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Le 27 octobre 1614 s’ouvrent à Paris les États généraux de France. Cette réunion, convoquée alors que Louis XIII vient à peine d’atteindre sa majorité, a pour objectif d’exposer au roi les griefs que pourraient avoir ses sujets au sujet de l’état du royaume et d’y proposer des solutions. L’événement offre l’occasion à de nombreuses personnes d’écrire des pamphlets dans lesquels ils exposent leurs idées sur ces questions. Les sujets abordés dans ces textes sont assez redondants et centrés sur des problèmes vécus en France métropolitaine[1]. Rares sont ceux qui amènent leurs lecteurs à considérer la situation sous une perspective plus large. L’avocat au parlement de Paris Antoine Arnauld fait donc exception à la règle, alors qu’il consacre quelques pages de son Utile et salutaire advis au Roy, pour bien regner à la marine française et aux perspectives qu’offrent les contrées lointaines pour l’expansion du royaume[2]. Le diagnostic qu’il pose est assez brutal, quoique pas toujours exact : « Iusques icy, quasi tous ces voyages ou ont esté des trafics de simples marchans, ou ont resemblé à des équipages de pirates. » Il constate que, au cours des dernières années, les Anglais et les Hollandais se sont montrés beaucoup plus entreprenants que les Français, ce qui leur a permis de recueillir « des fruicts qui ont cent fois surpassé les nostres, & en commoditez et en reputation. » Il appelle à la création de compagnies de commerce qui se consacreraient au trafic au long cours, « sçachans que tous les autres trafics sont à mespriser à comparaison des profits de ces voyages de long cours ». Il remarque finalement avec amertume que l’investissement minime fait par l’Espagne dans les voyages de Christophe Colomb plus d’un siècle auparavant a rapporté une fortune dont jouissent maintenant tant ce royaume que ses habitants et a permis à Philippe II, roi de 1556 à 1598, d’intervenir massivement dans les affaires de ses voisins au nom de la protection du catholicisme.

Le texte d’Arnauld pose clairement la question des développements maritime et colonial dans une perspective politico-économique internationale, même s’il signale qu’ils « peuvent conduire des millions d’hommes à la cognoissance de leur Salut », référence à la conversion des populations que les Européens rencontrent sur leur chemin. Déjà distancée par ses rivales, notamment l’Espagne, qui engrangent d’importants revenus de leur expansion extra-européenne, la France doit investir au plus tôt argent et énergie afin de profiter des possibilités offertes par l’élargissement des horizons qui s’offre à elle[3]. L’avocat s’inscrit ainsi dans la perspective qui était celle d’Henri IV lorsque celui-ci relança des expéditions visant à établir une tête de pont pour son royaume en Amérique. La France s’extirpait péniblement de plus de trente années de conflits civils au cours desquelles elle avait vu Philippe II, grâce à l’or et à l’argent américains, intervenir massivement aux côtés des ennemis du roi et menacer directement sa couronne. Le royaume devait remettre ses finances sur pied, relancer son commerce national et international et rattraper le retard qu’il enregistrait avec ses voisins. Henri IV, dès qu’il en eut la chance, se tourna d’abord vers le Brésil où il autorisa l’implantation d’une petite colonie en 1595. Mais ce territoire était déjà disputé par l’Espagne, le Portugal et l’Angleterre, ce qui rendait son développement hasardeux. Le roi décida alors de se tourner vers le nord de l’Amérique où on lui faisait miroiter la possibilité de nouer des échanges avec les Amérindiens de la vallée du Saint-Laurent qui seraient en mesure de fournir aux commerçants français des fourrures d’excellente qualité et en quantité considérable.

L’arrivée de Français commissionnés par leur souverain dans cette région – des pêcheurs et des commerçants de plusieurs provinces du royaume la fréquentaient déjà depuis plusieurs années sur une base plus individuelle – s’inscrit dans la nécessité de collaborer avec les fournisseurs exclusifs de la matière première sans qui le commerce des fourrures n’aurait pu se développer. Elle aurait ouvert la voie à une relation particulière avec les Premières Nations qui aurait survécu près de 150 ans, une alliance qui singulariserait l’expérience française en Amérique, comparativement à l’indifférence anglaise et la cruauté espagnole[4]. Le thème de l’alliance est devenu central dans l’interprétation du premier contact franco-amérindien. Alain Beaulieu a fait remarquer que : « Récupéré par le discours politique et commémoratif, le paradigme de l’alliance a donné naissance à des images presque aussi stéréotypées que celles véhiculées autrefois dans les manuels scolaires au sujet des Autochtones[5]. » Cette façon d’envisager les choses, comme l’a signalé dernièrement Darryl Leroux, connaît un renouveau au sein de la société québécoise[6]. La parution en 2008 du livre de David Hackett Fischer Champlain’s Dream n’est pas étrangère à ce phénomène. Ce livre, devenu rapidement un best-seller au Québec et au Canada, nous présente Champlain comme un individu poursuivant un rêve d’humanité et de paix dans un monde de cruauté et de violence. Inspiré par l’humanisme de la Renaissance, un petit groupe d’hommes guidés par le roi Henri IV lui-même aurait rêvé de construire une nouvelle société en Amérique, au sein de laquelle des individus de différentes cultures pourraient vivre ensemble en amitié et concorde[7]. Réagissant aux horreurs et violences survenues lors de la période des troubles de religion qui ont secoué la France de 1562 à 1598, Henri IV aurait été porté par la vision d’un royaume uni par la tolérance, l’acceptation de la diversité et un respect mutuel pour les dissemblances. Mais était-ce bien le rêve d’Henri IV et de ceux qu’il a envoyés en Amérique ? En fait, le roi voulait voir la concorde, c’est-à-dire l’unité, entre ses sujets être rétablie. À terme, ceux-ci devaient tous pratiquer la même religion et respecter l’adage « une foi, une loi, un roi ». La tolérance était pour lui un moyen d’atteindre cet objectif plutôt qu’un but en soi. Appliquée en Amérique, la politique royale se traduit par une volonté de « civiliser » les populations locales et de les convertir au catholicisme. Si leurs différences sont tolérées, ce n’est qu’à court terme, jusqu’à ce qu’ils puissent devenir de bons Français catholiques. La première partie de ce texte présente la différence entre la tolérance et la concorde et comment elle se manifeste au début de l’époque moderne. La deuxième partie explore l’application de la politique royale en Nouvelle-France.

