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« C’est de la France que nous viendra toujours la lumière parce que c’est le seul pays au monde où règne la plus complète liberté […] on peut dire en principe qu’il est possible de vivre intellectuellement et spirituellement par la seule littérature française[2]. » C’est ainsi qu’Adrienne Choquette a su capter en 1939, dans ses Confidences d’écrivains canadiens-français, l’admiration profonde qu’avait Claude-Henri Grignon envers la France. Dans cette étude, nous nous pencherons sur les liens privilégiés qu’entretenait Grignon, originaire de Sainte-Adèle dans les Laurentides, auteur du roman Un homme et son péché, scénariste des Belles Histoires des Pays d’en Haut à la radio et à la télévision, et pamphlétaire aguerri, avec René Benjamin, écrivain prolifique, militant de l’Action française et proche collaborateur de Charles Maurras.

Mais d’abord, quelques mots sur l’historiographie des échanges culturels, idéologiques et littéraires entre la France et les cercles intellectuels canadiens-français. En effet, bon nombre d’historiens ont étudié les liens idéologiques ainsi que le degré d’influence de la France sur le Canada français, notamment entre le maurrassisme et la pensée groulxiste. Rapidement, deux tendances historiographiques se présentent : d’une part, celle des ténors de la thèse du « maurrasso-groulxisme », de la « filiation » ou encore de la « subordination idéologique » du Canada français à la France, tels les historiens Mason Wade, Michael Oliver, Esther Delisle et Catherine Pomeyrols ; d’autre part, celle des défenseurs de la thèse de l’autonomie du groulxisme ou du champ intellectuel canadien-français en lien avec la France, soit Pierre Trépanier, Olivier Dard, E.-Martin Meunier et Michel Bock. Les premiers appréhendent à la fois le groulxisme comme une « idéologie d’emprunt » et le Canada français comme « une province intellectuelle de la France[3] », tandis que les seconds favorisent l’autonomie des idées d’ici[4].

Par exemple, selon l’historien Pierre Trépanier, les emprunts canadiens-français au maurrassisme furent essentiellement « parcellaires » et « intégrés » à une structure idéologique proprement canadienne-française[5]. Dans le même sens, Oliver Dard, spécialiste des droites radicales françaises, indique que les liens idéologiques tissés entre le maurrassisme et le Canada français, dont L’Action française de Montréal, furent davantage l’affaire d’une « rencontre, d’un moment, d’une influence davantage que d’un transfert[6] ». Selon E.-Martin Meunier, sociologue de l’Université d’Ottawa, les interprétations historiennes de la thèse du « maurrasso-groulxisme » fluctuèrent en fonction des préoccupations politiques, du contexte social et des enjeux idéologiques de chaque époque, soit à la fin des années 1950, avec la parution de La Grève de l’Amiante et de la revue Cité libre, de même qu’au début des années 1990, avec l’échec de l’Accord du lac Meech et de la montée du mouvement indépendantiste québécois[7]. L’historien Michel Bock insiste, quant à lui, sur l’absence de réflexion sérieuse des écrits de l’abbé Lionel Groulx et de son entourage quant au régime politique. L’historien souligne, à titre d’exemple, le rapport très étroit entre les groulxistes orthodoxes et le catholicisme, pour qui « la nation canadienne-française dev [ait] continuer de s’institutionnaliser à l’intérieur non de l’État, mais de l’Église[8] ».

Nous remarquons que les historiens se sont surtout penchés sur les membres des réseaux intellectuels et des cercles littéraires, le plus souvent issus de la petite bourgeoisie urbaine, de la presse d’information à grand tirage ou encore des professions libérales[9]. Par conséquent, le cas particulier de Grignon – décrocheur scolaire, ex-détenu de la Prison de Bordeaux et pamphlétaire autodidacte du nord des Laurentides – nous permettra d’examiner les échanges idéologiques entre la France et le Canada français hormis les principaux cercles montréalais[10] près de l’abbé Lionel Groulx ou de L’Action française de Montréal, notamment[11]. En d’autres mots, nous pensons que l’étude des préférences littéraires hexagonales de Grignon ainsi que sa correspondance personnelle avec René Benjamin nous apportera un nouvel éclairage sur un cas particulier d’influences littéraires et idéologiques entre la France et le Canada français. Ainsi, quelle était la nature de la collaboration de Grignon avec les droites radicales françaises des années 1930 à la décennie 1940 ? Que disait, pensait et écrivait Grignon de ces droites radicales françaises, en particulier dans ses Pamphlets de Valdombre ? S’était-il employé, tel un passeur, à importer ou encore à transposer au Canada français certaines thématiques maurrassiennes tirées de ses échanges ou de ses lectures françaises ?

À ce propos, nous avons pris en compte l’importance accordée au fait esthétique des écrits de Grignon pour comprendre sa grande fascination ou plutôt son engouement envers les droites radicales françaises de l’entre-deux-guerres. L’esthétique de Grignon se caractérise par des formules percutantes ou évocatrices, une verve polémique, un certain registre de l’écriture ou encore une conception particulière du style pamphlétaire généralement employée par Maurras, Daudet et Benjamin dans L’Action française. Selon nous, c’est également en fonction de critères esthétiques que Grignon a exprimé son adhésion à une certaine idée de la France : la France catholique, la France des rois, la France paysanne et la France des régions, c’est-à-dire une vieille France à préserver et à protéger, et ce, dans le contexte canadien-français des années 1930[12]. À notre avis, il s’agit là d’un élément essentiel à la compréhension de la rhétorique grignonienne à l’égard de l’Hexagone et de la littérature française.

Cette analyse est fondée sur les Pamphlets de Valdombre, brochures mensuelles que Grignon publia de 1936 à 1943[13], de même que sur sa correspondance avec René Benjamin de 1937 à 1948. Mentionnons que Grignon était bien plus un pamphlétaire-polémiste à la plume vitriolique qu’un penseur rigoureux et cohérent. Néanmoins, la lecture de ses chroniques politiques, de ses critiques littéraires ainsi que de son courrier personnel nous a permis de réévaluer la teneur des échanges et des influences françaises sur le Canada français.

Notre étude se déroulera en quatre étapes. Il importera, dans un premier temps, de présenter le parcours intellectuel de Grignon. Ensuite, nous examinerons les idées fortes de sa pensée, tout spécialement dans ses Pamphlets de Valdombre. Dans un troisième temps, nous étudierons les acteurs d’Action française ou des droites radicales qu’il a lus et qu’il a personnellement connus. Nous verrons comment Grignon s’attachait tant bien que mal à réemployer, dans le contexte canadien-français, certains thèmes ou certaines idées des membres de l’Action française. On précisera d’emblée que l’Action française, c’était d’abord un corps de doctrine constitué par Charles Maurras, figure dominante et maître intellectuel du mouvement[14]. C’était aussi un mouvement royaliste créé à la toute du XIXe siècle dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, défendant la monarchie décentralisatrice, le nationalisme intégral, un certain antisémitisme et l’antiparlementarisme. Finalement, c’était un quotidien, un journal de combat autour duquel était regroupée une kyrielle d’hommes de plume, dont Maurras, Léon Daudet, Jacques Bainville et Henri Massis, pour ne nommer que les plus connus[15]. En bref, l’Action française peut être considérée comme une nébuleuse intellectuelle constituée d’une multitude de personnages, de plumes et de courants de pensée[16]. Pour terminer, nous nous pencherons sur la correspondance entre Benjamin et Grignon. L’étude de leur correspondance nous permettra d’éclairer les notions de fidélité dans l’amitié, d’influences ainsi que les fonctions de passeur des années 1930 jusqu’au lendemain de la Libération.

