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Who is this man, and what his crime or cause of woe ? I hear a Christian ask—Answer, Canadians ! — Ye who have toiled as felons on the roads of this Degraded land, this home of crime, and tell your wrongs— Ye who were conquer’d fighting in a holy cause, The cause of freedom ! struggling for the sacred rights of man— Tell why you’re here, and what your cause of woe has been ! Cheer up, ye suffering men ! the cloud has pass’d away Which for a period hung o’er your devoted heads ! The sun of fortune smiles again, and hope, sweet hope, Whispers the pleasing tale that all will soon be well !

Brutus[2]

Des travaux anciens et plus récents ont énormément enrichi notre connaissance de l’histoire des Patriotes des Canadas déportés en Nouvelle-Galles du Sud et à la terre de Van Diemen[3]. Cependant, ces études laissent encore de nombreuses questions en suspens. En particulier, nous en savons assez peu sur les impressions laissées par les rébellions de 1837 et 1838 sur l’opinion australienne, alors qu’il y a là une riche matière susceptible d’éclairer la réception que l’on a réservée aux détenus canadiens à leur arrivée en terre étrangère[4]. Dans le présent article, nous voudrons combler en partie cette lacune en nous penchant sur l’accueil donné aux Patriotes bas- canadiens dont la sentence de mort par pendaison a été commuée en déportation à vie à la Nouvelle-Galles du Sud. Il ne s’agit pas de décrire l’expérience concrète des déportés pendant leurs années passées en Australie, cette page d’histoire ayant fait l’objet d’analyses détaillées[5], mais plutôt de nous attarder aux perceptions des Australiens eux-mêmes à travers une étude des lettres[6] et mémoires des Bas-Canadiens, des journaux australiens[7] et des archives gouvernementales et religieuses de la Nouvelle- Galles du Sud. Nous espérons ce faisant contribuer à l’étude transnationale des Rébellions et, plus généralement, à l’histoire des relations ethniques et politiques à l’échelle de l’Empire britannique.

Le présent texte est découpé en cinq sections. La première décrit l’impression favorable que firent les détenus bas-canadiens au moment de leur arrivée en Nouvelle-Galles du Sud. La deuxième met en relief comment le statut de prisonnier politique que certains ont voulu leur attribuer a constitué un des principaux facteurs ayant nourri le sentiment de sympathie dont ils furent entourés au moment de leur débarquement, puis de leur internement à Longbottom. Très rapidement, comme le montre la troisième partie, les détenus bas-canadiens ont reçu des appuis importants, non seulement de la part de journalistes et de citoyens gagnés à leur cause, mais aussi de la part de la hiérarchie catholique et des autorités coloniales. La quatrième partie insiste sur les comportements jugés admirables des exilés bas-canadiens pendant leur séjour en terre étrangère, eux qui surent exprimer, aux yeux des observateurs australiens, les qualités associées alors à la civilisation : propreté, discipline, travail et piété. On ne peut donc s’étonner, comme le rappelle la cinquième et dernière section, qu’ils aient obtenu un pardon relativement rapide. Ils étaient, croyait-on, des « détenus exemplaires ».

Rappelons très brièvement les événements. Après la rébellion de 1838, 108 Bas-Canadiens furent traduits en cour martiale pour leur participation au soulèvement. Quatre-vingt-dix-neuf Patriotes furent jugés coupables de haute trahison et condamnés à mort. De ceux-là, 12 furent exécutés au Pied-du-Courant, 2 furent condamnés à l’exil, 27 furent libérés sous condition ou caution et 58 furent envoyés à la Nouvelle-Galles du Sud. Les condamnés à mort dont la sentence fut commuée en déportation furent conduits, enchaînés et escortés jusqu’à Québec, où ils furent embarqués à bord du Buffalo[8] en compagnie de 83 autres prisonniers du Haut-Canada (pour la plupart des prisonniers de guerre américains). Partis le 28 septembre 1839, ils ancrèrent le 13 février 1840 à Hobart Town pour y débarquer les déportés du Haut-Canada, destinés à passer leurs jours à la colonie carcérale de la terre de Van Diemen (Tasmanie[9]). Le 24 février, ils parvinrent à Sydney et le 11 mars, ils descendirent à terre, après un voyage qui aura duré cinq mois et douze jours afin d’être conduits au pénitencier de Longbottom (maintenant Concord) situé à une douzaine de kilomètres de Sydney[10].

Une impression favorable

On exagère fortement si on suppose que la ville de Sydney était en proie à la panique devant l’arrivée d’une cinquantaine de Patriotes, aussi révolutionnaires soient-ils[11]. Il est vrai que les éditeurs du Sydney Gazette, le journal officiel du gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, semblaient ne pas voir sans crainte l’arrivée des détenus canadiens en sol australien. « We understand the Canadian rebels are to be sent in a few days to Norfolk Island, by H. M. store-ship Buffalo. We are glad of this, as we have bushrangers, highway robbers, and housebreakers enough in this colony already, without having a cargo of mal-contended political incendiaries, vulgarly called Patriots (which, in Canada, was a plausible name for cut-throats), landed on our shores[12]. » À un moment où près du quart de la population des colonies australes était constituée de prisonniers[13], on s’alarmait de l’intrusion d’une bande d’agitateurs et de brigands. En outre, ceux qui voyaient partout des conspirations pour renverser le gouvernement colonial pouvaient s’inquiéter d’une possible union entre les catholiques canadiens et les catholiques d’origine irlandaise déjà établis au pays[14], ces derniers représentant alors environ le quart de l’ensemble des déportés australiens[15]. Les journaux anglophones conservateurs du Canada qui circulaient en Nouvelle-Galles du Sud et à la terre de Van Diemen ne faisaient que renforcer ces présomptions[16].

Néanmoins, au moment de leur transport en Nouvelle-Galles du Sud, d’autres voix se faisaient entendre, beaucoup plus bienveillantes envers les détenus bas-canadiens. Ayant étudié en France au Séminaire des colonies[17], et occupant alors le poste de secrétaire de Mgr Bede Polding, le père John Brady assurait même, non sans pécher par excès d’enthousiasme, que « tout le public » de la Nouvelle-Galles du Sud était favorable aux Bas-Canadiens[18].

