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Avec ce livre, l’historien René Hardy pose les véritables premiers jalons sur le rituel populaire du charivari dans l’historiographie québécoise. Sujet amplement étudié en Europe, mais peu de ce côté-ci de l’Atlantique, le charivari existe en sol québécois depuis la fin du XVIIe siècle et perdure jusqu’aux années 1960. L’objectif de Hardy est de présenter l’évolution de ce rituel commun de justice populaire qui est employé habituellement à l’écart des principales institutions de pouvoir et qui est, en conséquence, la source d’une lutte pour son contrôle. Il s’agit donc plus d’une histoire de sa répression par « les représentants de l’Église et de l’État pour faire triompher les valeurs bourgeoises de promotion des libertés individuelles et de respect de la vie privée qui se traduisent concrètement par la protection des propriétés et la défense de l’ordre sur la place publique » (p. 12). Selon Hardy, ce ne sont pas les mécanismes d’interdiction mis en place par les autorités, mais bien ces idées de liberté individuelle et de vie privée qui, en gagnant de plus en plus d’adeptes au sein des classes populaires au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, réussissent à faire disparaître progressivement la légitimité et l’acceptation sociales qui sont accordées au charivari. Il fonde son argumentation sur un corpus imposant d’un peu moins de deux cents charivaris qui se répartissent majoritairement entre les années 1800 et 1934 et qui sont issus en grande partie d’archives judiciaires, mais aussi de journaux, de monographies paroissiales spécialisées, d’études de folkloristes, d’archives religieuses et d’enquêtes orales.
En premier lieu, Hardy présente l’origine du rituel populaire en Europe en montrant qu’il évolue différemment d’un pays à l’autre et qu’il prend certaines couleurs locales dans son appellation et dans sa manière de se déployer. Toutefois, sa fonction reste toujours de corriger des infractions de nature domestique ou publique. Il se transpose ensuite au Canada et aux États-Unis par l’entremise des premiers immigrants français et anglais. Hardy prend également le temps de présenter les autres formes de justice populaire non ritualisées qu’utilisent les Canadiens pour défendre les valeurs communautaires ou les intérêts individuels. Il s’agit par exemple de la chanson injurieuse ou humiliante, de la dénonciation judiciaire, de la tonte de la crinière et de la queue d’un cheval, de la coupe des cheveux d’une femme ou de la démolition de maison. Par la suite, grâce à l’apport de la nombreuse documentation issue des archives judiciaires, Hardy illustre que contrairement à son image traditionnelle, le charivari ne s’avère pas uniquement un mécanisme festif et amusant de régulation des unions matrimoniales visant à punir des mariages mal assortis. En effet, il peut aussi être une manifestation violente. La version festive et inoffensive est plus fréquente et est habituellement acceptée de gré ou par défaut par les victimes, car elle permet leur réinsertion sociale à la fin du rituel. De son côté, la version cruelle et violente cherche à exclure physiquement ou moralement une ou des personnes de la communauté par la destruction de leurs possessions matérielles. Par contre, malgré des conclusions et des objectifs qui sont différents, ces deux versions mettent en scène le plus souvent la même trame, car parmi toutes les formes que peut prendre le charivari, un modèle en particulier s’est transféré de la France vers le Québec. Si le charivari violent se fait aussi parfois en course ou en poursuite, la plupart du temps, tout comme sa version festive et inoffensive, il se déroule en cinq étapes successives : annonce du charivari pour rassembler la communauté, musique dissonante en guise de dérision, gestes d’intimidation pour forcer la victime à se montrer devant le tribunal populaire, dénonciation de ses violations et enfin paiement d’une rançon et réinsertion sociale après l’exclusion ou destruction des biens matériels et expulsion définitive de la communauté villageoise.
Hardy explique que la majorité des charivaris ont un motif d’ordre domestique, comme un délai de veuvage trop court avant un remariage, une rupture ou une brutalité dans les relations entre époux, un mariage d’intérêt ou une sexualité déviante. Même s’il est toujours moins commun, le motif d’ordre public, tel qu’une malhonnêteté ou une dispute dans les affaires économiques ou paroissiales ou un débit d’alcool clandestin, devient de plus en plus fréquent à partir des années 1860. En intervenant ainsi, les habitants sanctionnent ce qu’ils considèrent comme une atteinte à la morale du peuple. Ils peuvent également utiliser le charivari dans un but politique, comme lors des Rébellions des Patriotes pour contraindre l’adversaire, lors des élections pour sévir contre un comportement jugé immoral et inacceptable ou lors de la « Guerre des éteignoirs » pour affirmer leur autonomie face à la loi de l’État. Ce sont des hommes de tout âge qui participent au rituel et qui proviennent autant des classes populaires que de l’élite bourgeoise. Toutefois, les membres de cette élite commencent à délaisser le rituel, à partir des années 1820 dans les milieux urbains et du milieu du XIXe siècle dans les campagnes, car ils le perçoivent comme un risque de remise en question de l’ordre social, une atteinte à la vie privée et une brutalité qui ne correspond pas à la civilisation des moeurs. Ils le condamnent alors avec entrain. Cette vision, qui s’oppose à l’importance des codes de conduite communautaire et qui est mise de l’avant grâce à la montée de l’individualisme, accroît son influence dans la seconde moitié du XIXe siècle parmi les classes populaires. Ceci explique, selon Hardy, la lente diminution de la pratique du charivari au Québec comme mode légitime de justice populaire.
Les idées et les conclusions avancées par Hardy sont, somme toute, fort bien argumentées et solidement fondées sur de nombreux exemples qui illustrent à merveille son propos. Toutefois, si son analyse s’avère rigoureuse et dense lorsqu’il est question des formes du charivari, de ses fonctions, de ses visées et des facteurs de son évolution, elle fournit très peu de détails sur ses composantes. En effet, quels sont précisément les masques et les déguisements que portent les charivaristes ? Quels instruments privilégient-ils pour faire du bruit ? Quelle sorte de sons vocifèrent-ils ? Il aurait été intéressant d’en savoir davantage sur ces sujets pour mieux définir ce qui constitue véritablement un charivari, mais également pour déterminer si le mode de vie des Canadiens influence d’une quelconque façon leur manière d’exécuter ce rituel et pour comprendre s’il existe des différences sur cet aspect avec ce qui prévaut en Europe et dans les autres sociétés d’Amérique du Nord. D’ailleurs, il serait intéressant de faire une comparaison avec le charivari qui est pratiqué dans d’autres communautés francophones sur le même continent, puisque, hormis en Acadie où Hardy le décrit un peu au XXe siècle, il est répertorié également dans la région de Détroit, aux Illinois ainsi qu’en Louisiane. Ceci permettrait de sortir du cadre national québécois actuel qui est trop souvent utilisé pour comprendre des phénomènes à des époques où la présence française en Amérique ne se résumait pas seulement à cette aire géographique. Outre ces petits manquements, ce livre constitue un excellent ouvrage de référence pour quiconque souhaite mieux saisir certains fondements de la culture populaire québécoise du XIXe siècle.