Parcours intellectuel (1894-1939)

Grignon naît à Sainte-Adèle dans les Laurentides le 8 juillet 1894. Fils de Wilfrid Grignon, médecin de campagne en pays de colonisation, et d’Eugénie Baker, le jeune Grignon grandit dans la petite bourgeoisie canadienne-française rurale. Élève des pères de Sainte-Croix au Collège Saint-Laurent jusqu’à la classe de Méthode et des pères Trappistes à l’Institut agricole d’Oka entre 1912 et 1913, Grignon préférait la littérature à l’agronomie. Dès ce moment, le jeune homme emprunta un parcours d’apprentissage quelque peu atypique en autodidacte loin des canons collégiaux : « Je suis un autodidacte, et le peu que je sais je l’ai appris seul[17] », avait-il coutume de dire. En 1916, Grignon, alors dans la jeune vingtaine, quitta Sainte-Adèle pour Montréal, gagnant désormais sa vie comme commis aux douanes canadiennes. C’est à Montréal que Grignon épousa Thérèse Lambert, une amie d’enfance. La même année, Grignon fit ses débuts dans l’arène journalistique comme critique littéraire, sous le pseudonyme de Claude Bâcle, à L’Avenir du Nord de Saint-Jérôme, feuille régionale d’allégeance libérale dirigée par le sénateur Jules-Édouard Prévost. Cette entrée à L’Avenir du Nord donna donc pour la première fois à Grignon la possibilité de gagner sa vie en écrivant ; une conquête pour ce jeune critique littéraire largement autodidacte. C’est également comme critique de livres que Grignon collabora dans les années 1920 à La Minerve, au Mâtin, au Nationaliste et au Canada, sous plusieurs pseudonymes[18]. Ce genre littéraire, de même que son penchant pour la polémique, ont modélisé une large part de son discours tout le long de sa carrière[19].

Les années 1919 et 1920 représentent un tournant idéologique décisif dans la biographie de Grignon. C’est à ce moment qu’il fit la connaissance du polémiste et journaliste nationaliste Olivar Asselin[20]. Ce dernier deviendra à la fois un mécène et l’une des plus grandes influences de sa vie[21]. C’est aussi à cette époque que Grignon découvre, à la recommandation de son ancien camarade de collège, Louis Francoeur, les oeuvres de l’écrivain catholique Léon Bloy[22], ainsi que les textes de Charles Maurras et de Léon Daudet dans L’Action française de Paris et dont « on ne pouvait lire […] sans se servir de lunettes bleues tant cette feuille pétillait d’esprit, rutilait du soleil de l’originalité et fulminait de vérités imprévues et souvent aussi, il faut bien le dire, de contradictions renversantes[23] ».

Le jeune Grignon trouve chez les membres de l’Action française une forme d’engagement qu’il admire. Ce dernier passe dès lors de la philosophie des Lumières (Grignon est à ce moment un avide lecteur de penseurs libéraux) au traditionalisme et de l’athéisme au catholicisme le plus absolu, ce qui équivaut à une véritable consécration dans l’esprit du jeune pamphlétaire :

J’avais commencé à le lire [Léon Daudet] il y aura bientôt trente ans, écrivait-il en 1943. Je sortais tout transi et bien fol hélas ! de la lecture de messieurs les encyclopédistes. Je gardais la tête toute bosselée, déformée, démesurément grossie par Voltaire, Rousseau, d’Alembert, Diderot et autres vilains de lettres. Lorsque je découvris Léon Daudet en même temps que Léon Bloy, Charles Péguy et Barbey d’Aurevilly, ce fut comme si je m’eusse plongé par une journée torride dans une source d’eau vive. Je commençai à respirer, à voir clair et à vivre. Et à me décrasser. Daudet surtout m’aura sauvé[24].

De retour à Sainte-Adèle en 1930, Grignon connaît une grande incertitude professionnelle, financière et personnelle. Durant la Crise, Grignon et sa famille, dont son épouse et sa nièce, Claire Grignon, plongent dans la misère sociale la plus complète. Comble de malheur, du 16 juin au 19 novembre 1932, Grignon se trouve derrière les barreaux, purgeant une peine de six mois à la prison de Bordeaux de Montréal pour un vol commis à la fin des années 1920, soit à l’époque où il travaillait au bureau fédéral des douanes. Les chocs de la Crise et de son incarcération sont pour lui de véritables traumatismes. À sa sortie de prison, Grignon réussit toutefois à se dénicher avec l’aide d’Olivar Asselin, un emploi au ministère de la Colonisation du Québec. Entre-temps, Grignon se consacre à la rédaction d’Un homme et son péché, qui se voulait à l’origine un pamphlet contre l’argent[25]. Le vent tourne enfin en sa faveur en 1933 avec la parution de son roman qui connut un immense succès de librairie, rapportant même à son auteur le prix David. De 1933 à 1936, Grignon travaille dans la Vieille Capitale comme fonctionnaire, remplissant, tour à tour, les rôles d’inspecteur des fonds de chômage, de publiciste adjoint et de conférencier attitré du ministère de la Colonisation. Entre 1934 et 1935, Grignon collabore également comme critique littéraire à des journaux éphémères lancés par Asselin, soit L’Ordre et la Renaissance. Il est congédié du ministère de la Colonisation en août 1936 par le nouveau gouvernement Duplessis, probablement en raison de sa participation à la campagne électorale aux côtés des libéraux d’Adélard Godbout[26]. Grignon profite de son retour précipité à Sainte-Adèle, tel un écrivain frustré d’avoir perdu son emploi, pour lancer ses Pamphlets de Valdombre en décembre de la même année. Dès ce moment, cet homme pugnace et querelleur, reconnu pour une certaine agressivité verbale, en particulier dans ses critiques littéraires, confirme sa réputation de pamphlétaire redoutable en luttant fermement dans ses Pamphlets. Le dernier numéro paraît en 1943.

Les idées fortes de la pensée grignonienne

C’est dans son grenier de Sainte-Adèle où trônent sur les murs un crucifix et de nombreuses photographies, dont celles d’Olivar Asselin, de son père et de Charles Maurras, que Grignon rédige ses Pamphlets et reçoit ses invités. Entre 1936 et 1939, les Pamphlets de Valdombre comptent plus de 3000 abonnés en plus d’avoir la cote auprès des étudiants des collèges classiques[27]. Bien qu’il n’aspire pas de se poser en chef d’école, Grignon entend, tout de même, dans ses brochures mensuelles, transmettre ses points de vue sur la société canadienne-française, la politique et la littérature dans un style acariâtre, enflammé, voire incendiaire. La rédaction des Pamphlets ne saurait d’ailleurs être détachée du contexte socio-économique difficile de l’époque, marquée par la Crise économique et la montée des fascismes en Europe.

