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Ce livre est le résultat d’une série d’entretiens qui ont été menés par Pierre-Luc Brisson, entre décembre 2015 et le printemps 2016, avec l’ex-correspondant du New York Times et auteur de plusieurs essais, Chris Hedges. Une courte postface écrite par l’intellectuel américain a aussi été ajoutée. Voilà qui en fait un ouvrage accessible, qui se lit d’une traite et qui constitue une bonne introduction à l’oeuvre de cet intellectuel engagé et critique de la société américaine et du système capitaliste. Les autres qui ont déjà fréquenté son oeuvre, notamment American Fascists, The Christian Right and the War on America (Free Press, 2006), se retrouveront en pays de connaissance puisqu’il reprend ses critiques du « totalitarisme inversé », sur les liens entre la droite religieuse américaine et le fascisme ou encore sur ce qu’il appelle le capitalisme totalitaire.

Les lecteurs qui, et ce fut mon cas, ont commencé à lire l’ouvrage au milieu de la campagne présidentielle américaine de l’automne 2016 pouvaient s’attendre avec un titre pareil à ce que Donald Trump soit l’objet des plus féroces critiques. Or, si Trump est bien entendu critiqué, Chris Hedges lance des flèches tout aussi acérées aux Démocrates qui, à ses yeux, ont trahi leurs idéaux progressistes. D’ailleurs, il avait correctement pressenti que ces derniers commettaient une erreur en « sacrant » Hilary Clinton car cette dernière « incarne précisément tout ce contre quoi les gens se révoltent. » (p. 24) On pouvait cependant croire qu’il allait épargner Bernie Sanders, mais non. Ce dernier est plutôt décrit comme un « impérialiste » qui soutient le projet de l’État d’Israël contre les Palestiniens et qui, en faisant campagne pour Clinton, a engagé ses forces dans le « trou noir » qu’est devenu le Parti démocrate (p. 16-17). Enfin, Sanders apparaît déconnecté, comme les autres, de la communauté noire. Ainsi, lorsque le candidat à l’investiture démocrate s’aventurait dans les communautés noires, il n’aurait pas pris le temps de visiter les quartiers en difficulté (p. 27).

Dans ce contexte, Trump est bien entendu un problème, mais, d’une certaine façon, il paraît plutôt le produit presque mécanique des trahisons des élites politiques américaines. Trump aurait été en effet engendré par les mauvaises politiques suivies par les grands partis, Démocrates y compris, ceux-ci ayant plié l’échine devant le système capitaliste, par exemple en appuyant l’ALENA. Chose certaine, en lisant ce livre, on prend mieux le pouls qui prévalait au sein d’une certaine gauche américaine dans les mois précédant la victoire de Trump ainsi que l’on comprend mieux les défis qui se posent aux Démocrates après leur défaite de novembre 2016.

Après cette première partie où les entretiens collent de près à l’actualité du printemps et de l’été 2016, le lecteur est convié à deux autres où Hedges revient sur certaines de ses analyses antérieures, par exemple, sur la notion de « totalitarisme inversé », qu’il reprend de Sheldon Wolin. Au contraire du fascisme classique, celui de l’Allemagne hitlérienne ou du communisme soviétique, le totalitarisme inversé n’a pas de visage, celui d’un parti ou d’une figure charismatique. Désincarné et spectral, il s’agit davantage d’un système où il existe de « puissantes organisations privées, économiques, qui investissent leur argent dans le champ public, achètent les élus, modifient la constitution et rendent en fin de compte les individus impuissants. » (p. 88) Remis à l’intérieur du système, Donald Trump, pour tout « escroc » qu’il soit, apparaît alors comme un « simple rouage », pour reprendre l’expression de Pierre-Luc Brisson (p. 89), d’un système qu’il incarne à merveille.

Cela dit, certains trouveront cette idée de totalitarisme inversé un peu trop élastique et passablement éloignée de ce qu’ont été les totalitarismes historiques, surtout par rapport à la question de l’antisémitisme qui était centrale du côté du nazisme. De plus, il y a une volonté d’imputer tous les torts au néolibéralisme, jusqu’aux violences de l’État islamique (p. 49), ce qui n’est pas sans poser problème. En effet, s’il est facile de critiquer le néolibéralisme économique, encore faut-il faut rappeler, comme le fait le philosophe français Marcel Gauchet, que celui-ci n’est pas seulement une « manipulation propagandiste » et qu’il est aussi « la promesse d’une liberté extraordinaire » dans la mesure où il repose sur l’idée que chacun peut gouverner sa vie comme il l’entend (L’Obs, 26 janvier 2017). Selon Gauchet, la séduction néolibérale n’est donc pas seulement le produit d’un système totalitaire inversé parvenant à manipuler des individus à leur insu.

À mon sens, le livre est à son plus fort lorsqu’il délaisse la critique du totalitarisme inversé, et qu’il ne s’acharne pas à vouloir montrer que les États-Unis sont devenus un pays totalitaire. C’est notamment dans les dernières pages où Chris Hedges évoque son enseignement auprès de prisonniers et de ses rencontres intellectuelles avec les détenus que l’idéalisme du journaliste-essayiste ressort d’une manière moins dogmatique (p. 91-104). Ici, il redevient l’homme de foi, un sujet moins abordé dans les entretiens par ailleurs, qui fait de lui un intellectuel engagé et mû par une volonté de changer les choses.

D’ailleurs, dans ces mêmes pages finales, il réitère son message reposant sur la nécessité, pour l’intellectuel, de se placer dans une position de rupture et de désobéissance avec les pouvoirs politiques. S’inspirant de Vaclav Havel et d’Albert Camus, Hedges termine en effet avec l’idée que la « rébellion est sa propre justification. » (p. 114) Ainsi, la rébellion acquiert un sens presque métaphysique qui entraîne l’intellectuel à s’opposer au système capitaliste totalitaire. Mais le système qu’il décrit semble tellement insaisissable et puissant qu’on se demande bien si toute résistance n’est pas futile.