La distinction entre félons et prisonniers politiques explique en grande partie l’hospitalité particulière avec laquelle la population accueillit les Patriotes à leur arrivée en terres australes[19]. Pendant les quinze jours où le Buffalo fut ancré dans la baie de Sydney, attendant les ordres des autorités, les prisonniers reçurent entre autres la visite de quelques officiers français, en escale dans ce port. Lepailleur raconte qu’« [a]ppréciant hautement la cause de [leurs] malheurs, ils [les] complimentèrent pour le patriotisme qui [leur] avait valu [leur] exil » et les « encouragèrent à accepter [leur] sort avec résignation, en [leur] faisant entrevoir des temps relativement heureux dans un avenir non trop éloigné[20] ». « Vos sacrifices », leur dirent les officiers français, selon ce qu’en rapporte Lepailleur, « vous donnent des titres à la considération de tous les hommes de coeur, et une juste et équitable providence vous tient indubitablement en réserve une récompense digne de votre dévouement à la cause sacrée de la liberté[21]. »

Mgr Polding, le vicaire apostolique de la Nouvelle-Hollande (1834-1842) et futur évêque de Sydney (1842-1874), avait des exilés bas-canadiens une opinion aussi très encourageante, ayant été prévenu de leur arrivée par des lettres de recommandation des évêques canadiens. Parlant tous deux très bien français, Mgr Polding et le père Brady voulurent témoigner par des gestes concrets leur soutien aux prisonniers du Buffalo et firent des démarches afin de monter sur le navire. Une fois à bord, ils tâchèrent de les consoler de leur mieux et de les rassurer quant à leur avenir[22]. Mgr Polding a raconté cette première rencontre dans une lettre aux directeurs de la Société de la propagation de la Foi de France :

Immediately I heard of their arrival [of these « unfortunate men who were transported from Canada »] in the port, […] I went aboard the Buffalo, their prison ship. I was much gratified to hear the testimony in their favour from every officer over them. We consoled these poor men, many of them married, many having families, others of good birth. We heard their confessions, and a place was fitted up with a little chapel which they adorned with pious pictures brought from their homes. Alas, how I felt for these poor people as I stood before the altar[23].

Les officiers français (en tant que Français[24]) et les membres du haut clergé de Sydney (en tant que catholiques) n’étaient pas seuls à déplorer le sort des Patriotes bas-canadiens. Parce qu’ils cultivaient un certain ressentiment envers la couronne britannique, les Australiens d’origine irlandaise appuyaient généralement leur cause[25]. Au-delà de ces affinités de langue et de religion et de ces solidarités forgées à travers les luttes politiques, il faut remarquer que des protestants et des Anglais de tendance libérale prenaient également leur défense. Des journaux locaux connus pour leurs positions plus progressistes se demandaient si le gouvernement colonial ne ferait pas mieux de les traiter avec davantage de douceur[26] plutôt que de les destiner, comme cela était prévu, à l’île Norfolk, une colonie pénitentiaire tristement célèbre pour son extrême violence et, pour cette raison, surnommée « l’Enfer sur terre » (« Hell on earth[27] »).

C’est ainsi que, bien que certaines personnes n’aient pas caché leur crainte ou leur mépris, la population australienne plaignait en règle générale les malheurs des prisonniers bas-canadiens[28]. Certes, pouvait-on lire dans certains articles, un crime est un crime, et le révolutionnaire comme le voleur doit s’attendre à recevoir une peine rigoureuse, au risque autrement de compromettre la paix sociale[29]. Certes, ajoutait-on, le châtiment infligé aux Bas-Canadiens était bien doux en comparaison du sort qui leur aurait été réservé s’ils avaient vécu au temps du vicomte Castlereagh[30]. Cependant, plusieurs jugeaient que le bannissement représentait déjà en soi un châtiment suffisant, sans qu’il soit nécessaire de lui rajouter une durée indéterminée d’incarcération dans un camp de travail, ou pire encore, un internement au bagne de l’île Norfolk. « The great object of their transportation was to remove them out of the way, and so prevent their doing more mischief— this attained by their banishment ; and any greater degree of severity being inflicted upon them, we still look upon as vengeance rather than justice[31]. » En conséquence, on invitait le pouvoir colonial à faire preuve de retenue envers les prisonniers bas-canadiens.

Dans une longue lettre parue en mars 1840 dans le Sydney Monitor and Commercial Advertiser, un collaborateur assidu des journaux australiens se cachant sous le pseudonyme de Castigator rappelait que les détenus bas-canadiens n’avaient jamais fait de mal à personne dans la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud. Les envoyer au bagne de l’île Norfolk aurait par conséquent constitué, selon lui, un geste d’une cruauté excessive[32]. Les éditeurs du Sydney Monitor and Commercial Advertiser se disaient, dans une note en fin de texte, en parfait accord avec ce texte, eux qui étaient bien connus pour leurs éditoriaux répétés en faveur des ouvriers et des prisonniers[33]. Comme son nom l’indique, Clementinus croyait, tout comme Castigator, que la douceur était de mise : « I would not for a moment argue that rebellion and open defiance of the laws should go unpunished, but I do think that the infliction of these unfortunate Canadian rebels has already been sufficiently severe[34]. »

Quand les Bas-Canadiens auront évité leur envoi à l’île Norfolk et seront transférés à Longbottom, la dénonciation de leur incarcération ne cessera pas. Le père Brady se scandalisait que des gens si humbles et si bons puissent être écrasés par une sentence aussi excessive, au lieu d’être libres de vaquer à leur guise sur tout le territoire. Ils avaient perdu, s’attristait-il, leurs maisons dans les flammes, ils avaient été arrachés de leurs familles et mis au fer, ils avaient connu cinq longs mois d’une traversée éprouvante[35]. N’avaient-ils pas été suffisamment punis ? Croyant que les Bas-Canadiens, pour la plupart bien éduqués et aptes au métier de cultivateur, feraient des colons fort respectables[36], le Sydney Monitor and Commercial Advertiser invitait les autorités à faciliter la réunion de leurs familles en Nouvelle-Galles du Sud afin qu’ils puissent devenir des sujets à part entière de la colonie[37]. Les imaginant rompus au travail de défrichement, le conservateur Sydney Herald les jugeait, à tout prendre, bien meilleurs que les « wild and ignorant Irishmen[38] ». Il pressait à son tour le gouvernement de les traiter avec clémence et de les placer sur des fermes afin de les intégrer rapidement à la société australienne.

Des prisonniers politiques ?