De la tolérance à la concorde

Le concept de tolérance, dans l’histoire de France, est intimement lié à Henri IV et à l’édit de Nantes, un des trois éléments qui signalent, en 1598, la fin des troubles de religion, les deux autres étant la paix signée avec l’Espagne et la reconnaissance du roi par le dernier grand noble catholique qui, jusque-là, refusait de le faire. Il est important de signaler d’entrée de jeu que la signification du concept de tolérance a évolué au fil des années, et qu’il faut se garder de l’utiliser de façon anachronique, comme semble le faire Fischer. Au XVIIe siècle, il ne revêt pas de connotation positive. Pour Antoine Furetière, auteur du premier dictionnaire de la langue française qui sort des presses en 1690, la tolérance c’est « la patience, par laquelle on souffre, on dissimule quelque chose. » Onze ans plus tard, Henri Basnage de Bauval, qui réalise la deuxième édition de ce texte, précise que : « Le mot de tolérance enferme en soi une condamnation tacite de la chose tolérée : elle signifie un support charitable et pacifique de ce que l’on n’approuve pas[8]. » Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que, selon Guy Saupin, « la tolérance religieuse s’éloigne d’une approche négative la souffrant comme un mal à supporter dans l’attente de la réconciliation religieuse pour revêtir un nouveau sens de vertu à cultiver ». Le protestant français Pierre Bayle, au lendemain de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, expose le premier l’idée qu’il faut respecter toute croyance, pour peu qu’elle soit sincère. Cette façon d’envisager les choses ne fera que lentement son chemin dans les consciences européennes, alors que ceux qui réclament avec le plus de véhémence la tolérance sont, à l’instar de Bayle, ceux qui en ont le plus besoin[9].

En promulguant l’édit de Nantes, le premier Bourbon cherche avant tout à assurer la paix de son royaume. La dernière décennie des troubles de religion voit les catholiques extrémistes regroupés au sein de la Ligue s’opposer à Henri III, puis à Henri IV, accusés de vouloir éradiquer la religion romaine au profit du protestantisme. Henri IV vient à bout de ses opposants en se convertissant au catholicisme en juillet 1593 et en promettant à chaque ville catholique qui reconnaît son autorité, que seule cette religion serait pratiquée à l’intérieur de ses murs. Il s’engage de plus à maintes reprises à vivre et à mourir dans la foi romaine[10]. Toutes ces concessions indignent ses anciens coreligionnaires qui menacent de reprendre le combat contre la monarchie, avec laquelle ils vivaient officiellement en paix depuis le mois de mars 1589[11]. Pour les apaiser, le roi reprend des mesures qui avaient déjà été adoptées par Charles IX, roi de 1561 à 1574, et Henri III qui lui succède. Par exemple, l’article 6 du traité de 1598 par lequel le roi permet « à ceulx de lad. Religion pretendue reformée vivre et demourer par toutes les villes et lieux de cestuy nostre royaume et pays de nostre obeïssance sans estre enquis, vexez, molestez ny adstrainctz à faire chose pour le faict de la religion contre leur conscience, ne pour raison d’icelle estre recherchez ez maisons et lieux où ilz voudront habiter, en se comportans au reste selon qu’il est contenu en nostre present eedit » est une copie quasi conforme de l’article 4 de l’édit de Saint-Germain promulgué en 1570 par Charles IX[12]. Cependant, l’article 12 de l’édit de Nantes confirme la validité des édits de réconciliation négociés avec les principales villes du royaume, et donc l’interdiction d’y célébrer le culte protestant. L’idée de la liberté de conscience, en dépit des garanties parfois offertes par les édits de pacification, est fondamentalement étrangère aux catholiques du temps[13].