Trempant sa plume dans le vitriol, Grignon se présente dans ses Pamphlets comme un paysan rustaud, un catholique à gros grains, un individualiste qui se double d’un conservateur « enragé »[28], ainsi qu’un défenseur acharné des libertés individuelles (liberté d’expression, de propriété et d’entreprise)[29]. Méfiant envers l’État tout puissant, Grignon conspue tour à tour le matérialisme, l’argent, l’avènement de la modernité technique, soit l’électrification rurale et l’assistance publique sous forme de pensions de vieillesse et secours direct aux chômeurs. Le discours des Pamphlets s’articule aussi autour de l’idée de décadence, du culte de la jeunesse et de l’appel du chef[30]. C’est avec zèle qu’il défend la tradition canadienne-française, le rôle central du clergé catholique comme socle institutionnel et les valeurs du passé : le respect d’une certaine virilité, d’un certain courage physique et d’une énorme capacité de travail[31]. Resté profondément attaché toute sa vie à ses origines terriennes, Grignon milite, d’une certaine façon, pour l’écologie, pensant qu’il ne pouvait y avoir d’épanouissement personnel et social que dans un retour à la nature, c’est-à-dire à la terre[32].

Marqué dans sa jeunesse par la pensée des membres de la Ligue nationaliste, dont Henri Bourassa, Olivar Asselin, Armand Lavergne, Jules Fournier et éventuellement par les écrits de l’abbé Lionel Groulx, Grignon défend des positions nationalistes dans ses Pamphlets. Ses textes invitent les Canadiens français à reprendre le contrôle de la province sur le plan économique, à revendiquer l’autonomie du Québec au sein de la fédération canadienne et, finalement, à préserver la langue française, l’héritage catholique et la société paysanne[33]. Antiparlementaire et antidémocrate, le mépris de Grignon pour la politique active, le processus électoral et le suffrage universel est sans appel[34]. Partisan de la manière forte en politique, Grignon n’a à l’époque que des bons mots pour les régimes de Mussolini, de Franco et de Salazar, qu’il qualifie de « parfait logicien[35] ». Prônant vraisemblablement une forme quelconque de théocratie, Grignon manifeste son appui à l’intervention de l’Église dans les affaires de l’État québécois, son hostilité aux Juifs, sa haine des grands financiers de même que sa méfiance accusée vis-à-vis des élites intellectuelles[36].

Difficilement classable sur l’échiquier idéologique canadien-français, Grignon développe, dans ses Pamphlets, une pensée somme toute assez étrange et originale, défendant tout à la fois les libertés individuelles, l’Église catholique en tant qu’institution d’encadrement social et politique, ainsi que les divers régimes autoritaires européens[37]. En réalité, cet autodidacte sans réelle formation classique effectue un couplage d’idéologies pouvant paraître contradictoire, alliant un libéralisme « rouge[38] », voire un libertarisme, un catholicisme de tendance ultramontaine[39] et, pour finir, un anti-égalitarisme assumé, inspiré de la conception hiérarchique et élitiste de la société qui avait été celle des nationalistes traditionalistes canadiens-français[40], entre autres, l’inégalitarisme viscéral d’Olivar Asselin[41]. Dans la tradition politique française et canadienne-française, cette sensibilité intellectuelle a généralement pour nom l’anarchisme de droite[42].

Considérons à présent les lectures ainsi que les influences hexagonales de Grignon. L’oeuvre qu’il échafaudait dans ses Pamphlets depuis quelques années déjà était en effet, comme nous nous apprêtons à le voir, traversée par de nombreux auteurs issus du monde politique et intellectuel français dont se nourrissait Grignon.

Grignon et la mouvance maurassienne

Grand liseur, Grignon se trouve non seulement au contact des écrits de Maurras et de Daudet, mais également d’un agrégat de personnalités proches de L’Action française de Paris, notamment Henri Massis (auteur de L’Honneur de servir), le dramaturge Henri Ghéon (ce dernier rendit d’ailleurs visite à Grignon en 1938 dans son grenier de Sainte-Adèle) et quelques « dissidents » de l’Action française, dont Georges Bernanos (auteur du Curé de campagne) et Robert Brasillach[43]. Les articles littéraires de Grignon comptent en effet plusieurs études sur des figures de l’Action française. En bon critique, Grignon revient sans cesse sur les auteurs qu’il admire. En tout, la liste des auteurs de l’Action française référencée dans ses Pamphlets s’élève à plus d’une dizaine de noms[44]. De ce point de vue, Les Pamphlets de Valdombre peuvent être considérés comme des petits vecteurs de diffusion de la littérature française. Rappelons brièvement que Grignon s’inspire aussi d’écrivains catholiques, dont Léon Bloy et Charles Péguy[45], l’Italien Giovanni Papini, Barbey d’Aurevilly[46], mais également d’écrivains régionalistes français tels que Joseph de Pesquidoux, Ernest Pérochon, Charles Ferdinand Ramuz, Jean Giono et même le géographe Raoul Blanchard.

Dans sa relation avec l’Hexagone, Grignon se nourrit également d’autres publications issues du maurrassisme ou des droites radicales : citons Je suis partout, Gringoire d’Horace Carbuccia, Candide et, finalement, La Nouvelle Lanterne du pamphlétaire René de Planhol, surnommé le « brillant polémiste » par Grignon[47]. Derrière ces hebdomadaires, dont certains tirent à plus d’une centaine de milliers d’exemplaires, tels que Je suis partout et Gringoire, se trouve une démarche visant à construire un certain fascisme français[48]. Grignon emprunte d’ailleurs de ces publications de droite des expressions antisémites, dont le mot « Youpins », qu’il utilise à quelques occasions dans ses Pamphlets pour qualifier les Juifs[49]. Grignon apprécie surtout la radicalité affichée, les idéaux traditionalistes, l’anti-républicanisme ainsi que le sentiment de décadence de l’Occident alors défendu dans ces quotidiens. C’est également au moyen de ces feuilles de combat que le pamphlétaire adélois suit l’actualité et les événements politiques qui se déroulent sur la scène française, applaudissant, dans ses Pamphlets, la campagne de diffamation menée par L’Action française et Gringoire contre le député socialiste Roger Salengro[50], l’élection de Maurras à l’Académie française[51] et, bien entendu, la levée, en 1939, de la condamnation pontificale de l’Action française de 1926. Dans le numéro de juin 1939, Grignon fait paraître sur la quatrième de couverture des Pamphlets un article de Candide et un autre de Je suis partout pour souligner la levée de l’Index sur le journal parisien de la rue de Rome[52]. Là-dessus, même sous la condamnation pontificale, Grignon n’en continue pas moins de lire L’Action française, plaçant même en exergue dans ses Pamphlets des citations de Maurras et de Daudet, et ce, malgré leur propension à subordonner la question religieuse à la question politique. Somme toute, les références à L’Action française ainsi qu’à d’autres périodiques de droite demeurent très nombreuses dans Les Pamphlets de Valdombre.

