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Le Conseil du Québec de l’enfance exceptionnelle (CQEE) est créé en 1961 et incorporé en 1963. Il se définit comme un forum « professionnel et scientifique inter et multi-disciplinaire » ouvert à tous les intervenants concernés par l’enfance exceptionnelle[1]. Son principal fondateur, Clément Thibert, est alors président de la sous-commission de l’enseignement aux enfants exceptionnels du département de l’Instruction publique[2]. Or, pour Thibert, les jeunes qui ont des besoins spéciaux doivent être considérés plus globalement que sous la simple lorgnette de l’éducation[3]. Aussi, le CQEE inscrit-il d’emblée son action explicitement au carrefour de l’éducation, de la médecine, de l’éducation spécialisée et du travail social[4]. Parmi ses quelques centaines de membres comme au sein de son conseil d’administration, il regroupe des parents, des professionnels, des fonctionnaires, des chercheurs dans les divers domaines reliés à la réadaptation[5]. Son bureau central situé à Québec et ses chapitres régionaux (quatre en 1963, onze en 1972[6]) sont autant de lieux de rencontres et de discussions pour faciliter la mise en commun des expertises, l’identification des consensus et de moyens d’action.

Il aurait été intéressant de faire connaître cet organisme, mais nos recherches intensives et malheureusement vaines de ses archives nous autorisent à avancer sans trop de crainte de nous tromper que celles-ci sont vraisemblablement perdues[7]. Au moins, la revue L’Enfant exceptionnel ouvre-t-elle une fenêtre sur son action jusqu’au milieu des années 1970[8].

Cette note comprend trois parties. Nous faisons connaître le rôle du CQEE comme porte-voix de la réflexion internationale. Nous montrons ensuite la contribution de cet organisme à la diffusion de l’idéologie des droits ; ainsi qu’aux expériences d’intégration sociale conduites au Québec dans les années 1960 et 1970.

S’il faut tout dire en quelques mots, résumons ainsi : dès le début des années 1960, le CQEE a voulu donner aux divers milieux québécois concernés par la déficience intellectuelle (et, plus largement, par les enfants à besoins spéciaux) une culture commune en prise sur les grands débats internationaux de l’époque. Il a fait avancer l’idée que les jeunes présentant des incapacités intellectuelles ont des droits, dont celui de vivre dans la communauté avec des soutiens adaptés. Il compte ainsi parmi les acteurs sociaux grâce auxquels le Québec se distingue au Canada comme le premier État à avoir reconnu des droits aux personnes vivant avec des incapacités intellectuelles et interdit la discrimination à leur égard.

Le CQEE : un porte-voix de la réflexion internationale

À la sous-commission de l’enseignement aux enfants exceptionnels, Clément Thibert travaille en concertation avec des collègues psychologues tels que Gérard L. Barbeau, Euchariste Paulhus, et Jean-Charles Lessard, et avec le travailleur social Albini Girouard. À eux cinq, ils détiennent à peu près toute l’expertise québécoise du début des années 1960 en déficience intellectuelle[9]. Dans les années 1950, Barbeau et Thibert ont travaillé au Mont-Providence, l’internat des Soeurs de la Providence qui est aussi l’école spécialisée sacrifiée que l’historiographie a bien étudiée[10], tandis que Paulhus et Girouard ont dirigé les premiers instituts de réadaptation Val-du-Lac et Doréa. Avec Lessard, tous ont en outre conçu les programmes destinés aux futurs enseignants du secteur des services spéciaux dans les commissions scolaires[11]. Après Thibert, son fondateur, Girouard et Paulhus seront aussi, avant 1970, élus chacun une fois à la présidence annuelle du CQEE.

Or, ces premiers experts québécois ont été formés dans des réseaux européens et américains. Depuis les années 1950, ils ont des contacts aux États-Unis, notamment Edgar Doll et Richard Hungerford, chercheurs respectivement à Vineland et à l’Université Columbia. Ils en ont aussi plusieurs en Europe grâce au réseau des organisations internationales catholiques de l’enfance dans lesquels, à l’invitation d’Henri Bissonnier, ils sont assez présents. Henri Bissonnier est alors secrétaire général de la commission médico-sociale et psychopédagogique du Bureau international catholique de l’enfance (BICE)  ; il est aussi le fondateur de l’Office chrétien des personnes handicapées. Les Québécois se mettent donc au fait des réflexions, des recherches et des interventions menées du Portugal et de l’Espagne à l’Allemagne et à l’Autriche, en passant bien sûr par l’Italie, la France et la Belgique[12]. Au contraire de leurs collègues canadiens, presque exclusivement tournés vers le monde anglo-saxon[13], c’est la spécificité des experts québécois que de s’être nourris d’emblée, à l’époque, d’une variété de réflexions, de recherches et d’interventions.

