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On veut tous en finir avec cette pandémie le plus vite possible. […] Les retards temporaires que de nombreux pays connaissent actuellement dans la réception des vaccins représentent un obstacle, mais on s’y était préparés. […]

Les gens sont tannés de cette pandémie. Ils veulent savoir quand l’hiver sera fini. Ils veulent savoir quand ils pourront reprendre leur vie d’avant. […] Je sais qu’on est tous épuisés. Je sais qu’on a tous hâte de savoir nos proches en sécurité. De reprendre notre vie normale. On le vit nous aussi. […]

Je veux donc rassurer les Canadiens en leur disant qu’on est sur la bonne voie. […] L’été et les mois à venir vont aller mieux que cet hiver présentement. Merci tout le monde.

Justin Trudeau, 5 février 2021[1]

Débités avec son style inimitable, d’un registre quelque peu différent de celui du lyrisme churchillien, ces éléments d’un discours récent du premier ministre canadien Justin Trudeau sur l’imminence de la campagne de vaccination touchent néanmoins, en discernant sous une banalité apparente, à des éléments fondamentaux du politique. Ces éléments renvoient aux paradoxes de l’exceptionnel normal.

En effet, le politique n’est pas seulement affaire de rapports de force ou de mobilisations autour d’un projet. Il renvoie aussi à la tension traversant les attentes des citoyens et citoyennes en temps de crise : ils et elles vivent une période d’exception qui nécessite des réponses tout aussi exceptionnelles, mais, du même coup, ils et elles souhaitent un retour rapide à la normalité. Source du charisme des responsables politiques, la capacité de concilier l’exceptionnel et le normal constitue donc un critère d’évaluation par les citoyens et les citoyennes : ces derniers s’attendent à ce que leurs responsables sachent agir de manière adéquate au moment opportun pour restaurer l’ordre de la quotidienneté et l’intérêt supérieur de la communauté politique. Parfois, ce sont les individus jusqu’alors les plus improbables qui se révèlent lors du moment exceptionnel. Réputé surtout pour ses coups de gueule et son populisme, le maire de Québec Régis Labeaume avait su trouver les mots justes au moment de la tuerie de Sainte-Foy en janvier 2017, afin de consoler les membres de la communauté traumatisés par cet acte haineux. Si ces responsables ne peuvent concilier l’exceptionnel et le normal, le jugement est sans appel. Impuissant au moment de la crise du verglas en 1998 puisqu’il était dans l’opposition, le chef libéral Daniel Johnson fils avait dû se retirer de ses fonctions avant les élections québécoises.

Le crible de la crise

La pandémie de la COVID-19 est sans conteste une situation de crise, un moment de rupture entre un avant et un après, une période décisive. En grec, krisis signifie le jugement, le moment où une décision doit être prise[2], l’instant critique où on passe au crible — krinein — et où on départage l’essentiel de l’accessoire. Elle est également l’expression d’une certaine conception biologique du politique, où, pour maintenir sa cohésion d’ensemble, la Cité doit assurer la santé individuelle de ses citoyens. Elle marque aussi une suspension du temps quotidien, suspension qui se manifeste par les confinements, le couvre-feu, le rythme des gestes-barrières.

En s’imposant comme le principal problème à l’ordre du jour politique, la crise engendrée par la pandémie interroge enfin la relation entre les maintiens de l’ordre public et de la sécurité civile d’une part, et la liberté individuelle d’autre part — relation constitutive de l’histoire des États et des démocraties. Plus précisément, elle relève de l’exercice de la souveraineté selon la définition classique du juriste allemand Carl Schmitt : « Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle[3] ». Au nom de ce principe justifié par l’urgence sanitaire, les détenteurs de l’autorité étatique, qu’ils soient canadiens ou québécois, cherchent alors à accroître leur pouvoir souverain ou à l’exercer sans passer par la médiation des institutions démocratiques. Dès mars 2020, le Parlement fédéral a adopté la Loi sur les mesures d’urgence visant la COVID-19, accordant des compétences accrues en matière réglementaire au gouverneur en conseil et au ministre des Finances pour l’allocation de ressources[4]. Du 13 mars 2020 au 1er avril 2021, depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, renouvelé chaque semaine, le gouvernement de François Legault a adopté 68 décrets et 103 arrêtés ministériels relatifs à la santé publique[5] : instance supérieure de la démocratie, le Parlement québécois ne s’est pas prononcé sur ces mesures réglementaires. Néanmoins, l’exception ne peut se maintenir indéfiniment, étant donné ses effets délétères sur la légitimité de nos régimes démocratiques : les lois établissant des mesures d’urgence demandent un réexamen régulier de la situation pour motiver leur application. En des temps exceptionnels, l’objectif de tout responsable étatique est donc de rétablir « une situation normale », grâce à sa capacité souveraine de décider[6]. Vu la nécessité de la normalité, la décision ne saurait tarder : « on veut tous en finir avec cette pandémie le plus vite possible ».

