dans le concert international que les Canadiens doivent se doter d’une histoire qui les fasse rayonner à leur tour, un « monument qui vive dans les temps », qui « servira de fort à [leurs] enfants » et les fera « respecter » par « l’étranger ».

Pour la première fois, Garneau expérimente la rigoureuse narration historique. Les dix premiers récits sont la transcription de divers passages de l’Histoire et description générale de la Nouvelle-France, du jésuite Charlevoix, mais à partir du 28 avril, il rédige lui-même les textes. Il expérimente alors la variété des situations que rencontre un savant : lire d’autres auteurs que Charlevoix – l’abbé Raynal, Michel Bibaud, William Smith, Robert Christie –, retourner aux sources, problématiser les événements, discerner le jeu des causes et des effets, produire des argumentaires, construire des « faits », et dans un cas, même, être contredit par un autre connaisseur[44].

Lorsque frappe la répression à l’automne 1837, Garneau rentre la tête dans les épaules pour protéger sa famille. Il travaille maintenant surtout chez Campbell, et peut-être grâce à l’appui de ce dernier, s’engage successivement dans deux banques anglaises, la Bank of British North America et la Quebec Bank, où on lui confie des responsabilités[45].

Durham débarque à Québec en 1838 pour gouverner le pays et enquêter sur ses turbulences. Le notaire voit en lui le député whig qui a soutenu une importante réforme électorale aux Communes. Il sort de son mutisme avec un poème de bienvenue pour le gouverneur[46]. Reprenant le thème qu’il avait déjà abordé dans « Le Voltigeur » et « Châteauguay », il déclare à Durham que « Sur ce grand continent le Canadien sera/Le dernier combattant de la vieille Angleterre » face à la République américaine. Il déchante toutefois en découvrant que le gouverneur s’entoure de francophobes notoires pour mener son enquête[47]. Malgré la ronde des emprisonnements, des procès, des exils et des exécutions qui suivent le départ de Durham, il nargue le pouvoir en publiant deux poèmes dans Le Canadien, « Le rêve du soldat » où il chante la gloire militaire française (7 novembre 1838), et « La presse » où il exalte le rôle des journaux, dispensateurs de vérité (1er janvier 1839)[48]. Lorsque tombe l’arrêt de mort sur la nation canadienne avec l’Union de 1840, il rejoint dans l’action politique les autres libéraux du Bas-Canada[49], qui eux-mêmes retrouvent leur unité brisée par la répression militaire. Le voici impliqué dans la ronde des pétitions adressées à Londres, du mouvement de soutien aux patriotes exilés et de la création de sociétés culturelles. Il publie plusieurs poèmes, alternant les sujets intimes (des amours contrariées, la vie de famille), les descriptions de la nature (l’hiver, les oiseaux, les papillons) et, surtout, les thèmes politiques et historiques (des combats héroïques, l’exil des Patriotes, le passage des civilisations et la grande peur de l’oubli collectif). Durant le « moment Vattemare », alors qu’on rêve à Montréal et à Québec à la création d’un vaste institut pour stimuler la culture nationale[50], il fonde avec quelques partenaires un autre périodique, l’Institut (1841), dont le contenu est plus « national » et critique que celui de la défunte Abeille. Le groupe essuie encore un échec financier, mais redécouvre la solidarité par l’action politique.

« Une véritable histoire »

Sa décision n’est pas brusque, mais Garneau mûrit patiemment le projet d’écrire une histoire nationale. Qu’est-ce qui l’y pousse ? C’est pour répliquer à l’Union, cette constitution mortifère, que Garneau rêve de rétablir, par la mémoire, le droit des Canadiens à la liberté collective[51]. En novembre 1841, il publie son dernier poème, évoquant le souvenir d’un chêne majestueux qui symbolise la force, la longévité et la mémoire. Autrefois, écrit-il, les Autochtones foulaient le sol où se dresse l’arbre. Puis ses propres ancêtres ont fondé un village où palpitait la vie. Eux aussi ont dû combattre pour tenir leur pays. La tempête – la Conquête – a abattu le géant, et tout n’est plus que désolation[52]. Certes, la poésie offre de riches possibilités d’expression, mais elle ne convient pas au public beaucoup plus large et prosaïque que vise Garneau. Durant ses années de cléricature, selon Casgrain, son premier biographe, Garneau avait annoncé qu’un jour peut-être, il livrerait « la véridique, la véritable histoire » des Canadiens, pour faire taire les calomnies à leur sujet[53]. Il est temps de passer de la parole aux actes.