Une des raisons qui expliquent la sympathie de la population australienne pour les prisonniers bas-canadiens découle de la distinction que l’on traçait entre prisonniers de droit commun et prisonniers politiques. Bien des acteurs de l’époque, en Europe comme en Amérique, commençaient en effet à revendiquer l’utilisation du concept de « crime politique » pour les délits commis en vue de contester un régime politique et faisaient de ce « titre » une incitation à la clémence[39]. Il est vrai que, pour Brian Petrie, qui a signé la plus récente monographie sur l’exil des Patriotes bas-canadiens, il est inconcevable de parler de ceux embarqués sur le Buffalo comme des « prisonniers politiques[40] ». Leur soulèvement ayant entraîné des blessés, des morts et des dommages à la propriété, il aurait été curieux, avance Petrie, que ces gens ne soient pas punis pour les graves méfaits qu’ils avaient commis. Selon lui, ils avaient reçu le châtiment qu’ils méritaient, et ce, même si la commutation de la pendaison pour l’exil semble indiquer déjà une relativisation de leur crime de lèse-majesté de la part des autorités coloniales[41].

Pour notre part, il ne nous importe pas de trancher la question du statut politique des Bas-Canadiens : il nous suffit de constater qu’elle a été soulevée par les acteurs de l’époque. Dans les Canadas, en effet, certains individus, et non des moindres, ne se privaient pas de reconnaître le statut de prisonniers politiques aux Patriotes incarcérés après les événements de 1837 et 1838[42]. Par exemple, dans une lettre qu’il écrivit à l’intention du clergé catholique de la Nouvelle-Galles du Sud afin de recommander à son attention les détenus du Haut-Canada, Mgr Alexander MacDonell, premier évêque de Kingston, s’apitoyait sur le destin de ces « unfortunate convicts » qui avaient été condamnés à la déportation à l’autre extrémité du monde pour des « political offences[43] ». En Angleterre, des propos semblables se faisaient entendre. Lors de l’arrivée à Liverpool de 35 déportés du Haut-Canada, la foule de la ville s’était pressée pour voir ce type rare de détenus. « The piers were crowded with a mass of spectators, anxious to catch a glimpse of those to us rarely known species — state prisoners.[44] » Il est inutile de multiplier les citations. Bornons-nous à constater qu’en Nouvelle-Galles du Sud non plus, bien des observateurs n’hésitaient pas à conférer le titre de prisonniers politiques aux Canadiens au moment de leur transfert au pays. L’idée de Petrie, selon laquelle l’infamie de leurs actions aurait été un fait facilement reconnaissable, se bute donc à un ensemble de témoignages à l’effet du contraire.

On trouve à de multiples reprises dans les journaux australiens les expressions « Canadian state prisonners » et « Canadian political offenders ». Distinguant parmi les criminels ceux qui n’avaient été coupables que de délits politiques et ceux qui avaient commis des attentats sans but louable contre la vie et la propriété de leurs compatriotes, le Colonist (un journal de tendance républicaine absorbé en 1840 par le Sydney Herald), se montrait indulgent envers les passagers du Buffalo[45]. Aux tendances libérales, l’Australian prêchait lui aussi pour la clémence : « Whatever may have been, in another country, the political opinions of these unfortunate persons, however extreme and dangerous to the State elsewhere, their republican notions, it is quite certain that these sentiments, even if the holders of them were man of influence here, are perfectly innocuous in New-South Wale[46]. » Des journaux australiens appelaient, sur cette base, le pouvoir colonial à séparer les déportés canadiens d’avec les détenus de droit commun et de leur réserver un sort plus adapté à leur véritable état[47]. « If these men are not, in some way, treated better than the transported felons, it will be a disgrace to the English flag[48]. »

Les raisons qui poussaient certains individus à parler des Canadiens comme de prisonniers politiques étaient les mêmes que celles que l’on retrouve dans les journaux francophones du Bas-Canada[49] : on traçait une ligne franche entre les crimes posés au nom d’idéaux généreux et ceux commis en fonction de buts intéressés et vils[50]. Les uns étaient excusables, les autres impardonnables. L’éditeur du Colonist établissait ainsi une distinction entre crimes politiques et crimes ordinaires.

[…] it would be a confounding of all moral distinctions to make no difference in the mode of punishment corresponding to the various degrees of odium involved in them respectively. For instance, no reasonable and benevolent person would class the brave but misguided rebel, who staked his life against what he believed to be tyranny and oppression, but would have perished sooner than be guilty of theft or robbery, with a set of burglars and highwaymen[51].

Un correspondant du Launceston Advertiser, un journal libéral critique de la politique carcérale dans la colonie de la terre de Van Diemen, résumait bien cet argumentaire au moment de l’arrivée des détenus du Haut-Canada à Hobart Town :

It will be an exceedingly hard case if the Canadian prisoners, who have recently arrived in Hobart Town by the Buffalo, are treated like common felons. It must be remembered, that although they may have offended against the laws of a country to which they owed allegiance, it was in a cause dear to every man — the cause of liberty ! Goaded by mismanagement, and not actuated by vicious motives, they were led into the commission of an offence, for which they have been banished, in the hope of achieving for their descendants, that which an Englishman is so justly proud of — Freedom from Foreign Yoke ! ! [52]

Il n’était pas question, pour l’auteur de cet extrait, de confondre des hommes ayant violé les lois d’un pays dont ils ne reconnaissaient pas la légitimité et les « enfants du crime » qui formaient la majorité de la population carcérale en terres australes. « The idea appears to us so perfectly monstrous, that we take the earliest opportunity to denounce it as being un-English — unmanly — unchristian[53]. » Deux semaines plus tard, le Launceston Advertiser réitérait ses protestations, comparant cette fois les déportés canadiens à des prisonniers de guerre qui n’avaient pas tué par malice ni volé par cupidité :

The crimes, however, for which the Canadians have been transported to these colonies, are not murder, arson, and robbery ; their offence is insurrection ; originating, not in a felonious intent (at least charity induces us to believe so), but in the instigation of other persons leading them to believe, and possibly themselves believing, that such a course would be for the general benefit[54].

La prise en compte des motivations des rebelles était donc nécessaire : quoique les moyens qu’ils avaient employés pour renverser le pouvoir étaient condamnables, leurs objectifs, soulignait-on, avaient toujours été désintéressés et nobles[55].