Comment expliquer une telle fascination de la part du pamphlétaire adélois envers les auteurs et les revues gravitant autour de la nébuleuse maurassienne ? D’emblée, Grignon vénère la figure de guide de Maurras, « le maître des idées de la monarchie française absolue[53] », qu’il assimile sans peine à celle de l’abbé Groulx : « [L] ’abbé Groulx est un peu notre Charles Maurras[54] », écrit-il au lendemain du discours de Groulx au Deuxième Congrès de la langue française au Canada en juillet 1937. Comme Groulx, Maurras représente, à ses yeux, le chef et le grand homme, dont la fougue saurait inspirer ses compatriotes : « J’aime mieux encore, selon la formule de Maurras, vivre dangereusement plutôt que d’attendre ainsi qu’une poule mouillée sous la remise nationale que le soleil revienne[55]. »

Dans le même ordre d’idées, Daudet, « polémiste d’enfer qui fit trembler la République et se moqua toute sa vie des sots, des académiciens, des superbes de la politique et de la littérature[56] », obtient l’admiration inconditionnelle de Grignon. À cet effet, dans sa chronique dédiée à Mes idées esthétiques de Daudet, Grignon avoue avoir découvert les écrits de combat par l’entremise du « terrible polémiste de L’Action française » :

Je vous avouerai pourtant que le peu que je connais en littérature et dans les arts, l’amour du beau surtout, l’amour de la vie et de l’optimisme, ma passion du combat et des chocs violents d’idées, je tiens tout cela de Léon Daudet. Depuis vingt-cinq ans que je lis, la plume à la main, que je traverse son oeuvre comme le paysan sa terre, que j’y reviens sans cesse, que je la retourne et la laboure, j’en tire chaque saison les plus beaux fruits, les plus riches et les plus nourrissants[57].

Subjugué par les polémiques, la verve du pamphlétaire, les talents d’écrivain et la veine rabelaisienne du « lion Léon », Grignon s’attribue même le mérite, tel un bon passeur, d’avoir « contribué plus que tout autre journaliste à faire connaître Léon Daudet au Canada et à [en] parler toujours avec un enthousiasme que mes adversaires prennent pour délire[58] ». Lecteur inconditionnel des oeuvres de Daudet, Grignon se charge alors d’en assurer la diffusion au Canada français. Dans ses Pamphlets, Grignon exploite également la théorie de la « mémoire héréditaire » développée par Daudet :

L’inspiration c’est un bobard. Ça n’existe pas. Il n’y a que l’aura ou la mémoire héréditaire dont parle le gros Léon Daudet. Une vision, une étincelle, un clair de lune, un rêve, un fait divers, un souvenir d’enfance ou de jeunesse peut [sic] donner naissance à une oeuvre durable, mais ce qui compte, c’est le travail[59].

Les lectures françaises de Grignon contribuent aussi, dans une certaine mesure, au développement de sa propre idéologie nationaliste. Le pamphlétaire laurentien conçoit en effet le nationalisme selon la définition développée par Maurice Barrès et reprise par le « maître de Martigues » :

Le nationalisme originel, tel que le conçoit Maurice Barrès, écrivait Grignon, se résumerait en trois mots : tradition, protection, décentralisation. Un nationaliste doit respecter, cultiver, et développer les traditions propres à la France et, en bref, se développer lui-même en un sens français. […] Nationalisme, impliquait donc pour Maurice Barrès un peu de fédéralisme et, tout au moins, un provincialisme très net[60].

Le nationalisme de Grignon est axé à la fois sur la fidélité à la terre des aïeux et l’enracinement de l’individu dans sa nation. Ce dernier trouve dans L’Action française des notions pour peaufiner son idéologie nationaliste, alors fondée sur la défense des traditions, des régions, de la paysannerie, et bien entendu du sol.

Grignon se passionne aussi pour les idées néoroyalistes défendues par les membres de l’Action française. En effet, les numéros des Pamphlets contiennent, assez curieusement, plusieurs passages prônant le retour de la monarchie. Nous constatons toutefois que Grignon accorde plus d’importance à la période du Moyen Âge marquée par les rois chrétiens du XIIIe siècle. Dans le numéro d’octobre 1938 des Pamphlets, Grignon écrit :

D’aucuns jugeront que je garde une horreur des dictatures. Je ne goûte pas beaucoup non plus les régimes démocratiques. […] J’eusse souhaité vivre à l’époque des laborieuses monarchies françaises, celle d’un Louis XI, d’un François Ier, par exemple. Les honorables corporations du temps ne m’auraient point déplu parce que ces sociétés avaient le bon sens de laisser libre cours aux initiatives personnelles[61].

Et Grignon d’ajouter : « Il n’existe qu’un mode de gouvernement : la monarchie absolue. La France disposait de ce privilège des dieux. Des malins sont venus en 1789 jeter par terre ce qu’on avait mis mille ans à édifier[62]. »

Repoussant à la fois la dictature fasciste et la démocratie parlementaire, Grignon justifie son choix de la monarchie médiévale au nom de la chrétienté, de la stabilité politique, des libertés individuelles et de l’ordre social que pouvait assurer ce type de régime politique. Grignon accorde une grande importance à l’ordre. C’est justement pour assurer l’ordre, la stabilité et la constance à travers les âges que Grignon espère l’avènement d’un régime politique, une synthèse située à mi-chemin entre la dictature mussolienne et les idées royalistes de Maurras :

La dictature comporte des dangers et des risques pour l’avenir. S’il était possible de réaliser la formule de Charles Maurras, qui veut qu’on décerne au Chef héréditaire les titres de Dictateur et Roi, nous atteindrions presque le parfait en politique. Il faudrait assurer à la royauté la vigueur de la dictature et à la dictature l’immense bienfait de la durée. Mussolini, une fois mort, le fascisme vivra-t-il ? Et l’État corporatif ? Il est permis d’en douter[63].

La monarchie suscite chez lui une vague nostalgie d’un passé révolu, en plus d’incarner une esthétique particulière de l’ordre. Toutefois, loin de nous l’idée de faire de Grignon un théoricien de la monarchie française, tels un Maurras ou un Daudet à la sauce canadienne-française. Soyons clairs : que les acteurs de l’Action française ont espéré la restauration de la monarchie dans le contexte politique français, faisait « sens » à certains égards, puisqu’il existait en France une réelle tradition légitimiste ou orléaniste. Toutefois pour Grignon, ici au Canada français, dans un contexte de monarchie constitutionnelle britannique, la réflexion ne pouvait être qu’une excentricité, voire un rêve utopique de la part du pamphlétaire laurentien. De fait, Grignon n’a jamais accordé dans ses Pamphlets une grande importance à la question du régime politique, outre peut-être ce type de jugements à l’emporte-pièce sur la monarchie qui visaient bien plus à faire réagir les lecteurs qu’à proposer une analyse raisonnée des structures politiques.