Tout ce travail, le CQEE entend bien le répercuter au Québec. Il le fait notamment par sa revue et par l’organisation de grands congrès annuels.

L’Enfant exceptionnel paraît pour la première fois en 1965. Jusqu’à sa disparition en 1976, ce périodique est publié en moyenne quatre fois par an. À ses débuts il est tiré à 1500 exemplaires, puis à environ 900 à partir de 1967[14]. Chaque livraison compte une centaine de pages. La revue est le carrefour des expériences en cours dans toutes les régions du Québec sur l’éducation, la formation professionnelle, l’emploi protégé ou non, ou encore sur les divers types de foyers ou la vie familiale. À côté d’articles de recherche, on y trouve les textes de parents, d’intervenants et d’autres professionnels. Y sont examinés, ou même élaborés à l’occasion, des projets de programmes ou de politiques gouvernementales. C’est aussi dans la revue qu’est diffusé ce qui se fait alors un peu partout dans le monde ainsi que les grands textes de réflexion sur les droits et sur l’intégration sociale. Enfin, L’Enfant exceptionnel propose des recensions d’ouvrages ainsi que des bibliographies thématiques pour suivre une actualité éditoriale québécoise et internationale en pleine effervescence.

L’autre grand moyen d’action du CQEE, c’est l’organisation de congrès annuels. Au nombre d’une quinzaine entre 1963 et 1977, ils réunissent dans un grand hôtel de Montréal[15] entre 1000 et 1500 personnes[16]. Si la conférence d’ouverture est toujours donnée par un sous-ministre ou une personnalité québécoise marquante[17], celle de clôture est l’occasion d’entendre une personnalité internationale. Parmi celles-ci, on note tout particulièrement la présence d’Henri Bissonnier en 1965 et, l’année suivante, celle de René Dellaert, directeur de la clinique de l’enfant d’Anvers ; à défaut d’avoir pu venir en personne prononcer la conférence annoncée en 1968, l’éducateur néerlandais Dan Mulock Houwer, ex-secrétaire de l’Union internationale de Protection de l’enfance et président-fondateur de l’Association internationale des éducateurs pour jeunes inadaptés, en envoie le texte à L’Enfant exceptionnel[18]. D’autres invités internationaux, actifs dans d’autres secteurs que la déficience intellectuelle, viennent aussi à la rencontre des congressistes : ainsi, en 1968, le docteur Georges Amado, directeur du centre de réadaptation Le Coteau, en France, le pédopsychiatre français Michel Lemay en 1969, Maurice Capul, directeur de l’École d’éducateurs spécialisés de Versailles en 1970, ou encore, en 1971, Marc Ehrhard, directeur de l’École d’éducation spécialisée de Strasbourg[19]. Sauf exception, L’Enfant exceptionnel publie leurs conférences[20].

En 1964, le Conseil devient membre du Council for Exceptional Children, une organisation groupant près de 17 500 membres répartis aux États-Unis, au Manitoba et en Ontario. Et en 1968, il adhère au BICE[21].

Le CQEE se veut un carrefour et se donne les moyens de l’être. Un de ses objectifs est de promouvoir les droits des jeunes handicapés, tout particulièrement ceux vivant avec une déficience intellectuelle.

Diffuser l’idéologie des droits au Québec

L’action du CQEE s’effectue au moment où le monde de la déficience intellectuelle entre dans une période de profonde transformation. À partir de la fin des années 1950, le paradigme de l’internement commence à être remis en question. Sur une vingtaine d’années, il sera progressivement remplacé par celui de l’intégration sociale[22].

Or, un des soutiens de la lutte pour l’intégration sociale est la question des droits. La grande Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 est, à cette époque, en train de donner un fondement à une série d’autres déclarations reconnaissant des droits à des catégories spécifiques d’êtres humains. Parmi eux, il y a désormais les enfants, ainsi que les personnes présentant des incapacités intellectuelles. Ainsi, en 1959, l’ONU adopte la Déclaration des droits de l’enfant. Son Principe 5 stipule que « l’enfant exceptionnel a droit de recevoir le traitement, l’éducation et les soins spéciaux que nécessite son état ou sa situation ».

C’est dans ce contexte qu’on peut apprécier la précocité de l’action du Conseil du Québec de l’enfance exceptionnelle. Le premier congrès du CQEE se tient en 1963 : à cette occasion, l’organisme reproduit et distribue les conclusions de la commission n° 5 qui, au congrès mondial réuni par le BICE à Beyrouth, vient tout juste de se pencher sur les droits des enfants exceptionnels[23].

