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Éric Bédard est un historien très présent médiatiquement et qui contribue de façon significative à la diffusion de notre histoire sur la place publique. À cet égard, son souci et son travail pour « sortir » l’histoire de son confinement à l’université et la rendre accessible au plus grand nombre méritent d’être salués. C’est ce souci de rendre l’histoire accessible et compréhensible au public profane qui l’amène à chercher des interprétations fortes de notre passé, des interprétations globalisantes qui donnent un sens et qui aident à la compréhension d’une période historique donnée.

Le titre choisi pour son dernier ouvrage, Survivance, est à ce titre évocateur et ce mot englobe à lui seul toute une partie de notre histoire étudiée dans le livre et qui commence à partir de l’Acte d’Union (1840) jusqu’à l’aurore du XXe siècle. Il s’agit en fait d’un recueil de onze essais, dont deux inédits, publiés dans diverses revues et ouvrages collectifs entre 2002 et 2016. Certains des essais ont été remaniés par l’auteur alors que d’autres sont restés tels que publiés à l’origine.

La plupart des essais forment un tout intéressant qui questionne (comme le font plusieurs essais de Bédard) notre rapport à la mémoire et au passé, dans ce cas-ci la deuxième moitié du XIXe siècle canadien-français. À cet égard, ce livre se veut autant un portrait de certains aspects de la période, que Bédard synthétise par le concept de la « survivance », qu’une riche réflexion sur le rôle de l’histoire et de l’historien dans la société.

Les quatre premiers essais du livre analysent les idées et les actions politiques de la génération réformiste au lendemain de l’Acte d’Union et l’interprétation qu’en ont donnée les historiens et sociologues qui se sont attardés sur la période. Par la suite, Bédard, on le sait, accorde de l’importance aux « grands hommes » et à la volonté humaine dans l’explication historique. C’est en ce sens que quatre chapitres sont consacrés à des personnages marquants de la période étudiée. Louis-Hippolyte LaFontaine et Joseph-Edouard Cauchon incarnent des politiciens clés de cette période alors que Philippe Aubert de Gaspé et Octave Crémazie incarnent une survivance culturelle qui, par la mise de l’avant d’une littérature canadienne-française, visait à faire mentir lord Durham, pour qui le peuple canadien était un peuple « sans histoire et sans littérature. »

Deux autres chapitres s’interrogent sur certains aspects de l’historiographie du XIXe siècle. Le chapitre 7 traite des milieux d’affaires montréalais et remet en question la thèse de Fernande Roy, qui a étudié les hommes d’affaires canadiens-français du tournant du XXe siècle. Dans sa démonstration, Roy faisait primer le libéralisme de ces hommes d’affaires sur toute forme de nationalisme, le collectif ne devant pas venir entraver l’éthique individualiste libérale et l’atteinte du « progrès » matériel de l’ensemble de la société qui devait lui être corollaire. Sceptique, Bédard, sans toutefois infirmer la thèse de Roy, cherche dans les sources qu’elle a étudiées une certaine éthique nationaliste qui aurait pu habiter ces hommes d’affaires, pour qui le succès et la richesse matérielle auraient pu être convoités au nom de la nation canadienne-française plutôt qu’au nom du strict intérêt individuel. Quant au chapitre 10, il analyse le retour d’une histoire politique du XIXe siècle incarné par les ouvrages de Marcel Bellavance, Jean-Marie Fecteau et Louis-Georges Harvey, qui tous les trois proposent une interprétation politique globale de ce XIXe siècle québécois. Enfin, l’ouvrage se clôt par un épilogue au sein duquel Bédard conceptualise et définit ce que représente la survivance dans notre histoire.

La génération réformiste

À l’instar de Lionel Groulx, qui fut le premier à employer ce concept, Bédard définit la survivance comme étant « un entêtement, une volonté tenace de durer » (p. 224) des Canadiens français face aux périls nationaux qui les guettaient en cette deuxième moitié du XIXe siècle. Avec raison, il précise toutefois qu’ « aucun chef canadien-français ne s’est levé un matin pour annoncer les débuts » de cette survivance (p. 223). Celle-ci se serait néanmoins imposée face à la conjoncture introduite par l’Acte d’Union et l’échec des soulèvements de 1837-1838 et elle relèverait avant tout d’une posture de prudence de la part de ses protagonistes. Pour Bédard, le « survivant brille rarement par son audace ou son ambition, car il est habité d’une conscience aiguë de la précarité de sa communauté d’appartenance » (p. 226).

