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Appréhender le travail ménager comme une fonction sociale historiquement construite, mais aussi comme un enjeu de luttes féministes aux contours changeants, voilà l’objectif du premier ouvrage de Camille Robert. Aujourd’hui candidate au doctorat en histoire à l’Université du Québec à Montréal, elle présente ici un livre tiré de son mémoire de maîtrise. Campé dans le contexte du renouveau féministe des années 1970, le livre retrace l’évolution des discours et des mobilisations féministes entourant la reconnaissance du travail ménager au Québec, un objet de lutte transversal, mais aussi conflictuel, marqué par de nombreux questionnements stratégiques. Désireuse de renouer avec cet héritage militant, Camille Robert souhaite « refaire de la ménagère une actrice politique » et « secouer le statu quo » dans un contexte marqué par de nombreux reculs quant à la condition des femmes sous le régime néo-libéral. D’entrée de jeu, le propos militant est posé, nous rappelant à quel point le privé est aussi politique.

Émergeant comme perspective de lutte à part entière dans les discours féministes au début des années 1970, la lutte pour la reconnaissance du travail ménager connaît une évolution marquée dans la décennie suivante. À travers les trois chapitres de son ouvrage, Camille Robert retrace cette évolution et décortique les lignes directrices de la pensée des différents groupes autonomes, associations, comités et organismes gouvernementaux ayant pris part à ce mouvement. L’analyse plonge ainsi au coeur de l’histoire des mouvements féministes dits « de la deuxième vague », toujours marquée par de nombreux angles morts dans l’historiographie québécoise.

L’ouvrage repose sur l’étude rigoureuse d’un large corpus de sources documentaires : journaux, rapports, analyses et programmes produits par les multiples collectifs, associations et organismes des milieux féministes des années 1970 et 1980. L’analyse tire également profit de deux sources issues de productions culturelles : la pièce de théâtre Môman travaille pas, a trop d’ouvrage (Théâtre des cuisines) et le documentaire D’abord ménagères de Luce Guilbeault. La présentation du corpus, largement décrite et justifiée en introduction de l’ouvrage, aurait toutefois pu laisser place à des considérations historiographiques et théoriques plus étoffées, et notamment à une définition plus précise de la notion de travail ménager et du contrat sexuel, pour reprendre l’expression de Carole Pateman[1], sur lequel il repose. Il faut toutefois souligner le choix de l’auteure d’inclure dans sa définition du travail ménager, aux côtés des tâches d’entretien ménager du logis, tout le travail de soin et de reproduction sociale et familiale accompli par les femmes dans l’espace domestique.

Dans le premier chapitre, Camille Robert retrace les racines des luttes féministes pour la reconnaissance du travail ménager dans le discours du mouvement des femmes de la première moitié du XXe siècle. En s’appuyant sur une historiographie déjà riche, l’auteure reprend la thèse de la prédominance, au cours de cette période, d’une posture féministe maternaliste ou différencialiste, notamment à la Fédération nationale Saint-Jean Baptiste. Ce courant féministe aurait d’abord insisté sur les qualités maternelles des femmes pour revendiquer l’extension de leurs droits et de leurs rôles dans l’espace public. L’auteure souligne toutefois la présence, à la même époque, de voix plus radicales sur la question du travail ménager, et notamment celle d’Éva Circé-Côté. Parallèlement, l’historienne revient sur l’émergence des premières politiques publiques visant la protection sociale, ou plutôt l’encadrement, des mères et des ménagères. Le chapitre se clôt sur une présentation du travail de la commission Bird et des grandes lignes de son rapport qui seront marquantes pour les actions féministes des décennies suivantes.

Les deuxième et troisième chapitres sont consacrés à l’analyse des discours et des mobilisations féministes sur lesquelles l’auteure a centré sa recherche entre 1968 et 1985. La période 1969-1978 s’ouvre sur une modification profonde du cadre par lequel les militantes féministes appréhendent le travail ménager et sa reconnaissance. La ménagère est désormais présentée comme figure d’avant-garde des luttes féministes (chapitre 2). Dans la première moitié des années 1970, les groupes et les collectifs autonomes de femmes mettent de l’avant un discours sur le travail ménager qui appréhende l’activité des ménagères à partir d’un cadre d’analyse marxiste des rapports économiques et sociaux. Cette perspective théorique est notamment le fait du Front de libération des Femmes, du Centre des femmes, puis de l’Intergroupe pour lesquels la reconnaissance du travail ménager est désormais considérée comme une condition nécessaire de la libération des femmes. Les mouvements féministes restent néanmoins profondément divisés quant aux moyens à mettre en oeuvre pour atteindre cette reconnaissance. Jugée très controversée, la perspective du salaire au travail ménager connaît peu de succès, la majeure partie du milieu féministe francophone prônant plutôt la socialisation de ce travail (garderies populaires, mise en place de services communautaires, participation des hommes au travail ménager, etc.).

La fin des années 1970 et le début des années 1980 sont quant à eux marqués par un changement de garde au sein des mouvements féministes autonomes et par une multiplication des discours entourant la reconnaissance du travail ménager et son partage plus égalitaire (chapitre 3). Les militantes qui s’impliquent dans les groupes autonomes de femmes mettent désormais de l’avant une perspective féministe radicale qui identifie le patriarcat comme cause intrinsèque de l’oppression des femmes. De leur côté, les associations féminines réformistes, les comités de condition féminine des grandes centrales syndicales et les organismes de condition féminine gouvernementaux abordent de plus en plus la question du travail ménager comme un problème social limitant l’accès des femmes à la sphère publique et au salariat. Bien que plusieurs réformes soient proposées, aucun consensus n’émerge finalement quant aux moyens à privilégier pour faire reconnaître la valeur de ce travail invisible.

En retraçant l’émergence et l’évolution des discours féministes entourant la reconnaissance du travail ménager, le livre de Camille Robert rappelle tout l’intérêt d’une perspective historique pour interroger la construction, l’évolution et les dynamiques de pouvoir inégalitaires qui sous-tendent cette fonction sociale foncièrement labile. Malgré tout, l’approche chronologique privilégiée par l’auteure, soulignant ainsi l’évolution de la pensée féministe, lui permet difficilement de se détacher de la description de ses sources pour en présenter une analyse croisée. Utile pour comprendre le contexte historique au sein duquel la question du travail ménager est devenue un enjeu de luttes féministes et un objet de politiques publiques, le premier chapitre s’écarte peu des grandes lignes déjà bien connues de l’historiographie. Il est d’ailleurs dommage que l’auteure fasse l’impasse sur les débats théoriques entourant l’utilisation même du concept de féminisme maternaliste dans la recherche historique[2]. Enfin, l’absence de référence au cadre théorique du care étonne quelque peu, d’autant qu’il a déjà fait ses preuves comme outil d’analyse des relations complexes entre le travail et les inégalités découlant des rapports de genre dans la sphère privée comme publique. Fruit d’un premier travail de recherche rigoureux et bien documenté, on ne peut que souhaiter que cet ouvrage contribue à la diffusion de la recherche et des perspectives féministes qui sortent encore trop peu des milieux académiques et militants. Soucieuse de vulgariser les résultats de son mémoire de maîtrise en s’adressant à un public diversifié, Camille Robert contribue très certainement, avec ce premier ouvrage, à faire connaître les luttes et les revendications féministes de la « deuxième vague », mouvement pluriel, diversifié et hétérogène dont on retrouve avec plaisir la complexité, les nuances et les paradoxes.