L’année suivante, le Conseil fait porter son deuxième congrès spécifiquement sur les droits. L’objectif général de la rencontre est de proposer au gouvernement du Québec un programme législatif et des services administratifs justifiés par les besoins et les droits des enfants exceptionnels. Dans ce but, les diverses commissions du congrès étudient l’ensemble de la législation et des programmes en vigueur dans plusieurs pays d’Europe, aux États-Unis et en Israël[24]. Les congrès des années suivantes reviennent souvent sur les droits, dans une perspective d’intégration sociale. Celui de 1965, par exemple, porte sur le droit à l’éducation. Celui de 1969 se demande : « L’enfance exceptionnelle : un enrichissement pour la société ?[25] ».

La Déclaration des droits généraux et particuliers des déficients mentaux adoptée en 1968 par la Ligue internationale des associations d’aide aux handicapés mentaux, de même que la Déclaration des droits du déficient mental adoptée par l’ONU en 1971 sont à leur tour largement diffusés dans les congrès et font l’objet de publications, analyses et commentaires dans L’Enfant exceptionnel au fil des ans[26].

Ces textes sont aussi au fondement de plusieurs interventions majeures du CQEE. Par exemple, en 1968, le président Euchariste Paulhus prépare des résumés des Déclarations de 1959 et 1963 et les fait parvenir à toutes les commissions scolaires du Québec afin de les éveiller à leur responsabilité envers les jeunes vivant avec une déficience intellectuelle[27]. Autre exemple : en 1974, le Conseil propose au gouvernement du Québec son propre projet de Charte des droits de l’enfant[28].

On voit donc d’année en année se raffermir les préoccupations d’égalité des chances et d’intégration sociale, et le désir du CQEE d’imposer l’idée que les jeunes avec besoins spéciaux sont des sujets de droits.

Le droit à l’intégration sociale

Au début des années 1960, la Commission d’enquête sur les hôpitaux psychiatriques, dite commission Bédard du nom de son président, recommande la désinstitutionalisation des malades psychiatriques mais se prononce en revanche en faveur du maintien en institution des personnes qui présentent des incapacités intellectuelles. Non plus chez les soeurs toutefois, sauf pour les cas les plus lourds, mais dans un réseau public à créer, à bien financer et à placer sous le contrôle de la profession médicale[29]. Parallèlement, les Petites Franciscaines de Marie tentent au contraire, à partir de 1964, une première grande expérience de désinstitutionalisation de jeunes déficients à leur hôpital psychiatrique de Baie-Saint-Paul. Elles y mettent sur pied une école de réadaptation en vue de les préparer à leur sortie, elles créent aussi des structures de soutien en milieu ouvert (foyers de groupes, service social externe, ateliers protégés) pour accueillir et suivre leurs anciens hospitalisés. Et elles le font explicitement au nom du droit de ceux-ci à vivre dans la communauté[30]. Puis, pour sortir des grands hôpitaux psychiatriques les jeunes qui y vivent encore, le gouvernement fédéral décide unilatéralement en 1969 de financer partiellement la construction de centres d’entraînement à la vie, vingt au Québec ; dans ces établissements, qui comptent tout de même entre cent et cent-vingt places, aboutissent non seulement des enfants déjà institutionnalisés mais aussi beaucoup d’autres qui vivaient jusque-là dans leurs familles[31]. C’est dire que bien des initiatives contradictoires sont prises à cette époque.

L’intégration sociale est au coeur du projet du CQEE. En 1968, Clément Thibert propose à l’Association du Québec pour les enfants arriérés, qui est une fédération d’associations de parents, de se doter d’un institut dédié d’une part à la recherche sur le processus de développement de ces jeunes et à l’élaboration de méthodes d’enseignement appropriées, et d’autre part à la conception de services et de programmes que les différents ministères du gouvernement du Québec pourraient offrir, dans la communauté, aux personnes vivant avec des incapacités intellectuelles. Sans qu’il n’ait jamais atteint une telle envergure, le projet deviendra néanmoins à terme l’Institut québécois de la déficience intellectuelle, qui est encore de nos jours l’organisme de recherche et de formation continue de la Société québécoise de la déficience intellectuelle[32].

En ces années, L’Enfant exceptionnel rend compte des débats autour de l’intégration sociale qui s’expriment parmi les parents, les professionnels, les fonctionnaires. Les présidents et autres dirigeants du Conseil utilisent généralement les éditoriaux de la revue pour faire avancer cette cause[33]. Les principales dimensions de l’intégration sociale dont il est alors question concernent le logement, l’emploi, et bien entendu l’école.

Sur la question du logement, plusieurs expériences sont rapportées. Les avantages et inconvénients des diverses formules d’hébergement sont discutées : foyer nourricier individuel, foyers collectifs, foyers de groupes confiés à des professionnels, centres d’accueil de réadaptation[34]. Les foyers de groupes notamment, qui mettent sur pied des programmes de réadaptation très structurés à l’intention de leur douze à quinze résidants, apparaissent sous la plume de ceux qui les font connaître comme une formule bien moins institutionnelle que les centres d’entraînement à la vie[35]. Des articles sur la désinstitutionalisation en cours à l’Hôpital Rivière-des-Prairies sont aussi publiés à la fin des années 1960[36].