Afin de se consacrer à ce projet, Garneau quitte le notariat et obtient en juin 1842 l’emploi idéal, traducteur au Parlement, qui le rapproche des sources historiques et lui permet de s’exercer à l’écriture tout en maintenant son niveau de vie. Ici commence pour de bon l’aventure historienne. Pendant les sessions parlementaires, Garneau se rend à Kingston, la capitale temporaire, où il a accès à la riche collection d’ouvrages sur l’Amérique bâtie par le bibliothécaire Georges-Barthélémi Faribault. De retour à Québec, il continue de fréquenter les rayonnages de la LHSQ[54], ainsi que les collections personnelles de quelques amis. Il a surtout accès aux députés du Bas-Canada, presque tous des réformistes et des antiunionistes comme lui, lesquels appuient son projet. Il communique avec des « antiquaires », ces collectionneurs de documents anciens. Il entretient des contacts amicaux avec des prêtres qui laissent filtrer des sources. En somme, comme le prouvent sa correspondance[55] et d’autres sources, l’historien en herbe s’entoure d’un réseau journalistique, littéraire, savant et parlementaire qui adhère à sa volonté de consolider la mémoire commune : Georges-Barthélémi Faribault, Jacques Viger, Étienne Parent, Amable Berthelot, Napoléon Aubin, Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, les abbés Jean Holmes et Thomas Maguire, le fonctionnaire municipal Joseph Hamel, le peintre Joseph Légaré, le docteur Édouard Rousseau, conseiller municipal et parent par alliance…

« Vers 1840 », comme il l’écrit lui-même dans une notice biographique inédite[56], Garneau entame la conception de l’Histoire du Canada. Il lit des ouvrages, consulte des collègues, copie des documents. De proche en proche, il laisse des traces de sa progression. À la mi-juin 1843, il publie dans Le Canadien un long article sur Jacques Cartier. Mais son travail et les préoccupations familiales hypothèquent sa santé. Durant l’été[57], il subit une première crise d’épilepsie, un avertissement très sérieux : ses médecins lui prescrivent de se ménager. Pourtant, à l’automne, il reprend le collier et distribue un « Prospectus » parmi les parlementaires afin de recruter ses premiers souscripteurs. En novembre, il a obtenu l’appui d’une quarantaine d’entre eux, et en janvier 1844, les journaux de Québec et de Montréal diffusent le document, qui esquisse la perspective d’ensemble de l’ouvrage[58].

Dans ce Prospectus, Garneau établit d’abord que le peuplement du Canada a été pacifique. « Nous devons dire à la louange de nos pères », prétend-il, « que le sang n’a point souillé leur établissement dans le pays, où ils ont toujours vécu en paix avec les anciens habitants du sol, qu’ils ont au contraire défendus contre des voisins aussi implacables qu’ambitieux. » Indirectement avouée, sa gêne au sujet de la catastrophe qui a frappé les Autochtones est manifeste. Mais la manière dont il abordera plus tard la question révèle surtout le paradigme colonialiste dans lequel il déclinera l’histoire du pays. Si les Autochtones « ont succombé devant la civilisation, » affirmera-t-il dans le tome I de son ouvrage, « c’est que cette civilisation leur est apparue tout à coup, sans transition, avec toute la hauteur qu’elle avait acquise dans quinze siècles[59]. » Les premiers occupants du territoire sont condamnés à s’y rallier, à s’y opposer ou à vivre à sa marge.