Situation inhabituelle, la pandémie traduit donc cette tension politique entre l’exceptionnel et le normal. Nous le constatons maintenant dans nos activités de tous les jours, les responsables politiques n’échappent pas non plus à ce constat qui entrave malgré tout leur capacité d’agir. Tel que Justin Trudeau le mentionne : « On le vit nous aussi ».

L’équilibre de la prudence

Penchons-nous un instant sur le discours du premier ministre canadien pour discerner les effets de la conciliation entre l’exceptionnel et le normal. D’abord, il y a la forme du discours, avec son usage du pathos, typique d’une économie du ressenti et caractéristique de notre époque. Les phrases sont brèves et parfois fautives, le ton et le vocabulaire sont familiers. Ils relèvent d’une rhétorique de l’authenticité, usuelle au sein du personnel politique contemporain. Comme la sociolinguiste Guylaine Martel le note avec justesse, « plus les citoyens s’éloignent de la politique, plus les politiciens se rapprochent discursivement des gens[7] » en usant d’un idiome familier, aux limites du simplisme et du paternalisme : « les gens sont tannés », « merci tout le monde ». Ces termes visent à établir une connivence avec les citoyens. Ceux-ci ne possèdent qu’une capacité limitée sur les prises de décision en matière sanitaire, car ils ne sont pas des experts ou des décideurs. Toutefois, malgré l’inégalité découlant de leur position sociale, leur assentiment est essentiel pour que ces décisions soient efficaces. Il importe donc de se gagner leur adhésion : par exemple, François Legault invite régulièrement dans ses points de presse, ses concitoyens au respect des consignes de la Santé publique[8]. À l’instar de son homologue québécois, Justin Trudeau joue alors, en orateur rompu aux arts de la scène médiatique, des ressources de la rhétorique pour réconforter : « Je veux donc rassurer les Canadiens en leur disant qu’on est sur la bonne voie ».

L’exceptionnel normal touche également aux mécanismes du politique, plus particulièrement à ceux des prises de décision. La crise appelle la décision, reconnaissant ainsi notre besoin et notre désir les plus fondamentaux, ceux de devenir sujet politique[9]. Toutefois, avec plus d’acuité que d’habitude, les décisions s’avèrent difficiles à prendre. La COVID-19 étant une maladie nouvelle, les décisions impliquent de nombreuses variables inconnues et demeurent tributaires de l’avancement des connaissances scientifiques. Le principe de précaution qui veille à la mise en place de politiques devient plus aléatoire : le risque zéro n’existant pas, les conséquences d’une décision malavisée peuvent être funestes. Les responsables politiques connaissent bien ces contraintes exceptionnelles aux prises de décision. Dès lors, ils chérissent une valeur habituelle en politique, celle de la vertu de prudence. La prudence traverse ainsi l’ensemble du discours de J. Trudeau qui se livre à un jeu d’équilibriste : la crise exige des décisions fermes — « On veut tous en finir » — mais celles-ci ne peuvent pas être péremptoires, puisqu’elles font preuve de retenue et de réflexion — « mais on s’y était préparés ».

