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Il faut saluer l’originalité de Revolutions Accross Borders qui, par une approche méthodologique peu employée auparavant, amène ailleurs l’étude des Rébellions de 1837-1838. Ce collectif sous la direction de Maxime Dagenais et Julien Mauduit vise, en effet, « to move laterally », pour reprendre l’expression employée par ce dernier, par rapport à l’historiographie dite « nationaliste ». Le résultat, disons-le d’emblée, est stimulant. L’ouvrage rassemblant des chercheur.e.s canadien.ne.s et américain.e.s marquera un jalon de l’historiographie et suscitera sans doute de nouveaux questionnements. Le lectorat aura donc compris que notre opinion envers ce livre est globalement favorable, même si quelques critiques subsistent dans notre esprit.

Passons d’abord sur quelques menues considérations. L’introduction rédigée par Dagenais constitue, d’abord, un exposé utile des développements de l’historiographie des Rébellions et résume efficacement le contenu du recueil. Notons aussi que l’ouvrage, dans son ensemble, est une mine de références négligées par la grande majorité des études portant sur les Rébellions. Déplorons toutefois un élément de forme : l’absence de bibliographie. En effet, une occasion exceptionnelle de publier une première liste des travaux « transnationaux » sur ce sujet a été manquée. Dommage. On se consolera quelque peu avec l’index en fin de volume.

Venons-en au contenu. Pour les directeurs du collectif, il est question avant tout d’envisager la Rébellion canadienne – notons le singulier – en fonction de son insertion dans le contexte socio-économique, politique et intellectuel de l’Amérique jacksonienne. L’accent est donc mis sur les similarités plutôt que sur les distinctions entre les événements se produisant dans les Canadas et à la frontière américaine en 1837-1838, voire avant et après, de sorte que la Rébellion devient un seul événement transnational et continental. Le terme pluriel Revolutions signifie, quant à lui, que sont traités conjointement, au-delà des frontières, des moments révolutionnaires connectés. Il s’agit, en premier lieu, de la Market Revolution (ou l’essor du capitalisme), déjà bien documentée aux États-Unis, et mise à l’avant-plan aussi pour les Canadas dans ce volume. Il s’agit également de ce que des acteurs mêmes de l’époque, Canadiens et Américains, percevaient comme une (seconde) révolution républicaine dont la Rébellion canadienne ne serait qu’une manifestation éloquente. Cette seconde révolution, de nature intellectuelle, aurait été le fruit d’une désillusion face à la Market Revolution dont les pires penchants furent souvent perçus comme l’abandon de valeurs et modèles fondamentaux des États-Unis (la morale civique, la masculinité, l’industrie et la frugalité du yeoman-farmer). Des républicains, Américains comme Canadiens, pointaient alors du doigt l’immoralité de la moneyed aristocracy, fille de l’aristocratie britannique du temps de la Révolution américaine, vue comme responsable de crises économiques et financières en 1819 et 1837. Ainsi, plusieurs verront la Rébellion canadienne comme une occasion de compléter la poussée anticoloniale américaine des années 1770-1780 qui visait à chasser les Britanniques hors de l’Amérique, et les Canadas comme un lieu potentiel de régénérescence de l’expérience républicaine continentale.

L’essor de la perspective transnationale des Rébellions se fait conjointement à celui d’une approche économique. Revolutions Across Borders veut ainsi démontrer que les contextes socio-économique (Opal et Richards), politique et intellectuel (Bonthius et Richards Jr) convergent et provoquent les mêmes ressentiments envers la montée du capitalisme financier, tout comme ils expliquent pourquoi le gouvernement américain, menotté par l’économie de l’esclavage et ses liens commerciaux avec la Grande-Bretagne, n’est pas disposé à intervenir en faveur des patriotes. Aussi, d’un point de vue de l’histoire intellectuelle, on fait voir que les républicains, qu’ils aient été Canadiens ou Américains, avaient des idées semblables en matière d’économie politique. Il en ressort toute une pensée sur le republican ou free banking (ou joint stock democracy) comme alternative plus égalitaire au aristocratic banking alors en vigueur ; une manière de brider le capitalisme (Schrauwers, Richards et Bonthius).

