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S’il est une date dans l’histoire politique récente du Québec que l’on doit associer au « provincialisme », c’est celle des dernières élections générales, tant l’absence d’une vision globale (un projet de société) et d’une vision nationale (le projet d’une société) y était flagrante. En plus des facteurs proprement québécois (vieillissement de la population, déliquescence de la question nationale et effet déformant du mode de scrutin), on a vu s’immiscer dans cette campagne, en version atténuée, des phénomènes contemporains qui touchent l’ensemble des démocraties occidentales (clientélisme, populisme, « dégagisme », baisse de l’identité partisane et imprévisibilité de l’électorat). Retour sur des élections « provinciales ».

Doit-on absolument revenir sur les résultats ? Oui, mais en les présentant autrement. Au-delà d’un « balayage caquiste », nous avons été les témoins de l’ascension de deux jeunes partis, l’un de droite, l’autre de gauche, aux dépens de deux vieux partis, l’un de droite et l’autre de gauche. Laissés à mijoter dans un mode de scrutin pluralitaire uninominal à un tour, ces mouvements d’opinions ont produit un système de partis qui donne à penser qu’un réalignement partisan est en cours, pour la première fois depuis 1970. Les vieux maîtres de science politique considèrent comme élection de réalignement, celles qui « manifestent des modifications dans les forces à long terme, quelle que soit l’action des forces à court terme »[1]. Quid de l’élection de 2018 ?

À un certain niveau, on peut simplifier la chute respective du PLQ et du PQ par la perte de contact de ces deux partis avec, respectivement, les régions francophones et les jeunes. On pourrait penser que ces transferts de votes se sont faits directement au profit de la CAQ et de QS. Mais ce serait faire fi des autres facteurs, en eux-mêmes inquiétants, que sont la baisse de l’attachement partisan et de la participation électorale. Il faut être prudent lorsqu’on fait des relations entre les variables à partir sondages et de résultats électoraux.

Le vieillissement de la population est une variable extérieure qui vient brouiller les cartes. Elle a joué de manière paradoxale. D’une part, elle a rendu l’électorat globalement plus conservateur, d’où, sans doute, la prédominance globale du vote de droite. D’autre part, le passage dans l’au-delà d’un nombre grandissant de baby-boomers a ouvert la porte à une nouvelle génération d’électeurs qui, dans la mesure où elle a voté, a capté l’intérêt de tous les partis dans leur offre politique. Les 18-34 ans sont dorénavant un électorat qui pèse plus lourd et avec lequel il faut compter.

Si les baby-boomers ont pu maintenir une influence prépondérante durant cinquante ans, c’est que cette génération était plus nombreuse que celle qui la précédait, et que celle qui la suivait. Ce n’est guère plus le cas. Cet électorat qui jadis était la base électorale du PQ, perd de son influence et ce qui en reste a lorgné vers la CAQ. Quant aux quelques jeunes encore attirés par le parti fondé par René Lévesque, qui l’appuyaient encore en 2012, et qui ont voté cette année, plusieurs semblent avoir été tentés par QS.

QS a bien compris l’importance de ce nouvel électorat et s’est intéressé aux milléniaux et aux membres de la génération Y. Il faut dire que cet électorat plus jeune considère la souveraineté au second plan, ce qui correspond au credo de QS qui place le social avant le national. C’est une première raison pour laquelle il faut être prudent en concluant qu’en additionnant les votes au PQ et à QS (33 %), on retrouve le total du vote indépendantiste. La seconde raison est qu’une partie du vote nationaliste (plus social et identitaire que politique et économique, il faut le dire) a fait le saut vers la CAQ, et ce, en raison de la disparition de la question nationale dans la plateforme du PQ.

Sans les jeunes et la question nationale, quelles sont les perspectives du PQ ? Avec un changement du mode de scrutin, son maigre appui le ferait perdurer. Mais en cas de statu quo, et sans marque de commerce distinctive, il est voué à disparaître, donnant ainsi raison à l’analyse de Vincent Lemieux : « On peut estimer que depuis la fin du dix-neuvième siècle il y a eu trois partis générationnels au Québec : le Parti libéral, l’Union nationale et le Parti québécois[2] ».

On ne peut pas exclure que la question nationale, que ce soit sous la forme d’une critique néofédéraliste du régime canadien, d’un projet de pays ou d’un réflexe identitaire, ait perdu tout attrait aux yeux des Québécois. Cela confirmerait l’adage selon lequel « La souveraineté est la réponse à une question que plus personne ne se pose. » La question nationale ne « subsume » plus, comme on disait autrefois, les clivages de la société québécoise. Et si cela est vrai, le PQ devra rapidement se trouver une nouvelle identité, car il n’en avait aucune lors des dernières élections.

En fait, le PQ, comme tous les partis, est tombé dans le clientélisme, cette technique qui consiste à cibler des segments clés de l’électorat pour maximiser l’effet de la campagne en termes de sièges, transformant le citoyen électeur en « client ». Issu du marketing, le clientélisme politique a été introduit au Canada par Stephen Harper et son équipe durant les années 2000. C’est ce qui lui a permis de se construire une majorité en 2011. L’acharnement des quatre partis auprès des familles avec enfants en bas âge et à l’élémentaire durant la première semaine de la campagne (juste avant la rentrée scolaire) est symptomatique à la fois de cette guerre aux électorats « payants électoralement » et de l’importance accrue des nouvelles cohortes d’électeurs. Alors qu’il y a quelques années, Jean Charest, s’adressant aux baby-boomers vieillissants faisait de la santé sa « première priorité », aujourd’hui François Legault martèle qu’il s’agit de l’éducation. Le clientélisme a aussi changé la manière de faire la politique, les sondages téléphoniques et le porte-à-porte laissant leur place aux réseaux sociaux et aux pubs Facebook.