Castigator, signant deux articles dans les pages de l’Australasian Chronicle, répondait à ceux qui étalaient leur cruauté jusqu’à réclamer pour les Bas-Canadiens l’incarcération à l’île Norfolk. Ces « poor prisoners » n’avaient commis, dans le pire des cas, qu’un crime de « petty treason », et ne pouvaient donc être confondus avec « the worst of murderers, burglars, and bush-rangers[56] ». La sentence dont ils furent les victimes lui paraissait par conséquent indigne d’un esprit chrétien, et les juges et les gouverneurs des Canadas avaient rendu, à son dire, une sentence inique (« outrageous »). Aussi, il lui semblait que le gouvernement devait revenir de son erreur et traiter les déportés bas-canadiens avec le même égard que les « Scotch Reformers and the Irish rebels (so called) of former times[57] ».

Comme d’autres avec lui, la sympathie de Castigator pour les exilés canadiens était d’autant plus grande qu’il n’hésitait pas à dresser un parallèle entre la situation des Canadas et celle de la Nouvelle-Galles du Sud. Après avoir décrit l’incurie et la gabegie qui régnaient aux Canadas, il enchaînait en dénonçant la corruption et les politiques ruineuses des élites impériales :

What says that important document, Lord Durham’s report ? Have not the colonists of the Canadas been trampled upon by the infamous Tory gangs of Downing-street ? Sending amongst them their hungry place-hunters, as their officials, from the governors down to the fourth-rate clerk in their various overpaid do-nothing offices ! And during the last twenty six years we have witnessed something of the kind in this colony one of the largest revenues under the British crown squandered away in the most prodigal manner, in useless offices, exorbitant salaries ; and although its inhabitants, like humble slaves, submit to be taxed at the rate of nearly £6 per head - the highest taxation of any given population in the world - they are without a voice, or any thing in the shape of taxation by representation[58].

Dans un article pour le Launceston Advertiser, un collaborateur affirmait que la simple constatation du grand nombre de personnes ayant pris part à l’insurrection canadienne suffisait pour conclure que les autorités britanniques avaient alimenté la colère populaire par leurs politiques mal avisées, suggérant par ces mots que des effets semblables pourraient avoir des causes semblables ailleurs[59]. Le même journal dénonçait les préjugés ayant depuis trop longtemps envenimé les relations entre citoyens dans le Haut et le Bas-Canada[60].

Quand les voix qui se déclaraient favorables aux Patriotes ne les excusaient pas, en avançant que ces derniers luttaient pour défendre des droits menacés par l’arbitraire du pouvoir colonial, on prétendait que la plupart des Bas-Canadiens n’avaient jamais contesté l’autorité de Londres et avaient été arrêtés par erreur[61]. Ou encore, on déclarait qu’entraînés par des meneurs ayant abusé de leur bonne foi, ils avaient été des « dupes of the crafty and treacherous intriguers who led them on[62] ». Pour l’Australasian Chronicle, un journal catholique, les quelques-uns qui avouaient s’être rebellés contre le pouvoir en 1838 regrettaient amèrement les gestes qu’ils avaient posés, eux qui avaient été poussés à la rébellion par le chantage ou les tromperies de certains hommes rusés[63]. « They generally acknowledge they were wrong in being concerned in the insurrection, but regard themselves as the dupes of those who git it up from selfish motives[64]. » Le père Petit-Jean était convaincu que seule la menace avait pu mener des sujets aussi paisibles à prendre les armes. « Hélas, on les a séduits, on les a entraînés à la révolte. On les menaçoit que s’ils ne prenaient les armes, ils seroient chasser du pays comme les Anglais[65]. » On concluait donc qu’ils n’étaient pas vraiment coupables de leurs actions et n’avaient rien fait qui puisse mériter un douloureux châtiment.

Dans un autre ordre d’idées, certains contestaient les semblants de procès qui avaient présidé à leur condamnation. Ayant pu parcourir les procès-verbaux des cours martiales tenues à Montréal en 1838 et en1839, un Australien se disait persuadé que les Patriotes avaient été les victimes d’un simulacre de justice[66]. Un autre voyait dans les procédures expéditives de ces tribunaux militaires une « legal farce[67] ». On allait jusqu’à suggérer au pouvoir colonial de payer le voyage de retour aux déportés, afin qu’ils puissent « seek redress for the wrongs inflicted upon them[68] ».

C’est ainsi que bien des observateurs australiens de l’époque étaient persuadés que les exilés bas-canadiens n’étaient pas des détenus comme les autres et devaient être soit placés dans des conditions de détention spéciales, soit immédiatement relâchés. Déployant des efforts pour les présenter comme des « martyrs to the cause of liberty[69] », on assurait qu’ils ne méritaient aucunement les sentences sévères qui avaient été prononcées par les représentants de la couronne britannique.

Des appuis importants

Le gouvernement de la Tasmanie et celui de la Nouvelle-Galles du Sud étaient sensibles aux arguments qui faisaient des déportés bas-canadiens des prisonniers politiques[70]. Le gouverneur de la Nouvelle-Galles du Sud, sir George Gipps (1838-1846), qui avait fait partie pendant deux ans de la commission Gosford (1835-1836) et dont les tendances whigs étaient connues, se montrait « compatissant[71] » envers eux. Dès l’ancrage du Buffalo à Sydney, il avait refusé, de son propre chef, de les conduire à l’île Norfolk, préférant les envoyer en groupe à Longbottom, un campement carcéral situé près de Sydney, où ils jouissaient d’un certain traitement de faveur[72]. « Sir George Gipps, le gouverneur de cette colonie, écrivait un exilé bas-canadien, nous accorde des privilèges qui ne sont pas communs aux autres prisonniers[73]. » Outre sa bonne connaissance de la situation canadienne et ses penchants libéraux, on peut croire que les marques d’attention de Gipps étaient aussi en partie provoquées par le sentiment que le régime britannique de transport de prisonniers tirait à sa fin, ce qui sera confirmé en septembre par le Bureau des colonies[74].