Au sein de cette période charnière de notre histoire, le thème le plus important abordé par le livre et qui préoccupe Bédard est de répondre de la conduite des réformistes, d’analyser leur stratégie à l’aune des critiques qui ont été émises à leur égard. Pour une partie de l’historiographie — Bédard cite les travaux de Louis-George Harvey et Stéphane Kelly (p. 59 à 61) – les réformistes, de LaFontaine à Cartier, seraient des « parvenus » qui ont « trahi leurs compatriotes » (p. 10) en acceptant l’Union des Canadas et en jouant le jeu de « la petite loterie coloniale voulue par Durham ». Il cite aussi les travaux de Brian Young et de Jean-Marie Fecteau, pour qui les réformistes auraient plus ou moins consciemment participé à l’instauration d’un ordre libéral canadien (p. 61 à 66).

Bédard déplore ainsi le « téléologisme » d’une partie de l’historiographie, qui ne saurait rendre compte « de la contingence dans laquelle les acteurs du passé ont pu baigner » (p. 72). Cette frange de l’historiographie voit dans la période et l’action du groupe de LaFontaine un moment fondateur variant selon la posture idéologique des interprètes. Selon les récits et les sensibilités des divers historiens, les réformistes de LaFontaine et Cartier, de 1840 à 1867, seraient soit : les sauveurs de la nationalité canadienne-française ; les fondateurs du Dominion du Canada ; des parvenus qui collaborent au sein du régime colonial britannique ; ou alors les fondateurs d’un ordre libéral ouvrant grand la porte au capitalisme industriel.

Il constate également qu’une certaine historiographie, gagnée par l’idée de modernité et de progrès, a évacué la dimension nationale (discréditée à ses yeux) de son cadre interprétatif pour expliquer les événements de 1837-1838 (chapitre 1). Ceux-ci sont analysés uniquement à l’aune du libéralisme et du républicanisme, mettant quelque peu de côté une interprétation nationaliste de ces événements importants de notre histoire. C’est ce qui expliquerait que la période historique qui suit l’Union soit toujours qualifiée de « Grande Noirceur » (p. 18) et de « régression historique » (p. 34) par rapport à la période précédente. Après 1840, explique Bédard, « nos élites seraient passées du civique à l’ethnique, du Bas-Canada au Canada français, de la vertu à la corruption, de la liberté à la soumission » (p. 18).

Le problème que décèle Bédard avec ces différentes interprétations historiographiques est que celles-ci, distantes, peu empathiques (p. 44-45) ou trop présentistes/modernistes dans leur approche (p. 70-71), ne permettraient pas de « saisir toutes les virtualités que recèle le passé » (p. 71). C’est ce qui expliquerait, selon lui, le fait que les réformistes de LaFontaine soient dépeints de façon négative par nombre d’historiens et de sociologues, ces derniers cherchant davantage à expliquer le présent à travers leurs actions qu’à véritablement tenter de se mettre dans leur peau pour jauger les choix qui s’offraient à eux.

C’est donc en utilisant une méthode plus empathique que Bédard aborde l’étude de la génération réformiste. Pour lui, les réformistes – groupe au sein duquel il insère autant Louis-Hippolyte LaFontaine, Étienne Parent, Augustin-Norbert Morin, Joseph-Édouard Cauchon, Antoine Gérin-Lajoie, François-Xavier Garneau que Georges-Étienne Cartier (p. 66 et 77) – seraient des conservateurs, au sens burkien du terme, qui, face à la situation précaire qui était celle de l’Union pour les Canadiens français, n’ont pas cherché à fonder un nouveau régime, mais ont plutôt cherché à préserver la nationalité canadienne-française du péril qui la guettait (p. 29). Pour ce faire, ils ont adopté un programme que Bédard résume par les trois concepts d’unité, de prospérité et de morale (p. 77). Pour sauvegarder les Canadiens français, LaFontaine et les siens auraient ainsi privilégié l’unité du bloc canadien-français en déplorant la partisanerie politique, ils auraient misé sur le libéralisme économique comme source de prospérité et défendu le rôle social de l’Église catholique pour assurer la moralité d’un peuple bouleversé par les effets « d’une modernité rugissante qui n’en a que pour la réussite des plus forts » (p. 81). De ce fait, Bédard fait de ce groupe – dont l’homogénéité reste à préciser – un acteur de premier plan de la survivance canadienne-française.