Toujours dans le Prospectus, l’historien se concentre sur le cadre explicatif de l’histoire coloniale. Si on l’examine « depuis le commencement jusqu’à nos jours, elle se partage en deux grandes époques que divise le passage de cette colonie de la domination française à la domination anglaise, et que caractérise, la première, la lutte armée des Canadiens avec les sauvages et les colonies anglaises maintenant indépendantes ; et la seconde, la lutte politique et parlementaire qu’ils soutiennent encore pour leur conservation comme peuple. » Bref, la nation canadienne s’est constituée dans le combat de la France pour se tailler une place en Amérique. La Conquête n’a pas altéré leur combativité, mais elle a changé les conditions du combat. Sous la domination anglaise, « ils ont défendu avec le même dévouement la vieille cause de leur existence » même si le Royaume-Uni « les mettait dans la situation la plus défavorable : dans cette nouvelle carrière, la défense de leurs droits sacrés et inaliénables, leur a acquis encore une gloire qui doit nous être bien chère. » Garneau poursuit par une profession de foi dans l’avenir collectif. Le rôle de l’historien canadien, écrit-il, est de mettre en lumière les ressorts de l’âme ou de l’esprit de la nation. Il répond aux timorés et aux capitulards. « Non, écrit-il, homme d’espérance, l’on n’entendra jamais ma voix prédire le malheur ; homme de mon pays, l’on ne me verra jamais, par crainte ou par intérêt, calculer sur sa ruine supposée pour abandonner sa cause. » La fortune des peuples, « souvent malheureuse à leur berceau, change et s’améliore à mesure qu’ils grandissent », l’Angleterre étant « un brillant exemple » de cet axiome.

Le Prospectus souligne enfin l’importance d’une étude rationnelle et libre du passé. L’avenir des Canadiens, continue Garneau, « doit [les] préoccuper tous […] dans la situation exceptionnelle où ils se trouvent, comme peuple. » Or, sous-entend-il, leurs ennemis se sont appuyés sur une version biaisée de leur histoire pour leur ôter les moyens de progresser. « Appuyé sur la vérité », poursuit-il, « et suivant, dans ce système, la chaîne et les conséquences naturelles des événements, nous n’aurons pas besoin de dénaturer les faits, de leur attribuer des causes douteuses, d’appeler à notre aide des suppositions fantastiques pour établir un système d’idées qui justifierait la transformation forcée », c’est-à-dire l’anglicisation, « du peuple du Canada. » Parce que cette tâche est capitale, conclut-il, « [n]ous ne nous épargnerons pas de peine pour utiliser tous les matériaux que nous pourrons nous procurer ; nous frapperons à toutes les portes ; nous puiserons à toutes les sources. Enfin […], nous ne cesserons point de nous éclairer du flambeau de l’impartialité. »

S’il en juge par le silence attentiste de la presse, à la suite de la publication d’un texte qui annonce pourtant une oeuvre profondément originale, Garneau constate qu’il ne soulève pas l’enthousiasme des meneurs d’opinions. Et pour cause : non seulement passe-t-il la religion sous silence, mais il critique l’histoire de la Nouvelle-France publiée par le jésuite Charlevoix, justement parce qu’elle est « écrite principalement au point de vue religieux ». Or, depuis l’Union, le Bas-Canada est entraîné par le dynamisme du clergé catholique, qui recrute des communautés en France, réinstalle les jésuites, et se raidit contre le libéralisme[60]. En se tenant à l’écart du clergé, Garneau rame à contre-courant.

Après avoir identifié le point de départ de l’histoire du pays, il décrit son horizon, quelques mois plus tard, dans une conférence publique. Il a déjà effectué l’essentiel des lectures qu’il veut synthétiser dans le premier tome, et qui sont, pour la plupart, tirées de publications, mais il bute sur une difficulté majeure. Pour détruire le mythe de la nation immobile cristallisé par lord Durham, quelle serait, en quelque sorte, la juste théorie de l’expérience singulière des Canadiens ? Il l’esquisse dans la causerie qu’il intitule « Observations sur le changement qui s’est opéré dans le caractère et dans les habitudes des Canadiens depuis qu’ils ont passé sous la domination britannique[61] ».