Henri IV, tout comme ses prédécesseurs, désire qu’à terme la concorde règne dans son royaume, c’est-à-dire que tous ses sujets soient réunis sous une seule foi. La tolérance représente le moyen d’atteindre cet objectif. Elle sous-entend l’acceptation provisoire de la diversité, alors que la concorde implique l’unité[14]. Le préambule de l’édit de Nantes est clair à cet effet, alors qu’il précise « qu’en l’observation de ceste nostre ordonnance consiste (aprés ce qui est de leur devoir envers Dieu et envers nous) le principal fondement de leur union et concorde, tranquilité et repos, et du restablissement de tout cest Estat en sa premiere splendeur, oppulence et force ». Union et concorde se trouvent au coeur de l’ordonnance henricienne, alors que le mot tolérance en est absent. Il ne pouvait en être autrement, la monarchie française s’étant construite dans une relation étroite avec la religion catholique qui, par le biais du sacre, assurait sa légitimité au monarque[15]. La diversité religieuse était considérée comme un danger pour la stabilité politique, ce que semblaient confirmer les conflits religieux du XVIe siècle qui s’étaient déchaînés particulièrement en Allemagne, en Hollande et en France. En conséquence, tous les États de l’époque ne reconnaissaient et ne protégeaient qu’une religion officielle qui devait aider à forger l’identité commune, à renforcer la cohésion interne, à souder le dirigeant et les sujets sous la protection divine.

Même les figures politiques les plus associées par la postérité à la « tolérance » recherchaient en fait la concorde. Ainsi, au début des troubles de religion, le chancelier de France Michel de L’Hospital cherche à trouver une entente entre les catholiques et les protestants. Avec l’aide de Catherine de Médicis, alors régente du royaume, il organise du 9 septembre au 14 octobre 1561 à Poissy une conférence regroupant des représentants des deux religions. L’échec de ce colloque amène le pouvoir royal à promulguer un premier édit de pacification, afin d’éviter que la violence ne s’abatte sur le royaume. Ces événements ont valu à L’Hospital de devenir, selon Wikipédia, « un symbole de tolérance ». Pourtant, dans une harangue présentée le 13 décembre 1560 à l’ouverture de la session des États généraux d’Orléans, il déclare aux députés rassemblés que « [c] ’est folie d’espérer paix, repos et amytié entre les personnes qui sont de diverses religions. » En marge du colloque de Poissy, il dit également au clergé de France, en parlant des protestants, que « s’il avenoit le contraire de ce qu’il [le roi] avait espéré [c’est-à-dire la réunification en une seule foi de l’ensemble des Français] et qu’il n’y eut moyen de les réduire ni de se réunir, pour le moins ne pourrait-on dire ci-après, comme on a fait par le passé, qu’ils aient été condamnés sans les ouïr »[16]. La menace est claire : si les protestants n’acceptent pas de se fondre dans un catholicisme libéré de ses abus, ils devront craindre la colère royale.

Une telle intransigeance n’est pas propre aux catholiques[17]. Lorsque les protestants réclament la tolérance dans des États où ils se trouvent en minorité et où ils sont persécutés, c’est qu’ils sont convaincus qu’ils parviendront à convertir l’ensemble de leurs habitants à la « doctrine pure et évangélique ». Un pamphlet rédigé avant la tenue du colloque de Poissy illustre bien leur sentiment de détenir une Vérité qui ne pourra que triompher : « Comme Elie devant Achab montra aux prêtres de Baal que leur dieu était faux […] ainsi nous par les témoignages de la Parole de Dieu, leur ferons confesser devant cette sainte Assemblée, que nous suivons la vraie Église non pas eux[18]. » Une telle position qui ne permettait pas de compromis – nous possédons la Vérité, ils sont donc dans l’erreur – était porteuse de violence. C’est pour éviter celle-ci que les autorités politiques se résignent à une tolérance temporaire, une tolérance pragmatique plus que philosophique, qui doit donner du temps à la conversion pacifique des hérétiques, et donc au retour à l’unité. Henri IV prendra d’ailleurs certaines mesures durant son règne afin d’inciter ces anciens coreligionnaires à se convertir, notamment en offrant des pensions à ceux qui franchissent ce pas.

Ce réalisme politique – mieux vaut convertir les hérétiques par la douceur que par la force – n’est pas propre à la France. On le retrouve par exemple à la même époque aux Pays-Bas. En 1579, certaines des provinces constituant les Pays-Bas espagnols avaient décidé de ne plus reconnaître Philippe II d’Espagne comme leur roi. Cette rébellion était menée par des calvinistes, et le nouvel État embrassa cette religion, même si ces adeptes y étaient minoritaires. Officiellement, tous les Hollandais profitaient de la liberté de conscience et l’adhésion à l’Église réformée se faisait sur une base volontaire. Toutefois, ceux qui s’y refusaient n’avaient pas accès aux emplois au sein du gouvernement. Des lois pénales contre les catholiques avaient été adoptées et elles étaient périodiquement renforcées[19]. Les dirigeants qui donnaient l’impression de pencher vers une pratique religieuse se rapprochant trop du catholicisme étaient évincés du pouvoir ; voire exécutés, comme Johan van Oldenbarnevelt le fut en mai 1619. Une situation assez semblable se retrouve en Angleterre, où l’Anglicanisme, religion d’État, n’est pas encore solidement implantée dans les consciences. Si des mesures contre les catholiques y sont adoptées au début du XVIIe siècle, elles visent plus le prosélytisme, notamment celui des Jésuites considérés comme des agents étrangers au service de Rome, que les pratiques des sujets restés fidèles au catholicisme. Des mesures radicales à leur égard auraient risqué de plonger le royaume dans la violence, ce qui se produira dans les années 1640 en Irlande, et auraient été nuisibles au développement économique des îles britanniques[20].