Néanmoins, les acteurs de l’Action française, en particulier Maurras, marquent Grignon à un point tel qu’il s’avoue lui-même maurrassien dans une note critique d’un texte d’Edmond Turcotte sur la vie et l’oeuvre journalistique d’Olivar Asselin, paru dans la Revue moderne en avril 1941. Notons que deux ans avaient passé depuis la levée de la condamnation de l’Action française. Se remémorant ses engagements de jeunesse aux côtés d’Asselin, le lecteur glane cette confession quelque peu subtile de Grignon sur la profondeur de son maurrassisme et celui d’Asselin :

Si je garde un si grand souvenir d’Olivar Asselin, ce n’est pas d’abord parce qu’il m’aura fait gagner quelques sous, soulageant ainsi ma misère matérielle, mais bien parce qu’il m’aura compris. M. Turcotte nous assure qu’il était maurrassien. Je l’ai toujours été. Il serait difficile, aujourd’hui, dans les heures brumeuses que nous traversons, de garder une confiance absolue en Maurras parce que nous ne pouvons pas savoir jusqu’à quelle limite et pour quelles raisons le directeur politique de l’Action Française accepte le joug hitlérien. Passons[64].

Les dernières lignes de cette profession de foi maurassienne sont importantes. Grignon semble visiblement inquiet, préoccupé, voire tourmenté par les derniers événements survenus en Europe, dont la défaite de la France devant l’Allemagne nazie et le ralliement des membres de l’Action française, dont Maurras, au Régime de Vichy. Grignon termine son paragraphe par le mot « Passons ». Cherchait-il à éviter le sujet ? Refuse-t-il de passer pour un pétainiste, voire pire, un collaborationniste ? Est-ce un moyen pour Grignon de dire à ses lecteurs qu’il n’y avait plus d’avenir du côté de Maurras et de la collaboration[65] ? Qui plus est, contrairement au Martégal, Grignon accorde un appui équivoque et mitigé au Maréchal Pétain dans ses Pamphlets d’août 1940, mettant plutôt ses lecteurs en garde contre les dérives autoritaires du nouveau chef d’État français :

Qui aurait pu prédire un coup d’État aussi formidable [l’avènement du Maréchal Pétain à la tête du gouvernement de Vichy], lequel prend sa source dans le vieux sol français, ainsi que le prédisait Charles Maurras lui-même, il y a trente ans. Mais si la France doit ramper un jour sous la botte d’un dictateur militaire, il valait tout aussi bien conserver la République, si gâchée fût-elle[66].

Précisons qu’au lendemain du déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, Grignon fait brusquement volte-face, depuis l’époque où il lutte contre les politiques d’armement d’Ottawa[67], en appuyant publiquement la conscription et la participation canadienne à la guerre. Considérant désormais les régimes démocratiques comme un « moindre mal » devant les dictatures européennes et la menace nazie, Grignon affirme sa détermination à protéger les institutions démocratiques pour préserver ses libertés individuelles[68].

Malgré cela, Grignon exprimera toute sa vie durant son admiration profonde pour Maurras et Daudet, se déclarant même, au cours d’un entretien accordé en 1957 au journaliste Conrad Bernier, « monarchiste absolu », disciple inconditionnel de Maurras et de Daudet, ne croyant ni à la démocratie ni au suffrage universel qu’il qualifie toujours de « sottise énorme[69] ». Encore là, s’avouer maurrassien ou encore partisan de la monarchie absolue française dans le contexte canadien-français relève soit du goût de la provocation, soit tout simplement de l’ironie du pamphlétaire. Attiré essentiellement par la dimension littéraire et esthétique du maurrassisme, tout en étant très sélectif dans ses lectures, Grignon se rattache surtout à la plume, au style journalistique ainsi qu’à l’esthétique politique des ténors de l’Action française, et ce, jusqu’à faire sien le rétablissement de la monarchie en France. Profondément marqué par ces influences nombreuses, pour la plupart issues du giron maurrassien, Grignon engage, durant les années 1930, une correspondance soutenue avec l’un de ses principaux porte-voix : René Benjamin.

La correspondance Grignon/Benjamin

De tous les acteurs de l’Action française susmentionnés, seul René Benjamin entretient une correspondance avec Grignon entre les années 1930 et 1940. L’historiographie demeure largement muette sur Benjamin et son oeuvre. Outre les travaux que lui a consacrés Xavier Soleil[70], dont un site Internet, le philosophe Alain de Benoist publie une bibliographie annotée des ouvrages de Benjamin dans le troisième tome de sa Bibliographie générale des droites françaises[71]. Il ne serait pas inutile de donner quelques éléments biographiques de ce personnage quelque peu oublié de l’historiographie, abstraction faite de l’opprobre et des représentations négatives qui l’entourent depuis l’Épuration.

Né à Paris en 1885, Benjamin est surtout reconnu pour ses talents de conférencier, de journaliste et d’écrivain. Élu à l’Académie Goncourt en 1939[72], son oeuvre littéraire comprend entre autres Aliborons et Démagogues (1927), Charles Maurras, ce fils de la mer (1932), Mussolini et son peuple (1937), Chronique d’un temps troublé (1938) et L’enfant tué (1945). Près des cercles d’Action française, lié d’amitié avec Daudet et Maurras, leur rendant même visite à l’occasion à Martigues, cet ancien soldat de 14-18 que fut Benjamin n’a jamais caché son antiparlementarisme, son antisyndicalisme forcené contre la Confédération générale du travail (CGT) de même que son penchant pour les dictatures européennes, dont l’Italie de Mussolini et l’Espagne de Franco. Proche des organisations de l’Action française, en particulier des Camelots du Roi (ces derniers assuraient sa protection pendant ses conférences), les orientations politiques de Benjamin, que l’on peut qualifier à la fois de royalistes et de fascistes, le poussèrent à joindre le régime de Vichy au lendemain de la défaite française de 1940[73]. Engagé dans la collaboration, le soutien de Benjamin au Maréchal Pétain, tout comme Maurras à la même époque, fut profond et durable. Pétainiste de choc durant la guerre, voyant même « dans la présence du Maréchal et dans l’admirable politique qu’il mettait en oeuvre, une préfiguration de la monarchie[74] » française, Benjamin utilise sa plume au service du gouvernement de Vichy, prononçant des conférences à Paris et en province en faveur des politiques de Pétain, en plus de l’accompagner personnellement lors de ses déplacements. À la même époque paraissent quelques ouvrages de Benjamin consacrés aux réalisations du Maréchal, dont Maréchal et son peuple (1941), Les sept étoiles de France (1942) et Le Grand Homme seul (1943).

En 1944, tôt après la Libération, Benjamin est arrêté « comme écrivain proallemand » et accusé d’intelligence avec l’ennemi. Entre 1944 et 1945, Benjamin est à la fois interné à la clinique Saint-Grégoire de Tours et placé en résidence surveillée à Paris. Il bénéficie toutefois d’un non-lieu le 7 avril 1948 « en raison de la faiblesse de l’accusation » portée contre lui. Ce dernier décède le 4 octobre 1948 à la clinique Saint-Gatien à Tours[75].