Il n’y avait pas que le pouvoir politique qui se montrait sensible au sort des Bas-Canadiens. L’évêque Polding et le père Brady s’empressaient de faire des démarches pour alléger les conditions de leur captivité[75]. Quand ils ne pouvaient les voir en personne afin de leur donner la communion, il arrivait qu’ils envoyassent des mots ou des lettres d’encouragements[76]. « C’est une grande satisfaction pour nous, pauvres prisonniers, c’est toute la consolation qui nous reste dans ce lieu d’exil et c’est un grand bonheur pour nous que d’avoir des saints prêtres qui veulent bien se donner la peine de nous visiter dans ces lieux de peine et d’ennui[77]. » En plus de leur assurer leur soutien moral et, à un moindre égard, financier[78], ainsi que de faire pression sur le gouvernement pour obtenir leur grâce ou des allègements à leur peine (dont la permission de se rendre à l’église sans fers aux pieds et sans avoir à porter les hardes des prisonniers), les prêtres les aidaient à acheminer leurs lettres au Bas-Canada et à recevoir celles de leurs amis et de leurs familles.

Les écrits des exilés bas-canadiens, surtout ceux publiés à leur retour, sont généralement sombres, insistant sur un traitement extrêmement sévère de la part des autorités coloniales. Certains évoquent même le terme d’« esclavage[79] » pour décrire leur emprisonnement à Longbottom. Cette comparaison ne devrait pas surprendre, car en rapportant avoir été traités comme des « esclaves » en Nouvelle-Galles du Sud, ils ne faisaient que reprendre à leur compte une expression populaire à l’époque qui faisait du travail forcé dans les colonies carcérales un esclavage déguisé[80]. Par exemple, le rapport du comité Molesworth, déposé à la Chambre des communes en août 1838, établissait des liens directs entre les condamnés et les esclaves[81]. Critiquant le fait que les condamnés appartenaient au gouvernement ou aux maîtres qui les employaient et qu’ils étaient punis sévèrement, les rédacteurs du rapport fustigeaient un régime inhumain, à travers lequel les personnes étaient mises aux fers[82]. L’association entre travail forcé et esclavage était donc courante dans certains cercles abolitionnistes[83] et on ne peut reprocher aux exilés bas-canadiens, dans les circonstances qui étaient les leurs, d’y avoir fait écho afin d’attirer la pitié du public sur leur sort[84].

Cependant, il importe de rappeler que, depuis une trentaine d’années, plusieurs historiens australiens ont remis en question les sombres descriptions du travail forcé auquel étaient soumis les déportés. Ils ont tâché de démontrer que les conditions de détention des prisonniers en Nouvelle-Galles du Sud n’étaient pas aussi terribles que ce qui avait été supposé dans le passé[85]. On peut croire que cette révision historiographique est d’autant plus nécessaire dans le cas des Bas-Canadiens, que ces derniers n’ont connu des institutions carcérales australiennes qu’une version édulcorée. « In the history of transportation of convicts to Australia, avance Petrie, it would be difficult, if not impossible, to find an identifiable group who had a work regimen as easy as that enjoyed by the majority of the Canadians[86]. » Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les sévices qu’ils endurèrent furent bénins, mais seulement qu’ils réussirent à obtenir pour eux-mêmes des conditions de détention plus tolérables que les vagues d’exilés qui les avaient précédés, grâce à la sympathie qui les avait entourés dès leur arrivée.

Comme la très vaste majorité des exilés bas-canadiens ne parlaient pas anglais, on avait préféré les placer dans des quartiers séparés[87], dans un ancien campement militaire à Longbottom, sans la présence d’aucun étranger parmi eux, ce qui leur permit de former, au dire de Lepailleur, « un petit peuple [c]anadien[88] ». Ayant, entre autres tâches, à travailler au pavage des rues[89], certains Bas-Canadiens fustigeaient une discipline éreintante[90], alors que d’autres avouaient être « bien traité [s] » et ne pas être « forcé[s] de travailler bien fort[91] ». Toujours est-il qu’après un mois à Longbottom, les soldats chargés de les garder à vue se retirèrent et les Bas-Canadiens se retrouvèrent sous la surveillance d’un superviseur qui parlait français, un dénommé Harry Baddely, qui choisit certains d’entre eux pour remplir certaines charges, dont celles de contremaîtres et de gardes de nuit. Cet homme, plus capricieux et corrompu qu’autoritaire[92], n’avait qu’une vague idée de ce qu’exigeaient les travaux de voirie à accomplir et il s’en faisait quelquefois « passer[93] ». Se livrant au commerce des coquillages afin d’acheter des vivres supplémentaires et quelques menues nécessités, les Bas-Canadiens disposaient de temps libre, qu’ils utilisaient pour se reposer, lire et étudier[94]. Un correspondant du Colonist rapportait être passé à plusieurs occasions devant l’établissement pénal de Longbottom. Ses observations d’un dimanche ordinaire renvoient l’image d’une petite communauté paisible et relativement insouciante : « On Sunday last only, as we walked by Longbottom, two or three times, we observed a number of these men, some reclining on the paddock reading, others chatting, and many looking over the fence at the passers-by. They did not bear any external evidence of misery and ill-treatment […][95]. » S’il faut relativiser cette description sans doute trop rose, il reste que les conditions de détention des Bas-Canadiens ne peuvent se comparer à celles, beaucoup plus pénibles, qu’endurèrent les Haut-Canadiens à la terre de Van Diemen[96].

En définitive, les conditions réelles de détention des Bas-Canadiens en Nouvelle-Galles du Sud furent-elles douces ou terribles ? La question du degré de « leniency of their treatment[97] » reste matière à débat, puisqu’un tel degré se mesure à la gravité de l’offense. Il apparaît cependant clair que les Canadiens ont bénéficié de conditions d’incarcération allégées par rapport à ce à quoi ils auraient pu s’attendre et que cette clémence est due en grande partie au statut (officieux) de prisonnier politique qu’on leur a conféré en Australie. Le problème, c’est qu’une fois ce statut revendiqué, tout châtiment de la part du pouvoir colonial paraissait intolérable envers des hommes qui ne se trouvaient coupables que du crime d’avoir trop aimé la liberté. Aussi, c’est paradoxalement parce que les Canadiens se croyaient des prisonniers politiques et étaient vus comme tels par plusieurs que leur châtiment, aussi doux fût-il, paraissait fatalement excessif. En se montrant sympathiques à leur cause, les Australiens ont ainsi, sans le vouloir, nourri chez les exilés bas-canadiens le sentiment de subir une profonde injustice[98].