Des considérations économiques expliquent aussi pourquoi des membres de communautés locales signent, en Allemagne et en France, des pactes d’amitié visant à tenir la violence religieuse loin de leurs cadres. Pour eux, le principal danger qui les menace ne se retrouve pas nécessairement à l’intérieur de leurs murs, mais à l’extérieur de ceux-ci. Il s’agit notamment des soldats, qui sont bien souvent des mercenaires venus de l’étranger, dont la réputation de cruauté n’est plus à faire. Faire front commun permet également de préserver l’économie locale, souvent très fragile, au sein de laquelle catholiques et protestants sont imbriqués. À Saint-Affrique par exemple, petite ville du sud de la France, quelques jours après la Saint-Barthélemy parisienne, catholiques et protestants promettent qu’« entre lesdits habitans et concitoyens y aura paix, concorde, amour et amitié ». Simultanément à Millau, ville située à une trentaine de kilomètres de là, les citadins se décrivent comme « voysins et amis, s’entreaymans et se cherissans » les uns les autres. Les habitants de Barre- des-Cévennes s’engagent pour leur à « exercer le commerce et traffique communement et paisiblement les ungz avec les autres[21] ».

Ces préoccupations à court terme, très pratiques, ne vont pas sans rappeler l’attitude des marchands qui ont l’habitude de trafiquer avec des individus de toutes origines et de toutes religions. De la Méditerranée à la mer Baltique, les hommes transigent depuis le Moyen Âge les ressources de la mer et de ses rivages, comme du poisson et du sel, des produits vivriers agricoles, tels les céréales et le vin, et des biens proto-industriels, notamment liés au textile. Ces opérations commerciales sont internationales à plus d’un titre. Ainsi, les échanges qui se font à partir du port de Nantes au XVIe siècle sont principalement contrôlés par des marchands espagnols résidant sur place qui font appel à des marins anglais afin de transporter une partie de leurs marchandises. Les ports de la côte atlantique, comme Brouage où est né Champlain, sont donc des creusets dans lesquels des marins de toutes origines côtoient les populations locales. Espagnols, Portugais, Français, Anglais, Flamands, Hollandais, Allemands et Scandinaves les parcourent continuellement, voire s’y installent à demeure. Au début du XVIIe siècle par exemple, des Portugais, bons catholiques, se retrouvent à Amsterdam ou à Hambourg, villes protestantes, aussi bien qu’à Séville ou à Buenos Aires, deux cités catholiques. Séville abrite des communautés marchandes française, flamande, allemande, génoise, portugaise, anglaise, irlandaise et écossaise[22].

Les conflits religieux n’empêchent pas des commerçants, même de pays plongés directement dans la tourmente, de tisser des liens avec des royaumes étrangers où une autre religion que la leur est pratiquée. Ainsi, les marchands de Rouen, ville réputée pour être très catholique, ne se contentent pas de commercer avec des coreligionnaires durant la seconde moitié du XVIe siècle, leurs échanges sont également importants avec les Anglais et les Hollandais. Leur volume avec ces derniers augmente même dans les années 1580. Ils profitent en effet de la révolte des Pays-Bas contre la monarchie espagnole – qui se solde par la scission entre ce qui deviendra la Belgique, demeurée catholique, et la Hollande, devenue protestante – pour agir comme intermédiaires entre les combattants, assurant ainsi le maintien des relations commerciales entre la péninsule ibérique et son ancien territoire nordique. Fer de lance du protestantisme français, les Rochelais commercent eux aussi sans scrupule avec la péninsule ibérique, comme ils sont présents dans la Baltique. Eux aussi n’hésitent pas à transporter frauduleusement jusqu’au Portugal ou en Espagne des marchandises hollandaises[23].

On le voit donc, la pratique de la tolérance est plus répandue qu’on ne le croit généralement à l’époque de Champlain. Il s’agit toutefois d’une tolérance plus pragmatique que philosophique qui, chez les marchands, permet de maintenir des liens économiques et commerciaux essentiels à leur survie. Pour les rois, la tolérance représente un moyen d’atteindre la concorde, l’unité entre les sujets. À ce titre, elle peut avoir un certain fondement philosophique qui se retrouve dans l’irénisme des humanistes chrétiens du début du XVIe siècle. Le plus célèbre d’entre eux, Érasme de Rotterdam, publie ainsi en 1504 le Manuel du soldat chrétien dans lequel il assigne au chrétien la tâche de convaincre par la discussion et par la raison en lui interdisant l’usage de l’épée pour ce faire. Pour lui, comme il le dit dans une lettre qu’il adresse au pape Paul III en 1535, la concorde entre les chrétiens passe par l’apaisement, une voie que choisiront de suivre les monarques français durant les troubles de religion[24]. Cela ne fait cependant pas de ces derniers des « humanistes » comme le prétend D. H. Fischer dans le cas d’Henri IV, du moins dans le sens dont on entend ce terme au tournant du XVIe siècle. L’humanisme est alors, pour reprendre la définition du Larousse, un « [m] ouvement intellectuel qui s’épanouit surtout dans l’Europe du XVIe siècle et qui tire ses méthodes et sa philosophie de l’étude des textes antiques ». Henri IV n’est pas un intellectuel et, parmi tous ses sujets qui vont être actifs dans le développement de la Nouvelle-France, seul Marc Lescarbot peut être associé à ce mouvement. L’humanisme auquel fait référence de façon anachronique Fischer – une « philosophie qui place l’homme et les valeurs humaines au-dessus de toutes les autres valeurs » selon le Larousse – ne commence à se développer que vers la fin du XVIIe siècle, autour encore une fois de la personne de Pierre Bayle[25].