Ici, Garneau objective et qualifie la collectivité. « Les Canadiens d’aujourd’hui, dit-il, ne sont plus ceux d’autrefois ; leurs idées, leurs vues, leurs motifs d’ambition, leurs moeurs jusqu’à un certain point, ont éprouvé une transformation sans qu’ils aient cependant cessé un instant eux-mêmes de former un peuple distinct et spécial, sans avoir rien perdu du type national qu’ils tiennent de leur origine[62] ». Et ce « changement social » prouve « que les institutions […] exercent une influence profonde sur le génie et sur les tendances des nations. » De ce point de vue, que peut-on comprendre de la confrontation de la France et de l’Angleterre ? En France, la royauté absolue a entraîné une passion pour l’aventure et la guerre qui s’est transportée en Nouvelle-France ; celle-ci est devenue une colonie martiale dont la longévité est due à la combativité et à l’ingéniosité de ses habitants. En Angleterre, la nation s’est fondée sur les principes de l’égalité entre les citoyens, des libertés et de l’électivité des Communes. On a transporté ces principes en Nouvelle-Angleterre, qui leur doit sa croissance. Lorsque la lutte entre les deux empires s’est conclue par la victoire de l’Angleterre, « le Canadien, voyageur, léger, aventureux, aimant la guerre » est « devenu tout à coup, en changeant de gouvernement, paisible, casanier, laborieux, positif, tenace jusqu’à l’opiniâtreté, et en outre politique persévérant et jaloux de ses droits dès qu’il a pu les connaître. » Certes, la « persévérance conservatrice » des Canadiens est poussée à un point tel qu’elle fait « quelquefois obstacle à leurs progrès. » Mais leur opiniâtreté se démarque dans leur conduite politique. « Ils ont protesté contre les abus, revendiqué leurs droits, dans tous les temps avec la même constance et avec la même fermeté ; et si un long déni de justice leur a fait perdre un moment leur sang-froid », ils « n’en ont pas moins montré, après les événements irritants de 1837, et l’injustice insultante de l’Acte d’Union, ce calme digne, énergique, imposant, qu’on ne voit que chez les peuples qui agissent par une conviction profonde basée sur la réflexion et l’intelligence éclairée de leurs intérêts ». La politique nationale, en somme, « ne paraît pas avoir varié depuis un demi-siècle », et on « peut la résumer ainsi : Nos institutions, notre langue et nos lois, sous l’égide de l’Angleterre et de la liberté[63] ».

Cette dernière proposition est capitale. Garneau précise le sens de sa déclaration d’appui initial à lord Durham où il affirme que les Canadiens seront les derniers combattants de l’Empire en Amérique. Reformuler la devise consacrée en 1831 par Étienne Parent dans Le Canadien renaissant – « Nos institutions, notre langue et nos lois » – serait un reniement des luttes passées si elle se concluait par une capitulation sans condition, même s’il est contradictoire de se placer « sous l’égide » d’un empire qui vient de vous condamner à mort. Garneau veut rendre à ses compatriotes la confiance que leur cause a toujours été juste en défendant une idée sous-jacente : si la société canadienne a progressé entre 1760 et 1840, c’est parce que la domination anglaise a créé les conditions d’un développement paisible ; en s’adaptant à la nouvelle donne sans céder l’essentiel, les habitants ont aidé leur propre cause ; et si on compare ceux d’autrefois avec ceux d’aujourd’hui, conclut-il, « ce changement qui s’est opéré dans le caractère et dans les habitudes des Canadiens leur est avantageux sous tous les rapports, tant matériels qu’intellectuels, et a, par conséquent, été favorable à l’avancement de notre commune patrie. » En définitive, le premier volet de son programme – « Nos institutions… » – renvoie à l’héritage français qu’il faut préserver ; le deuxième – « … sous l’égide… » – représente l’héritage anglais qu’il faut persister à revendiquer. Les Canadiens, pense Garneau, avaient compris que les libertés anglaises, garanties par la Loi constitutionnelle de 1791, allaient dans le sens de leur conservation nationale si elles étaient employées avec perspicacité. Jusqu’à la conclusion de son livre, Garneau s’en tiendra à ce principe de précaution, fondamental à ses yeux, qui imbrique les protections individuelles – le droit à la propriété et à la sécurité – et les valeurs collectives – la religion, la langue et le régime parlementaire.