Des prisonniers vus comme exemplaires

En plus de la question de leur statut de prisonnier politique, le comportement considéré exemplaire des Bas-Canadiens ne fut pas sans influencer le traitement spécial qui leur fut réservé. Alors que les déportés du Haut-Canada continuaient parfois à entretenir la flamme de la lutte contre la couronne britannique[99], ceux du Bas-Canada priaient désormais pour la santé de la reine d’Angleterre et se repentaient d’avoir osé contester sa souveraineté[100]. Alors que les premiers « étaient venus à bord [du Buffalo] avec une réputation des plus infâmes, comme une bande de scélérats capables de tout entreprendre et prêts à sacrifier leur vie plutôt que de se laisser déporter[101] », les seconds étaient vus d’emblée, dans les sources historiques, comme des sujets davantage honorables et respectables[102]. Ayant séparé les prisonniers du Haut et du Bas-Canada en deux groupes, sir John Franklin, le gouverneur de la terre Van Diemen de 1836 à 1843, s’était ainsi justifié : « The French Canadians are a simple, ignorant people, and were doubtless made the dupes of others ; but the Upper Canadians, a large majority of whom are American sympathisers, have no such excuse, and I shall keep them here for punishment[103]. »

Tout comme le gouverneur Franklin, les habitants de la Nouvelle-Galles du Sud ne furent pas indifférents aux démonstrations de fidélité à la couronne britannique et aux témoignages de bonnes moeurs des Canadiens de langue française. « Les feuilles publiques de l’endroit, constatait Louis Bourdon, sont remplies tous les jours de remarques sur notre bonne conduite[104]. » Traçant une frontière entre les exilés bas-canadiens et les autres prisonniers, les éditeurs de l’Australasian Chronicle écrivaient :

The character given of these men by the officers of the Buffalo, and by those persons under whose charge they have been placed since their arrival in the colony, is truly creditable. They are attentive alike to their stated employment, aid to their religious duties, and generally acknowledged themselves to have been wrong in conspiring against the established authorities[105].

Pendant leur séjour en Australie, les détenus bas-canadiens firent preuve des quatre qualités associées alors à la civilisation : la propreté, la discipline, le travail et la piété. Ils tâchèrent de garder leurs lieux hygiéniques dans leur campement de Longbottom et de bien paraître, luttant, entre autres, pour porter des vêtements de ville (et non des habits de forçats) quand ils quittaient leur lieu d’incarcération. Ils se montraient obéissants aux ordres de leurs supérieurs, même sous les privations[106]. Ils se distinguèrent également par leur remarquable ardeur au travail[107]. « They perform with a willing zeal, strongly contrasted, with the lazy aversion of more vulgar criminals, any work which is required at their hands, no matter how menial it may be, no matter how studiously calculated it may be to wound and harass their feelings[108]. » Les Bas-Canadiens acquirent ainsi la réputation d’être des hommes au comportement « uniformly peaceable, orderly, and industrious[109] ». Un rapport sur leur conduite à Longbottom, réalisé à l’été 1840, les peint comme des individus « industrious, sober, ingenious[110] ». Le rapport poursuivait :

It is creditable to the good sense and good feeling of the local Executive that they have not mixed up these men with the common herd of felons. […] All are employed usefully and becomingly. It is to be hoped that his Excellency will […] give the public fuller advantage, from their knowledge and their labor, than can be derived from confusing them within the narrow sphere of a Government Stockade[111].

Enfin, les détenus bas-canadiens se firent connaître pour leur très grande dévotion, les moins pratiquants d’entre eux ayant choisi de se tourner vers l’Église en ces temps de besoin. Par volonté de se réunir entre eux, de se faire accorder un peu de repos, de recevoir le soutien de personnalités puissantes, d’entendre parler leur langue et d’obtenir le réconfort de la religion, la quasi-totalité des Bas-Canadiens se rallièrent, dès leur arrivée au port de Sydney, à l’Église catholique. Mgr Polding et le père Brady avaient été prévenus par lettres par les évêques des Canadas afin de les enjoindre de prendre soin des exilés, qui ne demandaient pas mieux que de trouver secours et consolation en terre étrangère. Ils accueillirent Mgr Polding comme un « sauveur[112] ». Frappé par leur dévotion, l’évêque Polding faisait rapport à ses supérieurs, en avril 1840, de son apostolat auprès d’eux en ces termes : « Since they have been landed, their conduct has been most exemplary ; not a single fault has been committed by any of them. They approach regularly the sacraments. One Sunday, Mass is celebrated at their station, on the other they walk to Parramatta which is seven miles distant. […] I often visit them, and am much edified and consoled by their resigned and cheerful demeanour[113]. » En avril 1840, un article saisissait le prétexte d’une description d’une messe au campement de Longbottom pour faire le portrait d’un groupe d’hommes à la fois religieux et respectueux des lois :

On Saturday last the Canadian prisoners had the consolation of fulfilling their paschal duties, under the Rev. Brady, who, from his familiarity with the French language, attends them. Their deportment on this solemn occasion corresponded with the general good conduct which has characterised these unfortunate men since their arrival on these shores. Their place of refection was tastefully decorated with foliage, a temporary altar was raised, and in a strange land far away from the land of their fore fathers, in the oblation of the one universal sacrifice of the new law, time and space prevented not that union of heart and mind essentially belonging to the true worship of God. They all participated in the holy communion, and after mass chaunted [sic] the anthem “Domino Salvam fac Reginam nostram Victoriam” with a fervour and a sincerity which evinced their present loyal dispositions. They may have been misled by artful men, or the pressure of real or of imaginary grievances may have induced them to take steps on which they now reflect with regret. It is the part of a humane government to relieve such men from a state of degradation so soon as direct orders, given at a distance, and without reference to immediate circumstances, will permit, and, in the meanwhile, to procure for them that religious consolation the privation of which is one of their severest punishments[114].

Vers la fin du mois de juillet ou au début du mois d’août 1842, un missionnaire mariste venu de France, le père Jean-Baptiste Petit-Jean, était allé visiter différents postes de la route Parramatta où travaillaient les Bas-Canadiens comme forçats[115]. Leur ayant offert les « consolations » de la religion catholique et les ayant invités à faire preuve de contrition, le père Petit-Jean confiait que « le ministère de Jésus Christ dans mes mains n’a jamais été nulle part plus fructueux que parmi les Canadiens exilés[116] ». Il s’émerveillait de la grande piété des détenus de Longbottom : « Ah, ces chers Canadiens, je les aime de tout mon coeur ; ils ont un dévouement pour la foi que je ne pourrais pas me figurer. Sur 50 ou 60, il n’y en avoit, que 4 qui ne fussent pas religieux, pieux. C’étoient des capitaines de navire. Mais les autres, c’est réellement beau de les voir[117]. » Chaque soir, écrivait Petit-Jean, les passants pouvaient entendre, à travers les murs de leur baraque, les Bas-Canadiens faire leurs prières en choeur[118]. Le père Brady avait passé quant à lui deux jours auprès d’eux. Vantant leur « patience and courage », il s’émerveillait de les voir « so meek, so humble, and so good » et se demandait comment des hommes dont la conduite était « admired by every one, can have merited such heavy punishment[119] ».