Henri IV n’est donc pas « tolérant » au sens où nous l’entendons de nos jours, malgré ce qu’ont avancé de nombreux historiens et ce qu’ont soutenu de nombreux politiciens qui ont cherché à récupérer son image au fil des siècles[26]. Il ne peut donc pas imaginer une Nouvelle-France au sein de laquelle Français catholiques et Amérindiens païens cohabiteraient sereinement à long terme, dans le respect de leurs différences respectives. Au contraire, il désire convertir et civiliser les Amérindiens, et les hommes qu’il envoie en Amérique partagent ses vues.

La recherche de l’unité en Nouvelle-France

Les Français, selon l’avocat Marc Lescarbot qui écrit au début du XVIIe siècle, auraient oublié pendant trop longtemps les découvertes de Jacques Cartier. Certaines tentatives sont menées afin de relancer l’implantation française dans la vallée du Saint-Laurent, notamment en 1588, mais les marchands de Saint-Malo se seraient alors opposés au monopole obtenu par Étienne Chaston et Jacques Noël, neveux et héritiers du navigateur malouin[27]. Quinze ans plus tard, ces mêmes marchands auraient tenté d’empêcher les entreprises menées par Dugua de Mons, qui obtient à la fin de l’année 1603 une commission l’autorisant à s’installer en Acadie. Lescarbot regrette l’attitude de ces hommes qui nuisent à la réalisation de la volonté royale : « On dit qu’il ne faut point empécher la liberté naturellement acquise à toute personne de traffiquer avec les peuples de dela. Mais ie demanderoy volontiers qui est plus à preferer ou la Religion Chrétienne, & l’amplification du nom François, ou le profit particulier d’un marchand qui ne fait rien pour le service de Dieu, ni du Roy ?[28] » Lescarbot place ainsi franchement les expéditions en Amérique sous une double obligation, religieuse, d’une part, nationale d’autre part. La France ne peut rester à l’écart du grand mouvement européen qui voit les royaumes voisins s’installer outre-Atlantique. Il en va de sa richesse, de sa sécurité et de son honneur. Elle doit également participer au Salut des peuples qui habitent ces vastes territoires. En s’exprimant ainsi, Lescarbot ne fait qu’exposer la vision qui guide Henri IV lorsqu’il relance des expéditions vers l’Amérique.

Le 12 janvier 1598, le roi promulgue des lettres patentes par lesquelles il nomme le sieur de La Roche « lieutenant-général du Canada et autres pays[29] ». Alors que de nombreuses personnes, tant à l’intérieur de son royaume qu’à l’extérieur de celui-ci, doutent de la sincérité de sa conversion au catholicisme, le roi, dès les premières lignes de ces commissions, insiste sur le caractère religieux de la mission confiée à La Roche. Il rappelle tout d’abord que l’on sait, depuis François 1er, « qu’aux isles et pays de Canada, Isle de Sable, Terres-Neuves et autres adjacentes, pays très-fertiles et abondans en toutes sortes de commodités, il y avait plusieurs sortes de peuples bien formés de corps et de membres, et bien disposés d’esprit et d’entendement, qui vivent sans aucune connoissance de Dieu ». Son prédécesseur, « poussé d’un zèle et affection de l’exaltation du nom chrétien » avait donné pouvoir au sieur de Roberval pour la conquête de ces pays. Malheureusement, pour différentes raisons, cette « si belle oeuvre et de si sainte et louable entreprise » n’avait pu être menée à bien. Le roi décide donc de reprendre à son compte « cette sainte oeuvre et agrandissement de la foi catholique ».