Cet exposé fait enfin mouche dans la presse réformiste, qui avait suspendu son jugement sur le Prospectus. Le député Cauchon le publie dans le Journal de Québec, accompagné d’un commentaire enthousiaste. On « pourra juger du mérite de l’auteur et apprécier d’avance le talent de celui qui a promis une histoire du Canada. Quand nous disions […] que cette histoire ferait fortune dans tous les pays où se parle le français[64] ».

L’année 1844 est une des plus fructueuses de la vie de Garneau. En plus de son livre qui avance, il décroche un emploi envié, greffier de la Ville de Québec, l’équivalent aujourd’hui d’un secrétaire, le gardien de la légalité des actes du Conseil et le signataire de la correspondance officielle[65]. L’emploi est le mieux rémunéré de la fonction publique locale et, après le poste de maire, celui qui donne le plus de notoriété publique. Né au bas de l’échelle sociale, il accède ainsi à une modeste aisance. Toutefois, son travail est exigeant et routinier, puisque le greffier doit assister à toutes les réunions hebdomadaires et spéciales du conseil municipal et de ses comités pour enregistrer leurs décisions. Garneau doit aussi conserver la confiance d’une assemblée de conseillers municipaux clivés par leurs intérêts personnels, leurs oppositions politiques et les rivalités ethniques. Au Conseil municipal, il n’a décroché l’emploi que par une seule voix et contre un partisan du gouvernement[66]. Cette nomination ne lui lie pas les mains comme historien, mais elle l’invite à jouer de prudence, et parfois même, avoue-t-il, à s’autocensurer[67]. Le prix à payer pour rester « sous l’égide » du pouvoir colonial « et de la liberté » sera donc de limiter sa parole.

La publication de l’Histoire du Canada

Garneau raffine le plan de l’ouvrage, qui comptera quatre tomes et s’arrêtera en 1828[68], l’année où les Communes de Londres ont rejeté un premier projet de fusion des deux Canada. Les deux premiers tomes, rédigés coup sur coup, contiennent au-delà de 400 citations ou mentions tirées d’environ 150 ouvrages différents, notamment de Charlevoix, des Relations des Jésuites et de l’Histoire philosophique et politique des deux Indes de l’abbé Raynal.

Dès leur impression, il envoie les premières épreuves à des lecteurs triés sur le volet, un échantillon représentatif du cercle dans lequel il évolue : Jacques Viger, premier maire de Montréal et « antiquaire » ; G.-B. Faribault, le bibliothécaire de l’Assemblée législative ; Étienne Parent, dorénavant greffier du Conseil exécutif ; et les parlementaires réformistes A.-N. Morin et P.-J.-O. Chauveau[69]. Parent, Morin et Chauveau appuient son projet presque sans réserve. Viger, par contre, est hostile ; ce catholique intransigeant déteste le libéralisme de Garneau et, avec la complicité de Faribault et du Secrétaire du diocèse de Québec, Charles-Félix Cazeau, commence à préparer une cabale pour faire plier l’historien. « [Ç]a ne m’a pas plu », déclare-t-il d’emblée avant d’émettre une menace explicite. « Le Clergé peut fournir un grand nombre de Souscripteurs payant bien et M. G[arneau] devrait ne pas se refuser à faire connaître à ce pays comment il entend traiter la Matière Religieuse.[70] »