Cette « foi vive », cette « exactitude à remplir leurs devoirs de religion » poussèrent le vicaire apostolique à « les recommander en plusieurs occasions à la clémence royale, afin de les arracher, aussitôt que possible, au châtiment réservé aux brigands[120] ». À ceux qui s’inquiétaient de discerner dans cette dévotion le spectre du papisme, une promotion exagérée de la cause du parti catholique[121] ou une fronde en faveur de l’impérialisme de l’État français animée par des missionnaires français[122], Petit-Jean répondait en se demandant comment la religion des Bas-Canadiens pourrait servir la cause révolutionnaire en Australie, quand l’Église catholique avait été l’un des piliers les plus loyaux du régime colonial britannique durant les Rébellions de 1837 et 1838[123].

Plusieurs observateurs qui ont eu l’opportunité de les connaître pendant leur exil confirmaient la bonne attitude des exilés bas-canadiens :

On Sunday happening to be near Longbottom, écrivait par exemple un auteur anonyme, we fell in with one of-the men employed over the Government establishment at that place, and where these unfortunate men are now confined, made some enquiries as to their conduct, an received a most gratifying account. No murmurs or complaints are heard from them, and they pay implicit obedience to any orders they receive[124].

Cette réputation de quiétude et de docilité continua durant tout leur séjour en terres australes. Et c’est ainsi que si certaines personnes avaient réellement pu voir dans les exilés canadiens, au moment de leur débarquement à Sydney, « des objets de terreur et de haine » accentués par « les préjugés, la calomnie et le mauvais vouloir[125] », il ne tarda pas avant que de telles perceptions négatives se modifient et ne soient renversées. La vaste majorité des témoignages, recueillis dans les sources historiques, fait ainsi état de l’exemplarité du comportement des détenus bas-canadiens à Longbottom, et un peu tout le monde semblait souhaiter faire quelque chose pour alléger leur peine[126]. Cette sollicitude tranche avec les propos plus méprisants que l’on retrouve au sujet des prisonniers d’Australie en général[127].

Un pardon rapide

Dès les premiers mois après leur arrivée en Nouvelle-Galles du Sud, les Bas-Canadiens commencèrent à entretenir des espoirs de libération rapide. En mai 1840, François-Xavier Prévost est convaincu que leur « sage conduite », la « compassion » du gouverneur et les voeux de bonheur des journaux australiens ne peuvent qu’inciter à la mise en liberté et le retour au pays de ses compagnons[128]. Une lettre anonyme d’un exilé canadien traduit un optimisme semblable à l’automne 1840, six mois après leur débarquement à Sydney : « Tout le monde ici s’accorde à dire que nous serons bientôt rappelés. On nous dit qu’aussitôt nous serons en liberté, nous serons admis dans les premières sociétés de la ville[129]. »

L’anticipation d’un relâchement rapide était partagée par bien des observateurs. En juillet 1840, le Herald de Montréal, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’était pas sympathique aux Patriotes du Haut et du Bas-Canada, prétendait être « informé de bonne source, que très vraisemblablement les Rebelles seront pardonnés à leur débarquement à Hobart-Town, et à Sydney[130] […]. » Le Herald réitérait cette rumeur en août : « On pensait généralement […] qu’avant longtemps il serait fait grâce à la plupart d’entre eux[131]. » Des journaux de la Nouvelle-Galles du Sud propageaient un message semblable. Dès le 20 mars 1840, moins de deux semaines après leur débarquement en terres australes, Castigator pouvait écrire qu’il était « more than probable, than on due reflection, the Home Government will have by this time discovered its error, and that a free pardon is on its way for the relief of the poor men[132] ». Cet espoir était répété par The Australasian Chronicle en avril[133]. Au début de l’année 1841, le gouverneur Gipps lui-même correspondait avec le Secrétaire des colonies afin d’appuyer la demande des exilés pour l’obtention d’un permis de séjour (« ticket of leave[134] »).

Le système de surveillance des prisonniers comprenait différents degrés : la condition la plus dure consistait à travailler comme forçats pour le gouvernement. Après un temps plus ou moins long, les prisonniers étaient « assignés » à des habitants et, éventuellement, il leur était permis, tout condamnés qu’ils soient, de travailler à leur compte. Une fois leur peine purgée, ils pouvaient obtenir leur liberté et devenir sujets à part entière de la colonie. C’est en août 1841 que les prisonniers bas-canadiens tombèrent dans la catégorie des « loués » (« assigned convicts ») et purent travailler pour le compte de différents employeurs[135]. Cette brève période d’un peu moins d’un an et demi entre le moment de leur arrivée en Nouvelle-Galles du Sud et leur « assignation » représente peu de choses en comparaison avec l’incarcération à perpétuité que certains auraient voulu leur imposer à titre de traîtres et de séditieux. Cette clémence du gouvernement « leur fesait croire que le terme de leur captivité approchait à sa fin[136] ».

En même temps que des politiciens canadiens pressaient le gouverneur général du Canada d’intercéder en leur faveur, que des articles favorables à leur cause paraissaient dans les journaux canadiens et que des pétitions populaires circulaient au Bas-Canada afin de réclamer leur retour, l’évêque Polding faisait personnellement des démarches à Londres auprès de Lord Stanley, secrétaire aux colonies, afin d’obtenir leur pardon[137]. En mars 1842, deux ans seulement après avoir foulé le sol australien, les Canadiens reçurent des « billets de congés » (tickets of leave[138]), qui leur permettaient, comme « affranchis surveillés », de circuler sur une plus grande portion du territoire et les autorisaient à exercer n’importe quelle occupation[139]. Tout le monde se doutait que c’était là une première étape vers une grâce complète, même si le père Brady les avait invités à « prendre patience », ce qui en avait fait se renfrogner plusieurs[140].