Selon Marcel Trudel, ces mots d’Henri IV ont une portée plus politique que religieuse : il n’aurait pas voulu alarmer le roi d’Espagne, un catholique intransigeant avec lequel la France était alors en guerre, mais avec qui on prévoyait d’entreprendre prochainement des pourparlers de paix. Ces négociations commencent officiellement le 9 février et la paix est signée le 2 mai suivant. L’explication avancée par Trudel fait cependant fi des engagements pris par le roi devant ses sujets catholiques et les plus hautes autorités de l’Église romaine. Excommunié par Sixte Quint en 1585, Henri IV ne pouvait réintégrer le giron de l’Église catholique que si le pape régnant, Clément VIII, lui rouvrait les portes de celle-ci. Lorsqu’il s’était converti au catholicisme en 1593, les prélats français avaient utilisé une mesure d’urgence, qui permet d’accueillir au sein de l’Église un pénitent se trouvant en situation de danger mortel, ce qui leur avait permis de se passer de l’autorisation pontificale[30]. Leur décision devait cependant être entérinée par Rome, alors que certains Français catholiques attendaient l’absolution pontificale avant de reconnaître officiellement Henri IV comme leur souverain[31]. Des pourparlers ont donc lieu entre les représentants royaux et Clément VIII en 1595, au terme desquels le Saint-Père reconnaît la légitimité du geste posé à Saint-Denis en juillet 1593. En retour, Henri IV doit s’engager, entre autres, à pratiquer ostensiblement la religion catholique afin de montrer la sincérité de sa foi, ce qu’il faisait d’ailleurs depuis sa conversion[32]. Le roi respecte d’autant plus facilement cette obligation que bon nombre de ses anciens ennemis ne l’ont reconnu que sous la promesse formelle qu’il agisse en tout point comme un bon catholique. Certains, comme les habitants de Troyes, ont même juré solennellement de reprendre les armes contre lui s’il reniait son serment. Or, la conversion des infidèles représente à cette époque une des manifestations les plus importantes de la foi catholique[33]. En demandant à La Roche d’oeuvrer à la conversion des indigènes, le roi tient donc à montrer à ses ennemis d’hier qu’il était bien l’un des leurs. De plus, lui dont le trône reste fragile s’inscrit ainsi en continuité avec François 1er, auquel il fait explicitement référence dans la commission. Dernier grand roi qu’a connu la France avant que celle-ci ne glisse inexorablement vers les troubles de religion, François 1er avait officiellement rejeté le protestantisme en 1534, une référence qui ne pouvait pas échapper aux observateurs du temps.

Henri IV réitère son engagement envers la conversion au catholicisme des populations du Canada en 1603, dans la commission que reçoit Pierre Dugua de Mons[34]. Entres autres objectifs qu’il lui donne, le monarque précise que « Meux sur toutes choses d’un zele singulier & d’un devote & ferme resolution que nous avons prinse, avec l’aide & l’assistance de Dieu autheur, distributeur & protecteurs de tous Royaumes & Etat ; de faire convertir, amener & instruire les peuples qui habitent en cette contrée, de present gens barbares, athées, sans foy ne religion, au Christianisme, & en la creance et possession de nôtre foy & Religion : & les tirer de l’ignorance & infidelité où ils sont. » Le roi, comme l’a fait remarquer Trudel, parle ici de convertir les indigènes au christianisme et non au catholicisme. L’historien en conclut qu’« à ne considérer que cette commission, le protestantisme aurait désormais cours en Nouvelle-France », ce qu’il associe à de la tolérance[35]. Et il est vrai que, depuis 1598, des huguenots ont commencé à s’investir davantage dans l’aventure franco-américaine, notamment Pierre Chauvin de Tonnetuit qui reçoit, le 22 novembre 1599, avec le titre de lieutenant pour le roi, le monopole exclusif du trafic « au pays de Canada, coste de l’Acadie et autres de la Nouvelle-France »[36]. Toutefois, dans la commission reçue par Dugua de Mons, le roi précise bien son intention que les indigènes soient convertis au catholicisme, en mentionnant qu’il parle de « nôtre foy & Religion » ; il n’est donc pas question de laisser libre cours au protestantisme. Il n’en subsiste pas moins une certaine ambiguïté, alimentée entre autres par le fait que Dugua de Mons soit lui-même protestant. Les critiques à ce sujet forcent le souverain à préciser sa position dans un document daté du 17 janvier 1604 : « nous vous dirons que nous avons donné ordre que quelques gens d’Eglise de bonne vie, doctrine et édification s’emploient à cette entreprise et se transportent ès pays et provinces avec le dict Sr. de Montz pour prevenir ce que l’on pourroit y semer et introduire de contraire profession[37]. » Si les protestants ont accès à la Nouvelle-France, il est hors de question qu’ils y propagent leur foi. L’expédition de 1604 compte deux prêtres catholiques qui ne semblent pas avoir oeuvré à la conversion des indigènes, et un ministre protestant qui devait être présent, édit de Nantes obligeant, pour répondre aux besoins des marins de cette confession. Conformément à la situation qui prévaut dans la métropole, il n’est pas interdit à un protestant de diriger des entreprises commerciales dans la colonie ni de s’y installer. Les choses changeront avec la création par le cardinal de Richelieu de la Compagnie des Cent-Associés en 1627 qui prive les huguenots de leurs libertés en Nouvelle-France. Cette décision est prise alors que, depuis 1620, les tensions religieuses ont recommencé à diviser la France et que certains huguenots refusent régulièrement de se plier aux mandements royaux. En 1629, l’édit de grâce d’Alès les privera de certains des privilèges accordés par l’édit de Nantes.