À sa sortie, en août 1845, l’Histoire du Canada reçoit un accueil prudent dans la presse réformiste[71], comme si on attendait un signal du clergé pour en applaudir l’auteur. Le signal sera négatif, car en jugeant la gestion religieuse de la Nouvelle-France, Garneau défend des idées qui déplaisent aux dévots. Parce que les protestants n’avaient pas le droit de s’y installer, affirme l’historien, la colonie a manqué d’entrepreneurs énergiques. En combattant la suprématie de l’État, ajoute-t-il, Monseigneur de Laval a semé la discorde dans la colonie. Le « Discours préliminaire », qui établit les principes d’une lecture laïque et libératrice de l’histoire, dérange également, et plus profondément que le reste[72].

Au mois de novembre, le clergé échafaude une campagne de dénigrement dans les journaux. La réaction du Secrétaire Cazeau en dit long sur l’inquiétude que les idées de Garneau soulèvent. En privé, il pense que l’historien « juge de tout à la faveur des philosophes qui nous font la grâce de regarder la religion comme bonne pour le peuple, mais qui voudraient aussi la faire un instrument entre les mains du pouvoir. […] Son oeuvre sous le rapport religieux n’est pas une oeuvre nationale. […] Beaucoup de mes jeunes gens donnent dans les idées émises par l’auteur : il serait bon de les détromper[73]. » En public, on menace Garneau de nuire à la diffusion de l’ouvrage dans les bibliothèques et les collèges[74], la manière la plus sûre de tuer un livre publié à compte d’auteur. De fait, parce qu’il est exclu de la filière cléricale, le livre s’écoule lentement.

Même s’il redoute de perdre de l’argent dans cette aventure, Garneau poursuit ses recherches, et, de plus en plus, dans des sources de première main. Dès après la sortie du premier volume, il passe deux semaines à Albany pour y consulter une importante collection de copies d’archives françaises et anglaises commandées par l’État de New York. Il se lie avec l’Archiviste en chef, nul autre qu’Edmund B. O’Callaghan, un leader du Parti patriote qui a accompagné Papineau en exil en 1837[75]. Les deux hommes échangent des renseignements et des idées sur la situation politique au Bas-Canada, sur le sens des documents trouvés et sur la fabrique de l’histoire. Papineau vient lui aussi de rentrer d’exil avec des liasses de copies de documents historiques, avec ses propres souvenirs, et avec ses jugements sur les événements récents. Garneau le rencontre et lui demande des conseils[76].

Le deuxième tome, sorti au printemps de 1846, est accueilli par le silence. Garneau y voit un effet de la médiocrité ambiante. « Au Canada, vous trouveriez des amis, écrit-il à O’Callaghan en juin 1846, mais vous ne trouveriez aucun esprit national, aucun génie d’entreprise, aucune gloire à soi propre, j’allais dire vous ne trouveriez rien de ce qui anime les hommes, une nation indépendante. Tout, tout est plat et mort sous le joug colonial. […] Je vous laisse à penser après cela quelle figure font les lettres étiolées […] dans cette atmosphère de plomb[77]. »

Puis il reprend le collier pour rédiger le troisième tome, mais à l’automne de 1846, sa santé se dégrade brusquement. Son médecin l’avait prévenu que le surmenage aggraverait le risque d’un retour de l’épilepsie. Même s’il ne parle jamais de ce mal qui est l’objet de malheureux préjugés sociaux, Garneau est hanté par la menace de s’affaisser brusquement. De fait, en décembre, il commence à déserter le bureau. Ce n’est pas surprenant : les trente derniers mois l’ont mis à rude épreuve. Depuis août 1839, Esther et lui ont perdu quatre enfants. Alors qu’il préparait la publication du premier tome de son livre, ses fonctions lui ont demandé une attention soutenue pour gagner la confiance de l’ensemble du conseil municipal. Il était quotidiennement sur la brèche, à l’Hôtel de Ville, pour aider les sinistrés des conflagrations qui ont rasé les deux tiers de la ville en mai et juin 1845[78] ! Il écrit l’histoire avec des sources lacunaires et travaille à l’aide de copies qu’il emprunte à gauche et à droite, ou qu’il paie peut-être de sa poche[79]. De peine et de misère, il obtient un accès surveillé aux archives du clergé de Québec. Il avance l’argent nécessaire pour publier ses volumes. En plus de tous ces obstacles, la presse réformiste s’abstient de prendre sa défense lorsqu’il est attaqué par les ultras catholiques. Il en coûte très cher d’être un historien libéral au Bas-Canada. En janvier 1847, Garneau garde le lit pour de bon. Comble de malheur, il est atteint par le choléra et par un érysipèle au visage, deux très douloureuses infections. En août, il échappe à la mort de justesse[80].