Savoir de l’exception et hâte de la normalité

Le discours de Justin Trudeau indique un élément capital du politique de la pandémie : les citoyens « veulent savoir quand ils pourront reprendre leur vie d’avant ». Tel que le philosophe basque Daniel Innerarity le signale[10], nos sociétés connaissent un double paradoxe qui se déploie volontiers dans le contexte pandémique. D’abord, un monde plus incertain suscite un besoin accru de références — quand l’hiver sera-t-il fini ? Où serons-nous ? Que sera notre monde après la COVID-19 ? —, mais nos sociétés démocratiques empêchent l’imposition de celles-ci sans le consentement de tous et chacun. Justifiée ou non, la critique des dysfonctionnements de la gestion étatique présente quotidiennement des exemples du refus d’une autorité transcendante qui soit indiscutable. Il en va aussi des théories du complot qui sévissent dans certains milieux : outre une méfiance certaine envers les autorités constituées de la science et de l’État, elles peuvent traduire aussi une perte de repères issus du sens commun, pour préférer des balises issues des affects individuels. Que la critique soit informée ou, à l’autre extrême, qu’elle ressortît à la mystification, elle repose toujours sur une volonté de savoir, un « désir, aussi naïf soit-il, de comprendre davantage, d’y voir clair[11] ». Cette volonté fonde l’habilitation civique. Même en temps d’exception, la norme demeure celle de la connaissance qui assure le contrôle de soi et de son environnement. Ainsi, le respect des consignes sanitaires est somme toute généralisé : sachant la dangerosité de la maladie et l’importance des règles pour endiguer la contagion, 84 % des Canadiens en mai 2020 considèrent qu’il en va de leur devoir civique de les suivre[12]. En dépit de l’isolement imposé par le confinement, la pandémie révèle ainsi la persistance du lien social et de l’intérêt général, fondés sur le consentement individuel.

Ensuite, toujours selon D. Innerarity, le deuxième paradoxe relève de notre rapport temporel à l’avenir, cet aspect consubstantiel du politique conçu comme un projet. L’accélération du temps possède en contrepartie « de multiples dispositifs de réaction, de stagnation, d’agitation improductive, de fausse mobilité[13] ». Situation d’exception, la pandémie offre encore une fois des preuves notables de ce paradoxe. Meublant les confinements, éclatant promptement pour s’estomper aussi prestement, les polémiques des réseaux sociaux procèdent de la panique morale, du mode de l’action intempestive et de la réaction virulente, sans changer fondamentalement l’ordre des choses et les rapports de force en présence. Les débats reflètent ainsi la « hâte » de « reprendre notre vie normale », une vie qui s’oriente et se mobilise avec des projets d’avenir. Puisque nous sommes tous seuls ensemble devant le présent de nos écrans, ces projets d’avenir nous apparaissent lointains, et la démobilisation nous guette. Il nous importe donc de participer à la clameur du monde, soit comme témoins mutiques, soit comme protagonistes enflammés, pour ainsi révéler notre existence sans toutefois modifier notre situation présente.

La fatigue comme résistance

Le premier ministre canadien le rappelle : « on est tous épuisés ». Le régime de l’exceptionnel fatigue, il ne saurait durer sans user les repères et amortir les réflexes. Que l’on songe au soulagement exprimé par plusieurs après l’investiture de Joseph Biden à la présidence américaine. Les quatre années de mandat de Donald Trump, un mandat marqué du sceau de la politique-spectacle et du coup d’éclat quotidien, les ont maintenus sur le qui-vive ; un certain sentiment de torpeur accompagne désormais l’apparence d’un retour à la normalité. Relevant des mêmes causes — le péril inattendu à l’origine, les espoirs déçus, le suspense de la cascade des événements, la médiatisation constante —, les temps de pandémie engendrent les mêmes effets. D’où la lassitude qui étend sa domination sur les êtres et les choses.

Pourtant, comme dans toute crise, l’exception offre une occasion. La poétesse Isabelle Dumais souligne à propos que « la fatigue se moque de nos injonctions à la performance et de nos diktats d’optimisme aveugle », mots d’ordre de la Modernité triomphante. Variable du politique à l’échelle humaine, du micro-politique, la fatigue incite à la résistance devant l’ordre établi : ainsi, les fatigués nous « invitent à repenser notre rapport au monde[14] ». Voilà un dernier paradoxe de cet exceptionnel normal. Porteuse de souffrance et de mort, la maladie peut nourrir l’espérance politique. Le monde d’avant semble révolu ; celui d’après se présente tel un espace des possibles, où il en reste à nous de le repenser pour le déterminer dans la mesure de nos capacités et de notre potentiel. Avec une candeur feinte ou réelle, Justin Trudeau exprime cette possibilité dans sa conclusion à la syntaxe douteuse : « L’été et les mois à venir vont aller mieux que cet hiver présentement ».