Si, comme le soutient Bédard, la survivance se définit par « un entêtement, une volonté tenace de durer » des Canadiens français après 1840, les réformistes – de LaFontaine à Cartier – sont-ils des acteurs clés de la survivance ? Si nous convenons avec Bédard que de qualifier LaFontaine et les siens de traîtres ou de parvenus est difficile à démontrer et que ça ne tient pas compte du contexte précaire de l’époque, ceux-ci – à l’exception de François-Xavier Garneau – étaient-ils pour autant des « survivants » ? Pour le motif qu’ils tentent d’expliquer un « avènement » (p. 70), doit-on rejeter les travaux des Kelly, Harvey, Young et Fecteau, qui voient dans la génération réformiste non pas des êtres évaluant toutes les virtualités possibles pour le futur des Canadiens français, mais des personnages conscients de leurs actions et davantage animés par une virtualité en particulier, soit celle de collaborer avec les élites britanniques à l’instauration des bases politiques et juridiques d’un nouvel ordre libéral canadien ?

Si on s’attarde au programme politique de LaFontaine dans les années 1840, celui-ci semble effectivement corroborer leurs thèses. La stratégie de LaFontaine, telle que décrite dans son Adresse aux électeurs du comté de Terrebonne – en plus de viser à la création d’une nouvelle nationalité canadienne et de répondre aux besoins du grand capital britannique de construire aux frais de l’État les infrastructures maritimes et ferroviaires – impliquait l’abolition d’une institution importante des Canadiens qui datait de la Nouvelle-France : le régime seigneurial, sur lequel reposait le régime de propriété particulier et plus « communautaire » des Canadiens et qui, par sa permanence et sa stabilité, assurait un certain ordre social spécifique à la société canadienne. En raison de la permanence de cet ordre social bouleversé par l’avènement de la propriété privée britannique et l’accaparement des terres, c’est par centaines de milliers que les Canadiens français vont se retrouver progressivement dépossédés et obligés de se prolétariser dans les villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. En outre, l’unité voulue par LaFontaine dans les années 1840 est davantage l’unité des réformistes du Canada-Uni (incluant des Britanniques du Haut-Canada) qu’une véritable unité nationale des Canadiens du Bas-Canada comme le préconisait Denis-Benjamin Viger durant la même période. Ce dernier, contrairement à ce qui est affirmé dans le livre (p. 26), n’a jamais accepté l’Union et visait à la défaire de l’intérieur par sa stratégie de la double majorité, celle-ci étant une « virtualité » que LaFontaine n’a jamais voulu épouser pour ne pas défaire son programme et son alliance avec les réformistes de Robert Baldwin.

La stratégie de LaFontaine, dans la décennie 1840, aurait donc moins visé à sauver les meubles par la survivance qu’à établir les bases d’un nouveau régime économique et politique pour le Canada français, au sein d’un ensemble britannique où les Canadiens d’origine française étaient minoritaires. Ceci dit, sans être des traîtres à leurs compatriotes ou des parvenus pour cela. LaFontaine et les siens ont pu, en toute légitimité, accorder moins d’importance que d’autres à la question nationale et à l’autonomie politique des Canadiens d’origine française ou avoir véritablement cru aux promesses de progrès offertes par l’avènement du capitalisme et du libéralisme économique. Il n’en reste pas moins que, de ce point de vue, ceux-ci ne sont pas des acteurs de la survivance. Ce serait plutôt en vertu des compromis politique et économique qu’ils ont consenti et de la victoire de leur stratégie que les Canadiens ont eu à se replier pour survivre culturellement à partir du milieu du XIXe siècle.

Le rôle de l’histoire et des historiens

Quoi qu’il en soit de ces questions d’interprétation, c’est au niveau de la réflexion historique que l’ouvrage de Bédard est le plus intéressant. En effet, la critique qu’il formule à l’égard de l’historiographie réformiste s’explique par la conception qu’il a du rôle de l’histoire et de l’historien dans la société. Pour lui, et son constat semble assez juste sur ce point, l’historien ne doit pas confiner son travail à « ouvrir de nouveaux chantiers de recherche », mais aussi à répondre aux attentes des lecteurs passionnés d’histoire. Selon Bédard, ceux-ci veulent se reconnaître dans l’humanité de leurs devanciers et dans les diverses possibilités qui s’offraient à eux. En citant Irénée Marrou, il affirme qu’une « des grandes finalités de l’histoire est de transmettre une leçon d’humanité, d’enrichir notre univers intérieur par la reprise des valeurs culturelles récupérées dans le passé » (p. 45). Pour ce faire, Bédard mise notamment sur l’histoire des idées, qui permet de faire remonter à la surface certaines intentions oubliées et enfouies dans le passé.

S’il déplore le présentisme de certains historiens qui étudient la période de l’Union de façon téléologique, la conception qu’il a du rôle de l’histoire et de l’historien est elle aussi définie en fonction des paramètres du présent. C’est en effet face au déracinement généralisé qui caractérise notre époque formée d’individus dissociés les uns des autres et soumis aux changements perpétuels que Bédard confère à l’historien le rôle de dégager des constantes du passé et, ainsi, pour qu’à travers l’histoire politique les contemporains puissent se reconnaître les héritiers d’une société québécoise dont la trame historique et le combat pour sa survie remontent à plusieurs générations (p. 73-74).