Dans un autre ordre d’idées, l’approche transnationale a le mérite d’être un procédé heuristique et herméneutique qui relativise des particularismes parfois exagérés ; elle permet également de repondérer les influences en jeu lors d’un événement donné. C’est dire l’intérêt de ce livre qui montre que l’impact des Rébellions s’est fait ressentir aux États-Unis, de telle sorte que, par exemple, le président Martin Van Buren joua son avenir politique en déclarant la neutralité du gouvernement lors des événements. Cela lui coûta l’appui d’électeurs sympathisants des républicains canadiens… et vraisemblablement son poste de président à l’élection de 1840 (Mauduit).

Tout cela étant dit – trop peu —, gageons que la perspective nationale sur l’histoire des Rébellions continuera d’être prépondérante, du moins au Québec. Le présent recenseur ne voit pas cela d’un mauvais oeil. Seulement, il faut espérer des différentes approches un dialogue constructif. On ne manquera pas sur ce point de sourciller en lisant dans l’introduction que les études sur les Rébellions ont « stagné » dans les dernières décennies, car trop « firmly rooted in nationalist historiography ». Un rictus sceptique apparaîtra aussi à la lecture de mots de Robert Richards (« We should cast aside restrictive or nationalist narratives […] ») et Ruth Dunley (« It is only with a trans-national perspective on the Rebellion that we are able to open new avenues of interpretation […] »). Ces remarques sont trop sévères. Marquons donc un désaccord : seulement le transnational peut être gage de progrès pour un champ d’étude qui stagnerait ? Alors, que faire des écrits sur la littérature féminine « rebelle » bas-canadienne de Mylène Bédard (2015), par exemple ? Que dire des diverses analyses de La culture des Patriotes (Courtois et Guyot, dir., 2012) ? Des récits de l’exil de patriotes aux États-Unis entre 1837 et 1839 de François Labonté, complètement ignorés dans ce volume (2004 et 2017) ? Des dossiers du Bulletin d’histoire politique (1998, 2003 et 2009) qui soulevèrent des enjeux liés à l’histoire locale, à la mémoire, aux représentations artistiques, aux femmes, à des communautés autochtones, à l’éducation, à la comparaison avec le Haut-Canada, au républicanisme ? Que penser des mémoires et thèses qui se sont intéressés, parmi d’autres, aux manuels scolaires québécois (Larocque, 2015), ou au rôle structurant des Rébellions dans le discours historiographique québécois (Arsenault, 2013) ? Ne sont-ils pas tous dignes d’émulation ? Certes, on aurait peine à trouver un angle comparatif résolument transnational dans cette liste non exhaustive – quoique l’on pourrait ajouter l’exemple de Julie Guyot (Les insoumis de l’Empire, 2016). Mais stagnation ? Absolument pas. L’approche transnationale n’est pas une panacée.

Pour le Québec, 1837-1838 revêt une telle importance identitaire qu’on ne saurait faire l’économie de s’y intéresser d’un point de vue national. Par ailleurs, le livre ne convaincra pas totalement des ressemblances plus grandes face aux différences entre le Haut-Canada, le Bas-Canada et l’Amérique jacksonienne. À ce sujet, une contribution du recueil mentionne pourquoi le Haut-Canada est plus attrayant que sa province soeur pour des Américains impliqués dans la Patriot War : à cause de la langue et de la religion (Richards Jr). Louis-Georges Harvey, de son côté, explique l’intérêt primordial pour le Bas-Canada chez John L. O’Sullivan, rédacteur de la United States Democratic Review et l’une des figures de proue de l’idée de destinée manifeste dans les années 1840 : le mouvement républicain qui s’y trouve lui apparaît plus structuré et plus important.

Si l’approche transnationale, il faut s’en réjouir, intègre la recherche sur les Rébellions, elle devra côtoyer des études locales et nationales inspirées des travaux, parmi d’autres, d’un Gilles Laporte (Patriotes et Loyaux, 2004 ; Brève histoire des patriotes, 2015) ou d’un Yvan Lamonde (Au « bourg pourri » de Sorel, 2017). Pour l’heure, félicitons Dagenais et Mauduit pour Revolutions Across Borders, et souhaitons que le propos de ce collectif trouve résonance dans les futures études sur les Rébellions et le républicanisme canadien, américain et québécois.