Les troubles de religion du XVIe siècle avaient montré à Henri IV que la douceur représentait la meilleure façon d’amener un individu à changer de religion. Il est donc hors de question que ses sujets violentent les consciences des Amérindiens, tout païens qu’ils soient, d’autant qu’il sait que les colons auront besoin d’eux pour les aider à s’installer dans leurs territoires. La position du roi est présentée en 1603 à une centaine d’Amérindiens par François Gravé et Samuel de Champlain. En 1602, Gravé avait effectué un voyage dans le Saint-Laurent et avait ramené avec lui deux Montagnais qui avaient passé l’année en France, y rencontrant notamment le souverain. Ces hommes reprennent la mer le 15 mars 1603, à bord de la Bonne-renommée. Arrivée dans la baie de Tadoussac le 26 mai, la petite expédition y rencontre un fort parti d’environ 1 000 Montagnais, Algonquins et Etchemins. Dès le lendemain, Gravé et Champlain débarquent à terre, accompagnés des deux Montagnais. L’un de ceux-ci prend la parole et raconte à une centaine d’auditeurs comment ils avaient été bien traités lors de leur séjour français, présente particulièrement la réception courtoise que leur avait réservée Henri IV et transmet l’assurance que celui-ci « leur voulait du bien et désirait peupler leur terre, et faire la paix avec leurs ennemis (qui sont les Iroquois) ou leur envoyer des forces pour les vaincre ». Ces propos sont bien reçus du sagamo Anadabijou qui se dit fort content « d’avoir Sa dite majesté pour grand ami[38]. » Quelques mois plus tard, la commission de Dugua de Mons signale l’aide que peuvent recevoir les Français des Amérindiens : « combien peut étre fructueuse, commode & utile à nous, à nos Etats & sujets, la demeure, possession & habitation d’iceux pour le grand & apparent profit qui se retirera par la grande frequentation & habitude que l’on aura avec ces peuples qui s’y trouvent, & le trafic & commerce qui se pourra par ce moyen seurement traiter & negocier. » Il s’agit donc d’entretenir de bonnes relations avec les Amérindiens afin de favoriser le développement d’opérations commerciales profitables et les amener à se convertir à la foi chrétienne.

Les premiers voyages des Français dans le Saint-Laurent et le long des côtes du golfe du Maine sont peu propices aux entreprises de conversion, même si, lorsque les Français découvrent l’île de Sainte-Croix en 1604, ils considèrent l’endroit fort propice à pacifier les sauvages « et amortir les guerres qu’ils ont les uns contre les autres, pour en tirer à l’avenir du service et les réduire à la foi chrétienne[39] ». Il n’en reste pas moins que leur attitude vis-à-vis des croyances des Amérindiens est claire. Champlain nous en donne une première idée lorsqu’il relate la tabagie de Tadoussac de 1603. Il a alors l’occasion de parler avec Anadabijou de son rapport à la religion. Le chef montagnais lui explique que, selon les siens, Dieu avait mis jadis quantité de flèches en terre d’où sortirent des hommes et des femmes qui se multiplièrent. Champlain lui aurait rétorqué qu’une telle vision était fausse, et que « véritablement il y avait un seul Dieu, qui avait créé toutes choses sur la terre et aux cieux ». Le Français explique alors à son vis-à-vis la création d’Adam et Ève et termine son récit en disant que « c’était la vérité, qu’eux et nous étions venus de cette façon, et non de flèches comme ils le croient[40] ». Dès ce premier contact avec un Amérindien du Saint-Laurent, Champlain, à deux reprises, affirme clairement qu’il détient la Vérité en matière de religion. Quelques années plus tard, dans l’épître dédicatoire à Marie de Médicis de l’édition des voyages de 1613, Champlain souligne que, grâce à l’art de la navigation, « nous attirons et apportons en nos terres toutes sortes de richesses, par icelui l’idôlatrie du paganisme est renversée et le christianisme annoncé par tous les endroits de la terre. » Grâce à cet art, il a pu aller en Nouvelle-France où, affirme- t-il, « j’ai toujours eu le désir d’y faire fleurir le lys avec l’unique religion catholique, apostolique et romaine ».

Les propos tenus alors par Champlain sont cohérents avec la commission qu’il a reçue du duc de Soissons en 1612. Soissons obtient le 27 septembre de cette année le monopole de la traite dans le Saint-Laurent et est nommé deux semaines plus tard lieutenant-général du roi « ès pays de la nouvelle-France ». Soissons confie à Champlain la tâche de le représenter outre-mer, ce qui signifie, entre autres

establir, estendre, & faire cognoistre le nom, puissance, & auctorité de sa Majesté, & à icelle assubiectir, souz-mettre, & faire obeir tous les peuples de ladite terre, & les circonuoisins d’icelle, & par le moyen de ce, & de toutes autres voyes licites, les appeller, faire instruire, prouoquer & esmouuoir à la cognoissance & seruice de Dieu, & à la lumiere de la foy & Religion Catholique, Apostolique & Romaine, la y establir, & en l’exercice & profession d’icelle maintenir, garder & conseruer lesdits lieux souz l’obeïssance & auctorité de sad. Majesté.

La politique royale telle qu’exposée par Soissons, et renouvelée par son successeur le prince de Condé, laisse peu de place à l’ambiguïté : toutes les personnes vivant en Nouvelle-France doivent être assujetties au roi et converties au catholicisme. Compte tenu du fait que Marie de Médicis, au cours des premières années de sa régence, s’est efforcée de préserver les politiques de son défunt époux, il n’y a pas lieu de douter que la volonté exprimée dans les commissions de 1612 soit fidèle à celle qu’entretenait Henri IV[41].