Sur ce point, il est indéniable, en effet, que l’un des défis de notre époque consiste à inscrire nos contemporains et en particulier la jeunesse dans une trame longue leur permettant de dégager des constantes et de se reconnaître dans une société, en l’occurrence, pour ce qui nous concerne, la société québécoise. Il s’agit d’un enjeu de citoyenneté et de démocratie. Comment s’épanouir et participer pleinement à la vie de sa société si on ne connaît pas son passé, ce qui la caractérise ainsi que les grands moments qui ont participé à sa construction ? Bédard a raison : c’est ici que l’histoire et l’historien ont un rôle à jouer en permettant aux contemporains de comprendre le cheminement historique du peuple québécois, ses permanences et ses enjeux. La connaissance de l’histoire de la société dans laquelle ils vivent contribuera également à leur fournir un sentiment d’appartenance à ce Québec qui n’est pas une page blanche et qui mérite de continuer de se mouvoir à travers le temps. Ainsi, sans magnifier à outrance ce passé ou faire preuve de trop d’empathie à l’égard de nos devanciers, il nous semble que les idées de Bédard quant au besoin de mettre de l’avant une histoire humaniste soient fondées. Reste cependant à déterminer comment atteindre, intéresser et transmettre cette histoire au plus grand nombre de nos contemporains et en particulier à la jeunesse[1]

Cette conception humaniste et plus « grand public » du rôle de l’histoire peut également se faire de pair avec la recherche universitaire et une conception de l’histoire qui nous aident aussi à comprendre notre présent par l’explication des grandes tendances qui ont permis l’avènement de tel ou tel aspect de notre société actuelle. Si nos contemporains aiment se retrouver dans l’humanité de leurs devanciers, ils veulent aussi comprendre comment ces derniers ont participé, consciemment ou non, à construire ce monde qui est le nôtre aujourd’hui. Un type d’histoire n’exclut pas l’autre et tous peuvent et doivent être complémentaires en enrichissant l’Histoire en tant que discipline…

La survivance

Cette tranche importante de notre histoire qui, grosso modo, s’étend sur une période d’environ 120 années, se caractérise par un programme que Bédard définit en quatre principaux jalons : se créer un récit sur soi ; s’occuper d’économie pour compenser l’infériorité des Canadiens français en ce domaine ; l’éclipse de la question du régime ; et un messianisme compensatoire. Si ces différents jalons n’ont pas été clairement définis dans un programme spécifique, qu’ils sont parfois intervenus à des intervalles différents au sein de cette longue période et que certains personnages clés de cette époque n’ont pas nécessairement épousé l’entièreté des quatre points de ce programme (le Canada français de l’époque n’était bien sûr pas monolithique), le concept de survivance choisi par Bédard convient bien pour décrire l’ensemble de la période qui s’ouvre progressivement sous l’Union des Canadas pour les Canadiens français.

Face à la période d’effervescence des années 1830 et au projet d’émancipation des Patriotes visant à ce que les Canadiens puissent se gouverner eux-mêmes au Bas-Canada par des réformes démocratiques, le siècle qui suit la décennie 1840 est globalement marqué par un repli des Canadiens français sur eux-mêmes dans le but d’éviter le sort qui leur était dévolu dans le Rapport Durham et par l’Union des Canadas.

À cet égard, les essais sur « l’antimoderne » Philippe Aubert de Gaspé et sur le patriotisme littéraire d’Octave Crémazie sont particulièrement intéressants quant au rôle qu’ils ont joué dans cette survivance culturelle, par la participation à la mise en récit des Canadiens français. Des essais sur le rôle spécifique de l’Église catholique – notamment le courant ultramontain et le rôle de l’abbé Casgrain, qui a été brièvement mentionné dans le texte sur Crémazie – auraient aussi ajouté à l’ouvrage en mettant en lumière l’institution qui a probablement été la principale cheville ouvrière de cette survivance culturelle. Un tome deux, s’attardant davantage à la première moitié du XXe siècle, compléterait bien ce premier tome sur cette longue période de notre histoire.

Au total, nul besoin d’être en accord avec toutes les thèses de Bédard pour apprécier la lecture de ces essais stimulants qui nous amènent à réfléchir sur cette période charnière de notre histoire et sur le rôle de notre discipline. À ce titre, Bédard réussit son pari : se servir des « expériences vécues par nos devanciers » pour « nourrir nos réflexions sur le présent et nous rendre plus lucides lorsqu’on cherche à entrevoir l’avenir » (p. 231).