Malgré son mauvais score historique, la situation du PLQ est moins désespérée que celle du PQ. Le parti de Philippe Couillard a davantage été affecté par l’abstention de ses électeurs aux urnes que par un transfert d’électeurs à d’autres partis. Le mécontentement face aux longs régimes Charest et Couillard, ou la simple usure du pouvoir, et le refus d’écouter les préoccupations de l’électorat francophone et agissant sur les craintes d’une immigration trop rapide et mal intégrée et en adhérant au « compromis Bouchard-Taylor » sur le port de signes religieux par les employés de l’État, ont sans doute joué rôle dans cette sévère baisse d’appui. À titre de première opposition, il demeure toutefois le parti de gouvernement en attente, et n’aura qu’à faire un sérieux examen de conscience dans l’opposition pour reprendre le pouvoir lorsque la CAQ aura fait deux mandats.

Par ailleurs, tant le PQ que le PLQ ont été les victimes du « dégagisme », ce mouvement de rejet des « vieux partis » qui a permis à tant de partis populistes de se hisser au sommet. Toutefois, s’il y a populisme au Québec, il est fort modéré, à en juger par le programme et la plateforme des partis montants, la CAQ et Québec solidaire. Un des ingrédients du populisme de droite, la résistance à l’immigration, s’est retrouvé de manière atténuée dans la plateforme de la CAQ. On est loin de l’atmosphère « d’insécurité culturelle des Québécois d’origine canadienne-française » attisée par la « crise des accommodements raisonnables » mise en scène par Mario Dumont de l’ADQ en 2007. La baisse annoncée des seuils d’immigration a été justifiée par François Legault lui-même par une volonté de réussir l’intégration des nouveaux venus, et non par leur rejet. C’était d’autant plus prudent d’agir ainsi, que la pénurie de la main-d’oeuvre que connaît le Québec a fait naître un mouvement pro-immigration, qui a d’ailleurs poussé le PQ de s’éloigner de cette question tout comme de celle du projet d’interdiction des signes religieux ostentatoires pour les employés de l’État. Ce dernier enjeu a été repris par la CAQ, mais il est loin d’avoir l’ampleur de ce qu’on retrouve dans certains pays d’Europe, notamment la France. On sait en outre que depuis le 1er octobre, le gouvernement caquiste est prêt à jeter du lest à cet égard. Pour ce qui est du populisme de gauche, Manon Massé n’a encore rien d’un Bernie Sanders et QS a atténué sa remise en cause du système capitaliste et des élites socio-économiques. Même si cela ne paraît pas toujours dans la tenue vestimentaire de ses députés, le déplacement du petit parti de gauche vers le centre est bel est bien amorcé.

Une note rapide sur les sondages. Il fut un temps où ils paraissaient infaillibles. Notre regretté collègue Pierre Drouilly estimait que le dernier sondage avant le début de la compagne prédisait le résultat des élections. C’était sans compter avec la fluidité actuelle de l’opinion publique. Aujourd’hui, même le dernier sondage avant l’élection rate la cible et de beaucoup. Il faut dire qu’il est de plus en plus difficile de constituer un échantillon probabiliste représentatif de l’électorat. On doit s’en remettre à des panels Internet et à une manipulation des réponses fondée sur des algorithmes. Cela ne les a pas empêchés de prédire l’arrivée au pouvoir de la CAQ. Il faut dire que cela n’était pas bien difficile à prévoir.

Au cours des quatre prochaines années, le Québec aura un gouvernement des régions, de petits patrons et de gestionnaires après plus d’une décennie de gouvernements des Montréalais, de grands patrons et de médecins. Mais ce gouvernement aura, comme tous les autres, les pieds et les mains liés par la mondialisation, la concurrence fiscale et le carcan fédéral, et profitera un temps seulement d’un cycle économique favorable et d’excédents budgétaires issus d’une sévère gestion des dépenses sociales pour maintenir sa popularité.

Pour ce qui est des élections de l’avenir, il est clair la plupart des tendances à l’oeuvre le 1er octobre dernier (désintérêt pour la question nationale, clientélisme, populisme, « dégagisme », baisse de l’identité partisane et imprévisibilité de l’électorat) se poursuivront et intensifieront la dislocation du système bipartite mis en place en 1970 et affaibli depuis l’arrivée de l’ADQ en 1994, de Québec solidaire en 2006 et de la CAQ en 2011. En plus, l’entrée en vigueur en 2022 d’un nouveau mode de scrutin plus proportionnel pourrait pérenniser le multipartisme au Québec. Reste à voir si les clivages générationnels et villes-régions s’atténueront ou se feront moins sentir.

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Au moment d’aller sous presse, nous apprenons la triste nouvelle du décès de Michel Sarra-Bournet, ce 1er février, des suites d’une maladie qui ne lui a laissé aucune chance. L’histoire politique perd avec lui l’un de ses plus brillants défenseurs ; l’indépendance, un promoteur parfois critique mais toujours enthousiaste ; et le Bulletin d’histoire politique, l’un de ses piliers, présent pour le soutenir et l’animer depuis le tout début.

Nous venons de perdre un ami, parti beaucoup trop tôt.

Nos plus sincères condoléances vont à sa famille, à ses proches, ainsi qu’à celles et ceux, nombreux, qui l’ont côtoyé et ont su apprécier ses combats politiques et sa probité intellectuelle. Il tenait, avant de partir, à publier un dernier éditorial dans le BHP. Ce texte montre, encore une fois, la constance et la pertinence de son engagement.

Salut, Michel.
Le comité de rédaction