Dans ses Pamphlets, Grignon consacre à Benjamin trois critiques littéraires : une sur Mussolini et son peuple parue en août 1937 (il s’agit d’un récit de voyage en Italie accompagné d’une réflexion sur le régime mussolinien), que Grignon décrivit comme « un véritable poème en prose qui nous précipite dans la lumière d’un fascisme qu’on ignorait jusqu’ici[76] », et deux autres sur l’essai Chronique d’un temps troublé (qui s’apparente à un traité sur la décadence de l’Occident) publiées dans Les Pamphlets de mai et de juin 1939, respectivement.

Leur correspondance, d’un total de neuf lettres, s’échelonne du 5 septembre 1937 au 21 septembre 1948 : deux lettres en 1937, une en 1938, deux en 1939, une en 1940, une en 1947 et, finalement, deux en 1948. Ces lettres se trouvent dans le fonds Claude-Henri Grignon de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) à Montréal[77]. Nous ne possédons malheureusement que deux lettres écrites par Grignon. Cela s’explique peut-être par la destruction de ses papiers personnels qu’il avait lui-même entreprise à la fin de sa vie[78].

En dépit de ce manque de ressources, nous étudierons la correspondance en trois étapes. La première, entre 1937 et 1939, se caractérise par une amitié réciproque. C’est à ce moment que Grignon se lie d’amitié avec Benjamin, entreprenant ainsi avec lui une longue relation épistolaire. La seconde étape, de 1939 à 1940, symbolise la déchirure. Le début du second conflit mondial ainsi que la déroute de l’armée française de juin 1940 interrompent brusquement la correspondance. La troisième étape, de 1947 à 1948, fut marquée par le sceau des retrouvailles après une période de silence venant aussi bien de Sainte-Adèle que du Plessis[79].

Nous pensons que leur relation n’était pas à sens unique, mais bien d’égal à égal. C’est-à-dire que les deux hommes se vouaient une admiration réciproque. Reconnu pour son très mauvais caractère et une certaine agressivité verbale, Grignon aimait ou détestait avec passion. Envers Benjamin, il s’agissait tout simplement d’admiration. Benjamin, sous la plume de Grignon, c’est d’abord un personnage vivant, mais aussi un écrivain célébré : Benjamin « n’a rien de l’écrivain appliqué, conformiste et, disons le mot, constipé[80] ». Toutefois, si Grignon respectait l’homme, il goûtait surtout le pamphlétaire et le polémiste :

Les idées personnelles de Benjamin, les jugements absolus et droits, riches de tout l’humus du vieux sol français […] ne conviendront jamais aux bourgeois assis, repus, satisfaits et qui ne veulent pas qu’on vienne déranger leurs habitudes. Benjamin, lui, dérange nos habitudes. Il bouscule nos tranquillités. Et c’est pourquoi je l’aime et c’est pourquoi je l’admire d’une admiration que je ne voue pas d’ordinaire aux poussifs et aux gringalets de la plume[81].

Grignon mettait ainsi en scène et en lumière un Benjamin « pamphlétaire ». Rares en effet furent ceux à cette époque qui pouvaient se flatter d’avoir déclenché chez Grignon une telle fascination, à part peut-être Bloy, Daudet, Maurras et son maître à penser, Olivar Asselin.

Concernant leurs échanges, dans sa chronique littéraire consacrée à Chronique d’un temps troublé, Grignon, tel un portraitiste, n’a pas manqué de peindre Benjamin en épistolier de grand talent :

Ceux qui ont eu le bonheur de lire des lettres de Benjamin se rendront compte qu’il est un maître épistolier. C’est d’un style vif et clair, et sa pensée si personnelle toute en nuances et en reflets nous renvoie la lumière des plus grands siècles littéraires. Ni la correspondance de Voltaire ni celle de Madame de Sévigné n’offrent une grâce plus clairvoyante, plus d’esprit, d’esprit plus français, une plus belle sûreté de ligne. Je suis bien certain que les lettres de Benjamin composeront le meilleur et le plus durable de son oeuvre[82].

Une amitié réciproque (1937-1939)

C’est à la fin de l’été 1937 que Grignon initie la correspondance avec Benjamin. La lettre de Grignon est alors accompagnée d’un exemplaire des Pamphlets d’août 1937 et dans lequel se trouve justement la critique littéraire qu’il avait consacré à Mussolini et son peuple. Dans sa lettre du 5 septembre 1937, Benjamin reconnaît la critique de Grignon, qu’il avait d’ailleurs lue avec « beaucoup d’émotion ». Benjamin profite aussi de l’occasion pour applaudir le style « rude et loyal » du critique littéraire des Laurentides, alors inconnu jusqu’ici de l’autre côté de l’Atlantique :

J’aime, au milieu de vos admirations, vos résistances, vos rebuffades, vos bourrades ; Il y a tout à coup des coups de poing dans votre amitié. Votre style, si j’ose dire, a des haussements d’épaules. Tout cela force la sympathie. Tout cela fait qu’à travers l’Océan, on vous tend les mains, en vous remerciant chaleureusement d’être ce que vous êtes. […] Vos Pamphlets prouvent que vous êtes un lutteur rude et loyal : on ne peut à votre contact que gagner en chaleur et en courage. C’est un gain que je ne me refuserai pas[83].

L’entente entre les deux hommes est immédiate. Dans la même lettre, Benjamin fait part à son correspondant de ses intentions de traverser l’océan pour le rencontrer : « Je me réjouis, si je ne meurs pas, à l’idée de vous connaître un jour, car j’irai bien un jour au Canada : j’en ai trop envie ! Il faut que cette envie coïncide avec des possibilités. J’ai confiance[84]. » Si l’on en juge par le ton des paroles, Benjamin tend amicalement la main à son homologue canadien-français. En lui, Grignon trouve un allié fidèle, un interlocuteur chaleureux et, pour ses oeuvres, un lecteur enthousiaste. Dès ce moment, le pamphlétaire expédie tous les mois à Benjamin une copie de ses Pamphlets. Ce geste met bien en évidence toute la volonté de Grignon de construire des ponts avec la France. En 1939, Grignon cherche même à présenter Benjamin à sa vieille amie Françoise Gaudet-Smet, journaliste et directrice de la revue Paysana[85].

Dans sa lettre du 23 décembre 1938, Benjamin n’hésite pas à écrire, d’entrée de jeu, tout le bien qu’il pense des Pamphlets de Valdombre et surtout de leur auteur qui, selon lui, donne toujours

l’effet d’un bon vent, qui arrive du Canada, chargé de graines et de bonnes odeurs. […] Je respire plus largement en vous lisant ; et quand je vous ai lu je suis enrichi comme tout homme qui rencontre un homme. […] Soyez remercié pour cette oeuvre tenace, large et féconde[86].