L’intégration par le travail fait l’objet de plusieurs articles. Les préoccupations principales qui s’expriment touchent la préparation à l’emploi, le développement des habiletés manuelles et l’ouverture de places dans des ateliers protégés[37]. Très tôt aussi, on discute de la nécessité d’élaborer des programmes de formation professionnelle de niveau secondaire pour les adolescents ; les commissions nos 4 et 5 du congrès de 1968 traitent par exemple spécifiquement de la « Pédagogie et méthodologie de la formation professionnelle des exceptionnels, niveau secondaire[38] ».

Le point le plus sensible est d’ailleurs l’école. Au congrès de 1968 par exemple, au cours duquel la déficience intellectuelle occupe une grande place, la commission no 3 porte sur « L’exceptionnel et la réforme scolaire ». On y discute du Règlement no 1 adopté par le ministère de l’Éducation pour favoriser l’élargissement des programmes réguliers aux jeunes vivant avec une déficience. Ce n’est pas l’avis des participants, qui pensent que certaines catégories d’exceptionnels doivent plutôt continuer de recevoir un enseignement et une éducation spécialisés distincts ; ils se prononcent aussi en faveur sinon toujours des écoles spéciales, du moins des classes spéciales au sein des écoles régulières[39]. Les structures spécialisées sont donc défendues au moins autant que l’intégration dans les structures communes[40].

Ce qui ressort durant cette décennie charnière, c’est véritablement le questionnement des professionnels. Si l’hébergement dans des petites structures ou la vie dans la famille sont désormais vus comme plus propices au développement, si la multiplication des ateliers protégés et l’élaboration de programmes de formation professionnelle adaptés est réclamée et que s’y engagent plusieurs experts, les consensus sont beaucoup plus difficiles à trouver sur les meilleures voies d’assurer la scolarisation de base. Pour autant, la tendance est de donner au principe de l’intégration sociale une extension toujours plus vaste.

Conclusion

Après avoir manifesté une grande vitalité, le CQEE s’essouffle au milieu des années 1970. Il éprouve de plus en plus de difficulté à faire dialoguer des intervenants souvent en concurrence sur le marché de l’emploi et qui ont tendance, du moins selon Clément Thibert, à vouloir faire une « chasse-gardée » de ce qu’on nomme plus volontiers désormais l’« enfance inadaptée[41] ». Un autre organisme du même type que lui mais plus spécialisé, l’Association québécoise des troubles d’apprentissage, est d’ailleurs né en 1966[42]. Ayant constaté que les professionnels délaissent de plus en plus l’interdisciplinarité, les chapitres régionaux sont remplacés en 1972 par des « Divisions et groupements d’études thématiques » qui rassemblent les intéressés à l’échelle du Québec[43]. Au milieu des années 1970, le Conseil apparaît en pleine crise d’identité. Ses multiples objectifs lui semblent désormais constituer un « fourre-tout ». Il s’accuse d’avoir contribué lui-même à la création d’enfants inadaptés tant par sa promotion de l’utilisation des tests de tous genres que par sa négligence à considérer suffisamment les causes sociales de l’inadaptation. Et il se reproche d’avoir peut-être misé trop longtemps sur la scolarisation en classes spéciales alors que le ministère de l’Éducation, à l’écoute des recommandations du Comité provincial pour l’enfance exceptionnelle (COPEX), manifeste une volonté de « normalisation » et d’intégration dans les structures régulières[44]. Le CQEE est alors à la recherche de son orientation[45]. Il restera actif jusqu’au début des années 1980, puis modifiera son nom en Conseil québécois de l’enfance et de la jeunesse.

Son principal apport historique est d’avoir joué un rôle pour contrer les préjugés, pour soutenir les associations de parents, pour créer une culture commune aux familles, aux intervenants, aux chercheurs et aux fonctionnaires, pour développer au sein des divers ministères québécois concernés le sens de leur responsabilité envers les jeunes présentant une déficience intellectuelle et, plus globalement, pour favoriser l’intégration sociale de ces jeunes et promouvoir leurs droits.

À partir du milieu des années 1970, dans une conjoncture internationale qu’on a vue favorable, ce travail du CQEE commence à porter fruit. Plusieurs lois et politiques expriment la volonté de l’État québécois de favoriser l’intégration sociale des jeunes et des adultes vivant avec des incapacités intellectuelles. Ce premier mouvement est couronné en 1977 par l’adoption de la Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées et par l’inclusion d’un article sur les droits de celles-ci dans la Charte des droits et libertés de la personne.