Admirablement soutenu par sa femme Esther et par sa belle-famille, Garneau se rétablit et retourne au travail. Il publie le troisième tome de l’Histoire du Canada au début de 1849, et le quatrième, simultanément avec la deuxième édition, en décembre 1852. Entre-temps, il aura enrichi ses connaissances et ses interprétations par une foule de documents dont la quantité dépasse de loin celle des ouvrages dans ses références. De plus, il aura retiré pas moins de 225 livres à la toute nouvelle bibliothèque de l’Institut canadien, qu’il a contribué à garnir. Le registre des emprunts révèle d’ailleurs un lecteur omnivore, car il s’alimente davantage en théâtre et en poésie française et étrangère, surtout romantique, qu’en histoire[81].

Dans la deuxième édition, il adoucit sa critique du clergé. Surtout, il se risque à analyser les événements de 1837-1838, auxquels ont participé plusieurs des hommes du gouvernement du jour. Il est particulièrement sévère à l’égard de certaines vedettes politiques, issues de la frange la plus radicale du mouvement patriote, et qui, à son avis, ont poussé à un soulèvement qu’ils n’avaient pas préparé, précipitant la catastrophe, les rendant responsables de l’Union, et leur reprochant de s’être vendus au pouvoir[82].

Garneau compose aussi cette conclusion régulièrement citée et commentée par ses continuateurs parce qu’elle ressemble à une répudiation de la lutte libérale des années 1830[83] : il enjoint les Canadiens à être « fidèles à eux-mêmes » en restant « sages et persévérants », et à ne pas se laisser « emporter par le brillant des nouveautés sociales et politiques », au prétexte que c’est « aux grands peuples à essayer les nouvelles théories ». La clé de notre succès, écrit-il, c’est « notre sagesse et notre ferme union », qui « adouciront beaucoup les difficultés de notre situation, et en excitant leur intérêt, rendront notre cause plus sainte aux yeux des nations. » L’Angleterre elle-même donne l’exemple : si elle « est grande aujourd’hui, elle a eu de terribles tempêtes à passer, la conquête étrangère à maîtriser, les guerres religieuses à apaiser et bien d’autres traverses[84]. »

L’historien referme ainsi la boucle qu’il avait ouverte dès 1844 en recommandant aux Canadiens de défendre leurs droits « sous l’égide de l’Angleterre et de la liberté ». Certes, il a toujours manifesté une confiance inébranlable dans la mission civilisatrice des Français en Amérique, et cru aux fondements libéraux de la nation. Par contre, sans donner de raisons à ce sujet, laissant tout au plus filtrer, dans ses publications et sa correspondance, sa crainte du désordre social, il préfère que sa collectivité reste dans l’orbite de Londres. Il réaffirme cette position dans une lettre à lord Elgin écrite au lendemain de l’émeute de 1849 à Montréal. Sûr de l’autorité que lui confère dorénavant le titre d’historien, il s’adresse directement au Gouverneur et lui rappelle que si l’Empire britannique réussit à se maintenir dans le continent face aux États-Unis, c’est depuis toujours grâce aux Canadiens, monarchistes par tempérament, et en dépit de ce que « la société dans le nouveau monde étant essentiellement composée d’élémens [sic] démocratiques, la tendance naturelle des populations est de revêtir la forme républicaine[85] ». L’histoire a créé une nation à la fois vigoureuse et contrariée à laquelle on doit rendre justice.