Et Grignon d’indiquer à son correspondant dans sa lettre du 30 avril 1939 qu’il partage à son égard le même sentiment :

Mon cher Benjamin, je profite de ce billet pour vous exprimer tout mon regret de n’avoir pas su vous remercier plus tôt de votre extraordinaire Chronique d’un temps troublé et de votre dernière lettre qui m’a tant ému. […] Vous avez la meilleure part de mon admiration et de mon amitié et je ne saurais le mieux prouver qu’en écrivant l’éloge de votre Chronique, ce que je ferai dans mes Pamphlets de mai ou juin prochain[87].

Les derniers mots sont essentiels. D’après la lettre, c’est Benjamin lui-même qui a envoyé à Grignon un exemplaire de sa Chronique. Benjamin cherchait-il à importer ses livres sur les rayons des librairies québécoises ? Chose certaine, en bon critique de livres, de même qu’en bon passeur, Grignon travaille à faire connaître les oeuvres de Benjamin et, par la même occasion, à sensibiliser ses abonnés à ses idées. En effet, dans ses critiques de Chronique d’un temps troublé, Grignon s’attache surtout à signaler à ses lecteurs le catholicisme, l’antidémocratisme, le sentiment de décadence, la verve polémique ainsi que la pensée traditionaliste qui animent Benjamin dans son ouvrage : « Ce polémiste-né, ce pamphlétaire d’un autre âge, venu dans le nôtre, pour nous fouetter, nous émouvoir et nous convaincre[88]. »

Gratifiant Grignon d’un « cher ami ! » dans sa lettre suivante, datée du 8 août 1939, Benjamin, en confrère, d’ajouter :

Vous êtes un magnifique pur-sang ! Vous bondissez en hennissant dans les élevages de la littérature. C’est cela vos « Pamphlets ». […] Il me semble, à vous lire, que nous sommes des êtres de même race. Tout est là pour s’entendre. Au Jugement Dernier, nous ferons partie de la même troupe. Nous serons jugés en même temps. Nous aurons eu les mêmes ardeurs, en commettant les mêmes erreurs. Aurons-nous la joie de nous connaître en ce monde[89] ?

À l’amitié s’ajoute une complémentarité des vocations, dont celle d’écrivain, de pamphlétaire et de polémiste, alors abondamment rappelée par Benjamin dans sa lettre. Dans le même courrier, Benjamin célèbre Grignon pour sa plume aiguisée ainsi que pour son action intellectuelle :

Depuis que je vous lis, je me suis fait de vous une idée, une petite modeste idée. Et il y a huit jours, ayant été à Genève voir les tableaux du Prado, je suis resté tout à coup en arrêt devant une toile du Gréco, et j’ai pensé à vous ! Cette toile est un portrait. Ce portrait, je l’appellerais « le portrait de l’homme loyal », s’il n’était intitulé déjà celui du « Chevalier à la main sur le coeur ». […] C’est le portrait d’un visage, d’une main et d’une épée. […] L’épée est en or fin : elle ne livre que les combats essentiels. Me voilà maintenant pour le reste de ma vie à rêver là-dessus ! … Que devant une telle oeuvre votre souvenir m’ait monté à l’esprit, c’est vous dire en quelle haute estime je tiens vos franchises, vos hardiesses et vos combats[90].

Benjamin se représente Grignon sous les traits d’un chevalier espagnol tout droit sorti du XVIe siècle, une main sur la poitrine, prêtant serment, l’autre sur son épée garnie d’un pommeau d’or, et prête à sortir de son fourreau en cas d’attaque. En fait, Benjamin est non seulement ébloui par une oeuvre littéraire qu’il savoure avec délectation, mais aussi par un homme qu’il considère comme un escrimeur, un ami intime et un confrère éloigné, mais toujours à l’écoute. S’épaulant mutuellement, les deux hommes partagent tous deux l’impression de mener un seul et même combat au nom de la tradition et de la liberté de parole : l’un en France, l’autre au Québec.

La déchirure (1939-1940)

Les lettres que rédige Benjamin entre 1939 et 1940 témoignent surtout de son inquiétude quant au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Dans sa lettre du 8 septembre 1939, Benjamin évoque à la fois la gravité de son souci et de son espérance dans la victoire prochaine de la France face au rouleau compresseur nazi : « « Que la France survive ! » […] Nous ne savons pas à cette heure ceux que cette guerre dévorera. Mais nous sommes sûrs de vaincre, parce que comme Franco nous tenons le drapeau de l’esprit. Et l’esprit est plus fort que la force ![91] ».

Ces lignes sont d’autant plus tragiques étant donné que son fils, Jean-Loup Benjamin, se trouve en première ligne : « quand la guerre a éclaté, il était à cent mètres de la frontière, en avant de Metz, la main crispée sur une mitrailleuse. Et maintenant, advienne ce que Dieu voudra ! Qu’on soit soldat, prêtre ou artiste, le but de la vie est le même, lutter contre le laid et le mal[92]. »

Dans sa lettre du 2 juin 1940, Benjamin, alors profondément troublé par la « déroute » de l’armée française, écrit à Grignon ces lignes dans une forme prémonitoire aux prochaines années :

Nous avons une étrange et bien cruelle vie. Nous étions arrivés à l’aberration totale en tout. Il n’y avait plus qu’à brûler tout : l’incendiaire Hitler va s’en charger ! Avant quelques mois l’Europe entière ne sera que ruines. Restera-t-il après la victoire allemande assez d’innocents et d’honnêtes gens pour reconstruire quelque chose, ici ou là, qui marque un peu de bon sens ? C’est ce que je ne sais pas[93].

Les retrouvailles (1947-1948)

Malgré un long silence entre les deux hommes, le courrier et les contacts sont renoués au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En effet, sept longues années avaient alors passé depuis l’envoi de la dernière lettre de Benjamin. Vouant encore une affection profonde et sincère au pamphlétaire de Sainte-Adèle, Benjamin écrit dans sa lettre du 21 février 1947 :

Après tant de misères, vous retrouver, c’est la merveille ! Je n’ai rien oublié de votre affection, de votre fidélité. Tant de fois pendant mon internement stupide (Dieu que la méchanceté des hommes est bête !) mon imagination vous a évoqué. Je rêvais à vous. Je croyais avoir en mains les « Pamphlets de Valdombre » …[94]

À ce moment, Benjamin, quelque peu remis de ses années de captivité, se soucie désormais de faire publier au Québec son nouveau livre intitulé L’Enfant tué. L’ouvrage, selon Benjamin, a ainsi « paru à beaucoup de Français comme une bouffée d’air pur. J’aime à penser que l’air pur est encore plus aimé au Canada que chez nous. Et voilà pourquoi je pense à une édition de mon livre dans votre pays[95]. » Dans sa lettre, Benjamin ne peut cacher sa joie profonde de renouer le dialogue avec le pamphlétaire laurentien : « L’important c’était d’abord de vous retendre la main. Des hommes comme nous doivent retrouver le contact dès qu’ils peuvent. Je vous dis ma fervente et fidèle amitié[96]. »