La bonne opinion publique à l’égard des exilés canadiens, déjà palpable en 1840 et 1841, n’a fait qu’augmenter au fur et à mesure de leur émancipation sur l’île. Leur statut de bagnard étant une chose du passé, ils regagnèrent une certaine respectabilité dans la société coloniale même chez ceux qui les avaient d’abord traités avec hauteur. Petit-Jean racontait que « they found sympathy, not only among the Catholics, but I must say, and I must say on the part of the good Canadians, that every one, of whatever persuasion, gave them assistance[141]. » Petit-Jean proposait même d’élire parmi les anglophones de la ville de Sydney un « protecteur des Canadiens » qui les assisterait dans leurs multiples demandes, plusieurs ne maîtrisant toujours pas l’anglais[142].

Si certains des employeurs auprès desquels les exilés bas-canadiens trouvèrent éventuellement un emploi se révélèrent durs et fourbes, refusant de leur payer leurs gages, la plupart furent aimables, « sachant faire la différence entre les exilés politiques canadiens et les condamnés pour crimes » et « reconna[issant] que nos condamnations n’affectaient en rien notre caractère de gentilshommes[143] ». Se mêlant à la population, ayant la réputation d’être vaillants et pieux, ils avaient un avantage par rapport aux prisonniers de droit commun auxquels restait attaché un certain stigmate. Bien que la colonie australe traversât alors une crise économique assez grave, que les faillites se multipliaient et que le chômage était galopant[144], et qu’il n’était donc pas facile de se trouver un poste rémunéré pour les masses d’émigrants qui débarquaient en Australie[145], il semble qu’on fit une meilleure réception aux Canadiens en exil qu’à d’autres catégories de chercheurs d’emploi : « […] voilà comment nous pouvions, malgré l’extrême dureté des temps, trouver de l’emploi, tandis que le gouvernement était obligé de loger et de nourrir des centaines d’immigrants, et que grand nombre de condamnés retournaient forcément aux établissements pénitentiaires[146]. » Un autre déporté bas-canadien, habitant Sydney, se réjouissait en 1843 : « Nous sommes heureux de dire que nous rencontrons beaucoup de sympathie de la part des citoyens de cette ville[147]. »

Après le pardon complet des exilés, à partir de l’été 1844, l’opinion publique continua à leur être largement favorable : « […] nous obtenions beaucoup plus facilement de l’emploi. […] nous commencions même à devenir l’objet de préférences marquées […][148]. » Par exemple, un collaborateur du Morning Chronicle (nouveau nom de l’Australasian Chronicle) se désolait du sort de ces hommes qui avaient subi les foudres d’un pouvoir tyrannique pour la seule faute d’exercer leur devoir patriotique. Il écrivait :

Poor friendless strangers, who, we trust, will find their beloved country in their return ; in tranquillity and peace. What a melancholy case it is, that rulers so frequently drive men by foul play and oppression into acts of insubordination and so seldom (alas never) relax the iron of tyranny, until compelled to it by the impossibility of persevering in the wrong[149] !

Le collaborateur du Morning Chronicle traçait un parallèle avec la population de l’Irlande, qui elle aussi avait dû se résoudre à prendre les armes afin d’obtenir un minimum de justice. « Witness Ireland, whose petitions, complaints, and moans, were unheeded—laughed to scorn, “till the tremendous moral power that resides in eight millions [sic] of determined minds, has roused the Carlton Club, and the House of Lords, and Downing street cabinet to think that ‘something ought to be done’[150] ” […]. »

Dès leur élargissement, les prisonniers bas-canadiens tâchèrent de réunir la somme nécessaire au paiement de leur trajet de retour au pays. Après bien des tribulations financières, cinquante-cinq Bas-Canadiens sur cinquante-huit étaient revenus au pays en juin 1848 : deux étaient morts[151], et un avait choisi de refaire sa vie en Australie[152]. Cela relevait, en soi, de l’exploit. À titre de comparaison, selon David Goodman, moins de 5 % des détenus envoyés en Australie retournèrent en Angleterre[153]. Quoique les neufs ans qui séparent leur départ de Québec à bord du Buffalo de leur retour à la maison furent pour eux une longue et éprouvante période, il reste que leur expérience fut autrement moins pénible que celles des prisonniers du Haut-Canada, dont cinq restèrent à la terre de Van Diemen jusqu’en 1850 et dont treize (sur 92) moururent en conséquence directe de leur servitude[154].

Conclusion

Pendant leur séjour en terres australes, les Bas-Canadiens purent se réjouir de l’ouverture de la population à leur égard. Sur la base d’informations recueillies auprès de personnes ayant une bonne connaissance de la Nouvelle-Galles du Sud, les éditeurs du Castor soutenaient en 1845 que les Bas-Canadiens n’avaient « eu qu’à se louer de la conduite des autorités de Sidney, à leur égard, et de toute la population, qui voyait en eux, non pas des voleurs où des assassins, mais des martyrs d’événements politiques[155] ». Un vent de sympathie semblait les accompagner sans cesse dans leurs efforts pour hâter leur retour chez eux. À son arrivée au Bas-Canada, le Patriote Charles Bergevin s’était empressé de remercier « our good friends […] and protectors[156] » de la Nouvelle-Galles du Sud, dont l’évêque Polding, le père Brady et le père Vincent Bourgeois, leur directeur spirituel, soit tous ces gens qui « shall be for ever engraved on our hearts in testimony of real friendship in the hour of need[157]. » Parmi ces alliés des détenus bas-canadiens, il faut aussi compter les gouverneurs Franklin et Gipps, ainsi que, de manière générale, les « habitants de la colonie[158] ».

C’est sans doute entre autres parce qu’ils n’étaient pas des prisonniers comme les autres que les exilés du Bas-Canada purent compter sur de si nombreux appuis dans leurs démarches auprès des autorités coloniales. Vus comme des prisonniers politiques, dignes de soutien en vertu de leurs qualités morales et de leur ardeur au travail, et considérés comme des prisonniers modèles, ils paraissaient des victimes plus que des criminels. En définitive, ils auront su inspirer parmi la population de la Nouvelle-Galles du Sud un élan de solidarité dont on trouve peu d’exemples dans les annales de l’histoire des terres australes au XIXe siècle. Le bon souvenir que les Bas-Canadiens ont laissé dans la population australienne est d’ailleurs conservé dans la toponymie de Sydney : Canada Bay, French Bay et Exile Bay sont ainsi nommées en mémoire du passage des prisonniers canadiens-français[159].