La réduction des Amérindiens au catholicisme doit également s’accompagner de mesures visant à les tirer de leur existence « misérable » et « sauvage ». Dès sa première rencontre avec Anadabijou et les siens, Champlain note à quel point les moeurs des indigènes sont éloignées de celles des Européens. Les premiers « mangeaient fort salement, car, quand ils avaient les mains grasses, ils les frottaient à leurs cheveux ou bien au poil de leurs chiens ». Ils se comportaient sauvagement avec leurs ennemis dont ils conservaient les têtes[42]. Leurs femmes manquaient de pudeur, n’hésitant pas à se dénuder complètement devant des inconnus. Même si Gravé et Champlain n’en sont pas directement témoin, ce dernier signale que les Amérindiens ont parfois recours à l’anthropophagie quand ils n’ont rien à se mettre sous la dent, un point sur lequel il revient à quelques reprises dans ses récits de voyage. Ils ne pratiquent pas l’agriculture et n’ont point de loi. Un an plus tard, Champlain mentionne aux sagamos Penobscot Cabahis et Bessabez que le sieur de Mons l’a envoyé vers eux « pour les voir et leur pays aussi, qu’il voulait les tenir en amitié et les mettre d’accord avec les Souriquois et les Canadiens leurs ennemis. Et davantage qu’il désirait habiter leur terre et leur montrer à la cultiver, afin qu’ils ne traînassent plus une vie si misérable qu’ils faisaient, et quelques autres propos à ce sujet[43]. » Mais à quel point sera-t-il possible de les aider à se sortir de leur situation ? À quel point sera-t-il possible de les civiliser ? Champlain s’est sûrement posé cette question. Après tout, ne s’est-il pas dit, à propos d’Amérindiens qu’il a rencontrés dans la région de Cape Cod, qu’« il semble à les voir qu’ils soient de bon naturel et meilleurs que ceux du nord, mais tous à bien parler ne valent pas grand-chose[44]. » De telles paroles laissent douter de sa volonté de considérer les populations du Saint-Laurent sur le même pied que les Français. Le sentiment de supériorité de l’explorateur s’exprime sans détours et se manifeste par sa volonté d’amener les « sauvages » à la Vérité, en gommant leurs particularités. Champlain, tout comme Henri IV, souhaite la concorde en Nouvelle-France et est prêt à tolérer pour un temps les différences afin de l’obtenir.

Conclusion

Samuel de Champlain, tout au long de ses voyages en Amérique, se fait l’observateur des moeurs et des coutumes des populations locales. Celles des Français constituent évidemment son point de référence. À plusieurs reprises, il fait remarquer aux personnes qu’il rencontre, et à ses lecteurs, les comportements différents qui se retrouvent des deux côtés de l’Atlantique. L’esprit de vengeance des Amérindiens le frappe particulièrement. Ils ont, écrit-il, une « méchanceté en eux qui est d’user de vengeance et d’être de grands menteurs[45] ». Il raconte, dans sa relation de 1610, que des guerriers emportent avec eux le corps d’un de leurs ennemis « pour le manger par vengeance ». De même, la torture des prisonniers, dans laquelle les femmes et les filles ne se montrent pas moins cruelles que les hommes, le choque. Il ne peut s’empêcher de mentionner à ses interlocuteurs que les Français n’usaient « point de ces cruautés »[46]. De tels comportements sont complètement à l’opposé des politiques suivies alors par Henri IV. Roi de douceur, il empêche ses sujets de se reprocher le mal qu’ils se sont faits au cours des troubles de religion. Le maître-mot de sa politique de réconciliation nationale est « oubliance », une approche qu’avaient tentée d’appliquer Charles IX et Henri III avant lui dans l’espoir d’établir la concorde au sein de leur royaume.

Henri IV, contrairement à ce que prétend D. H. Fischer, n’adopte pas une politique ou un comportement inédit face aux différences qui existent au sein de son royaume. Ayant été témoin des violences des troubles de religion, et des dommages qu’ils ont faits à la France et aux Français, il fait sienne les politiques suivies par ses prédécesseurs depuis le début des années 1560. Par la douceur et l’oubli des fautes, il s’agit de restaurer l’unité au sein du royaume. Pour ce faire, il faut accepter pour un temps les différences entre les uns et les autres, ce que Champlain et ses compagnons font en Nouvelle-France, même s’ils ne tiennent pas les Amérindiens en haute estime. Ces peuples ne connaissent pas la religion, semblent suivre plus volontiers le Diable que le Sauveur, n’ont pas de moralité. Leurs pratiques habituelles rappellent aux Français les pires moments des troubles de religion, alors que des combattants avaient perdu leurs repères moraux et s’étaient livrés aux pires atrocités. Malgré tout, les rois ne perdent pas entièrement confiance en leurs sujets. Par l’oubliance et par la tolérance, ils croient possible de parvenir à la concorde. Le même espoir existe par rapport aux Amérindiens, même s’il s’agit, écrit Champlain, de « gens auxquels il ne se faut trop assurer, sinon avec raison et la force en la main[47] ». Les Français n’envisagent pas les relations à établir avec les Amérindiens sur une base d’équité ou d’égalité. Détenteurs de la Vérité, ils veulent faire des « sauvages qui ne prient pas plus que des bêtes » de bons Français qui sauront reconnaître la nécessité de vivre sous une seule loi, une seule foi, un seul roi.