Dans sa réponse, datée du 21 avril 1948, Grignon semble toutefois hésitant, et même embarrassé, de reprendre la correspondance là où il l’avait laissée en 1940, surtout après tant d’années de silence de part et d’autre, sans compter la tournure des événements en France depuis la Libération. Les lignes nous révèlent ici un Grignon quelque peu tiraillé, probablement en raison des accusations d’intelligence avec l’ennemi portées à l’endroit de Benjamin : « J’hésite à vous écrire ces deux mots, car je fus loin de me conduire tel un ami avec vous, confiait Grignon en toute sincérité. Je vous prie de me pardonner. Vous en avez du reste l’habitude depuis le printemps tragique, ce qui n’implique nullement que je sois votre ennemi[97]. »

Face à un Benjamin « collabo », le ton et les mots de Grignon se montrent moins empressés et plus réservés. Son amitié de même que son profond respect à l’égard de Benjamin étaient plus ou moins demeurés intacts. Effaré par la France de l’épuration, Grignon compatissait profondément au sort du Français, lui racontant même dans sa lettre que

la guerre m’a beaucoup bouleversé et depuis la libération tout ce qu’on écrit contre vous dans les petites gazettes de résistance à la guimauve m’a indigné. Je sais que vous êtes au-dessus des haines littéraires, mais je n’en souffre pas moins dans mon coeur et ma tête, car j’ai toujours pour vous une admiration qui ne peut que grandir.

Grignon profite également du courrier pour donner des nouvelles à Benjamin et lui raconter avec force détails ses nouveaux projets d’écriture :

Je ne publie plus de Pamphlets depuis 1942. Il était temps du reste de mettre un frein à la violence de mes idées et d’une prose qui agissait un peu à la manière d’une bombe atomique, ce qui ne pouvait rassurer ma famille. Je continuai à écrire mon roman radiophonique tiré d’Un Homme et son péché[98] et qui est devenu d’une popularité presque scandaleuse. Je vous vois sourire. Je sais que je suis à plaindre, mais rassurez-vous[99].

Grignon a-t-il honte de révéler à Benjamin son nouveau tournant populaire comme scripteur radiophonique à temps plein, troquant ainsi la plume du pamphlétaire contre celle de l’écrivain ? Depuis déjà quelques années, Grignon utilise ses talents de romancier et de scénariste pour divertir les gens, ce qui lui permet, d’une certaine façon, de mieux gagner sa vie. Néanmoins, l’ancien pamphlétaire, tel un vieux compagnon d’armes, conclut par ce témoignage vibrant en rappelant à Benjamin ses anciens engagements de visiter le Canada :

Que je voudrais […] vous embrasser, cher Français, vous prouvant une fois de plus combien votre amitié me demeure une des grandes choses de ma vie. Quand m’écrirez-vous que vous viendrez fouler le sol de mon pays paysan où vous rencontrerez des amis qui vous comprennent et qui vous aiment, moi d’abord[100].

Écrite à la Clinique Saint-Gatien de Tours, la dernière lettre de Benjamin, datée du 21 septembre 1948, est riche d’émotions. Quelques jours avant sa mort, alors qu’il est cloué au lit à cause de sa maladie, Benjamin livre à Grignon ces quelques lignes pour l’informer de son état de santé des plus déplorables :

Depuis vingt jours, je suis un martyre, et j’ai la perspective d’en être un pendant des semaines et des semaines encore. Il y a vingt jours, nuit pathétique. J’ai vécu des heures à la Dostoïevski […] J’attends le médecin six heures ! Il arrive. Il y a six heures que je hurle la souffrance. Il essaie de me sonder, m’assassine, change la chambre en abattoir, m’emmène enfin à Tours où le chirurgien ne réussit aucun sondage. Il faut faire une cystotomie. Enfin, enfin, on m’endort[101].

Redevenu pour Grignon le confident majeur qu’il avait été avant le début de la guerre, Benjamin écrit ces quelques mots en signe d’adieu :

Votre lettre est un baume, un sourire, une aide. Depuis vingt jours, je suis un martyre, et j’ai la perspective d’en être un pendant des semaines et des semaines encore. […] Jamais je n’ai souffert autant de ma vie. Et on n’en voit pas la fin. […] Mon cher ami, je m’arrête. Cette simple lettre et je n’en peux plus ! À vous et aux vôtres du fond du coeur[102].

De façon générale, que dire de la correspondance Benjamin/Grignon ? Qu’il s’agit là d’une relation épistolaire faite surtout d’estime, et nourrie d’une même passion pour la littérature, les écrits de combats et les idées. Les lettres nous révèlent également une amitié profonde et patiente, partagée entre les deux hommes. Bien que réticent à certains moments, surtout après le second conflit mondial, Grignon fut néanmoins, tout le long de la correspondance, un confident attentif, et ce, même durant les périodes les plus difficiles. Les malheurs et les ennuis de Benjamin, Grignon les connaissait.

Conclusion

Dans cet article, l’analyse des Pamphlets de Valdombre, de même que la correspondance entre Grignon et Benjamin, nous a permis d’éclairer un cas particulier d’influences littéraires et idéologiques entre la France et le Canada français pendant l’entre-deux-guerres. À l’étude des liens entre Grignon et Benjamin, nous constatons que ceux-ci étaient essentiellement surdéterminés, non pas par le partage d’un programme politique ou idéologique de droite, mais bien par l’adhésion à une certaine verve polémique, un ton, un certain registre de l’écriture, mais également à une « certaine idée de la France » entendue ici comme une esthétique. Sur ce dernier point, nous avons observé une nette volonté, autant chez Grignon que chez Benjamin, de trancher avec leur époque, cherchant ainsi à reproduire de façon symbolique ou plutôt esthétique les fondements d’une vieille France à secourir et à défendre, et ce, même dans le contexte canadien-français. Précisons d’ailleurs qu’on ne retrouve sous la plume de Grignon, qu’il s’agisse de ses chroniques littéraires sur des artisans de l’Action française ou de sa correspondance avec Benjamin, que très peu de référence à la politique, en particulier à la politique française, au maréchal Pétain ou au Régime de Vichy, hormis peut-être sa défense du traditionalisme, de la vieille France ou encore ses analyses à l’emporte-pièce sur le rétablissement de la monarchie absolue française. On peut donc considérer Grignon comme un passeur, voire un trait d’union entre la France et le Canada français, d’une certaine esthétique littéraire et politique inspirée des membres de l’Action française.

Au regard de ce qui précède : si Grignon représente un cas, il faudrait aussi s’intéresser à d’autres cas d’ici, à la fois semblables et différents, afin de déterminer s’il a pu exister, outre Grignon et Benjamin, d’autres manières de dialoguer et d’échanger avec la France. En ce sens, il paraît d’ores et déjà clair que la question des échanges littéraires, intellectuels et artistiques offre à l’historien des idées une clé précieuse pour étudier d’autres auteurs canadiens-français moins connus, plus atypiques ou vivants à l’extérieur de la métropole, dont le Charlevoisien l’abbé Félix-Antoine Savard (1896-1982), le Mauricien Clément Marchand (1912-2013) ou encore le poète estrien Alfred DesRochers (1901-1978). Tout cela afin d’analyser sous de nouveaux angles le degré d’influence des idées françaises sur l’ensemble du champ intellectuel canadien-français de l’entre-deux-guerres.