Histoire-science et conscience de l’historien

Aux yeux de ses contemporains, le mérite de François-Xavier Garneau a été de structurer leur mémoire sociale en un roman national, afin de raconter leur expérience historique comme un combat incessant, sinon pour se gouverner eux-mêmes, au moins pour être respectés. Un de ses collègues écrivains, Philippe Aubert de Gaspé, en témoignera, s’exclamant dans Les Anciens Canadiens : « Vous avez été longtemps méconnus, mes anciens frères du Canada ! Vous avez été indignement calomniés. […] Honneur, cent fois honneur à notre compatriote, M. Garneau, qui a déchiré le voile qui couvrait vos exploits[86] ! »

Mais Garneau, pour sa part, savait que l’écriture de l’« histoire-science », dans laquelle il plongeait si passionnément, a soudé sa propre personne, son sentiment d’identité intime, au destin de sa collectivité, et que ce faisant, il refermait le couvercle sur ses aspirations sociales. « Le respect sacré que j’ai toujours eu pour mes convictions […] et pour l’indépendance de mes opinions [sur] les hommes et les choses », écrira-t-il à Chauveau, « devait peut-être ruiner mon avenir ». Il n’obtiendrait pas « ces charges richement rétribuées que l’amour-propre de l’Angleterre ne songe guère à accorder à ceux qui ont raconté ses défaites et célébré les exploits de nos ancêtres […]. Mais [il] connaissai[t] d’avance la conséquence de [s]a conduite[87]. »

L’écriture de l’Histoire du Canada, cette première grande synthèse intellectuelle produite par un Nord-Américain d’héritage français, procède d’une volonté dédoublée : orienter la nation dans la voie d’une autodétermination pour l’instant irréalisable, et contribuer personnellement dans le journalisme et les lettres à préparer le terrain d’un avenir meilleur. Elle a contribué à réaliser le souhait d’Étienne Parent, créer « un sentiment national, cette belle vertu sans laquelle les sociétés ne seraient autre chose que des assemblages d’êtres isolés, incapables de ces nobles et grandes actions, qui font les grands peuples[88] ».

Au centre de ses intérêts, on reconnaît le schème unificateur de la nation. Pour obtenir un résultat convaincant, Garneau a intériorisé les normes, les critères de recherche et de validation du métier d’historien, ainsi que le mode d’exposition en forme de « tableaux ». Dès les premières pages de son Histoire, il dialogue avec une pléiade d’auteurs. Parallèlement, dans une approche résolument éclectique, comme en témoignent les registres de ses emprunts dans les bibliothèques, il lit une foule d’oeuvres littéraires qui l’aident à développer son imagination historique, à discerner la part des forces et faiblesses individuelles dans le déroulement des événements, à écrire une histoire à l’échelle humaine, et non prédéterminée[89]. Il construit son oeuvre en conjonction avec le réseau d’érudits qui se constitue autour d’un programme de recherches sur les origines du pays. Sur le plan politique, il ne remet pas en question le principe du colonialisme, quoiqu’il juge que ce régime soit tôt ou tard appelé à disparaître en Amérique. En cela, il cherche à rester en phase avec ses compatriotes, même s’il les souhaite plus clairvoyants. Car, paradoxalement, les Canadiens s’accrochent aux institutions qui veulent leur mort. Lui-même se résigne à les y encourager[90], faute de pouvoir les remplacer.

En définitive, une enquête plus poussée que celle de ses premiers biographes révèle que l’historien Garneau n’est pas apparu « tout armé, à la première provocation ». Au contraire, sa naissance comme savant, puis sa reconnaissance comme « historien national » auront été douloureuses, tortueuses, mais volontaires et assumées.